Alma Viva - Vincent Engel - E-Book

Alma Viva E-Book

Vincent Engel

0,0

Beschreibung

Dans les pas d'un compositeur au destin incroyable !

Venise, 1740. À peine remis de l’échec de son dernier opéra, don Antonio est contraint à un nouveau succès s’il ne veut pas être cloîtré à la Pietà, l’établissement pour jeunes orphelines où il enseigne la musique. D’autant que l’on prétend que sa musique est vieille, sans parler des rumeurs qui bruissent sur les mœurs du vieux prêtre. Son ami l’ambassadeur d’Espagne lui présente alors Lorenzo, qui écrira un livret à la hauteur du défi. Défi multiple, car il s’agira aussi pour le compositeur de sauver certaines de ses élèves les plus douées et les plus jolies. Se mettent alors en mouvement des rouages qui pourraient broyer à jamais le destin du prêtre roux. Ou le conduire à la gloire, une ultime fois…
Ce que l’on sait de la vie de Vivaldi tient en quelques anecdotes, et tout le monde ignore les raisons pour lesquelles il a quitté Venise pour Vienne, où il mourra. Vincent Engel a puisé les confidences du plus célèbre des compositeurs vénitiens dans sa musique ; c’est elle qui lui a dicté les pensées et les gestes de cet amoureux de la vie.

Un roman biographique suivi d'une pièce de théâtre qui dévoilent les secrets de la vie et de l'œuvre de Vivaldi !

EXTRAIT

Maudit nuage… Le compositeur se redresse, rouvre les yeux. La gondole est immobile, Zianni semble s’être mué en pierre. Le soleil revient ; l’air est délicieux. Renoncer ? L’idée n’a été qu’une péripétie dans l’intrigue de sa vie, pour mieux faire rejaillir sa volonté, sa force créatrice.
Il est temps d’affronter ces vieux rabougris de governatori. Ils ne règlent pas la musique à Venise. Dieu ne les écoute pas, sinon pour grimacer. Dieu ne les regarde pas. Comme Antonio, il préfère les jeunes filles de la Pietà, les belles et les moins belles, toutes gracieuses sitôt qu’elles prennent leur instrument entre leurs doigts ou qu’elles offrent leur voix à la musique.
— Allons-y, Zianni. Ne faisons pas attendre ces Signori.
Le gondolier redevient chair et grogne.
— Pas pour eux… Mais j’ai à faire, moi aussi. Il me tarde déjà de retrouver la Pietà…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

[L]es mots [de l'auteur] se laissent lire avec autant de plaisir que se laisse écouter la musique de Vivaldi. - Blog L'Ivre Lecteur

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur de littérature contemporaine à l'Université catholique de Louvain (UCL) et d'histoire contemporaine à l'IHECS, Vincent Engel a écrit de nombreux essais, romans, nouvelles ou pièces de théâtre. Il est aussi critique littéraire et chroniqueur ; à ce titre, il a collaboré avec Le Soir, Victoire (supplément hebdomadaire du Soir) et Mint en radio. Depuis 2014, il collabore avec La Première, en tant que chroniqueur au sein de l'équipe de l'émission CQFD. Chez Ker, il est l'auteur de nombreuses pièces de théâtre, d'un essai ainsi que de plusieurs romans, comme Raphael et Laetitia et Les Diaboliques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 253

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Do not go gentle into that good nightRage, rage against the dying of the light

Dylan Thomas

Sur la Riva degli Schiavoni, à l’aube, quand le soleil ne cherche à plaire à personne, don Antonio arrive presque à oublier ses douleurs. Les vraies, les fausses, qui toutes lui servent d’excuses. Ou d’argument. Il y a des femmes qu’attendrissent un œil humide, une grimace réprimée. De jeunes filles surtout. Et des hommes qui cèdent parce qu’ils se croient alors vainqueurs. Donner à croire que l’on est faible, que l’on est bête ; une forme d’intelligence et de force à laquelle il recourt parfois. Elle lui servira encore, et dans pas longtemps… Non, ne pas penser à eux. Le prêtre aime trop cet instant solitaire, doré et silencieux, où la lagune se déploie, généreuse et gratuite ; une scène d’opéra pour un spectateur unique… Le genre d’œuvre dont rêvent les imprésarios et qu’aucun, jamais, n’aura le courage d’orchestrer. Le pur chef-d’œuvre, pour rien ou pour Dieu seul. Celui que l’on interdit à tous ceux que l’on paie, comme lui, don Antonio, pour chanter les louanges des orgueilleux.

