Le grand oiseau blanc - Danielle F. Kouto - E-Book

Le grand oiseau blanc E-Book

Danielle F. Kouto

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Beschreibung

N'douci, une ville animée du sud de la Côte d'Ivoire, a vu grandir la petite Aïcha dans une famille où les cris, les querelles et les coups règnent en maître. Mais c'est quand elle perd sa mère et quelle tombe malade que sa vie bascule dans le pire. Or, la vie d'Aïcha, c'est s'agripper à ce monde : des études menées contre vents et marées, des rencontres surprenantes jusqu'à la dernière qui lui fera traverser l'océan.

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Seitenzahl: 378

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Toute ressemblance avec une histoire vraie ne serait que pure coïncidence.

Table des matières

Introduction

Deux camps

Les hôpitaux

L’amitié d’un prisonnier

La sortie

Le retour de la grande ville

La perte d’un héros

Le malheur d’être orphelin

Décisions étonnantes

L’homme de loi

Retour dans la ville de mes ancêtres

L’internat

L’homme de Dieu

La fraude à grande échelle

Une rencontre insolite

L’année du grand départ

Ai-je eu tort de venir dans ce monde ?

Introduction

Depuis que je suis tombée malade et que je suis devenue l’attraction des gens dans la cour de mon père, les gens me traitent comme si je suis la cause de la mort de ma mère. Tous ces regards sur moi m’empêchent de m’exprimer et je suis sur le point d’exploser. Pour eux, je suis la petite qui est née avec une main maudite, celle qui a fait entrer la malédiction dans la famille, au point que ma grandmère Béya m’a tailladé la main gauche. Il y a quelques années, nous étions une famille unie bien qu’il y eût des querelles à n’en point finir, mais nous maintenions nos liens parce que mon père, Opah, nous disait que quand une famille est unie elle est difficile à manipuler. Mais un jour l’arrivée de Moïse à la maison a semé le doute parmi nous. Les secrets et les dérapages se sont accumulés et le silence a régné en maître parce que le linge sale doit être caché : cela y va de l’honneur de la famille et de sa dignité. J’ai alors vécu dans un monde d’adultes dont je ne comprends pas les tabous, jusqu’au jour où ma mère a été tuée par une étrange maladie qui a délié les mauvaises langues contre moi. Je me sens abandonnée, et je suis accusée par des personnes qui pleurent ma défunte mère. Trois semaines plus tôt exactement, ce bâtard de Moïse m’a bastonnée comme un chien pourri, et c’est à cause de lui que je suis malade. Personne ne le sait, mais on me regarde d’une drôle de manière depuis la mort de ma mère alors que c’est ce bâtard de Moïse qui est à l’origine de mon malheur. Et loin de moi l’idée de faire un choix, parce qu’il n’y en a pas. Je n’ai plus qu’à subir leur courroux, surtout les insultes de ma grand-mère Béya.

I

Deux camps

L’aube se lève, la foule se disperse petit à petit. Seuls les membres de la famille et les proches de la défunte sont encore là. Sur les conseils d’une personne présente hier, Bernadette se décide à m’amener chez le marabout qui réveille les morts pour me délivrer de cette bosse qui me fait souffrir. Moïse, lui, ne se soucie pas de ce qui m’arrive. En réalité, je sais que c’est à cause de lui que je souffre le martyre : ma maladie n’a rien à voir avec les oracles que va lire le fameux marabout qu’ils ont choisi. Opah n’est toujours pas de retour de l’hôpital, et tout le monde s’inquiète de cette longue absence. Alors on envoie Léon à l’hôpital de Tiassalé.

Irène n’est pas encore mise sous terre que Bernadette assume déjà son rôle de mère. Sa rivale, la nouvelle femme de son mari, oncle Latte, est venue à la demande de celui-ci. La tante Nancy, la femme à cause de laquelle Bernadette est partie de son foyer, assistera aux funérailles de la belle-mère de Bernadette pour représenter oncle Latte. Une complicité s’est tout de suite installée entre les deux femmes.

Lorsque Bernadette m’a prise sur son dos pour aller chez le marabout, la tante Nancy nous a accompagnées. Nous arrivons chez lui après deux heures de marche : il habite à l’autre extrémité de la ville, à la limite de la forêt. Il s’appelle Daniel, c’est un jeune Voltaïque, très réputé dans la région. Il paraît même qu’il a ressuscité un bébé évanoui dans le ventre de sa mère. Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Moi, je dirais que c’est un goujat : il attire les femmes, surtout les femmes mariées en manque d’affection, pour les séduire grâce au filtre d’amour qu’il concocte. Me voilà parmi l’une de ses clientes, mais je suis trop jeune pour qu’il me séduise. Il nous fait asseoir dans sa cour, sur une grande natte à l’ombre d’un manguier. Puis il me regarde curieusement, me tapote un peu partout sur tout le corps sous les regards des deux femmes. Et il sort la première bêtise, celle qu’aucun enfant n’a envie d’entendre, même dans ses pires cauchemars :

— Cette enfant est à l’origine de la mort de sa mère. C’est pour cela qu’elle veut partir avec elle. Sa mère est très en colère. Mais madame, ne vous s’inquiétez pas : tout sera réglé demain. J’irai demander aux oracles, et je vous communiquerai la suite.

Je m’efforce de hurler, de hurler très fort, pour me faire entendre, de hurler que c’est Moïse qui m’a fait ce coup sur la poitrine. Mais, je n’y arrive pas et je pleure en silence. Il faut attendre la réponse des oracles de cet escroc. J’ai appris que Bernadette lui a déjà donné quarante mille francs CFA. Et après son travail, il aura l’autre moitié de ce qu’il a demandé. Il insiste. Finalement, ça m’est égal de mourir comme ma mère si jamais ses oracles me désignent coupable. Je n’ai plus qu’attendre mon sort.

