Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Aïcha Jeanne Bamah a été victime d'une machination fabriquée de toutes pièces par les enfants de son époux, Pascal et leur mère, pour la faire déguerpir de la maison. Ne sachant comment interpréter la faiblesse de son mari face à ces agissements, elle souhaite comprendre la vie de l'homme qu'elle a épousé. C'est ainsi qu'elle entreprend de lui faire raconter son histoire. Elle apprend que lui aussi a vécu l'enfer : des parents racistes alors qu'il part travailler en Côte d'Ivoire, un directeur du lycée tout aussi raciste, qui lui rendra la vie impossible lorsqu'il rencontrera la future mère de ses enfants... Sous l'emprise de cette dernière, de plus en plus malade, Pascal devient fou et incapable de se défendre. En tentant de se libérer de ses démons par ce récit qu'il offre à Aïcha, va-t-il donner à celle-ci une raison de persévérer à ses côtés, pour qu'un nouveau jour se lève ?
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 271
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Toute ressemblance avec une histoire vraie ne serait que pure coïncidence.
Introduction
Le monde pressé
Le boomerang
Le séjour de ma nièce
L’interview
La colère du directeur
L’incertitude du retour
Une nouvelle vie
Une surprise désagréable
Le permis de conduire et une annonce inattendue
L’enfer se déplace
De retour à Daloa
La face cachée du paradis
Un départ précipité
Un départ précipité
Un endroit déshonorant
Les retrouvailles prodiges
Mon fils, ma bataille en Belgique
Quand Aïcha arrive sur le sol belge, elle imagine que le destin lui réservera une vie extraordinaire. Après avoir été enfermée dans une prison dorée chez le père de son époux, elle pense s’intégrer sans problème dans son nouveau foyer. Or les enfants de son mari, Pascal, rendent la vie impossible à celle qui croyait être des leurs. Et ses parents lui manquent tant qu’elle a l’impression d’être abandonnée. Le cœur déchiré par les humiliations et les railleries, elle est transformée en bonne à tout faire, mais elle accepte son sort en espérant qu’un jour nouveau se lèvera.
Elle découvre aussi que les enfants de son mari se livrent à des larcins, mais celui-ci lui interdit de les dénoncer. Ses nuits sont aussi agitées que ses journées : insultes, coups, rien ne lui est épargné…
Aïcha finit par comprendre que les enfants de son époux, poussés par leur mère qui est retournée en Côte d’Ivoire, se sont juré de lui faire vivre les pires tourments dès son arrivée dans sa nouvelle maison pour la contraindre à déguerpir. En cachant tous les courriers de sa famille laissée en Côte d’Ivoire, ils lui font aussi croire qu’elle a été abandonnée par ses proches. Peu leur importe ce qui peut lui arriver, l’important est que leur mission réussisse !
Dans cette atmosphère volcanique, alors que son mari essaie de se rapprocher d’elle, Aïcha est trahie une nouvelle fois : Pascal, miné par ses problèmes psychiatriques, incapable d’affronter ses enfants, leur révèle leur secret à tous deux. Et ce sont les coups de son fils qui font commettre à Aïcha l’irréparable. Elle s’en sort de justesse…
C’est un matin du mois de novembre, mon jour de sortie de l’hôpital. Le soleil est loin d’être levé, les lampadaires sont encore allumés. J’ai une petite valise et un sac en plastique où j’ai entassé quelques cahiers pour écrire mes mémoires. Pascal n’est pas venu me chercher : j’ai appris qu’il avait fait un malaise en apprenant que j’allais sortir, d’autant que l’assistante sociale du centre de santé mentale, madame Renard, avait dit aux médecins que ma vie était bel et bien à la maison et non à la clinique psychiatrique. Cette décision était une victoire sur mes bourreaux. Alors étant donné que je suis majeure, j’ai signé la fiche de sortie de l’hôpital, quoique je ne sache pas ce qui m’attend à la maison. Je fais mes premiers pas vers ma nouvelle vie, puisque les médecins n’ont pas voulu que je m’en aille de sitôt rejoindre mes ancêtres.
