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Il avait grandi ici, à Douz, porte d'entrée du Sahara, avec son grand-père. La ville avait les couleurs et la richesse de deux mondes qui se retrouvent. Les artisans-bijoutiers, tanneurs, et ferronniers voyaient passer des chameaux et des ânes encore poussiéreux de leur randonnée. Le souk y déployait son opulence de légumes et de fruits de l'oasis, alignant aussi des épices colorées, venues d'un ailleurs situé là où l'imagination n'ose plus guère s'aventurer. Mais la ville avait ses limites sur lesquelles le désert veillait. Vers le sud, la route goudronnée s'arrêtait subitement comme s'il fallait à un moment couper le cordon. Quelque chose de sauvage gagnait à nouveau les paysages. Yassir, pour la première fois de sa vie, tournait le dos au Sahara pour prendre le chemin du Nord, celui de Tunis, celui de la France, celui d'une autre existence. Mikaël Réale nous entraîne sur les pas d'un jeune migrant tunisien qui traverse la Méditerranée et débarque à Toulon, quelques jours après l'attentat du musée du Bardo. Mineur isolé, il est accueilli dans un foyer où il fait la rencontre d'Ève, la soeur de Kevin, personnage haut en couleur du son premier roman, "J'étais ailleurs".
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Seitenzahl: 385
Veröffentlichungsjahr: 2023
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« Après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards auront des songes, et vos jeunes gens des visions ».
À tous ceux qui cherchent…
PREMIÈRE PARTIE : « Voyageurs égarés »
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
DEUXIÈME PARTIE : « La haine »
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
TROISIÈME PARTIE : « Famille »
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
QUATRIÈME PARTIE : « Carambolage »
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
CINQUIÈME PARTIE : « Épilogue »
Chapitre XXX
Il avait grandi ici, à Douz, porte d’entrée du Sahara, avec son grand-père. La ville avait les couleurs et la richesse de deux mondes qui se retrouvent. Les artisans-bijoutiers, tanneurs, et ferronniers voyaient passer des chameaux et des ânes encore poussiéreux de leurs périples dans l’océan de sable du Sahara. Le souk y déployait son opulence de légumes et de fruits de l’oasis, alignant aussi des épices colorées, venues d’un ailleurs situé là où l’imagination n’ose plus guère s’aventurer. Mais la ville avait ses limites sur lesquelles le désert veillait. Vers le sud, la route goudronnée s’arrêtait subitement comme s’il fallait à un moment couper le cordon. Quelque chose de sauvage gagnait à nouveau les paysages.
Yassir, pour la première fois de sa vie, tournait le dos au Sahara pour prendre le chemin du Nord, celui de Tunis, celui de la France, celui d’une autre existence.
À peine quitté Douz, la route filait droit au milieu d’une étendue immaculée de 5 000 km2. C’est là qu’un pneu avait crevé et qu’ils avaient dû tous descendre du bus le temps de la réparation.
Le Chott-el-Jerid était la plus vaste plaine saline du pays, un autre endroit où l’on se perd, lui avait dit son grand-père. Le craquement du sable mêlé de sel sous les chaussures provoquait une sensation et une musique étrange. Le désert y prenait le dessus sur la mémoire qui était vaincue par ce paysage minéral semblant sans vie. Il fallait donc se laisser envahir, ne faire que contempler, oublier le temps et profiter de l’instant. Mais Yassir voulait se souvenir de chaque seconde de cette vie qu’il quittait aujourd’hui.
Le vieux bus roulait à nouveau.
Son grand-père venait du ksar « Ouled Soltane », appartenant à la puissante tribu du même nom, qui subjuguait le Sahara depuis le 15e siècle. Les Ksars, bien sûr, étaient utilitaires. On y stockait les dattes, l’huile d’olive, les figues séchées, l’orge, la laine de mouton… Mais pourquoi alors les avoir construits si beaux ? Les formes douces et charnelles des bâtisses semblaient jalouser celles des dunes si sensuelles et rondes. Elles étaient comme l’écho du désert.
Il y avait vécu jusqu’à l’âge de 12 ans quand ses parents l’avaient envoyé chez un oncle à Douz pour aller à l’école des Français. C’était la fin de la guerre contre les Allemands et tous se sentaient « gaulois » et fiers de l’être, sauf son grand-père qui avait rechigné à quitter son désert.
À 20 ans, il avait épousé la fille unique d’un agriculteur avec qui il avait fêté l’indépendance en 1957. De cette union était née la mère de Yassir en 1968, qui resterait fille unique elle aussi.
Yassir lui était né en 1999. Un an plus tard, ses parents avaient péri dans un accident de bus alors qu’il fut le seul survivant. Son grand-père, déjà veuf, éleva l’orphelin comme son fils.
Son prénom, Yassir, signifiait « facile à vivre », et il est vrai qu’il était facile à vivre.
Ce fut le bonheur simple des gens qui vivent aux portes du désert. La seule entorse à cette simplicité fut l’acharnement de son grand-père à lui enseigner le français dont l’usage se perdait dans le sud de la Tunisie.
La veille au matin, alors que la lumière du soleil pâle rampait lentement vers le sommet des dunes qu’elle atteindrait triomphante quelques minutes après son lever, réchauffant un pays tout entier, Yassir avait fermé derrière lui la vieille porte de leur maison désormais vide. Il savait qu’il n’y reviendrait pas et qu’à moins de son occupation par un quidam qui s’y installerait, elle ne serait plus qu’une ruine d’ici quelques années.
Son grand-père l’avait construite de ses mains, il y a bien longtemps. C’est là que Yassir avait grandi, joué, appris, et depuis trois jours, beaucoup pleuré.