Nous passons la nuit chez Daniel, à la belle étoile sous son manguier. Moi, je respire à moitié. Vers six heures, quand les oiseaux du matin s’agitent dans le feuillage, je vois Kady arriver. Elle a appris le décès de notre mère et elle est venue à N’douci. Depuis qu’elle est chez son nouveau tuteur à Tiassalé, ses visites sont devenues rares. Je suis contente de la voir. En pleurs, elle me prend dans ses bras et elle nous dit qu’Opah est rentré avec elle à la maison. C’est elle qui nous apprend quelle est la maladie qui a tué notre mère :

— Le médecin a dit à Opah qu’Irène est morte de leucémie. Et elle était aussi anémique. Nous l’avons laissée à la maison sur les conseils des guérisseurs, c’est pour cela qu’elle a été longtemps rongée par la maladie.

Kady vient de me soulager de cette horrible accusation qui planait sur ma tête comme une épée de Damoclès ! Le marabout a tout entendu. Il sort de sa maison pour déclarer à Bernadette tout le contraire de ce qu’il a dit la veille :

— Madame, je n’ai pas pu joindre les oracles parce que j’avais mal choisi l’heure. Et j’ai aussi oublié une chose : l’enfant ne peut pas parler. Et ce n’est pas très bien pour mes génies. Donc, je vous conseille de rester encore une nuit, et je vais réessayer.

Une deuxième nuit de cauchemar chez le marabout ! Mais cette fois dans sa maison, car le ciel gronde avec ses nuages. Dormir à la belle étoile, c’est nous exposer à sa colère, et nous nous réveillerions trempées. J’ai été agitée toute la nuit : je n’ai pas sommeil, j’ai peur, mon corps est brûlant. Je sens que mes forces m’abandonnent, j’ai envie de vomir, la fièvre me fait trembler sous ma couverture. Bernadette se réveille. Elle me donne une petite gorgée d’eau que je régurgite aussitôt. Je suis seule avec ma souffrance.

Les deux femmes ne peuvent rien faire, à part me regarder avec des yeux remplis de tristesse. À quoi pensent-elles ? Que cette enfant, dans peu de temps, ira rejoindre sa mère ? Le marabout est venu me donner un remède pour diminuer la fièvre. Au petit matin, il nous conseille de rentrer à la maison, mais nous demande d’attendre que la fièvre baisse, étant donné ma faiblesse. Nous restons. L’après-midi, toute une délégation arrive chez Daniel. Je les reconnais : ce sont les élèves de ma classe. Ils ont appris que j’étais sur le point de mourir. Alors, avant que je ne rende mon dernier souffle, ils viennent me voir. Oh mon Dieu ! En voyant mes camarades de classe, je pense que mon heure a sonné sur cette terre ! Avant cette maudite maladie que Moïse m’a infligée, je me voyais grandir et défendre la cause des enfants, en traquant leurs tueurs, en forçant le gouvernement à créer une loi pour leur protection… Même les mères, les parents sans scrupules, ne connaissent pas la valeur de l’enfant. Opah me dit que les enfants sont l’avenir d’un pays. A-t-il raison ? Je ne sais pas… Il dit aussi que parmi eux, il peut y avoir de futurs médecins, des scientifiques, des ministres, des philosophes et même les prochains présidents du pays. En attendant, je dois affronter cette maladie qui me ronge.

Une heure après, mes camarades sont repartis. Bernadette leur a dit que j’avais besoin de repos, et surtout de calme autour de moi. Et puis nous devions aussi partir de chez cet escroc de marabout qui nous a encore pris des sous pour raconter des âneries à Bernadette. Apparemment, ce genre de marabout est sollicité par les femmes : elles aiment qu’on leur dise ce qu’elles veulent bien entendre. Dans mon cas, ce n’est pas « elle sera bientôt fiancée », ou bien « votre fille épousera le fils d’un homme riche». Pire encore, il a déclaré : « Je ne peux pas la guérir, mes oracles refusent de me répondre. »

Me voilà de nouveau sur le dos de Bernadette en direction de la maison. La foule est de nouveau là, pour les funérailles de ma mère. Des personnes que je ne connais pas me dévisagent, me trouvent horrible avec ma bosse sur la poitrine. Bernadette me fait descendre, et c’est reparti ! Une assemblée se forme aussitôt autour de moi. Mais cette fois, deux camps se forment : le camp de ceux qui veulent qu’on m’amène dans le village voisin chez un guérisseur spécialisé dans la guérison des futures bossues, et l’autre camp qui dit de me laisser mourir, que c’est déjà trop tard, que la maladie est à un stade si avancé que c’est peine perdue. Dans le second camp, un homme svelte, vilain, laid comme un pou, ajoute avec arrogance : — Moustapha, tu as beaucoup de filles. Si tu laisses celle-ci mourir tu ne perds rien. Une fille, ça n’apporte rien. Elle ira se marier dans une autre famille, elle portera le nom de sa nouvelle famille et ton nom disparaîtra.

Ce monsieur qui a sorti cette bêtise, s’il comprenait ma douleur et ma souffrance, il l’ouvrirait peut-être moins. Oh mon Dieu ! Tant de sottises et de haine autour de ma petite personne ! Es-tu là-haut ? Je m’interroge et je regarde toutes ces personnes que je ne connais même pas décider de mon sort.

C’est de nouveau reparti : je passe de guérisseur en guérisseur, de féticheur en féticheur… Nous sommes même allées jusqu’à dans un campement sur la route de Divo où se trouve un guérisseur aveugle. Lui non plus n’a rien pu faire pour me guérir. Je traîne toujours cette bosse qui me fait souffrir le martyre et qui me donne l’allure d’une bossue de naissance.