Je me dirige vers la maison en traversant le parc Astrid pour passer inaperçue : mon passé suicidaire a traversé les murs pour arriver aux oreilles des voisins, et j’ai peur que si l’un d’eux me voit il pense que je suis une folle potentielle. Je sonne à la porte, Pascal vient m’ouvrir. La maison est d’un calme inhabituel.
— Il n’est que dix heures et demie, me dit-il l’air étonné.
— Je sais, je ne voulais pas rester une minute de plus. Quand le médecin m’a laissé hier la fiche de sortie, je l’ai tout de suite signée.
— J’ai eu un malaise, je n’avais pas pris mes médicaments la veille. Et c’est pour cela que je ne suis pas venu. Tu sais, l’atmosphère sera paisible maintenant parce que mon père a décidé de reprendre Christophe chez lui. Qu’en penses-tu ?
— Je m’en fous ! Ça ne l’a pas empêché de venir me bastonner !
— Je te comprends, répond Pascal.
Deux jours après, je récupère peu à peu mes esprits en essayant de recoller les morceaux de mon existence. Le lundi matin, je reprends le chemin de l’école. Comme elle sait si bien le faire, Linda me regarde de loin sans s’approcher. L’atmosphère de la maison est calme, mais la méfiance règne. Et moi qui croyais qu’elle avait changé d’attitude à mon égard depuis sa visite à l’hôpital…
Les jours se suivent, Linda et moi vivons comme des inconnues dans la maison. Je ne vois plus Christophe, il a élu domicile chez le père de Pascal. Il ne vient plus à la maison avec son bâton de commandement pour me donner des ordres. Tout cela me donne un peu de répit. Pascal me propose même de reprendre son histoire où on l’avait laissée, il me promet de garder le secret pour éviter de réveiller les démons du passé. Néanmoins, Delphine, la mère de ses enfants, nous envoie toujours des lettres incendiaires et insultantes dans lesquelles elle me traite de sorcière. Sorcière, je m’étais habituée à ce nom qui était devenu insignifiant pour moi. Puis selon elle, si j’ai essayé de m’ôter la vie, c’est parce que j’avais porté la main sur sa fille. Je méritais bien de mourir et de rejoindre ma mère ! Elle félicite ses enfants à demi-mots d’avoir essayé de finir le travail commencé, malheureusement le travail n’a pas été à son terme. Pascal et moi lisons ces insanités, puis nous éclatons de rire parce que depuis mon acte suicidaire ses lettres de menaces et d’injures ne me font plus peur. Les angoisses et la mélancolie accompagnées de pleurs incessants se sont transformées en joie et en quiétude. Ses courriers qui me rendaient autrefois triste et malheureuse me donnent aujourd’hui plus d’espoir et de combativité devant les difficultés. Opah me disait : « Le bien et le mal travaillent toujours l’un avec l’autre pour donner l’équilibre à la nature. C’est à toi de choisir lequel fera ta destinée. » Pour moi, ses lettres deviennent une école de la vie, une bonne formation aux aléas de celle-ci. Les médecins avaient raison : la vie n’est qu’une sorte de combat et c’est celui qui en comprend le but qui sort vainqueur. Je ne veux pas participer à ce combat car il n’est fondé sur rien, en revanche il me faut apprendre à combattre pour être meilleure. Mon Dieu ! Je ne veux pas être celle qui fait le mal pour réussir ! Alors, disait madame Renard, sois du bon côté de l’histoire. Quand Pascal voit mon visage illuminé à la vue des courriers, il ne les cache plus comme il le faisait auparavant, nous les lisons ensemble avec un sourire narquois et nous les jetons à la poubelle. Il y a quelques mois, je les envoyais à madame Renard qui me déconseillait de les lire, ce que je faisais.
Puis une idée m’a traversé l’esprit : je ne les jette plus. Pascal et moi les collons sur le mur du salon comme dans une salle d’exposition de peinture pour que ses enfants ne les ratent pas et qu’ils sachent chaque fois à quel point leur mère est grotesque. Tout ce cirque nous amuse. En mon for intérieur, j’ai compris que Pascal aussi a besoin de guérir de la nuisance de la mère de ses enfants.