Deo gratia, il y a les putte, ces anges féminines qui illuminent sa vie, dans le silence et la musique, sous les yeux attendris des putti peints a fresco sur les murs. À cette heure, elles dorment encore. Don Antonio frissonne à cette pensée. Lætitia, Dolcetta… Allons. Antonio s’ébroue et avance sur la rive. Il ne doit pas, maintenant, songer à ses jeunes pupilles. Personne n’est là pour l’aider à marcher ni pour l’effrayer. Zianni devrait arriver bientôt. L’aube est l’instant de la sincérité et de la fidélité ; rien de plus sincère et fidèle que les gondoliers. Ils défendent mieux Venise et ses secrets que les armadas du Doge. Et Zianni, à lui seul, est une armada pour le prêtre musicien.

De l’autre côté du bassin, la Douane de Mer bâille encore et la Salute se prend pour un violoncelle. Volutes de pierre, volutes de bois, volutes de son ; tout vole dans cette ville, pour peu que l’on sache humer l’air et boire la lumière. Et don Antonio le sait, mieux que quiconque, quoi que l’on dise. Quoi que l’on tente pour l’empêcher de respirer et de vivre librement.

Les passants sont rares encore. Le petit peuple qui doit s’affairer sans trêve, sinon le frêle dimanche, pour les plus chanceux, au moins les minutes précieuses de la messe, sainte pour le repos qu’elle prodigue, et tant pis s’il faut s’entendre sermonner et reprocher des fautes que l’on n’a même pas eu le temps d’imaginer ni l’idée d’écarter. Si c’est pécher, mieux vaut mourir tout de suite.

Des bateaux somnolent, quelques barques livrent les vivres que les nobles réclameront à leur réveil, dans quelques heures. À Venise, c’est au coucher du soleil que les pendules sont remises à zéro, comme s’il importait d’effacer tous les comptes avant les dérèglements de la nuit, d’offrir aux vrais pécheurs la virginité des pendules, une jeunesse artificielle pour les absoudre. Don Antonio ne les aime guère, ces patriciens, et pas seulement parce qu’ils ne l’ont jamais considéré comme l’un des leurs. Il a pourtant fait plus pour la renommée de la Sérénissime avec sa musique qu’eux tous avec leurs fêtes et leurs fortunes. Pas noble, pas patricien, fils de barbier, authentique musicien pour qui composer est affaire vitale, pas un amusement élégant comme pour Benedetto Marcello le maudit, ou quelque ornement pour son âme distinguée !

Le prêtre violoniste s’arrête. Son cœur s’est mis à battre trop vite, son souffle devient difficile, grince comme des cordes sous l’archet d’un enfant maladroit. Ne pas penser à Marcello ni à ses intrigues, ses perfidies, ses calomnies… Rien ne devrait gâcher ces moments de grâce sur les rives de la lagune. Qu’il dorme dans son palais, l’illustre patricien, dans les relents d’ivresse de quelque bal ou dans l’extase factice d’une foi que seule la terreur de la mort a raffermie. Et qu’il laisse à Antonio la quiétude de l’aube… Lequel cherche dans le souvenir de son ami l’ambassadeur d’Espagne un remède à la vision de Marcello. Antonio a soudain envie de lui rendre visite. Mais à l’instant, ce n’est pas possible.

Un froissement d’eau ; Zianni est précis comme une attaque de violons. Antonio se redresse, ponctue le pizzicato liquide d’un roulement de vertèbres. La vieillesse aussi peut se montrer musicale, pour peu que l’on sache jouer du corps – et Antonio s’est juré de vieillir virtuose. Le gondolier lui tend la main et le prêtre l’accepte par courtoisie, glisse dans la gondole.

— Grazie, Zianni.

Zianni ne dit rien et enfonce sa rame dans l’eau grise et bleue. D’un mouvement du menton, il interroge son passager.

— Au conseil, à quatorze heures. Ces sinistres governatori veulent gouverner… S’ils s’avouaient voleurs ! Je les laisserais voler. Mais ils n’ont pas cette franchise.