Des jours passent et ils se ressemblent parce que rien ne change pour moi avec toutes ces balades chez les différents tradi-praticiens. Je me sens épuisée de voir tous ces menteurs, ces bons à rien.

J’ai appris que le corps de ma mère se trouve à la morgue de la grande ville. L’inhumation n’aura pas lieu avant deux mois parce que les deux familles ne se sont pas mises d’accord sur le lieu de l’enterrement. Pendant que nous attendons que les deux familles trouvent une solution, une habitante d’Abbeykro qui connaît bien Opah conseille à celui-ci de m’amener dans le village voisin : à Boussoué, il y a un guérisseur de renommée. Elle-même a essayé de me soigner à sa manière, mais elle n’y est pas arrivée. Un après-midi ensoleillé, elle a donc déclaré à Opah qu’elle ne pouvait plus rien faire pour moi.

Opah décide d’écouter le camp de ceux qui veulent que je reste en vie : il va m’amener chez le guérisseur de Boussoué. Le départ sera pour le lendemain, à l’aube. Mais auparavant, quelqu’un du village doit le tenir au courant de mon arrivée parce qu’il doit aller chercher les remèdes dans la forêt lointaine. Lorsque j’arriverai, les premiers soins commenceront.

Le jour de notre départ, la tante Nancy n’est pas là : elle est retournée à Abidjan. Seule Bernadette m’a accompagnée pour mon dernier espoir. Pendant ce temps, les funérailles de ma mère se font sans moi. J’ai appris plus tard que les deux familles ont trouvé un accord : Ma mère sera inhumée dans le village de son mari, comme le veut la tradition. Je me souviens qu’avant sa maladie, alors que la vie lui souriait, il lui arrivait de parler de se faire enterrer dans le cimetière de N’douci. Mais ses parents n’ont pas voulu. Surtout cette sorcière de Béya qui a pris les choses en main et n’a donné aucune chance à mon père de placer son mot pour organiser les funérailles de ma mère. Malheureusement, je ne peux assister à toutes ces simagrées. Je ne sais pas si, à mon tour, je reviendrai de chez le guérisseur.

Nous prenons le premier taxi-brousse qui nous conduira jusqu’à ce village. Je suis assise sur les jambes de Bernadette, à moitié morte de souffrance. J’arrive à peine à respirer. Lorsque le taxi sort de la ville de N’douci, le soleil émerge lentement du ciel. Un petit vent glacial souffle encore et soulage mon petit corps de la douleur de l’étouffement. Une heure après, comme un fardeau, je suis sur le dos de Bernadette. Mon cœur bat lentement, au rythme de ses pas. Le chemin est encore long : nous marchons sur une terre rouge, nous traversons des rues bordées de maisons en terre d’argile aux toits en tôle, puis nous longeons un terrain vague et un champ d’ignames. Le vent frais de cette matinée me fait oublier les agitations de la cour.

Nous arrivons enfin chez le chef du village qui nous indique la maison du guérisseur. Apparemment, ce dernier est bien connu dans ce village. Je vois un vieil homme, grand, osseux et à la peau foncée. Il a l’air plus malade que moi : il ressemble à un vrai cadavre ! Me voilà en face d’un mort qui va réveiller un autre mort.

Il nous accueille assis parce qu’il tient à peine débout et il nous fait asseoir. Une dame, petite et très mince, vient vers nous : il nous la présente comme son épouse. Elle court tout de suite dans la cour pour nous apporter de l’eau dans une sorte de calebasse en forme de poire. Après tous ces honneurs à notre égard, elle laisse la parole à son mari. Le vieil homme s’adresse à Bernadette :

— Votre fille a un début de bosse, mais je vais la faire disparaître. Ce n’est qu’un petit problème pour moi. Ne vous faites surtout pas de souci, madame. Je guéris ce genre de maladie depuis mon plus jeune âge et j’ai maintenant plus de quarante ans d’expérience dans ce métier, se vante-t-il.

Je regarde Bernadette : elle sourit et je lis une petite lueur d’espoir sur son visage. Enfin, se dit-elle, on a trouvé celui qui va guérir la fille de mon père ! J’aime bien Bernadette et je vois tout ce qu’elle fait pour moi. Au fond, je pense qu’elle aurait préféré souffrir à ma place. Nous prenons confiance en ce guérisseur. Il se tourne vers moi, me regarde longuement, et me dit : — Étends-toi là sur cette natte.

Je lui obéis. Il se lève péniblement, pose son pied gauche sur mon dos, tire mes deux bras vers lui et m’étire comme une corde. Je crois ma fin venir… J’entends ma colonne vertébrale craquer et une douleur atroce monte jusque dans mon crâne. Au même moment, j’aperçois une boule de lumière entre le pied du vieil homme et mon dos. Puis je m’évanouis.

Le lendemain, Bernadette m’apprend qu’Opah veut se donner la mort. Il a son revolver avec lui. On a même désigné quatre personnes parmi celles qui sont venues aux funérailles de ma mère pour le surveiller en permanence afin qu’il ne commette l’irréparable. Quelqu’un a raconté qu’il ne supporterait pas qu’après le décès de sa femme, Bernadette vienne lui annoncer la mort de sa fille. Alors Bernadette m’oblige à guérir, sinon je serai coupable de la mort de son père. Oh mon Dieu ! L’heure est grave pour moi ! Si je ne guéris pas, je serai responsable du suicide d’Opah. Me voilà devant autant de chefs d’accusation.