Comme le voulait la tradition musulmane, on l’avait enterré dès le lendemain de son décès. Le vieux était un peu sauvage et il n’y avait pas eu grand monde pour lui faire ses adieux. Yassir s’était retrouvé seul en moins de 24 heures. Il avait presque 17 ans, selon ce qui était écrit sur son acte de naissance, qu’il avait trouvé dans la vieille besace d’écoliers en cuir dans laquelle son grand-père gardait tout ce qui lui semblait précieux. Avec, il y avait une enveloppe avec 450 euros et 700 dinars tunisiens. Les économies de toute une vie. Il y avait aussi l’acte de décès de ses parents qu’il rangea avec celui que lui avait remis le fossoyeur au cimetière.
Il avait mis quelques affaires personnelles dans la besace, avait laissé la clé sur la porte, comme une invitation à faire sienne cette masure pour celui qui passerait par là. Il avait gagné à pied l’arrêt de bus pour le nord, comme le vieux lui avait dit de faire.
« Va jusqu’à Tunis et là essaie de prendre un bateau pour la France. C’est pour ça que je t’ai appris le français. Ensuite, cache-toi jusqu’à ce que tu sois arrivé à Marseille. Débarque sans te faire remarquer et une fois le bateau repartit, va voir la police et dis-leur que tu es orphelin. Donne-leur ton acte de naissance, l’acte de décès de tes parents et le mien et ils ne pourront pas te renvoyer ».
Comme toujours, Yassir avait obéi à son grand-père, sans réfléchir. Il quittait aujourd’hui le monde d’innocence qui avait été le sien jusqu’à ce jour.
« Une famille dysfonctionnelle », c’est comme ça que l’on appelait le contexte dans lequel Ève avait vécu jusqu’alors. Sa mère vivait comme une adolescente et son père ne l’avait jamais reconnue. Son demi-frère Kévin, son ainé de 5 ans, sortait juste de prison pour vol de voiture. Depuis deux ans, elle était dans un foyer d’accueil. Ce n’était pas qu’elle s’y trouvait mal, mais ce n’était pas non plus le « Pérou ». Elle venait de fêter ses 15 ans, elle n’avait jamais eu de petit copain, elle avait de l’acné et tout le monde se moquait d’elle.
Une fois de plus, elle attendait dans le couloir du tribunal pour enfants de Toulon. L’endroit ressemblait à tous les bâtiments administratifs de France, impersonnels et intimidants en même temps.
La première fois, alors qu’elle n’avait que 11 ans, elle avait eu très peur du mot « juge ». Le juge, c’est celui qui envoie les gens en prison, voire pire. Elle avait imaginé un stratagème pour maitriser son angoisse. Elle serait la spectatrice d’une série télévisée. « Tout cela en fait n’est pas vrai, c’est à la télé… pas la réalité. Cela ne me concerne pas vraiment ». Elle n’avait donc pas dit un mot et depuis elle subissait simplement les décisions qui se prenaient à son sujet. Elle ne donnait en fait jamais son avis et ne répondait que rarement et par oui ou par non uniquement.
C’était sa cuirasse, à elle. Sa protection. Elle se retranchait derrière son silence comme d’autres au foyer derrière leur colère ou leur clownerie. Mais en fait, elle avait compris depuis longtemps que tous avaient aussi peur qu’elle.
L’éducatrice assise à ses côtés avait abandonné l’idée de la faire parler. Elle relisait des notes dans son dossier. Enfant calme, bon comportement en groupe, placement en famille d’accueil suggéré, pas de réponse… souhaite voir son frère sorti de prison en janvier dernier… visite médiatisée envisagée…
Ève avait le regard dans le vide. Elle essayait comme d’habitude d’échapper par le rêve à cette réalité qu’elle refusait de considérer comme sienne. « En vérité, je ne suis pas là, je suis ailleurs et je vois ça comme à la télé… cela ne me concerne pas… »
Elle se leva quand le greffier les appela et entra dans le bureau du juge.
L’homme avait une bonne tête et sentait le tabac à pipe. Ses cheveux blancs et abondants lui donnaient un air de Robinson Crusoé, mais ses lunettes rondes turquoise le faisaient ressembler plus à un clown qu’à un naufragé.
La naufragée, c’était elle, dans un monde qui ne savait pas quoi en faire.
— Bonjour, Ève, comment vas-tu ?
— …
— Je vois que tu es toujours aussi loquace. Bien, peut-être voudras-tu me parler plus tard. Nous sommes là aujourd’hui pour voir avec toi si tu serais heureuse de revoir Kévin.
Le regard d’Ève s’embruma soudain et elle s’avança sur sa chaise en regardant le juge dans les yeux pour la première fois. Se pouvait-il qu’il la laisse voir Kevin bientôt ? Qu’elle reparte avec lui et qu’ils s’en aillent loin de là ?
— Il m’a fait un courrier que j’ai ici. Il est sorti de prison et il a commencé une formation. Il semble qu’il ait décidé de changer de vie. Il me demande s’il peut te rencontrer. Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est si toi tu souhaites le voir ?
— …
— Tu ne dis toujours rien ?
Elle aurait aimé hurler de joie, mais aucun mot ne lui venait. Le juge pour enfant la regardait perplexe. Devait-il faire entrer Kévin ? Il voyait qu’Ève était agitée et ne savait pas comment interpréter son silence. Il jeta un œil à l’éducatrice et, d’un signe de tête, l’invita à intervenir si elle avait une idée.
— Est-elle toujours aussi causante ? lui demanda-t-il avec un petit sourire envers Ève.
— Elle n’est pas bien bavarde en effet, répondit l’éducatrice, mais je l’ai déjà entendue crier sur ses camarades du foyer quand elle le veut. De plus, Ève a exprimé plusieurs fois le désir de voir son frère.
— Bien, nous allons donc lui demander d’entrer.
Il fit signe au greffier qui se leva et sortit du bureau. Se pouvait-il que Kevin soit là ? Ils ne s’étaient pas revus depuis plus d’une année. Elle avait appris lors d’un des rares weekends où sa mère l’avait accueillie chez son nouveau copain que son frère avait été arrêté pour vol de voiture. Depuis, plus rien.