Quelques semaines plus tard, comme on se l’était promis, je commence à écrire l’histoire de Pascal. Nous avons choisi de le faire tous les soirs après l’école, et lorsque ses enfants ne sont pas à la maison. Un soir à vingt heures, au lieu de regarder les actualités, je prends mon bloc-notes et mon dictaphone, je m’installe à table, une bouteille d’eau minérale à mes côtés.
— Tu joues le rôle d’une vraie journaliste ! se moque-t-il en se frottant joyeusement les mains.
Je vois qu’un début de bonheur l’envahit. La sérénité qu’il a tant voulu avoir commence à se sentir à travers son sourire et son visage qui devient lumineux. Je réponds :
— Il faut être sérieux si on veut un travail bien fait.
Au milieu de nos taquineries, je mets mon dictaphone en marche. Puis nous reprenons l’histoire là où nous l’avions laissée. Pascal avait enregistré le début pour me consoler du sort qu’avait subi le premier manuscrit que ses enfants avaient jeté. Je déclare sur un ton professoral :
— Très bien, tu peux commencer.
Il se racle la gorge, prend une gorgée d’eau, se gargarise la gorge. Je le regarde avec impatience et je lance :
— Je viens de dire que l’on pouvait commencer !
L’enthousiasme de Pascal me fait comprendre que lui aussi essaie de recoller les bouts de son existence et de remplir le vide qui était dans sa vie.
— Le lendemain après un déjeuner copieux chez les missionnaires du Plateau, commence-t-il, un prêtre m’a conduit à la gare routière d’Adjamé, une des grandes gares de la capitale. Il était six heures du matin. Il m’a donné quelques consignes de sécurité concernant les pickpockets de la gare, puis il m’a laissé une carte de Daloa. Daloa était ma destination, la ville où j’allais pour mon premier travail au service des pays du tiers monde. Une fois le prêtre catholique parti, je suis resté seul, assis sur un banc comme tous les autres voyageurs. Un jeune homme m’a abordé : « Monsieur, monsieur vous allez à Daloa ? Voilà le taxi-brousse là-bas, il va vous y conduire. Prenez place monsieur. » C’était l’apprenti du chauffeur du taxi-brousse.
— Il y avait beaucoup de passagers ?
— Bien plus que je n’aurais imaginé ! C’était la première fois que je montais dans un taxi-brousse. Nous étions serrés les uns contre les autres, mon sac était sur mes jambes et ma valise sur le toit de la voiture. La chaleur étouffante et le bruit des passagers me rendaient nerveux, mais le chauffeur m’a assuré que le trajet ne serait pas pénible. Son apprenti m’a pris mille deux cents francs CFA, francs des colonies françaises.
— Mille deux cents francs CFA ?
— C’était le prix du trajet. Le taxi-brousse a démarré à huit heures. Le chauffeur roulait à une grande vitesse, les vitres de la voiture un peu baissées permettaient à un vent tiède de nous frôler le visage. Je pouvais respirer et aussi découvrir l’arrière-pays : beaucoup de forêts et de grandes plantations d’hévéas et de palmiers à huile. Le taxi-brousse a successivement traversé plusieurs petites villes comme Dabou, Bécédi, Sikensi et N’douci. Avec leur authenticité africaine, toutes ces petites villes pittoresques me fascinaient. Mon voisin prenait quelques photos.
— Avec tout ce monde coincé ?
— Il était assis côté fenêtre, il a pris les photos avec mon appareil. Il pensait que j’étais un touriste. Nous avons fait connaissance, et il m’a beaucoup parlé de la ville de Daloa. Il m’a dit qu’il était un ancien élève du collège où je me rendais et m’a indiqué que le chauffeur allait prendre la route de Bouaflé : c’est une ville qui se trouve à quatre-vingts kilomètres de Daloa. Mais avant, nous allions traverser Yamoussoukro, le village natal du président, qui s’est transformé en une ville magnifique avec ses grandes avenues majestueuses éclairées par des réverbères géants. Le taxi-brousse s’est arrêté à la gare de Yamoussoukro, et tous les passagers sont descendus pour s’acheter de quoi manger. Les commençants ambulants se sont rués sur notre taxi-brousse, pour nous proposer leurs marchandises. Impressionné par tous ces vendeurs, je ne suis pas descendu comme les autres passagers. Et d’ailleurs, j’avais pris le matin un petit-déjeuner copieux à la mission catholique du Plateau.