Pendant ce temps, mon traitement chez le vieil homme osseux continue. Mon souffle ne tient qu’à un fil. Le guérisseur me donne à boire des breuvages et, chaque matin, il fait des incantations étranges sur moi. Le premier matin, il a tué un poussin et il a étalé son sang sur tout mon corps. Le soir, il m’a fait manger le petit poussin avec un bol de riz. Il semblait très sûr de lui :

— Madame vous ne serez pas déçue, votre fille ira mieux. Tout ce que je fais, c’est pour sa santé, assure-t-il à Bernadette.

Le deuxième matin, il tue un autre poussin et procède au même rituel. Les matins se suivent et les poussins meurent pour ma guérison. Le cinquième jour, mon père arrive chez le vieil homme. Si je n’étais pas une morte-vivante, je me réjouirais de le voir, mais je suis si malade et si affaiblie que je n’ai plus que mes yeux pour pleurer.

— Je suis là maintenant, ne pleure plus ! Je vais vous ramener avec moi à la maison.

Bernadette lui explique qu’il faut me laisser chez ce vieil homme assassin de poussins, mais Opah refuse : il est venu me prendre avec lui, il ne veut rien entendre.

— Je la ramène à la maison ! insiste-t-il.

Ma joie est immense. Il a appris que le vieil homme tue des poussins pour me guérir. Jusqu’à présent, cinq poussins sont morts. Il faut sacrifier sept poussins, et quand le septième sera tué ce sera à mon tour de mourir avec lui. Je ne comprends pas comment on peut guérir une maladie en tuant son patient ! Veut-il me faire peur ? Mais plus rien ne me fait peur ! Fait-il ces sacrifices pour que je meure rapidement comme le souhaite le premier camp ? Est-il au courant de cette coalition contre moi ? Ou est-ce sa manière de soigner ses patients ? Quant à Opah, comment s’est-il extirpé des gros bras qui le surveillaient pour qu’il ne se donne pas la mort ? Il leur a expliqué que s’ils ne le laissaient pas voir sa fille malade, il leur tirerait dessus ! Dans la panique, ils l’ont laissé partir. Apparemment, ils tenaient aussi à leur vie… Je suis contente de le voir : il est arrivé à temps pour mettre un terme à la mascarade de ce guérisseur et deux poussins seront sauvés.

La première fois que j’ai vu mon père venir m’extirper des griffes des humains, c’était quand Béya et sa fille me déchiraient la main. Oui, c’est la seconde fois qu’il vient me défendre vigoureusement. Et là, c’est une autre histoire : il a une arme pointée sur la tempe du guérisseur...

— Avant que ma fille ne meure, vous partirez en premier, lui-dit-il avec de la colère dans les yeux.

Mon père, ce héros, surgit de nulle part pour me venir en aide lorsque j’en ai besoin ; mon père qui a un regard si gai et si triste à la fois parce qu’il n’est pas de notre temps ; mon père dont je pensais qu’il ne me protégeait pas est là pour me secourir. En l’apercevant, je sens un vent de santé souffler soudain sur moi et je me vois voler audessus de tous. Mon père vient de me confier une nouvelle mission : guérir à tout prix.

Là, je comprends que je vais guérir, que cette maladie n’est que passagère. Je dois supporter la douleur et la souffrance qu’elle provoque. L’amour que me porte mon père me donne la force de me battre.

Il demande à Bernadette de ranger nos affaires. Pendant qu’elle s’en occupe, le guérisseur appelle lui-même un taxi pour nous renvoyer chez nous : il ne veut plus avoir affaire à nous. D’habitude, c’est Bernadette qui me prend sur son dos. Mais cette fois, c’est Opah qui le fait : il me porte comme il porterait un nouveau-né. Une demiheure après, le taxi nous ramène à N’douci.

Dans les rues de la ville, les gens nous regardent. Certains me dévisagent avec pitié :

— Pauvre petite ! Elle vient de perdre sa maman et la maladie ne lui laisse aucun répit !

— Elle est tellement squelettique !

Quelqu’un répond :

— C’est une insulte pour les squelettes ! Tu vois bien que son corps est disproportionné !

— Quelle figure de rat ! Elle est si maigre…

J’entends toutes ces horreurs dans mon dos. Les gens sont impitoyables quand il s’agit de rire du malheur des autres… Et les nouvelles vont vite : nous ne sommes pas encore arrivés à la maison qu’une foule se forme déjà autour de nous. Les curieux nous interpellent, nous questionnent pour comprendre ; d’autres ricanent. Je reconnais les deux camps. Ce chacal d’imam est à la tête du premier camp : c’est lui qui encourage les autres à dire à Opah de me laisser mourir. Avec sa grande bouche, il déclare :

— Moustapha, laisse-la mourir ! Tu as tellement de filles que cellelà ne te servira à rien, elle est déjà morte !

Un autre, qui fait partie du même camp, ricane :

— Que pensais-tu tirer de ces charlatans ?

Ils ne laissent même pas Opah placer un mot : leur but, c’est me voir mourir. Nous avançons timidement vers la maison. À peine sommes-nous devant la grille, que le vieux Salif qui représente l’autre camp, celui de l’espoir, dit à mon père :

— Pourquoi n’amènes-tu pas ta fille à l’hôpital protestant de Dabou ? Il paraît qu’ils sont très bons.

Un oncle de la famille de mon père approuve le vieux Salif. Ceux qui appartiennent au groupe de l’espoir sont plus nombreux que ceux du groupe du chacal. Alors mon père décide de m’amener à Dabou. C’est Bernadette qui s’en chargera lorsque Opah aura trouvé de quoi à payer notre séjour là-bas.