La porte s’ouvrit, et le greffier entra, suivi de Kévin. Ève sauta de sa chaise et se jeta dans les bras de son frère. Elle sanglotait sans retenue. C’était si bon de voir enfin quelqu’un qui l’aimait et qu’elle aimait. Alors que l’éducatrice allait intervenir, le juge lui fit signe de ne pas bouger. Il avait vu ce qu’il voulait voir. Il fit mine de prendre quelques notes pour leur donner encore un peu de temps. Après quelques minutes, il se racla la gorge et leur demanda de s’asseoir.
En sortant du bureau du juge, il s’était senti à la fois heureux d’avoir vu Ève et écrasé de tristesse de devoir la laisser entre leurs mains. Il se considérait comme responsable de ce qui arrivait à sa petite sœur. Il n’avait pas été là pour elle. Il aurait dû la sortir de là… si seulement il n’avait pas fait toutes ces conneries, ou peut-être si simplement il ne s’était pas fait chopper ?
En attendant, il fallait rattraper le coup. Il devait assurer avec sa formation et se trouver un appartement assez grand dans lequel il pourrait prendre sa sœur avec lui. Cela ne serait pas simple avec les 570 euros qu’il recevait par mois en tant que stagiaire, mais il trouverait une solution. Ils allaient de nouveau être une famille.
Il sentait aussi une colère grandir dans son cœur à l’égard de leur mère. Comment avait-elle pu laisser emmener sa sœur dans un foyer ? Et pourquoi ne la prenait-elle pas le weekend ?
À cause d’un mec de plus qu’elle avait rencontré en boite. Ève lui avait dit qu’il avait 10 ans de moins que leur mère et qu’il était lui aussi divorcé. Il n’était pas méchant, mais il avait ses deux enfants un weekend sur deux, alors il ne voulait pas d’une adolescente qui faisait la gueule dans les pattes l’autre weekend après avoir bossé toute la semaine à l’arsenal.
Ils avaient donc espacé les entrevues et pour finir, depuis quatre mois, elle n’avait pas quitté le foyer.
Kevin se dit qu’il devait faire quelque chose, mais que pour l’instant, le mieux, s’il voulait récupérer sa sœur, était de faire ses preuves devant le JAP1 et devant ce juge des enfants. Pour ça, il devait réussir ses examens.
Il avait rendez-vous avec Thomas qui l’aidait dans ses devoirs. Ils s’étaient rencontrés en prison où Kevin l’avait aidé à ne pas s’attirer trop d’ennuis. Après leur sortie, ils s’étaient revus et étaient devenus amis. Depuis, Thomas l’aidait pour sa formation.2
Ils avaient pris l’habitude de se voir à la bibliothèque une à deux fois par semaine et Kévin ne voulait pas être en retard. Ils se retrouvèrent et commencèrent par manger un sandwich avant de travailler le devoir de Français de Kévin.
— Tu as l’air bien songeur, lui dit Thomas.
— Ce n’est rien, je viens de revoir ma sœur pour la première fois en 15 mois, et c’était dans le bureau d’un juge.
— Tu as une sœur ? Tu ne m’en avais jamais parlé.
— Je n’avais pas envie de parler de ma sœur à un « dealer », dit Kevin avec un clin d’œil qui voulait adoucir son propos, bien qu’il eût exprimé le fond de son cœur.
Thomas rougit. Il avait encore une honte tenace qui le rongeait quand il pensait à son séjour en prison. Mais il ne pouvait en vouloir à Kevin. Lui non plus n’aurait pas parlé de sa sœur à un « dealer ».
— Où est-elle aujourd’hui ?
— Elle est en foyer sur Toulon, je fais des démarches pour la voir, mais c’est compliqué. Tu sais, ma mère ne pouvait plus me gérer et j’ai quitté la maison, mais le plus dur, c’était de laisser ma sœur avec une femme qui se prenait elle-même pour une gamine. Moi, je n’avais que dix-sept ans et je ne pouvais pas m’occuper d’une fillette de 12 ans. Aujourd’hui, je voudrais qu’elle vienne vivre avec moi, mais c’est vraiment dur. Depuis que je suis sorti de taule, c’est comme marqué à vie sur mon front ! Tout le monde se méfie… même toi tu te méfiais.
— Oui, je me tape la même honte, moi aussi. Tu t’es fait piquer comment ?
— Les keufs m’ont chopé deux semaines après mes dix-huit ans. Ils ont attendu que je sois majeur pour être sûr que j’aille en taule, m’a dit l’un d’entre eux. Ils me filochaient depuis six mois.
— Ce n’est pas juste.
— Il n’y a rien qui soit juste mec ! Tu te crois dans le monde des « Bisounours » !
— Quand je vois ça, dit Thomas en lui tendant le journal du jour, je ne crois pas, en effet que nous vivions dans le monde de « Bisounours ».
Kevin lut le gros titre du « Nice Matin ». « Nouvel attentat terroriste à Tunis. 21 touristes étrangers tués »…
Nice Matin du 19 MARS 2015.
« Le plus grand musée tunisien, proche du Parlement dans la capitale Tunis, a été attaqué par plusieurs hommes armés le 18 mars. Alors que le bilan n’est pas encore définitif, plusieurs touristes ont été tués. Ce sont les premiers étrangers visés depuis le début des « Printemps arabes », dont la Tunisie était le pays pionnier.
Hier à la mi-journée, deux terroristes armés de fusils d’assaut Kalachnikov et de grenades, et portant des ceintures explosives remplies de semtex ont tenté de s’introduire dans le parlement tunisien, où ont lieu des auditions sur la loi antiterroriste. Les assaillants ont été repoussés et les députés évacués.
Les attaquants se sont ensuite dirigés alors vers le musée national du Bardo, voisin du Parlement, et ont ouvert le feu sur des touristes qui descendaient d’un bus avant de les pourchasser à l’intérieur du bâtiment, où se trouvait une centaine de visiteurs. Ils s’y sont retranchés en retenant plusieurs otages. Aux alentours de 15 h 30, les forces de l’ordre tunisiennes ont donné l’assaut du musée. Les deux terroristes ont été tués pendant l’opération et les otages libérés.