Le gondolier écoute et se tait. Ce qu’il pense, seule la lagune le sait. Et un peu Antonio ; le compositeur a l’âme vive comme l’eau. La gondole, malgré l’indication, s’écarte du bord. Pour aller à la Pietà dont il sort, don Antonio n’a pas besoin de Zianni. Ils ont le temps ; le soleil vient de se lever, il reste deux bonnes heures avant l’affrontement avec les administrateurs. Et Zianni ne serait pas surpris si le prêtre décidait de faire attendre l’éminent conseil. Il connaît ses excuses ; une crise d’asthme, quelque fâcheuse boiterie ou, mieux, une subite attaque de sonate ou de concerto.

— Avant cela… reprend Antonio.

Zianni sourit et donne à sa barque l’inclinaison qu’il attendait.

Antonio s’est presque couché, enroulé dans son manteau. Le printemps est frais à l’aube, mais odorant. Dans les jardins, les premières herbes embaument et l’eau garde encore des échos marins, avant que l’été vienne lui prêter ses reflets de cloaque et ses remugles. Le chant des mouettes et le continuo des vagues. Zianni ne va nulle part. Pour l’art de son passager, il tournera lentement au milieu de bassin Saint-Marc, indifférent aux barques et aux navires pressés d’atteindre une vaine destination.

À son réveil, don Antonio s’est cru jeune. Il avait sur les doigts des souvenirs de peau tendre, de parcours sinueux. Qu’avait-il caressé durant sa nuit ? Des hanches de chair ou de bois ? Une certitude : la mélodie jaillie de cette étreinte, pure et céleste. De la félicité comme on n’en peut entendre qu’en de trop rares instants. De celle qui fait sourire Dieu et ses anges. Simplicité… celle dont rêvent les vivants et qui toujours leur manquera, celle dont les morts ne profitent pas alors qu’ils en ont à satiété. Il est possible toutefois d’en approcher, dans le sourire d’une jeune fille, dans le phrasé d’une sonate… Stabat simplex laetitia iuxta mundum inquietum… La perfection ne peut se tenir que là. Pure épure. Et la mémoire ? La plus impitoyable et la plus juste des épures. La postérité ! Il faudrait aller au cimetière pour y songer. Que dira-t-on de lui, de ce prêtre roux qui enchantait les foules avec son violon qu’il maîtrisait mieux qu’un diable son vice ? Et de sa musique, que restera-t-il ? Le public est frivole et la musique est un vol d’oiseaux sauvages. Et les oiseaux toujours reviennent. Que l’on dise au moins que sa musique est sans larme. Même son Stabat Mater est paisible, serein. Il insiste pour que les filles le jouent comme un chant de noces, sans laisser traîner les notes. Et quand les violons reprennent la voix, dum pendebat filius, le Maestro explique : songez que vous êtes au printemps dans un verger, le plus beau qui soit, une paysanne fait la sieste sous un arbre gorgé de fruits dorés et savoureux. Il ne précise pas – l’audace est déjà hardie – que lui l’imagine nue et que les grappes les plus tentantes ne sont pas accrochées aux branches. Certaines pensionnaires rosissent ou voudraient s’indigner, mais le prêtre poursuit : le Christ ne s’est-il pas offert en fruit délicieux pour racheter la pomme de l’Ève imprudente ? Il ne la trouve pas si imprudente, la brave femme, et il a pour elle aussi beaucoup de tendresse. N’a-t-elle pas la première compris les limites d’une volupté routinière ?

Bon an mal an, don Antonio a vécu des sourires de femmes, des ciels tendus sur la lagune. Et des intrigues, des querelles, des machinations. Le monde et son tumulte de guerre factice ; le spectacle mensonger et trompeur de l’arrière-scène pour la joie totale d’un opéra offert au public. Des sourires, des ciels et l’écho de certaines musiques. Et des rires d’enfants dans les ruelles de San Moise, et l’appel lent et grave des gondoliers. De tout cela, nul n’est comptable. Prier, aimer, créer ; trois mouvements, tantôt largo, tantôt allegro. Vivace toujours. La vie fraîche comme les corps riants de ses anges, souple comme sa vieille âme qui en a vu tant… Quant au paradis et à l’enfer, Antonio leur décoche un rire enfantin. Advienne que pourra. Ses amours et ses œuvres auront été ses prières ; il aime les prières cachées dans certains passages ; il prie pour que l’on aime ses pièces et qu’elles ouvrent les cœurs les plus rétifs à la passion.