II

Les hôpitaux

Après mon retour de Boussoué, les préparatifs du départ pour le village de mon père commencent. Selon la tradition, ma mère doit être inhumée chez son mari. De nouveau, personne ne s’occupe de mon sort. Avant que je sois conduite à l’hôpital protestant de Dabou, Opah doit en finir avec les funérailles de ma mère qui s’annoncent très agitées. Les parents de ma mère sont révoltés lorsqu’ils apprennent qu’Opah a loué un seul minicar pour les deux familles : ils veulent un minicar pour eux, ils refusent de monter dans le même véhicule que nous. Le tintamarre recommence dans la cour : chacun veut se faire entendre, tous parlent en même temps. J’ai grandi dans tout ce vacarme si bien que cela ne dérange plus. En revanche, ce pauvre Opah ne sait pas où donner de la tête. Les insultes pleuvent.

Une vieille femme qui doit être la doyenne de la famille d’Irène est la plus agitée de tous. Je ne connais pas son âge. Et puis qui connaît l’âge de toutes ces femmes délabrées ? Les seuls indices sont les rides, la bouche à moitié édentée, les pas qui traînent, les cheveux qui blanchissent, le dos voûté et un corps que les os lâchent. Cette vieille femme a tous ces signes qui montrent qu’elle a un âge avancé. Elle lance à mon père :

— Si tu refuses que nous ayons notre minicar à nous, nous ne bougerons pas d’ici ! Et votre minicar à vous aura un accident en faisant des tonneaux ! Vous serez tous morts !

Cette vieille femme est une inconnue pour moi. Mais j’apprendrai plus tard que c’est la grande sœur de Béya. Cette sorcière Béya n’étant pas en reste, elle est en tête de ceux qui récriminent. Nous, les enfants de la défunte, nous les regardons sans dire un mot. De toute façon, nous n’avons pas notre mot à dire. Les jumelles, Zionne et Dionne, viennent d’avoir dix-huit ans. Qu’est-ce qu’elles peuvent dire ? Ce sont les parents d’Irène qui mènent le jeu. Opah est encore plus malheureux que moi.

Des inconnus interviennent, il y a des pourparlers. Puis un homme part chercher le second minicar que réclament les parents de ma mère.

Le lendemain, vers dix heures, les choses se sont apaisées. Je suis assise près de la fenêtre à côté de ma grande sœur Kady et de ma petite sœur Alicia. Les jumeaux, Alioune et Moulaye, et mon petit frère Abou sont assis à l’arrière du minicar avec Magda. Badienne, le bébé que ma mère a laissé est assis sur les jambes de Bernadette. Le minicar démarre et les inconnus qui sont venus la veille nous disent au revoir en pleurant. D’autres courent derrière le véhicule. Quelques minutes après, nous sortons de la ville.

Le calme est enfin revenu et je m’endors, la tête sur l’épaule de Kady. La pauvre Kady, elle aussi, souffre le martyre : elle est aussi malade que moi, mais elle, c’est le cœur. Quand elle est née, les médecins lui ont diagnostiqué un trou dans le cœur. Si Opah ne fait pas quelque chose, elle mourra avant d’atteindre ses trente ans comme les médecins l’ont prédit. Par contre, moi, je ne suis pas née avec cette bosse que je traîne depuis la bastonnade que Moïse m’a infligée. Je ne sais pas quand je vais quitter ce monde. Il n’y a que des charlatans, des féticheurs et de faux marabouts qui décident de mon sort. Je demande à Kady :

— Tu crois que je reviendrai à la maison avec vous, une fois que notre mère sera enterrée ?

— Quelle question ! réplique Kady.

— Tais-toi, Aïcha ! intervient Bernadette. On n’a pas encore mis ta maman sous terre que tu sors des bêtises ! Qui t’a dit que tu allais mourir ?

Le minicar roule sans trêve, traverse des villes, puis des villages. Je n’ai jamais roulé autant. Il finit par s’arrêter à un rond-point animé. Un hôpital se trouve en face. À droite de celui-ci, un grand bâtiment est perché sur une petite colline. Magda dit que c’est la grande église catholique de la ville. Un hôtel n’est pas loin, un autre se situe à côté. Un peu plus loin, il y a le grand marché d’où provient un chahut infernal sous un soleil accablant. Les gens traversent le rond-point sans faire attention aux véhicules : ils se fichent de ce qui peut leur arriver, l’hôpital est en face, il fera quelques chanceux. On entend souvent les médecins dire à telle ou telle personne : « C’est un coup de chance que vous vous en soyez sorti ! » Je regarde dehors, curieuse. Le chauffeur demande à Opah si les passagers veulent s’acheter à manger. Depuis notre départ, nous n’avons pas vu le minicar des parents de ma mère suivre le nôtre. Ils n’ont probablement pas pris la même direction que nous et ils sont peut-être déjà arrivés. Bernadette descend pour acheter des baguettes de pain avec des brochettes de viande. Elle nous les distribue mais je n’ai pas d’appétit. Je refuse, elle insiste. Je prends le pain, je le mâche, mais j’ai du mal à avaler la mie qui se coince dans ma gorge. Je me mets à pleurer. Bernadette et Magda essaient de me l’enlever en appuyant sur ma poitrine. Je sens une douleur atroce et je perds connaissance. Tout le monde est paniqué, un attroupement se forme autour de moi. Quelqu’un hurle. Je reconnais la voix d’une des jumelles :

— Mais nous sommes à Gagnoa ! L’hôpital est en face, il lui faut un médecin !

— Non, nous n’avons pas le temps, on nous attend au village. Si elle veut mourir, qu’elle le fasse maintenant et qu’on en finisse au lieu de nous fatiguer ! répond quelqu’un dont j’ignore le lien de parenté.

Décidément, la mort ne veut pas de moi : quelques minutes plus tard, je me suis remise. Opah n’a pas eu le temps d’atteindre le portail de l’hôpital que je me sens de nouveau mieux. La mie de pain est passée et ma gorge libérée. Le minicar peut reprendre sa route vers le village. Nous roulons sur un chemin de terre. Les pneus font voler la poussière sur la fenêtre : impossible de voir à l’extérieur.