Au final, on dénombre 24 morts, soit 21 touristes étrangers, un agent de la brigade antiterroriste et deux terroristes et 45 blessés. Parmi les victimes, plusieurs proviennent de deux navires de croisière en escale à La Goulette, le Costa Fascinosa et le MSC Splendida, ce qui conduit les compagnies propriétaires à suspendre leurs escales à Tunis.
Au lendemain de l’attentat, le chef du gouvernement tunisien, Habib Essid, dévoile au public l’identité des deux terroristes de nationalité tunisienne : Yassine Labidi, originaire d’un quartier populaire de Tunis, et Jabeur Khachnaoui, originaire de Kasserine ; il annonce également l’arrestation de neuf suspects.
L’attentat a été revendiqué par l’État islamique, qui indique que la cible n’était pas le Parlement, mais bien le musée du Bardo et ses visiteurs étrangers. Pour le journaliste David Thomson, la Tunisie est devenue une cible de l’État islamique, mais, pour le gouvernement tunisien, « il y a une difficulté à reconnaitre que l’État islamique est présent sur son sol, au sein d’un groupe djihadiste dont la stratégie est d’attaquer les intérêts occidentaux et le tourisme, un des poumons de l’économie tunisienne ».
Dans une interview téléphonique diffusée en direct sur la chaine française France 24 quelques heures après l’attentat, le président Béji Caïd Essebsi déclare en français : « C’est un acte sans précédent dans l’histoire de la Tunisie […] Ces gens-là ont voulu nous attaquer sur le plan du tourisme et de la culture […] Je remercie tous les chefs d’État m’ayant contacté pour me présenter leurs condoléances et m’assurer de la solidarité de leur pays […] Les terroristes salafistes djihadistes ont été identifiés […] Nous allons prendre toutes les mesures pour que cette éventualité ne se reproduise plus […] Cette attaque n’a pas de lien avec la situation actuelle en Libye. Une intervention militaire internationale en Libye n’améliorerait pas le problème et ne peut que l’aggraver ».
1 Juge d’application des peines
2 Voir du même auteur : “J’étais ailleurs”
Il était à Tunis depuis deux heures et n’arrivait pas à croire qu’une telle ville puisse exister. En arrivant au petit matin à la gare routière au sud de Tunis, il s’était senti happé par la foule comme par un monstre géant. Une sorte de bête terrifiante formée d’organismes à la fois individuels et soumis à une volonté supérieure. Chacun se croyait libre certainement, mais tous obéissaient à quelques puissances invisibles qui les privaient de liberté. C’était comme une sorte d’immense fourmilière peuplée de gens qui ignorent qu’ils ne sont rien individuellement. Ce n’était pas comme cela aux portes du désert.
Rien ici n’était comparable à chez lui. Pas de point de repère, pas de sourire, ni une odeur qui aient pu créer en lui un sentiment d’appartenance si ce n’est un semblant de sécurité. Tout lui semblait inconnu et inquiétant. Cela aurait bien pu être un autre continent, s’il n’avait su qu’il était, hélas, toujours en Tunisie.
Un bus qui démarrait fit rugir son moteur dans un nuage bleuté de gaz d’échappement. Les gens autour s’écartaient à la dernière seconde alors que le chauffeur semblait ignorer qu’il roulait au milieu d’une foule compacte.
Yassir demanda à un homme qui semblait moins pressé que le reste de la populace la direction du port. Celui-ci rigola et lui dit :
— Tu n’as qu’à suivre tous les jeunes, ici, le matin, ils ne vont pas à l’école, ils vont au port !
Yassir ne comprit pas, mais commença à marcher pour sortir de la gare routière. Il remontait vers le nord, vers la mer, vers la France. Après deux heures d’une marche harassante, il trouva un groupe de jeunes gens, un peu plus vieux que lui, agrippé à un grillage. Il se fraya un chemin et découvrit enfin la mer au loin. En contrebas, plusieurs cargos et un bateau de croisière étaient amarrés. Des grues immenses semblaient danser dans un ballet invraisemblable, pour charger ou décharger des marchandises en provenance ou en partance pour tous les coins de la méditerranée. Des bus venaient charger leur cargaison de croisiéristes pour les emmener au pas de charge visiter les souks, les palais, les musées de Tunis. Certains ne descendaient pas aux escales de peur d’être oubliés dans un pays « sous-développé », ou simplement par paresse de devoir faire l’effort intellectuel de découvrir autre chose.
Il sourit béatement et regarda un autre adolescent qui semblait, contrairement à lui, blasé de ce spectacle fantastique.
— Je veux traverser, dit Yassir.
— On le veut tous.
— Tu es aussi arrivé ce matin à la gare routière ?
— Non, je suis né à Tunis.
— Toi aussi tu veux partir ?
— Bien sûr que je veux partir ! Tu sors d’où toi ?
— Je viens de Douz, je m’appelle Yassir.
— Encore un « blédard » qui veut partir pour la France !
— Moi, je ne veux pas, mais je l’ai promis à mon grand-père.
— Alors là, mon gars, tu n’es pas près d’y arriver. Depuis que j’ai le Bac, je viens tous les jours ici, et je les regarde partir, mais il n’y a jamais personne qui arrive jusqu’au bateau. C’est trop bien gardé. Le seul moyen, c’est d’avoir un visa de touriste et ensuite de rester en France sans papier. Mais avec la gueule de « blédard » que tu as, tu n’es pas près de l’avoir ton visa de touriste !
— Tu as déjà essayé de passer ?
— Non, j’attends le bon moment.
— Tu as un plan ?
— Oui.
— Tu vas faire comment ?
— Je ne vais pas te le dire, quand on dit son plan, un autre le fait et ensuite ils comprennent la combine et ils renforcent la sécurité. Et alors il faut trouver un autre plan, ou avoir de l’argent pour payer un passeur.