— Tu aurais pu descendre pour te dégourdir les jambes…
— C’est vrai, cela faisait trois heures que nous étions en route. Mais j’avais peur que le chauffeur m’oublie, surtout que c’était la première que je traversais l’intérieur du pays. Nous ne sommes restés qu’une demi-heure à Yamoussoukro. Daloa n’était plus loin, le taxi a traversé des petits villages dont les maisons étaient construites en argile rouge et dont les toits étaient en paille. J’admirais tout ça. Mon voisin à qui j’avais prêté mon appareil photo me parlait sans cesse de ces villages. Quand le taxi est entré dans une gare routière, il était un peu avant midi. J’ai descendu ma valise du toit de la voiture, mais je ne savais pas vers où me diriger. Tous ces gens à la gare prenaient des taxis différents. Alors que j’étais perdu, mon voisin m’a dit : « Ce sont les taxis de la ville. Prenez l’un d’eux, il vous conduira au collège catholique. » Puis nous nous sommes séparés.
— C’est ce que tu as fait, prendre un taxi ?
— Après le départ de mon voisin de route, pour en avoir le cœur net, je me suis renseigné de nouveau et j’ai demandé à un monsieur où se trouvait le collège catholique. Celui-ci m’a indiqué le chemin ; pour lui, je pouvais le faire à pied car le trajet n’était pas très long. Au moment où j’allais suivre ses conseils parce que je voulais dégourdir mes jambes et ne pas m’asseoir de nouveau dans une voiture, un autre monsieur, nous voyant en grande discussion, m’a plutôt recommandé de prendre un taxi si je ne connaissais pas la ville. J’ai donc fait signe à un taxi, et quelques minutes après celui-ci m’a déposé avec ma valise et mon sac à l’entrée du collège. Là, j’ai vu deux villas, l’une à gauche et l’autre à droite. Je me suis dirigé vers celle de gauche.
— Le prêtre qui t’avait déposé à la gare routière d’Adjamé t’avait donné des consignes, pour la villa de gauche ?
— Non, j’essayais tout simplement. Mais personne ne m’a ouvert quand j’ai sonné à la porte. Je trouvais cela étrange parce que j’ai sonné plusieurs fois, et je me suis même assis devant la porte en espérant qu’une personne vienne m’ouvrir.
— Combien de temps es-tu resté devant la villa ?
— Au moins une heure, et toujours personne à l’horizon. Alors j’ai décidé de remonter l’allée principale de l’établissement catholique et je suis arrivé devant une grande cour fermée, parsemée de gravillons. À gauche, il y avait une grande chapelle moderne, à droite des bâtiments classiques. J’ai appris plus tard que c’étaient les bâtiments administratifs, le réfectoire et les salles de réunion des prêtres canadiens. Plus loin sur la gauche, un terrain de basket, à l’arrière du terrain les bâtiments du premier cycle et un autre bâtiment rectangulaire, celui du second cycle. Toutefois, je ne voyais toujours personne : aucun prêtre canadien, aucun professeur, aucun élève ; la cour était vide. Je me suis senti perdu et un sentiment de solitude m’a soudainement envahi. Je me demandais dans quel collège j’avais atterri et dans quelle aventure je m’étais lancé. Au moment où mon enthousiasme disparaissait, j’ai entendu des voix de l’autre côté du terrain ; je me suis dirigé vers les cris, et j’ai aperçu quelques jeunes en train de jouer au football. J’ai appelé l’un d’eux, et je lui ai demandé où se trouvait le personnel de l’établissement. À ma grande surprise, l’élève m’a informé que le personnel était en grève parce que les élèves s’étaient révoltés contre les frères canadiens et les cours avaient été interrompus. Les élèves n’étaient pas contents que les frères canadiens leur fassent payer le matériel pédagogique et les fournitures scolaires que l’État de Côte d’Ivoire leur fournissait gratuitement. Même les boursiers devaient utiliser leurs