Deux ans et l'éternité - Vincent Engel - E-Book

Deux ans et l'éternité E-Book

Vincent Engel

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Beschreibung

Fait divers tragique qui a bousculé les certitudes de tout un pays, retour sur l'affaire Mawda.

Mai 2018. Sur une autoroute belge, une course-poursuite s’engage entre un fourgon chargé de migrants et une escouade de policiers. Dans le feu de l’action, un des poursuivants tire sur la camionnette.
La balle perce la tôle et provoque la mort d’une fillette, dans les bras de ses parents.

C’est l’histoire de Mawda. C’est une histoire d’amour impossible. Une histoire de guerre. Une histoire de souffrance et de contradictions. Une histoire où puiser la force de bâtir un monde plus juste et plus humain.

D’abord roman choral à travers les yeux de chacun des acteurs de l’histoire, le livre se poursuit par une contre-enquête journalistique à propos de l’affaire Mawda. Car les faits décrits dans ce livre se sont réellement déroulés, aussi révoltant que cela puisse paraître, en Europe occidentale, au XXIe siècle…

Entre roman et enquête journalistique, Deux ans et l'éternité revient sur l'affaire Mawda et décrypte les dérives d'une société déshumanisée.

EXTRAIT

Mon histoire commence au Kurdistan. Je n’y suis jamais allée. Kurdistan, Syrie, Afghanistan, Érythrée, Somalie… je n’aurais jamais imaginé qu’il y avait tant de pays. Tant de pays que l’on veut fuir. Angleterre, Angleterre, Angleterre ; si peu de pays où on rêve d’arriver. Est-ce que vous croyez qu’il y a quelqu’un, là-haut, qui décide : toi, tu vas naître là, et toi, ici ? Toi, tu vas devoir apprendre à courir très vite, et toi à barricader ta porte ? Et il les fait comment, ses choix ? Sur notre tête ? Mais on n’est même pas encore nés…
Moi, je ne peux pas croire qu’on choisit. Ni nous, ni personne. C’est le hasard. Ou alors c’est l’injustice. Une accumulation d’injustices, d’erreurs petites et grandes. Des injustices en uniforme, des erreurs en costume trois-pièces. Des ministres qui bombent le torse, des fous qui jettent des bombes. Parfois, ce sont les mêmes. Sauf que les ministres ne se salissent pas les mains, ils engagent les fous pour faire le job. Un drôle de mot, ça : job. Job, job. Dans la Bible et le Coran, on raconte l’histoire de Job. Ayoub, dans le Coran. Un saint homme, un prophète noble et généreux. Dieu l’aimait beaucoup, Ayoub Job. Et pour prouver à Satan combien Ayoub Job était fidèle, Dieu a accepté qu’il subisse tous les malheurs possibles. Et Dieu a gagné son pari. Ayoub Job a tout perdu : ses richesses, sa femme, ses enfants, son bétail, mais il a continué de croire. Et Dieu lui a rendu sa famille, et même un peu plus. N’empêche, les premiers, ils étaient morts, et bien morts. Personne ne parle d’eux. On ne connaît même pas leurs noms.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur de littérature contemporaine à l'Université catholique de Louvain (UCL) et d'histoire contemporaine à l'IHECS, Vincent Engel a écrit de nombreux essais, romans, nouvelles ou pièces de théâtre. Il est aussi critique littéraire et chroniqueur ; à ce titre, il a collaboré avec Le Soir, Victoire (supplément hebdomadaire du Soir) et Mint en radio. Depuis 2014, il collabore avec La Première, en tant que chroniqueur au sein de l'équipe de l'émission CQFD.

Chez Ker, il est l'auteur de nombreuses pièces de théâtre, d'un essai ainsi que de plusieurs romans, comme Alma Viva, Mon voisin, c'est quelqu'un, Raphael et Laetitia, Les Diaboliques et Et dans la forêt, j'ai vu. Il a également participé aux recueils collectifs Le peuple des lumières, dans lequel une quinzaine de voix majeures de la littérature francophone aident un public adolescent à mieux comprendre le monde qui les entoure à travers la fiction ainsi qu'à L'heure du leurre, ouvrage consacré au populisme et à la démagogie.

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Préambule

Ce récit se fonde sur des événements qui se sont déroulés sur une autoroute belge, la nuit du 16 au 17 mai 2018. Ce que l’on appelle un « fait divers ». Plus précisément, un « fait divers tragique » parce que, sans le tragique, le fait divers n’émeut pas.

C’est important, l’émotion. Même si c’est parfois malsain. Obscène. Ça fait vendre, l’émotion. Des journaux, des espaces de publicité pour entrecouper les éditions spéciales. En 2003, après le tsunami en Indonésie, un magazine avait titré en Une : « Une victime sur trois est un enfant. » Et en quatrième de couverture, une pleine page de publicité pour EuroDisney : « Ran, plan, plan, c’est gratuit pour les enfants. » Sans doute la pub était-elle programmée de longue date ; personne en tout cas n’a songé à la retirer.