— Payer un passeur ?
— Oui, payer un gars qui va te faire passer dans la zone portuaire et t’aider à trouver un bateau qui va sur la France ou sur l’Italie. Mais ça coute vraiment trop cher pour des gars comme toi ?
— Mais moi j’ai des euros. Je peux payer.
— Tu es fou de dire ça à n’importe qui, et ici ! Tu risques de te faire dépouiller en moins de temps qu’il le faut pour le dire. Ne dis à personne que tu as de l’argent.
Yassir le regarda, penaud.
— Tu as mangé ? Moi j’ai faim, alors si tu veux on va manger un morceau et je t’explique comment ça marche. Je peux peut-être te trouver un passeur.
Ils partirent tous les deux vers la basse ville et le port de pêche où ils mangèrent un copieux déjeuner aux frais d’Yassir, trop heureux d’avoir trouvé une piste pour se rendre de l’autre côté de la mer.
— Comment t’appelles-tu déjà ?
— Yassir, j’ai 16 ans, mais bientôt 17. Et toi ?
— Medhi. J’ai 19 ans.
— Tu as dit que tu avais un bac ? C’est quoi ? Un bateau pour traverser ?
— Tu viens vraiment du bled toi ! Le Bac c’est un diplôme, quand tu vas au lycée. Ensuite, tu peux aller à l’université, et tu peux devenir quelqu’un… du moins en théorie.
— Et toi tu es allé à l’université ?
— Non, je n’ai pas d’argent pour ça. Mais j’ai déjà le Bac.
— Alors pourquoi veux-tu aller en France si tu es devenu quelqu’un ? demanda Yassir à son nouvel ami.
— Parce qu’ici, je ne suis rien et qu’ici il n’y a rien à faire pour devenir quelqu’un. Qu’est-ce que tu veux faire dans ce pays ? Travailler pour les hôtels à touristes de Djerba, être payé une misère à faire des courbettes à des gens qui se payent des vacances au rabais, mais qui se prennent pour des « pachas », parce qu’ils sont dans un hôtel « 4 étoiles made in le bled ».
Mon frère travaille dans leurs hôtels. Les touristes le traitent comme un larbin sous prétexte qu’ils lui donneront un ou deux dinars de pourboire. Et lui il leur fait des salamalecs, des « oui Madame, bien sûr Monsieur, une serviette propre pour le petit » ? Pour eux, il est transparent, il n’existe pas, il fait partie des meubles.
Mon frère, il a un Bac de science économique et il a fait cinq ans à la Fac, et il fait le larbin pour des touristes qui en France sont syndiqués pour le respect de leurs droits d’ouvrier, mais qui ici, méprisent ceux qui travaillent pour les accueillir. Il gagne en un mois ce qu’eux gagnent en trois jours. Il ne peut pas subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants alors, ils vivent tous à la maison, chez mes parents. Moi je n’ai plus de chambre, je dors sur le canapé avec mon petit frère.
Alors je n’ai qu’une envie : passer de l’autre côté de la méditerranée ! Je veux, moi aussi, gagner assez d’argent pour partir en vacances, mais pas ici, chez eux, et de leur filer, moi, des pourboires pourris pour qu’ils me servent comme des larbins !
Et toi, pourquoi veux-tu y aller en France ?
— Je te l’ai dit, c’est pour obéir à mon grand-père. Il est mort il y a 10 jours et il m’a dit d’aller en France, alors j’y vais. Moi je n’ai plus rien ici. Je n’ai pas le bac comme toi, je n’ai pas de famille, je n’ai rien si ce n’est le souvenir de mon grand-père et le respect que je lui porte. Alors je lui obéis. C’est lui qui m’a appris à lire et à écrire, et il m’a aussi appris à parler et à écrire le français et il a économisé pour que je puisse aller en France, mais il ne se doutait pas que c’était si difficile.
— Tu as combien d’argent avec toi ?
— Beaucoup, toutes les économies de mon grand-père. 450 euros et 700 dinars. Si tu veux, je paye le passeur pour toi aussi.
Medhi éclata de rire. Ce qui vexa Yassir qui faillit se lever et partir.
— Tu es vraiment un « blédard » toi. Avec cette somme, tu n’as même pas la moitié de ton passage à toi, et tu veux me payer le mien. Bon, ne te vexe pas, mais il va falloir que tu apprennes qu’à Tunis, tu n’es plus dans le désert.
À ce moment, des sirènes semblèrent improviser un concert dans toute la ville. Les gens, à la terrasse du café où ils étaient attablés, se regardèrent, inquiets.
— Que se passe-t-il ? demanda Yassir soudain agité.
— Je n’en sais rien.
Quelqu’un augmenta le volume du téléviseur sur lequel un flash d’information exceptionnelle était diffusé. Le serveur sortit pour annoncer aux clients de la terrasse qui s’agglutinaient pour essayer de voir l’écran qu’il venait d’y avoir un attentat au musée du Bardo.
L’éducatrice la regarda avec un air sceptique.
— Pourquoi ne veux-tu plus voir ton frère ? C’est le premier rendez-vous au point contact et tu le laisses en plan.
– …
— Tu ne vas pas me répondre une fois de plus. Tu sais, je ne supporte plus ça. On est tous là pour t’aider, moi, le juge, ton frère…
Ève se retourna sur son lit et fit face au mur. Elle ne desserrerait pas les dents quoiqu’il advienne, comme d’habitude.
Si son frère avait vraiment voulu prendre soin d’elle, il l’aurait prise chez lui. Elle refusait de comprendre qu’il ne puisse pas prendre un appartement.
Le juge avait dit que si c’était le cas elle pourrait passer les weekends chez lui, et même peut-être aller vivre avec lui. Mais il était comme tous les autres, il devait la considérer comme un fardeau dont il ne voulait pas se charger. Alors, à lui non plus, elle ne lui parlerait plus.
Thomas entra dans le salon où son père prenait son petit déjeuner avec sa femme.