Il a fermé les yeux pour mieux écouter la lagune. Le mouvement de la gondole est lent et régulier. Peut-être Zianni s’est-il immobilisé. Un instant suspendu… Dans lequel de ses opéras a-t-il imaginé cette suspension ? Farnace ? Griselda ? Trois secondes tout au plus, mais qui semblent une éternité au public, gêné, surpris dans ses rumeurs comme un chanoine dans l’exercice de son vice. Dans les coulisses, don Antonio avait ri. Sans bruit, bien sûr. Petite consolation pour les misères infinies, microscopique victoire pour se consoler des défaites qu’impose le métier d’imprésario. Plus jamais. Toujours. Plus jamais ces fourberies, ces intrigues, ces prétentions, ces orgueils, ces susceptibilités, ces soucis d’argent, ces combats contre l’incompétence, cette quête constante de la surprise et de la nouveauté pour un public capricieux. Toujours pour la métamorphose de cette soprano stupide et arrogante en impératrice éplorée et émouvante, de ce ténor fat en héros magnanime, pour la grâce d’un tableau qui émeut le plus rustre des publics, pour ce geste divin par lequel lui, don Antonio, captive une audience, pauvres et riches mêlés, l’enlève à sa vie, à son monde, et le plonge dans un univers illusoire et pourtant le plus vrai, le plus beau, le plus juste – jusqu’à ce que retombe le rideau.

Un nuage passe dans le ciel. Derrière ses paupières closes, Antonio le perçoit comme il le fait pour une infime fausse note. L’opéra ; il est bien fou de s’y commettre ! Après son dernier échec, plus jamais. Il y a perdu trop d’argent, trop d’énergie. On a ri de lui dans les salons. Mais qu’est-ce qu’un faux pas en regard de tant de triomphes ? Rien. Tout.

Maudit nuage… Le compositeur se redresse, rouvre les yeux. La gondole est immobile, Zianni semble s’être mué en pierre. Le soleil revient ; l’air est délicieux. Renoncer ? L’idée n’a été qu’une péripétie dans l’intrigue de sa vie, pour mieux faire rejaillir sa volonté, sa force créatrice.

Il est temps d’affronter ces vieux rabougris de governatori. Ils ne règlent pas la musique à Venise. Dieu ne les écoute pas, sinon pour grimacer. Dieu ne les regarde pas. Comme Antonio, il préfère les jeunes filles de la Pietà, les belles et les moins belles, toutes gracieuses sitôt qu’elles prennent leur instrument entre leurs doigts ou qu’elles offrent leur voix à la musique.

— Allons-y, Zianni. Ne faisons pas attendre ces Signori.

Le gondolier redevient chair et grogne.

— Pas pour eux… Mais j’ai à faire, moi aussi. Il me tarde déjà de retrouver la Pietà…

La gondole de Zianni avance lentement vers la Pietà et le conseil dont les membres doivent commencer à arriver, protocolaires et compassés. Autant de petits points d’orgues qui se prennent pour des opéras, songe le prêtre, ragaillardi.

Il reconnaît l’abord de l’Ospedale au son de la rame sur l’eau. Il a fermé les yeux depuis quelques minutes et feint de dormir. Il s’est offert un rendez-vous innocent avec Maria, sa plus brillante violoncelliste, tandis que Zianni rame et rêve. La gondole frôle le quai et s’immobilise. Maria s’évapore. Bientôt, d’ailleurs, elle sera partie ; son mariage a été arrangé. Dans deux mois, elle quittera la Pietà. Gagnera le rang de dame et renoncera à la musique, à don Antonio. Quel gâchis…

— Avez-vous encore besoin de moi ? demande Zianni tandis qu’il aide don Antonio à monter sur la rive.

Après cette rencontre, même s’il en sort victorieux, le prêtre musicien amoureux sera épuisé et n’aura qu’une envie : regagner son studio et l’une ou l’autre de ses élèves.

— Non, Zianni, je te remercie.

Il lui glisse une pièce dans la main et s’éloigne à pas lents.

Ces governatori, il les hait. Que Dieu lui pardonne, mais c’est ainsi. Ils sont chargés de combattre ceux qui, jour après jour, se dévouent pour les jeunes filles qui leur sont confiées. Et que ces maudits conseillers ne viennent jamais voir, qui ne sont que le prétexte à l’importance de leur charge, la chair dont se repaît leur orgueil incommensurable. Petits signori voulus par le Doge, sans doute, mais ce ne serait pas la seule mauvaise idée que cet homme impose à la Sérénissime – quelle que soit l’identité de celui que coiffe la corne ducale. Et si les espions grouillent, nul ne peut encore lire les pensées du prêtre. Ni les espions ni personne, sinon de rarissimes amis, et parfois un aveu que le plaisir lui arrache et qui glisse dans l’oreille d’une de ses filles. Il n’y a qu’avec ses amis, les filles et la musique que don Antonio ne triche pas. Pour le reste du monde, le prêtre se compose des masques et en change aussi vite qu’il effectue un trille sur son violon. Mais ce faisant, il se contente de se mettre au diapason d’une ville qui a fait du mensonge une preuve de son existence.