Nous arrivons devant un marigot, le minicar s’arrête. Tout le monde doit descendre : nous finirons le chemin à pied pour atteindre le village où a grandi mon père, Dodjagnoa. C’est la première fois que j’entends ce nom. Chacun prend ses affaires pendant que mon père discute avec le chauffeur pour se mettre d’accord sur la date du retour. Le minicar viendra jusqu’à la berge, puis nous attendra.

Nous, nous nous jetons à l’eau. Je suis sur le dos de Bernadette qui a donné le bébé à Zionne. Le marigot fait trois mètres de largeur. Nous voilà sur l’autre rive. Nous devons encore marcher un kilomètre pour atteindre Dodjagnoa. C’est la première fois que je vois ce village. Les maisons sont en argile rouge avec des toits en feuilles de palmiers ; quelques-uns sont en tôle. Il y a une seule maison en briques : j’apprends que c’est celle du père d’un footballeur renommé qui joue dans un pays étranger, chez les Blancs. C’est aussi la seule maison où il y a l’eau courante et l’électricité. Le père du footballeur prête son groupe électrogène à Opah qui l’installe non loin de la tente qu’ont montée les habitants pour accueillir la grande famille et les proches de ma défunte mère.

Le lendemain, les funérailles se déroulent comme le veut la tradition, dans un bruit infernal de pleurs et de cris. Et si tout ce brouhaha réveillait la morte ? Enfin, c’est ce que j’espère. De loin, je vois mon oncle Robert, le petit frère de ma mère, faire des simagrées sans fin pour signifier sa douleur. Je m’approche de lui. Il s’arrête soudain de pleurer et m’interroge :

— Où sont tes sœurs ?

— Je ne sais pas.

— Tu es toute seule ici ?

— Oui. On m’a dit de ne pas m’approcher près du corps de ma mère qu’ils ont exposé là-bas, parce que je suis malade.

— Ils ont raison, tu ne trouves pas ?

— Je ne sais pas.

Pendant notre conversation, les jumelles se sont approchées. Oncle Robert s’adresse à Zionne :

— C’est notre dernière rencontre : c’est fini, on ne se verra plus. Ma sœur est morte et je ne vois plus l’intérêt de venir vous voir. La personne qui nous liait est morte. Rendez-vous dans trente ans.

Je sens un pincement au cœur, les mots de mon oncle me blessent. Je lui demande :

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Toi, on n’attend plus que ta mort pour que je ne vienne plus jamais.

Oh ! ça fait mal !

— Et si je ne meurs pas, tu viendras nous voir quand même ?

— Non ! lance-t-il.

Il se lève et part rejoindre ses deux frères, Esaïe et Joseph. Je me tourne vers les jumelles :

— Pourquoi n’avez-vous pas répondu à oncle Robert ?

— Parce que ses propos ne nous concernent pas, répond Zionne.

Dionne approuve en ajoutant :

— On s’en fiche de ce qu’il fera et deviendra !

Moi, je ne m’en fiche pas : j’aime mes oncles. Ils m’ont fait rire, m’ont appris à lire, m’ont expliqué qu’il y a plusieurs confessions religieuses qui louent notre Créateur différemment. Ils nous demandaient souvent, à Alicia et à moi, d’aller chercher des feuilles de palmiers pour la crèche du petit Jésus. Pourquoi oncle Robert veut-il me priver de ça ? Je me mets à pleurer.

— Tais-toi ! Tu ferais mieux de pleurer la mort de ta mère ! Si tu n’étais pas malade, je t’en aurais collé une ! me menace Zionne.

En effet, pourquoi pleurer pour cet ingrat dont Opah s’est occupé quand ma mère avait toute sa famille à la maison ? Pourquoi parlait-il si méchamment ? Ma mère me disait souvent : « Si tu pleures sans raison, je viendrai te taper pour que tu aies une raison de pleurer ! » Mais y a-t-il une raison de pleurer pour cet inutile d’oncle Robert ?

Le soir venu, les parents, les amis et les proches dorment tous à la belle étoile.

Le lendemain, la cérémonie des funérailles continue et se transforme en fête de retrouvailles. C’est aussi l’occasion de faire des connaissances, de nouer des amitiés, de parler des cocuages, des crêpages de chignons et des règlements de comptes. Je me sens isolée de tous, loin dans la maison en argile où l’on m’a mise. J’entends le bruit des danses. Je sors de mon abri et je vois des hommes tout en muscles soulever des nuages de poussière. Alicia me dit que ce sont des danseurs traditionnels. Ils connaissent Opah, c’est pour ça qu’ils sont là. Je les observe avec curiosité ; mon cœur bat au rythme de leurs pas. L’un d’eux s’approche de moi, me sourit et m’invite dans la danse. C’est alors que la sorcière Béya intervient :

— Depuis quand les morts dansent ? Vous voyez qu’elle est presque morte ! Elle va bientôt rejoindre sa mère ! lance-t-elle.

Les danseurs me laissent alors repartir dans la maison d’argile.

Toute cette cérémonie a duré une semaine. Le jour du rendezvous avec le chauffeur, nous repartons à la maison. C’est un soulagement pour moi, parce que je vais enfin pouvoir me reposer. Les parents de ma mère ne rentrent pas avec nous. Puis la routine reprend son cours.

Je suis assise dans un coin de la cour, je pleure doucement dans mon cœur.

— Opah, pourquoi as-tu envoyé Irène loin de nous ?

— Ne pleure pas, elle n’est pas loin de nous. Là-haut, où elle se trouve, elle est devenue une étoile qui te guidera, elle illuminera ta route, elle est ton ange gardien.