— Salut Papa, j’aurai besoin d’un service.
— Si je peux, ce sera avec plaisir.
Depuis qu’il savait Borelli derrière les barreaux 3 , Martin avait repris de l’entrain et avait envie de faire plaisir à tout le monde.
— En fait, ce n’est pas pour moi, c’est pour Kevin. Il vient de réussir ses examens et son employeur est décidé à le garder, car il travaille bien. Il lui a fait un CDD jusqu’en septembre. Mais il n’arrive pas à se loger.
— Il habite où en ce moment ?
— Au foyer de jeunes travailleurs de la place d’armes. Mais il ne peut pas y recevoir sa sœur qui est en foyer. Et du coup, ils ne peuvent se voir que dans un « point rencontre » géré par les associations et l’Aide Sociale à l’Enfance. Ni lui ni sa sœur ne supportent plus de se voir dans ce contexte et Ève refuse maintenant de s’y rendre. Elle lui reproche de ne pas la prendre chez lui, mais lui ne peut faire la demande sans avoir de logement adéquat.
— Que veux-tu que je fasse, je n’ai plus l’agence et je ne suis pas en bon terme avec Jean.
— Tu pourrais peut-être essayer quand même après ce qu’il a fait pour nous…
— Je vais voir ce que je peux faire, mais je ne te garantis rien.
— Merci Papa.
— Comment va-t-il à part ça ?
— Il fait aller, tu sais, sa vie est bien plus compliquée que la mienne. Il n’a pour ainsi dire jamais eu de famille et malgré tous ses efforts pour ne pas retomber, il est bien seul. Il a besoin d’argent pour prendre un appartement, mais avec un CDD, c’est une mission impossible. Et puis avec des fiches de paye au SMIC, il ne peut pas prétendre à un loyer au-dessus de 400 euros, et avec ça il ne trouve que des studios. Le juge a dit qu’il lui fallait au moins une chambre indépendante pour sa sœur s’il voulait la recevoir…
— Et si tu lui proposais de venir passer un weekend à la maison avec sa sœur ? Il partagerait ta chambre, et elle dormirait avec Maëva. Je pense que le juge accepterait ça, non ?
— Je ne sais pas, je vais le lui proposer. Merci, Papa, c’est chouette.
3 Voir : « J’étais ailleurs » du même auteur.
Dans l’agitation qui avait suivi l’attentat du musée, tous les touristes avaient voulu quitter la Tunisie au plus vite. Les gens faisaient la queue pour monter dans le premier avion et les tour-opérateurs avaient affrété des vols supplémentaires pour faire face à la panique de leurs clients.
Une frénésie s’était aussi saisie de la zone portuaire où les bus arrivaient pour déverser leur contingent de croisiéristes qui voulaient embarquer au plus vite et se sentir enfin en sécurité à bord des paquebots.
Les services des douanes et d’émigration tunisienne étaient débordés si bien que le lendemain de l’attaque, tous les bus qui avaient été bloqués la veille à cause du bouclage du centre-ville furent admis sans grand contrôle dans l’enceinte du port.
Tout semblait anarchique, comme une fourmilière dans laquelle on aurait mis un grand coup de pied. Au bénéfice de la confusion, Medhi et Yassir en profitèrent pour entrer discrètement dans la zone de déchargement des cargos à la nuit tombée. Ils attendirent là jusqu’à ce qu’ils puissent embarquer sur un caboteur en partance. Ils réussirent à se cacher dans un réduit qui puait la graisse rance et le gasoil.
— Tu crois qu’il va en France ? avait demandé Yassir.
— Comment veux-tu que je le sache ? Mais de toute façon, de Tunis, un bateau comme celui-ci ne peut qu’aller au nord, et au nord c’est la France !
— Ça va prendre combien de temps ?
— Arrête de poser des questions, je n’ai pas de réponse.
— C’est parce que j’ai soif. Si ça dure trop longtemps, on va faire quoi ?
— Écoute, tu voulais aller en France, on est en route, alors arrête de flipper. Le bateau ne mettra pas plus de deux ou trois jours à mon avis. Quand mon oncle vient de France, c’est ce qu’il met. Il part le matin de Marseille et il arrive le lendemain soir à Tunis. Donc s’il faut que l’on ne boive pas et qu’on ne mange pas pendant deux jours, ce n’est pas bien grave. Tu n’as qu’à te dire que tu fais le ramadan.
— Oui, mais pour le ramadan on boit et on mange la nuit…
— C’est bon ! Tu ne vas pas pleurer !
— Non, non… ça va, dit Yassir un peu honteux.
Après un moment de silence, il demanda à Medhi :
— C’est comment la France ?
— Eh bien, c’est chouette. Y a du travail, et en plus, c’est bien payé. Mon Oncle, il a un appartement avec une chambre pour lui et sa femme, et une pour chacun de mes cousins. Il a même un garage !
— Il est mécanicien ?
— Non, il travaille sur les chantiers. Le garage c’est comme une chambre pour y mettre sa voiture.
— Il a une voiture ? demanda Yassir qui pensait que Medhi se vantait un peu.
— Bin oui, tout le monde a une voiture en France. Pour aller travailler. Quand il vient en été, il ramène des cadeaux à tout le monde. Il a même ramené un ordinateur à mon frère pour qu’il puisse parler avec lui sur Internet.
— C’est quoi Internet ?
— T’es vraiment un blédard toi ! Tiens, si un jour on est séparé, prends ça, c’est son adresse et son téléphone. Moi je la connais par cœur. C’est à Marseille, dans le quartier Saint-Jérôme. Si tu y vas de ma part, il y aura toujours un lit pour toi.
— Tu vas faire quoi quand on sera arrivé en France, toi ?
— Allez, arrête tes questions et dors. Comme ça, tu ne penseras plus à ta soif.