bourses d’études pour avoir des cahiers, des livres, des crayons et des stylos. Selon les manifestants, leur soutirer de l’argent pour des fournitures que les frères canadiens recevaient gracieusement était une escroquerie de très mauvais goût. C’est pour cela que les professeurs et le personnel du collège se trouvaient tous dans la salle de réunion que l’élève m’a indiquée. J’ai demandé à l’élève de m’accompagner, mais il a refusé. Il m’a toutefois montré la salle de réunion au fond du couloir, puis il a disparu. J’ai marché tout doucement vers la salle, mes bagages à la main. Je ne savais pas si je devais entrer ou attendre que la réunion finisse. Alors que j’hésitais, un homme grand, svelte, avec des cheveux blonds, s’est dirigé vers moi. J’ai vu qu’il était dans tous ses états. Sans faire attention à moi, il est entré dans une autre salle. Comme il semblait vraiment en colère, j’ai eu peur de l’aborder et je suis revenu devant la salle de réunion dans l’espoir que quelqu’un pointe son nez. À peine quelques minutes après, l’homme aux cheveux blonds est ressorti de la salle, m’a regardé d’un air étrange et m’a adressé la parole. Enfin ! Il s’intéresse à moi, ce n’est pas trop tôt ! me suis-je dit intérieurement.
— Que t’a-t-il dit ?
— Vous êtes monsieur Bourgeois ? m’a-t-il demandé.
Il s’est ensuite présenté en se confondant en excuses. C’était le directeur du collège. Il m’a dit que la mission catholique l’avait informé quelques jours auparavant de ma venue, et donc il m’attendait. Seulement il ne savait pas que ce serait ce jour-là. Et c’était justement le jour de mon arrivée que les élèves s’étaient révoltés contre la direction de l’école. Il semblait mal à l’aise : « Navré que ce soit un jour déplaisant et spécial dans le mauvais sens ! Je vous en prie, gardez-vous de faire des commentaires parce que c’est une journée fâcheuse. Mais rassurez-vous, monsieur Bourgeois, l’établissement a une longueur d’avance parce qu’il ne traîne pas des casseroles, il a toujours eu une bonne réputation. » Nous sommes entrés dans la salle où se trouvaient encore des enseignants, il m’a présenté à eux et au personnel de l’établissement. C’est ainsi que je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul Belge dans l’établissement catholique. Il y avait deux couples belges et beaucoup de coopérants français qui effectuaient leur service civil, ainsi qu’un Italien qui faisait partie du personnel.
— Les deux couples étaient des enseignants ?
— Oui, ils étaient là depuis quelques années. Ils logeaient dans les deux villas que j’avais vues à l’entrée du collège. Le couple qui habitait la villa de gauche s’appelait Berthomieu : le mari, originaire de Namur, était très volubile ; sa femme était très gentille et tout aussi bavarde, elle me parlait sans cesse de sa religion protestante alors que le directeur du collège me présentait aux autres personnes. Quant au couple à la villa de droite, les Louvigny, le mari venait de la région de Bruxelles : il était beaucoup plus renfermé et avait un l’air suspicieux. Je me suis aussitôt rapproché des Berthomieu parce que ma mère était également originaire de Namur. Après les présentations, le directeur m’a montré mon petit appartement dans une des villas à proximité du couple Berthomieu. Il comprenait deux pièces : dans la première, à côté de la porte, il y avait un lit d’étudiant et une garde-robe ; dans l’autre une petite douche et un lavabo. Appartement idéal pour une personne seule !
— Très bien, nous arrêtons là pour aujourd’hui, dis-je à Pascal.
— Oh non… j’ai commencé à me plonger dans mon l’histoire ! me lance-t-il joyeusement.
Mais je remballe tous mes outils et je fonce dans la cuisine pour y trouver quelque chose à grignoter.