Quant à Dieu, don Antonio serait bien étonné qu’il perde son temps à s’occuper de ce théâtre permanent, sinon pour se divertir…

Il a retrouvé sa posture d’homme perclus à qui toute sortie est une épreuve, tout déplacement une souffrance. Son souffle, lorsqu’il pénétrera dans la salle des audiences, sera celui d’un malade, d’un mourant presque. D’un homme qui, depuis sa naissance, mendie au ciel l’air pour survivre et qui, depuis soixante années passées, a toujours puisé dans l’azur ce dont il avait besoin. Les quatre imposantes volées de marches lui donneront les airs que ses talents de comédiens ne suffiraient pas à rendre convaincants.

Quand la porte s’ouvre sur la salle du conseil, il les aperçoit tous. En un survol, il les a reconnus et jaugés ; rien à attendre d’eux. Ils sont venus faire des économies et feindront de parler d’art et de religion. Tous les regards se sont tournés vers lui ; don Antonio y lit beaucoup de mépris, un peu de crainte aussi. Aucune compassion, encore moins de sympathie. Il se courbe presque jusqu’à en toucher les genoux pour tousser et sort un mouchoir pour s’essuyer la bouche d’une main tremblante. La crainte disparaît des regards et le dégoût s’ajoute au dédain.

Il s’avance avec peine vers un fauteuil qu’on lui tend charitablement et dans lequel il s’effondre avec un râle de mourant. Silencieux comme des officiants de funérailles, les conseillers s’asseyent à leur place, autour de l’énorme table rectangulaire dont le prêtre occupe un bout, et le président de l’auguste assemblée l’autre, à dix mètres. Les plus mauvais comédiens s’adjugent la place des spectateurs et le prêtre se retrouve sur la scène, la sellette, l’échafaud. Mais s’ils veulent du spectacle, don Antonio va leur en donner.

Le président s’éclaircit la voix tandis que don Antonio s’éponge le front et peine à retrouver son souffle.

— Carodon Antonio…

Caro… songe in petto le convoqué. Charogne…

— Nous vous remercions d’être venu…

Pouvait-il agir autrement sans offrir sur un plateau le motif de son renvoi ? Première phrase, premier mensonge.

— Vous savez qu’il convient de renouveler notre convention…

Convenons, convenons… Insensiblement, don Antonio se redresse sur sa chaise. Il glisse son mouchoir dans une poche et appuie ses mains sur le plateau de bois. Ses doigts, presque à son insu, se mettent à pianoter.

— Vous nous avez demandé de prolonger notre entente aux mêmes conditions.

Un conseiller se permet un raclement de gorge et, à l’invite du président, ose une parole.

— Pour être précis, Éminence, ilMaestro a émis l’hypothèse d’une augmentation…

L’hypothèse !

— C’est exact, lance-t-il sans avoir été invité à parler, et personne ne semble remarquer la fermeté d’une voix qui feint toujours la souffrance. Ma maladie exige des soins de plus en plus coûteux. Mais soyez assurés qu’elle ne contrarie en rien mon travail.

Index, majeur, index, annulaire ; une petite phrase qu’il faudra reprendre tout à l’heure.

— En êtes-vous si sûr ?

— De quoi, honorable président ? Du coût des soins ou de mes capacités à assurer mes obligations ?

— Des deux.

Au ton, don Antonio mesure la détermination des governatori à imposer leurs conditions.

— Aussi sûr que possible, éminence. Dieu m’en est témoin, je souffre sans faillir.

Peu de chance qu’ils exigent la comparution du témoin invoqué.

— Nous avons toutefois des appréhensions.

Don Antonio ne dit rien, mais plisse les yeux, qu’il garde fixés sur le président.

— Votre dernier opéra a été un échec cuisant.

Le compositeur grimace. S’ils portent le fer aussi franchement…

— C’est vrai. Mais citez-moi un compositeur de cette ville ou de toute l’Italie qui n’a pas connu de revers. Le public est imprévisible. Une rumeur mal intentionnée, une nouvelle de guerre ou la crainte d’une épidémie… Et, que je sache, cet échec n’affecte en rien le vénérable Ospedale dont vous avez la charge.