Yassir mit l’adresse de l’oncle de Medhi dans son sac, avec ses maigres biens. Il se dit que son grand-père avait eu une bien bonne idée de l’envoyer en France et que lui avait eu une bien bonne idée d’obéir ! Il finit par s’endormir. Il rêva d’un travail, d’une voiture, d’une grande maison où même sa voiture aurait une chambre, la réussite, quoi. Un avenir dont son grand-père, qui avait travaillé si dur pour l’envoyer de l’autre côté de la mer, serait fier !
Il se réveilla, tenaillé par la soif quelques heures plus tard. Medhi ne dormait pas. Le bateau s’était mis à rouler et Yassir se sentit malade.
— J’ai mal au cœur, dit-il.
— C’est parce qu’on est en mer.
— Ça y est ?!?
— On est parti depuis des heures.
— Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas dans la matinée, huit heures peut-être. Je pense qu’on arrivera demain soir. Alors, dors le plus possible.
— J’ai soif. On ne peut pas chercher de l’eau ?
— On ne doit pas sortir de notre cachette, si l’on se fait chopper, ils vont nous jeter par-dessus bord et l ’ on n’entendra plus jamais parler de nous !
— Mais ils ne peuvent pas faire ça !
— En mer, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, surtout avec les clandestins. C’est le risque !
— Je… je ne sais pas nager…
— Allez… Dore, Blédard…
C’était le weekend, et comme tous les weekends, Kevin cherchait désespérément à se loger.
Thomas lui avait annoncé que son père voulait l’inviter chez eux lui et sa sœur si le juge était d’accord. Mais Ève avait refusé. « Soit je viens habiter chez toi, soit je reste au foyer ! avait-elle dit ». Elle était vraiment incroyable !
Il avait été tenté à un moment de reprendre ses « activités » d’avant. En quelques semaines, il aurait assez de cash pour payer la caution d’un appartement et tous les meubles pour s’équiper. Il avait encore en tête les numéros de portable de toutes ses anciennes relations. À chaque fois qu’il passait devant une belle voiture, il pensait à la facilité avec laquelle il pouvait partir avec.
Mais ensuite, comment convaincre un proprio de lui louer un F3 à six ou sept cents euros quand ses fiches de payes étaient au SMIC ?
La secrétaire de la société pour laquelle il travaillait lui avait montré comment se servir de l’ordinateur. Elle le laissait l’utiliser entre midi et deux heures pour surfer sur Internet pour ses recherches d’appartement. Il avait très vite repéré sur le disque dur le dossier dans lequel elle rangeait les fiches de payes qu’elle rédigeait sous Excel. Kévin s’était dit qu’il serait facile de s’en faire quelques-unes avec un salaire de 2000 euros, histoire de faciliter les choses avec un propriétaire.
Tout semblait tellement simple, jusqu’à ce que le souvenir du sursis de sa condamnation lui revienne à l’esprit. S’il retombait, il prendrait au moins deux ans ferme. Que deviendrait Ève en deux ans ? Il ne voulait pas perdre sa sœur. Il avait vu trop de filles paumées dans les rues. Elles finissaient dans la prostitution et la came ! Les rues de Toulon étaient pleines de ces « fantômes », comme ils les appelaient avec ses potes. Il ne voulait pas qu’Ève finisse comme elles ! Il avait alors renoncé définitivement aux magouilles !
Pour cela, il avait décidé de s’éloigner de ses anciens amis et sa copine l’avait laissé tomber. « T’es plus trop marrant », lui avait-elle dit. Il l’avait vu partir et s’en était trouvé soulagé en fin de compte. Elle avait des exigences de sorties qu’il ne pouvait plus assumer s’il voulait économiser un peu d’argent pour se prendre cet appartement.
Il s’était ouvert un peu à Thomas au sujet de ses problèmes. Son ami avait pris son parti de l’aider. Il l’appelait un jour sur deux et ils se voyaient tous les weekends. Ils recherchaient ensemble les offres de locations dans les petites annonces et Thomas ne manquait pas de l’encourager à la moindre occasion.
Son père avait promis qu’il se porterait caution pour son loyer et qu’il lui avancerait l’argent pour prendre un logement dès qu’il en aurait trouvé un.
Mais l’été arrivait et tous les petits appartements étaient réservés à la location estivale. Il allait devoir rester dans le foyer de jeune travailleur de la place d’Armes jusqu’en septembre et il savait qu’il ne pouvait pas y recevoir Ève.
— Monsieur Fenech, je suis le secrétaire du ministère des Affaires étrangères. Je tiens avant toute chose à vous présenter nos plus sincères condoléances, et vous assurer que le ministère ainsi que les services du juge antiterroriste mettront tout en œuvre pour donner des réponses à toutes les familles de victimes de cet horrible attentat.
— Je vous remercie, dit Joseph dans un soupir. Il était arrivé le matin même de Tunis sur un vol spécial organisé par le consulat de France. Depuis l’attentat, il n’avait pas réussi à dormir. Il n’arrivait pas non plus à réaliser que Martha ne le réveillerait plus jamais de sa sieste devant la télé, qu’elle ne lui demanderait plus de l’accompagner pour faire des courses, qu’elle ne le taquinerait plus en le voyant chercher ses lunettes qu’il avait sur le front.
— Monsieur Fenech, nous savons de source sûre que l’attentat est le résultat des tensions entre le gouvernement tunisien et les groupes islamistes qui rentrent par la frontière de Libye. Si la situation politique semblait s’être apaisée depuis les élections présidentielles de novembre 2014, la guérilla djihadiste reste très active en Tunisie. De nombreux groupes islamistes, dont certains ont fait allégeance à DAECH, sont en guerre contre les autorités tunisiennes.
Nous avons pris toutes les dispositions pour…
Joseph ne l’entendait pas vraiment, il se sentait las et ses pensées flottaient comme dans une brume.