Malgré tous les événements que j’ai endurés, je réussis mes examens que j’ai passés avant Noël. Nous essayons, avec une volonté timide, de recoller le tissu familial, bien que Christophe ne m’adresse plus la parole. D’ailleurs, ses visites se font rares. Comme je ne suis pas rancunière, j’essaie à ma manière de me rapprocher de Linda. Les résultats ne sont pas ceux que j’espérais, mais l’assistante sociale, madame Renard, m’encourage et me conseille de ne pas en tenir compte vu l’âge de Linda.
— Tu sais, c’est encore une enfant, ne cesse-t-elle de me dire.
Décembre, un mois froid et maussade. En réalité, c’est mon humeur qui est morose parce que je ne sais pas ce que me réserve la nouvelle année qui commence dans moins d’une semaine. En revanche, Linda est enthousiaste d’inviter son grand-père, le père de Pascal, à fêter le réveillon de Noël avec nous dans nos deux pièces. Ce dernier est heureux de ne pas avoir à se charger des préparatifs de la fête, et le réveillon s’est bien passé.
Mais bien que chaque année soit différente de la précédente, je me demande ce que celle-ci m’apportera comme lot de problèmes et de surprises désagréables. J’espère toutefois ne pas revivre les mêmes tourments et je me persuade que 1994 sera une année de renaissance. Un vent nouveau va souffler pour moi, je n’endosserai pas tous les maux de la maison : d’ailleurs, j’ignore la rancune. J’ai commencé à écrire l’histoire de Pascal, et il ne l’a pas dit à ses enfants. C’est là une bonne nouvelle : jusqu’à présent, il a su se taire, je respire donc ce nouveau vent comme une victoire.
Dans ce moment de répit, le mois de février apparaît comme par enchantement : je ne l’ai pas vu venir ! Février est un mois où l’on n’a plus besoin d’adresser nos vœux à nos proches, c’est le mois qui rappelle aux fêtards de la Saint-Sylvestre que la récréation est terminée. C’est pendant ce mois-là que j’apprends que Christophe est hospitalisé à la clinique Sainte-Anne d’Anderlecht pour être opéré d’un kyste au poignet. Je voudrais bien sûr lui rendre visite, mais étant donné l’hostilité que Christophe me voue, je reste à la maison de peur qu’il ne se comporte à la clinique comme il le fait à la maison. Il sort une semaine plus tard, mais il ne me parle toujours pas. Même quand il téléphone et que c’est moi qui réponds, il me raccroche au nez. Néanmoins, j’informe Linda que son frère a appelé et qu’il a probablement besoin de lui parler. Le comportement de Christophe envers moi m’isole de plus en plus. J’étais déjà exclue auparavant, mais cette fois le mépris et la haine passent dans le combiné téléphonique où j’entends son dédain souffler dans mon oreille. C’est vrai, je m’étais promis que je me ne soucierais plus de tous les caprices et des agissements malsains des enfants de Pascal, mais c’est loin d’être facile… Pour les oublier, je me plonge dans mes écrits sur le récit de la vie de Pascal.
Depuis sa sortie de la clinique, Pascal continue à aller au centre de santé mentale pour y recevoir des injections conseillées par ses médecins traitants. C’est le compromis qu’il a dû accepter pour qu’il ne soit pas de nouveau interné. Il y va une fois par mois. Le jour où il est au centre de santé, je me sens moins en sécurité, alors je rase les murs pour aller dans le petit parc en face de la boulangerie et de la librairie, et je m’assois sur le banc près de la cabine téléphonique. Un soir, Pascal voit que bien que j’écrive son histoire, je suis de plus en plus sombre. Tout à coup, il se sent coupable de ma solitude. Quelquefois, il lit de la tristesse sur mon visage : selon lui, mon sourire a disparu et mes causeries se font rares. J’ai besoin d’une compagnie…
Les matins où je ne suis ni à la maison, ni dans les parcs, ni en cours, je pars m’asseoir dans les escaliers de la gare du Midi avec mon carnet de notes et je décris les attitudes et les comportements des passants, des simples voyageurs aux clochards. Je vois défiler tout un tas de personnes venues de partout. J’ai trouvé une autre passion : écrire sur tous ces gens qui vont tous vers des destinations différentes illumine mon quotidien. Ces personnes pressées par le besoin de gagner leur casse-croûte, qui se poussent, se dépassent, courent dans tous les sens, se bousculent parfois violemment en s’excusant à peine, qui ne partagent rien… je suis certaine qu’ils ne se connaissent pas, ne s’écoutent pas, ne se regardent pas, ne s’adressent même pas un sourire. C’est dans ce monde stressé, tendu et pressé comme un citron que le destin m’installe. Ce n’est pas comme cela dans mon pays. Toute la journée, mon bloc-notes à la main, je remplis des pages, et je change souvent de carnet tant j’ai de choses à noter. Si je m’approchais de l’un d’eux, il me répondrait : « Que veux-tu que je fasse d’autre qu’aller travailler pour gagner ma vie ? » Alors je m’abstiens, et je regarde. Opah disait qu’il n’y pas que le travail, qu’il ne faut pas suivre la masse, qu’elle n’a pas toujours raison, mais qu’il faut savoir pourquoi l’on est sur terre. Toutefois, je ne veux pas savoir, je me réjouis de comprendre le quotidien de ces gens, et je contemple ce monde : un monde devenu une prison à ciel ouvert, façonné par nos élites pour le travail qui nous rend esclaves, mais des esclaves libres.