— Pas tout à fait. Certes, nous ne nous égarons pas dans ces productions dispendieuses et préférons réserver nos efforts à la sainte mission qui nous est confiée…

Don Antonio commence à fulminer. Ne pas perdre son calme, ne pas leur faire l’hommage de sa colère, ne pas leur rappeler qu’ils seraient les premiers furieux si don Antonio ne s’arrangeait pas pour leur procurer les loges où ils invitent leurs maîtresses.

Une autre voix s’élève. Don Pedro Guarnan, le doyen de l’assemblée, un patricien proche de Marcello.

— Votre insuccès nous touche, don Antonio. Les opéras que vous composez et produisez vous prennent non seulement beaucoup de temps et d’attention, mais ils influent aussi sur la renommée de notre institution.

Il est loin le temps où ces mêmes juges se gargarisaient des échos que la presse donnait des concerts à la Pietà ! « Dimanche, les jeunes filles du chœur de la Pietà firent entendre aux vêpres une symphonie d’instruments placée à chaque angle de l’église avec une telle harmonie et une telle nouveauté d’idées qu’elles en rendirent les merveilles extatiques et firent supposer que de telles compositions venaient du ciel plutôt que des hommes. » Le compositeur connaît la coupure par cœur. « Du ciel plutôt que des hommes » ! Quand il l’avait lue, trente ans auparavant, il avait déjà eu la certitude qu’un jour, on lui ferait payer ces éloges. Et voilà…

— Votre musique semble avoir… vieilli.

Don Antonio serre les dents et prie pour que l’indignation qu’il ressent ne vienne pas rosir ses joues. Rien n’a le droit de vieillir à Venise ; mieux vaut mourir. Du neuf, toujours du neuf ! « Une telle nouveauté d’idées » ! Don Antonio se redresse pour faire diversion.

— Et puis…

Le reste, il le devine. Ce ne sera qu’une litanie médiocre de petits coups de grâce. Tous y vont de leur crachat.

— Des rumeurs sur certaines relations avec des femmes…

— Votre état de prêtre…

— Et les leçons que vous annulez…

— Vos voyages…

Piano, Antonio, piano. Il se met debout et respire profondément. Qui a vu un opéra où le héros se laissait assassiner sans se battre, injurier sans venger son honneur ?

— Signori, vous semblez oublier que votre Ospedale est considéré comme le meilleur de toute la ville, et donc du monde, que sa réputation dépasse largement les frontières et qu’elle amène chaque année nombre de voyageurs étrangers, dont le Doge en personne regrette parfois qu’ils ne lui fassent pas l’honneur d’une visite…

— Nous ne l’oublions pas, don Antonio, et c’est d’ailleurs pour cela que…

— Je n’ai pas fini. Cette réputation, à qui la devez-vous ? À moi et à nul autre.

Certains feignent de s’offusquer.

— Par deux fois déjà, vous avez suspendu mon contrat. Non parce que j’aurais commis des fausses notes, mais parce que vous gérez mal vos finances. Qu’y puis-je ? Et pensez-vous qu’il faille porter le fer des économies dans les seuls flancs qui peuvent vous apporter du crédit ? Mais si vous estimez que je deviens un obstacle, chassez-moi…

Brouhaha de protestations. Rien ne les choque davantage qu’une vérité inavouable proclamée à la face du monde. Le président tente de calmer l’assemblée. Don Antonio sait cependant que son orgueil, une fois de plus, l’a trahi ; peut-être aurait-il dû feindre la bêtise, ne pas céder à la tentation. Mais quand l’acte est joué, il faut l’assumer et suivre le drame jusqu’au dénouement.

— Il n’est pas question de vous congédier ! Nous vous demandons simplement de faire preuve d’un peu plus d’assiduité et d’être plus raisonnable dans vos prétentions financières. Ne voyagez plus, consacrez-vous entièrement à vos pupilles et à notre institution. Comme vous le dites si bien, elle est la fierté de Venise ; pourquoi ne vous en contentez-vous pas ? Ces opéras, ces déplacements…

— Ce sont aussi vos ambassadeurs ! Bien sûr, il arrive que l’on échoue. Mais si vous pointez l’échec, dressez aussi la liste des succès ! Les jeunes et les inventeurs se trompent plus souvent que les vieillards, lesquels ont garde de risquer leurs beaux acquis et leurs chères certitudes. Je me suis trompé sur cet opéra ; j’en ferai un autre qui triomphera !