Puis il me regarde avec des yeux tristes, et il ajoute :

— Elle est dans ton cœur. Chaque jour, ta mère est avec toi.

Ces quelques mots me réconfortent. Il me prend la main pendant une minute. Je sais qu’il pense à ce que le vieux Salif lui a dit.

— Voilà ma fille : j’ai décidé d’essayer la médecine moderne ; cela fait des mois que tu traînes cette bosse.

— Je sais, mais je n’y peux rien.

— Très bien ! Je vais suivre les conseils du vieux Salif.

Je lance :

— Et celui de l’imam ?

— Je lui dirai que je joue le rôle d’un père, qui est d’être là, aux côtés de ses enfants. Ma fille, si notre Créateur veut que tu restes avec moi, alors tu resteras. Mais de mon côté, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te soigner. S’il faut que j’y laisse ma vie pour que tu guérisses, je le ferai.

Toutes ces paroles pleines de bonté me donnent une lueur d’espoir : j’ai le sentiment de revivre.

Un soir, au clair de lune, il appelle Bernadette : il a confiance en elle et elle comprend vite les choses. Tous deux décident de m’amener à Dabou, dans un hôpital chrétien qui est renommé. Mais auparavant, Opah doit épargner beaucoup d’argent parce que cet hôpital est privé. Il s’est renseigné pour avoir la somme nécessaire.

Un mois plus tard, Bernadette et moi prenons un taxi-brousse pour Dabou, une ville en bordure de la lagune. Elle est connue pour ses nombreuses écoles, c’est une ville jeune et accueillante. Je me souviens l’avoir déjà traversée pour aller dans la grande ville. Mais je ne m’y rends pas pour faire du tourisme ni une visite de courtoisie.

Il est seize heures lorsque nous arrivons à la gare de Dabou. De loin, j’aperçois une grande place très animée. Bernadette et moi nous nous approchons. Et là, nous voyons un albinos qui pousse la chansonnette en dioula, au milieu d’une foule de curieux qui l’applaudissent. J’apprends qu’il s’appelle Salif Keïta, qu’il vient du Mali et qu’il est connu dans son pays. Comme je ne peux pas bien le voir, Bernadette me met sur son épaule. J’aperçois à peine sa tête. Ceux qui l’entourent dansent au rythme de sa musique. Ils sont tous vêtus de boubous : ce sont sans doute des gens de sa région. Bernadette et moi restons là quelque temps à admirer ses déhanchements. Puis quelqu’un vient demander à Bernadette :

— Madame, votre enfant a quoi ?

C’est alors que Bernadette se souvient que nous devons aller à l’hôpital. Elle accoste un monsieur dans la foule et lui demande le chemin de l’hôpital protestant, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle. Il est dix-huit heures, le soleil descend peu à peu, la chaleur est moins étouffante. Moi, c’est la foule autour de l’artiste albinos qui m’étouffe le plus. Le gentil monsieur se propose de nous accompagner jusqu’à l’hôpital. Sa voiture est garée un peu plus loin. Il nous fait monter dans son véhicule, et quelques minutes après nous sommes devant le grand portail de l’hôpital protestant. Des personnes sortent, d’autres entrent. Elles ne paraissent pas malades comme moi. Pour une fois, personne ne me regarde de travers ni ne semble me prendre en pitié. Chacun pense à son sort. Opah dit que lorsqu’on est malade, on n’a qu’un seul souhait : recouvrer la santé. Là, je pense comme lui !

L’hôpital est réparti en plusieurs bâtiments de ciment, reliés entre eux par une passerelle couverte. Notre bon Samaritain prend les choses en main : il m’inscrit lui-même à l’accueil parce que Bernadette ne sait ni lire et ni écrire. Il remplit tous les formulaires en demandant des renseignements à Bernadette. Pendant ce temps, assise sur les jambes de celle-ci, je regarde d’autres patients déjà hospitalisés qui déambulent dans la cour de l’hôpital : ils sont maigres, certains ont des intraveineuses dans le bras, d’autres dans le cou. Mon inscription prend du temps, je m’assoupis sur les jambes de Bernadette. Soudain, une jeune femme en tenue violette avec un petit chapeau sur la tête arrive pour nous conduire à notre chambre. Elle me trouve un lit, et elle nous explique que le médecin viendra nous voir. Notre bon Samaritain prend congé de nous. Il nous promet de revenir nous voir et il donne même son nom à Bernadette : il s’appelle Agnimel Nestor.

Au bout d’un long moment, un médecin en blouse blanche entre dans la chambre. Il me regarde longuement avec de grands yeux sidérés : je vois qu’il n’est pas content de la proportion de ma poitrine. Il s’adresse à Bernadette avec une colère froide. Bernadette lui explique que cette bosse est arrivée toute seule, que je n’arrive pas à respirer convenablement, et que j’ai envie de vomir lorsque je force ma respiration. Le médecin est un Blanc, il est petit, gros et moustachu. Son embonpoint lui donne l’air d’une femme enceinte. Il me regarde sous ses sourcils broussailleux, la mine sombre. Il m’ordonne de me déshabiller, mais j’hésite parce que ma mère m’a toujours dit qu’il ne faut se mettre nue que devant son mari, sa mère et son médecin ; mais lui, il n’est ni l’un, ni l’autre, alors je refuse. Bernadette me rassure : « C’est ton médecin », me dit-elle. Je m’exécute donc.

Le docteur me demande d’avancer vers lui. Il examine avec attention mes yeux, me fait ouvrir la bouche et m’ordonne de tirer la langue, regarde mon cou, mes bras et ma poitrine.

— Madame c’est votre enfant ? demande-t-il à Bernadette.

— C’est l’enfant de mon père, répond-elle.