Un jour, je fais la connaissance d’un certain Martineau qui me voit depuis quelques semaines avec mon stylo et mon bloc-notes. Il s’avance timidement vers moi, un sourire dessiné sur son visage ovale : un sourire enfin ! Il dépose sa petite serviette noire sur une marche de l’escalier, puis s’assied à mes côtés.
— Vous êtes journaliste ? me questionne-t-il poliment.
— Non monsieur, une élève curieuse de comprendre un monde surexcité et qui veut, par la même occasion, noyer son amertume.
— Un déchirement amoureux ? lance-t-il.
Je fronce les sourcils en le regardant d’une drôle de manière. Il sent le malaise.
— Excusez-moi, s’empresse-t-il de dire. Comment vous vous appelez ?
— Jeanne Aïcha, monsieur.
— Je suis Martineau, je travaille à la bourse de Bruxelles.
Je répète :
— À la bourse de Bruxelles…
Puis il plisse les yeux, l’air de dire « je vous ai déjà vue quelque part ».
— Vous avez déjà pris le train pour Waterloo ? demande-t-il.
— Oui, mais plus maintenant, je suis à l’école à Bruxelles. C’était avant que je prenais le train tous les matins pour Waterloo.
— Ah bon !
— Vous aviez l’habitude de me regarder, mais je ne comprenais pas votre regard ni votre sourire aimable, lui dis-je. C’était d’ailleurs le seul sourire parmi tout ce monde.
— J’étais plutôt curieux de savoir ce que faisait une si jeune fille assise dans l’escalier de la gare tous les matins avec un bloc-notes, au lieu d’être à l’école ou à la maison.
— Tous les matins vous dites, n’exagérons pas monsieur Martineau !
Nous éclatons de rire. Soudain, le haut-parleur de la gare annonce le départ du train de Waterloo.
— Je vais devoir vous laisser, jeune fille, on vient d’annoncer le départ de mon train. Je rentre chez moi.
C’est ainsi que j’ai compris que monsieur Martineau habite à Waterloo. Je l’avais déjà vu auparavant : c’était ce monsieur qui aimait lire son journal dont il ouvrait grand les pages pour éviter d’être dérangé par d’autres passagers. C’est lui qui m’avait souri lorsque j’avais rétorqué à Laurent Durieu, l’élève de quatorze ans qui avait dit à ses copains que j’étais sa petite amie, de revenir me voir à ses dix-huit ans pour avoir ma réponse. Ce jour-là, je l’avais sermonné et je lui avais interdit de m’approcher. Les passagers du wagon avaient ri et même applaudie, j’avais eu ma minute de gloire ! C’est vrai que je n’ai pas été très indulgente à son égard, mais tout de même, un peu de dignité ! Raconter à tous ces préadolescents morveux et boutonnés qu’il avait une liaison avec moi dépassait mon entendement. Mais c’était une histoire ancienne et j’ai quitté l’école pour une nouvelle aventure, à Bruxelles cette fois. Et voilà que ce monsieur Martineau qui était présent ce jour-là, remet cette histoire sur le tapis.