Il est le seul debout dans la pièce et il les domine tous. Ils sont furieux, humiliés ; ils se vengeront en réduisant sa rémunération. Il n’est plus en mesure de les en empêcher. Au moins n’est-il pas à leur merci. Il ne mendie pas. Il ne restera pas à la Pietà parce qu’il aura inspiré pitié. Ou si peu. Juste pour les abuser, ces abuseurs.

— Signori, reprend-il en s’écartant de la table, je pense que nous avons tout dit. Si vous êtes sourds aux besoins qu’impose ma santé, eh bien, je continuerai à souffrir et vous en épargnerai les plaintes.

En redescendant les marches du grand escalier, il accélère le pas pour absorber les ondes de colère qui le secouent. Lui faudra-t-il toujours dépendre de médiocres qui ne doivent leur pouvoir qu’au hasard de leur naissance ? Pour monter un opéra, Antonio doit en affronter des dizaines, vaincre des difficultés inouïes ; cela fait partie du jeu, il y a tellement d’argent engagé. C’est pénible souvent, mais il l’accepte. Pour le reste… pour sa musique, celle qu’il compose pour ses filles, celle plus secrète encore qu’il ne compose que pour lui, pour son âme, devoir rendre des comptes à ces… Il manque de tomber. S’il le pouvait, il les assassinerait à coups d’archet ! Mais il ne le peut pas, et la musique ne peut servir qu’à vivre. Pourtant… Il s’arrête un instant pour que son cœur retrouve le juste rythme. Vite, comme il ne veut pas être surpris par un de ces brigands, il reprend sa descente. Pour tout ce qu’il a obtenu, lui, il a dû se battre. Mal né, né pauvre. Et il doit se battre encore, pauvre toujours et vivant mal, quand l’âge devrait lui apporter un peu de sérénité et le droit de récolter les fruits de son travail, de sa renommée, de son art.

Pour ces badernes, la création n’est qu’une gamme pour occuper des jeunes filles et orner les messes. Pour les puissants, il s’agit de se divertir et de divertir le peuple. Divertir ! Aux yeux du tout-venant, cela signifie : éviter de penser. Oublier la mort omniprésente, les soucis, la maladie, la peur de vivre. Idiots ! Se divertir, rien de plus fondamental ! Les gens ont le nez collé à leur petite vie. Si les artistes ne les aident pas à s’en détacher, ils ne peuvent comprendre ce qu’ils font, pourquoi ils vivent et comment si vite ils mourront. Dieu ne veut-il pas que Sa créature soit consciente, qu’elle ne soit pas comme un animal sans cesse appliqué à sa survie, sans mémoire et sans espoir ni projet ? Les artistes devraient être les premiers personnages de toute cité bien pensée. Au lieu de quoi on leur assène sans ménagement que leur œuvre ne leur survivra pas et qu’il faut réduire leurs prétentions…

Don Antonio fulmine et sa rage lui rend vigueur. Si les governatori l’avaient suivi, ils auraient été surpris de voir celui qui était arrivé chez eux brisé traverser à vives enjambées les couloirs de l’Ospedale sans prendre le temps de saluer personne. Mais ils ont dû rester enfermés, ourdissant leur petite vengeance tissée de chiffres et de soustractions.

Inutile de se rendre malade pour de bon. Lætitia l’attend, elle ne partira pas. Elle doit être en train d’astiquer sa flûte, de revoir la partition. Il en est fier, don Antonio, de ce concerto de chambre. Il l’a composé pour elle, pour se distraire de toutes ces médiocrités quotidiennes. Il y a des consolations qui sont de pures récompenses. Dans le premier mouvement, une phrase a jailli au milieu du thème principal et a surpris le Maestro lui-même. Il ne le dira à personne, mais il a eu, à cet instant précis, la certitude que Dieu lui soufflait une confidence. « Du ciel plutôt que des hommes ». Dieu aussi est amoureux de Lætitia, de sa grâce quand elle joue, dansante…

La jeune fille, assise sur un tabouret, relit la partition. Elle se redresse précipitamment, mais il lui fait signe de ne pas s’alarmer. Et il s’affale sur un fauteuil. Il a présumé de ses forces, sa respiration est saccadée. Lætitia s’affole, mais il la rassure comme il peut.

— Ce n’est rien… J’ai monté les marches trop rapidement.