— Je vais l’amener au bloc opératoire, déclare-t-il. Madame, cette enfant doit être opérée de toute urgence. Mais d’abord, on va lui faire passer une radio.

— Comment ça, docteur ? panique Bernadette.

— Cette enfant a un abcès qu’il faut percer. Si nous ne le faisons pas, ce serait dramatique pour elle.

Je ne comprends pas le langage des médecins, mais je suis contente d’avoir entendu le mot « radio ». La radio, c’est le petit appareil auquel Opah est scotché lorsqu’il revient fatigué de son travail. On entend des personnes parler mais on ne peut pas les voir. Enfin, je suis contente de rencontrer ces personnes qui parlent à longueur de journée à Opah et lui donnent des nouvelles de ce qui se passe dans le monde. Je serai ravie de dire à Opah que je les ai enfin rencontrés. Je souris, mais Bernadette me regarde avec un air inquiet.

— Pourquoi es-tu contente ? me demande-t-elle.

— Tu te rends compte que je vais voir les personnes qui parlent dans l’appareil d’Opah !

Bernadette ouvre des yeux ronds.

— Le médecin n’a pas parlé de l’appareil d’Opah, me dit-elle, mais d’une radiographie que tu vas passer pour voir comment il va t’opérer.

Pendant qu’elle m’explique ce qu’est la radio dont a parlé le médecin, deux infirmiers costauds entrent dans la chambre.

— Madame, nous l’emmenons avec nous, annoncent-ils.

L’un d’eux me rassure. L’autre, la mine serrée, ne me parle pas : il a peut-être peur de ma bosse. Je suis allongée sur un brancard et nous traversons toute une allée pour rejoindre un autre bâtiment. Quelques instants après, je me retrouve dans un grand engin en forme de tunnel. J’entends le bruit de la machine, et des éclairs passent sur ma poitrine. Quand c’est terminé, les brancardiers me ramènent aux côtés de Bernadette.

— C’est tout, madame, déclarent-ils. On vient de faire la radiographie, le médecin viendra tout à l’heure.

Je suis déçue de ne pas avoir vu les personnes qui parlent à Opah tous les jours. Bernadette me demande ce que l’on m’a fait et je lui explique que c’est une grande machine où on te dit de rentrer et qui crache des lumières. Il n’y a personne à l’intérieur, et tu étouffes presque là-dedans.

Tout à coup, le médecin entre avec quatre gaillards qui portent un brancard. Ils sont habillés d’une drôle de façon : couverts de la tête aux pieds avec un masque sur la bouche et des gants. J’arrive à peine à reconnaître le médecin parce qu’il a changé de tenue : là, il est habillé tout en vert et il porte une sorte de chapeau en plastique sur la tête. Je ne peux voir que ses yeux. Deux gaillards me prennent et m’allongent sur le brancard. Nous arrivons dans une salle où il est impossible de distinguer le nombre d’appareils tant il y en a. Je regarde autour de moi. Opah dit qu’il faut toujours prier quand on se sent en danger. Mais faut-il que j’appelle cela être en danger ? Le médecin me regarde, et je sens qu’il lit la peur dans mes yeux. Il me rassure :

— N’aie pas peur, ma fille ! Nous allons t’enlever cet abcès qui t’empêche de respirer.

Lui, il appelle cette boule énorme un abcès. En revanche, pour les habitants de N’douci, ce que je traîne depuis des mois est une bosse. C’est le langage de la médecine que je ne connais pas encore. Bernadette, toute seule dans la chambre, doit être dans tous ses états. Je suis nue comme un ver sur la table d’opération, et je regarde avec curiosité toutes ces manœuvres autour de moi. Soudain, une lumière jaillit à travers une assiette au-dessus de moi et éclaire mon visage. Un homme habillé en fantôme s’approche et je sens une piqûre dans mon bras, puis plus rien.

Quand je me réveille, je me retrouve avec Bernadette dans ma chambre. De petits tuyaux sortent de ma poitrine. Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? Ces médecins ont transformé mon corps en passoire ! Tous ces tuyaux sont reliés à une bouteille où coule un liquide blanc mêlé à du sang.

— C’est du pus, m’explique Bernadette. Le médecin vient de percer l’abcès.

Je me réjouis :

— Maintenant, je ne suis plus bossue !

Puis je réfléchis soudain : si le médecin a percé la bosse que je porte depuis que Moïse m’a frappée, ça doit être le résultat du coup que j’ai reçu dans la poitrine ! La douleur était si violente, ma poitrine si énorme, qu’il m’arrivait de penser aux bossus et de me demander s’ils ressentaient la même souffrance que moi. Mais je n’en ai jamais rencontré. Enfin, grâce à cette opération je me sens soulagée, je ne ressens plus cette brûlure sous ma peau ni cette énorme protubérance molle. Trois trous ont été faits sur le côté gauche de ma poitrine pour placer les tuyaux ; c’était ce côté-là qui me faisait le plus souffrir. Je dois maintenant me coucher sur ce côté pour permettre au pus de couler facilement dans les tuyaux. Toutes les demi-heures, les infirmiers viennent à mon chevet pour remplacer la bouteille, puis ils me donnent des médicaments contre la douleur.

Les trois premiers jours sont très douloureux pour moi. Mais au fur et à mesure que les jours passent, ma respiration reprend son rythme normal, selon le médecin.

Un soir, le médecin entre avec notre bon Samaritain, monsieur Agnimel : il vient nous annoncer qu’il signe ma décharge pour la sortie. Nous sommes contentes de cette bonne nouvelle. Enfin, je vais revoir Opah que je n’ai pas vu depuis trois semaines ! S’il n’a pas reçu de nouvelle accablante jusqu’à présent, c’est que je suis encore en vie. Donc, de son côté, il doit aussi être impatient de nous voir.