— Avez-vous des nouvelles de votre ami ?
Je crispe mon visage en serrant les sourcils.
— De quel ami parlez-vous ?
— Le jeune garçon ! dit-il.
Je n’ai pas envie de déterrer cette histoire qui n’a pas eu une issue heureuse pour le jeune Durieu, parce que j’ai appris plus tard qu’il était moqué par ses copains, et qu’il n’était plus quelqu’un à qui il fallait faire confiance. Alors, je change de sujet :
— Parlez-moi plutôt de la finance.
Il me renvoie la balle :
— Vous y connaissez en finance ? Je ne crois pas que ce soit votre domaine…
Il regarde la montre à son poignet.
— Putain ! s’emballe-t-il.
Et il file vers son train.
Je ne le verrai plus jusqu’à ce que mon professeur d’économie, madame Pesteurau l’invite dans son cours pour nous expliquer comment fonctionne la bourse de Bruxelles. Il m’a reconnue et m’a fait un clin d’œil, mais je ne lui ai pas répondu. Depuis, je n’ai plus jamais revu monsieur Martineau, mais il m’arrive de penser à lui. C’était l’occasion de lui parler de mes problèmes à la maison, il m’aurait peut-être donné son épaule sur laquelle j’aurais pu poser ma tête…
Je me fais de plus en plus rare à la maison. Pascal comprend que la solitude me pèse. Il écrit à son administrateur de biens, maître Wielemans, pour lui dire qu’il a besoin d’argent. Quand celui-ci refuse, il écrit alors à son médecin traitant du centre de santé mentale pour lui demander de lui établir un certificat médical dans lequel il certifie qu’il est maintenant apte à gérer son argent, et donc qu’il n’a plus besoin de passer par maître Wielemans.
Le médecin du centre de santé mentale promet à Pascal qu’il lui établira son certificat. Tout à sa joie, Pascal m’annonce :
— Je sais que Paris est le seul voyage que nous avons fait jusque-là, mais je te promets que nous en ferons un tas d’autres dans toute l’Europe !
Je demande avec un brin d’enthousiasme :
— Un tour d’Europe ?
— Mon médecin traitant m’a promis de me débarrasser de mon administrateur de biens ! lance-t-il avec assurance.
Heureux de cette nouvelle, nous vivons dans la sérénité et dans l’attente que le médecin réalise le rêve de Pascal.
Mais plus les jours avancent, plus ils se ressemblent. Pascal demande maintes fois à son médecin traitant qu’il lui accorde le fameux sésame pour qu’il puisse enfin jouir de ses biens, sans qu’il doive supplier quelqu’un de lui donner son argent, ni prouver quoi que ce soit pour subvenir à ses besoins vitaux. Malheureusement, le médecin du centre de santé mentale ne l’a jamais fait. Malheureux, préoccupé et parfois même irrité par des choses insignifiantes, il se replie sur lui-même et ne parle à personne. Cependant, je remarque qu’il va de plus en plus à la commune d’Anderlecht. Quand je lui demande pourquoi, il prétend qu’il a des dossiers à remplir pour le centre de santé mentale. Et lorsqu’il part à son rendez-vous chez le psychologue, il y reste plus longtemps que d’habitude.
Pourtant, après tous ces moments de perte d’espoir, son visage recommence à s’illuminer malgré le refus du médecin de lui faire son certificat médical. Quand je le regarde, ainsi heureux, je suis contente au fond de moi qu’il ait renoncé au certificat médical et à l’envie de se débarrasser de maître Wielemans. La curiosité me pousse à l’interroger :
— Peux-tu partager cette joie qui t’anime depuis quelques semaines ? Le médecin t’a-t-il délivré ce fameux certificat médical ?
— Tous les mêmes ! Qu’ils aillent tous au diable ! répond-il.
— Alors, qu’est-ce qui te rend heureux ?
Il me regarde du coin de l’œil, et il sourit. Cependant, il ne me dit pas pourquoi il est si joyeux depuis un certain temps, et je n’insiste pas.