L’inquiétude l’embellit ; le prêtre se sent déjà mieux, mais se garde de le manifester trop clairement. Il a fermé les yeux et laisse l’hameçon de sa main pendre dans le vide. Il rouvre les paupières ; elle n’a pas bougé.

— Que puis-je faire pour vous aider, Maestro ? Voulez-vous un verre d’eau ou de vin ?

— Du vin ! Excellente idée…

Elle se précipite. Dans le meuble en bois sombre, elle sait qu’elle trouvera un flacon du vin liquoreux de Toscane qu’affectionne le compositeur.

Elle revient vite avec un petit verre bien rempli. En le prenant, il frôle les doigts de la flûtiste et c’est déjà comme si de la musique s’élevait.

— Prends-en un aussi, dit-il d’une voix ragaillardie.

Elle rosit, mais n’ose refuser. Elle se sert une dose microscopique et, devant le regard insistant de don Antonio, porte le verre à ses lèvres. Il comprend pourquoi elle a choisi cet instrument ; aucun n’aurait mieux rendu justice au galbe parfait de ses lèvres. Il revit.

— Joue…

Bien sûr, il manque les autres instruments. Mais Antonio se redresse et saisit son violon. Il suffira comme orchestre. Tant qu’à jouer en chambre, autant n’être qu’à deux…

Lætitia réchauffe l’embout de sa flûte et s’apprête. Le cœur du violoniste s’emballe. Enfin, il va l’entendre… La soliste sera-t-elle à la hauteur ? Antonio lui fait confiance, elle sait qu’il a composé ce concerto pour elle.

L’attaque est parfaite. Les mesures s’enchaînent, impérieuses et douces à la fois. Don Antonio devine l’approche du passage, il en tremble. Bientôt… voilà… Mon Dieu, merci ! La fenêtre est entrouverte, Venise tout entière écoute… Insensiblement, ces notes ont déjà modifié la couleur du ciel de la lagune. Comment ces imbéciles de governatori pourraient-ils comprendre cela ? On ne crée pour rien d’autre, sinon pour répéter sans relâche le miracle de ce qui ne se répète pas, l’instant unique où naît Vénus et où se réinvente la beauté. Ce matin, un peintre au bord du canal s’étonnera d’un éclat insoupçonné la veille et il sourira.

Le premier mouvement s’achève. Le second est un largo qu’Antonio a repris d’un concerto pour violon, un de ceux qui ont fait sa notoriété. Un de ceux qui ont été salués comme l’illustration parfaite de la « nouvelle » musique. Le plaisir qu’il a pris à donner des titres à ces concertos, au gré des saisons ! Les gens y ont entendu ce qu’ils voulaient, et qui n’avait rien à voir avec le projet du compositeur. « L’hiver »… La musique ne raconte pas d’histoires. Un mouvement lent n’est pas triste, il n’évoque pas la mort. Un roulement de tambours n’est pas l’orage. Ou il l’est pour celui qui écoute, à cet instant, parce que son cœur a besoin d’orage ou redoute la mort. Avec Lætitia, transposé pour la flûte, le largo hivernal est amoureux et estival. Don Antonio l’accompagne des quelques notes répétées, Lætitia se balance doucement. Antonio est ému, comme chaque fois qu’une de ses ravissantes et talentueuses pupilles enfante une de ses pièces et enchante le monde. Il faut une femme pour cette tâche vitale. Il sursaute, mais son violon ne le trahit pas ; sur la joue de la flûtiste, il a surpris une larme.

Lætitia pleure. Il a envie de l’imiter. Sa musique fait pleurer une jeune fille ; qui d’autre pourrait s’en vanter ? Le violoniste aimerait que la flûtiste baisse les bras, qu’il puisse la serrer contre lui pour la consoler ; mais il ne faut pas abandonner le concerto, il ne faut pas interrompre la naissance, la fin du mouvement arrivera vite, et alors…

Et alors, Lætitia laisse retomber la tête sur sa poitrine et se met à sangloter, les bras ballants, la flûte en perdition. Don Antonio abandonne son instrument sur un guéridon et s’approche, tremblant un peu.

— Lætitia, mon enfant, il ne faut pas te…

Elle redresse ses beaux yeux sombres emplis de larmes et il découvre un regard mêlé d’émotion et d’émerveillement.

— Don Antonio… bredouille-t-elle.

— Je suis là…

Il s’approche, mais elle recule d’un demi-pas.