Ils avaient fait ce voyage en Tunisie comme un pèlerinage sur les traces de leur enfance perdue. Ils s’étaient offert cela pour leur anniversaire de mariage. 40 ans de vie commune, ça se fêtait ! Ils s’étaient connus pour ainsi dire enfants. Lui avait 6 ans, elle en avait 7. Ils étaient descendus du même bateau en provenance de Tunis, en juillet 1959. C’était la fin d’une époque, la fin d’une vie d’insouciance, et le début de leur grand amour. Ils avaient grandi tous les deux à Aubagne et s’étaient mariés quand il était rentré de son service militaire en 1975 et ils ne s’étaient plus jamais quittés.
— Monsieur le Président Hollande recevra les familles des victimes de cet acte de barbarie à l’Élysée…
Souvent, il essayait de se remémorer le fil des événements de cette journée.
Martha l’avait trainé jusqu’à la station de taxis pour se rendre au musée du Bardo. Allons, ne fait pas cette tête, on ne restera pas longtemps. Elle lui avait souri, comme elle le faisait toujours pour le consoler quand il se laissait convaincre de la suivre dans l’une de ces sorties dont elle raffolait, mais qui l’ennuyaient souvent. Un sourire radieux et espiègle à la fois, qui semblait lui dire : « Ce ne sera pas si terrible, tu vas voir » !
Ils étaient entrés dans le musée juste avant un groupe de touristes français qui étaient arrivés en minibus et ils s’étaient dit qu’ils pourraient peut-être profiter de leur guide pour faire la visite.
Puis soudain, ils avaient entendu les coups de feu dehors. Des gens criaient et couraient dans tous les sens. Martha et Joseph n’avaient pas vraiment compris ce qui se passait.
Le guide du musée, inquiet, avait demandé alors au groupe de s’éloigner de la fenêtre. C’est à ce moment que Joseph l’avait vu arriver dans le couloir. Le terroriste, cagoulé et vêtu de noir, avait commencé à tirer immédiatement. Il n’était pas seul : un autre assaillant l’accompagnait. Ils tiraient dans tous les sens, sur tout et n’importe quoi. Des gens s’étaient mis à tomber par terre comme des pantins désarticulés. Malgré la panique, une femme s’était réfugiée derrière une colonne du musée avec un groupe de personnes. Ils s’étaient aplatis sur le sol, à quatre pattes. Mais cela n’a pas servi à grand-chose. L’un des terroristes avait fait le tour de la colonne et avait tiré dans leur direction. Joseph s’était jeté sur Martha pour tenter de la protéger. Il avait horriblement peur. À chaque détonation, il faisait semblant d’être mort. Il s’était lui-même badigeonné de sang pour que les assassins ne croient pas qu’il était encore vivant. Beaucoup l’avaient d’ailleurs imité. La terreur était palpable. Il se demanda à qui appartenait le sang qu’il avait sur les mains et le visage. Puis tout était allé très vite. D’autres coups de feu, plus nourris, des explosions sourdes, des ordres qui fusaient… La police était enfin arrivée et leur avait fait signe qu’ils pouvaient sortir. Les premiers secours rentraient dans le musée. On a eu de la chance, s’était-il dit alors.
C’est en se relevant qu’il réalisa que Martha ne faisait pas de même. Elle restait appuyée au mur et le regardait en souriant. Toujours ce même sourire radieux et espiègle à la fois, qui semblait lui dire : Ce ne sera pas si terrible, tu vas voir ! Puis ses yeux s’étaient fermés.
— Monsieur Fenech, ça va ? … voulez-vous que je vous apporte un verre d’eau ?
Depuis qu’il avait vendu ses parts à son associé, suite à leurs disputes incessantes, Martin avait réfléchi à ce qu’il allait faire maintenant de sa vie. Jeanne, sa femme, voulait retourner à la Réunion, mais lui ne se sentait pas de vivre « enfermé » dans une ile loin de tout.
Et puis il avait bien compris que Maëva n’accepterait jamais de partir loin de Fabien dont elle était follement amoureuse depuis qu’elle s’était réveillée de son coma4. Et lui, après avoir cru l’avoir perdue à jamais, ne pouvait se résoudre à être si éloigné d’elle.
Il avait aussi besoin de remonter une affaire. Il ne pouvait vivre comme ça, à ne rien faire, et voir ses économies fondre comme neige au soleil. Après avoir cherché une franchise, dans divers domaines dont la plupart lui étaient inconnus, il avait fini par se décider de reprendre l’immobilier. Pour ne pas se mettre en concurrence avec Jean, son ancien associé, il avait choisi de s’orienter vers un marché de niche. La location de biens de très haut de gamme lui avait paru un excellent choix. Il travaillait de chez lui et avait économisé l’investissement d’un local. Il avait ensuite fait appel à un studio de graphisme pour lui créer un site Internet en cinq langues, dont le russe, l’arabe et le chinois.
Depuis, son portefeuille de location s’était bien étoffé et il avait, dans son catalogue, une cinquantaine de biens à louer, à la semaine, au mois et parfois même à la journée, répartis entre Menton et La Ciotat. L’une des propriétés avait été cambriolée deux semaines auparavant et son propriétaire voulait trouver une solution pour que ce genre de chose n’arrive plus. Il y avait à l’entrée du parc l’ancienne maison du gardien qui avait servi de remise à outil au jardinier depuis des années. Martin proposa au propriétaire de la réhabiliter afin de la proposer en location pour un loyer modique en échange d’une présence qui dissuaderait les cambrioleurs. Il avait fait cette proposition en pensant à Kévin bien évidemment et attendait avec impatience une réponse. Les travaux prendraient certainement un mois ou deux, mais cela n’était pas si long. Si son client était d’accord, Martin, en tant que gestionnaire, choisirait lui-même le locataire-gardien.
Ne voulant pas créer de faux espoirs à Kevin, il avait décidé de taire le projet jusqu’à ce que le chantier commence. Il remonta du bureau qu’il s’était aménagé au sous-sol de leur maison pour déjeuner avec Jeanne.
— J’ai eu Fabien au téléphone ce matin, lui annonça-telle. Il aimerait venir te parler.
— Ah bon ? T’a-t-il dit pourquoi ?
— Non, mais je crois savoir.