Parce qu’il y a tragédie et tragédie ; celle qui touche des enfants, c’est le nec plus ultra. Il y a une explication scientifique à cela. Neuroscientifique, même : les neurones miroirs, responsables de l’empathie. Voir un enfant, un petit – un chaton, un ourson, peu importe – suffit pour activer chez nous une envie de le protéger. Une émotion face à une détresse, une fragilité.

La petite Mawda, c’est d’abord une image : celle d’une petite fille espiègle, souriante, coiffée d’un bob rigolo. Avant elle, il y avait eu une autre photo : celle du petit Aylan, mort, le visage écrasé contre le sable mouillé, sur la plage de Méditerranée où son corps s’était échoué. Deux petits Kurdes dans un monde qui se moque du drame kurde, un monde qui ne lèvera pas le petit doigt, et encore moins une armée, pour aller défendre ce peuple contre la multitude de ses ennemis, lesquels sont tous des alliés potentiels, puissants et redoutés.

De l’émotion, donc. Une émotion dont on peut se moquer, se méfier, se défier. Dont on peut aussi attendre qu’elle passe, remplacée par une émotion plus fraîche. Car le tragique est une denrée périssable. Presque autant que ses victimes. Cependant, qu’elle dure ou non, l’émotion dérange aussi ceux qui ont charge du monde et entendent en gérer la marche. Pour bien marcher, le monde ne peut pas pleurer. Pas trop rire non plus. Il doit garder à l’esprit les vraies priorités, sans lesquelles rien ne peut filer droit. Et si le monde ne file pas droit, il file un mauvais coton. Les bourses chutent, les dividendes versés aux actionnaires s’effondrent. L’ordre est menacé. Un monde maladroit, un monde gauche, c’est une calamité absolue. On n’a pas mis l’URSS à genoux pour revivre ça. Alors, l’émotion, attention… Un peu, bien contrôlée, pour distraire. Mais pas plus.

Plus ? Comment ? Plus, d’abord, pour exiger la vérité. Pour mobiliser des hommes et des femmes grâce à qui un fait divers singulier devient un combat universel. Quelque chose qu’on ne peut pas classer sans suite, passer par pertes et profits d’une société pour laquelle la balance doit toujours, à l’heure du bilan, pencher du côté des bénéfices.

Le drame qui a nourri ce récit est donc irréductiblement singulier : celui de la petite Mawda, âgée de deux ans, fille de Shamdin et Phrast Shawri, sœur de Hama. Mais il est aussi emblématique de ce que d’aucuns appellent la « crise des migrants », ou la « crise des réfugiés », et qui n’est au final rien d’autre qu’une crise de l’accueil, la mise à l’épreuve – l’épreuve du réel – de toutes les valeurs que l’Occident défend comme universelles, aussi longtemps qu’elles peuvent agir dans son intérêt. Des valeurs libérales, au sens fort du terme, que les gouvernements libéraux d’aujourd’hui utilisent comme cache-sexe pour mieux les violer. Mawda, Aylan et les milliers d’autres qui ont un tort : vivre dans une région invivable et vouloir se mettre à l’abri, eux et leur famille.

L’être humain, comme tous les êtres vivants, obéit à deux principes vitaux : l’instinct de survie et la loi du moindre effort. Dans cette crise mondiale, l’humanité schizophrène s’est scindée : l’instinct de survie pousse les réfugiés et les migrants à fuir ces régions que, directement ou indirectement, l’Occident a rendu invivables, pour des motifs de guerre, de dérèglement climatique, de famine, de chaos politique ; la loi du moindre effort nous conduit à fermer nos frontières et à rejeter la gestion de ces crises, de ces drames et de leurs conséquences sur celles et ceux qui les subissent. Au nom de quoi nous nous sommes arrogé le droit de proclamer que certains humains sont « illégaux », alors que les lois sont des inventions humaines et qu’aucune d’entre elles ne peut se placer au-dessus du principe qui les fonde toutes : l’humanité. « Illégal » est le terme que les fascistes émasculés de nos temps, avides de gouverner le monde, utilisent pour désigner celles et ceux qui, à leurs yeux, sont des « sous-hommes » et, à ce titre, méritent d’être traités comme des choses sans valeur.

Ce récit reprend des faits réels, ceux de cette « affaire Mawda », mais librement, puisque la liberté est la première de ces valeurs bafouées, au terme d’une perversion du langage qui réduit les valeurs à des lignes comptables et les dénature en privilèges. Celles et ceux qui parleront ici, quel que soit leur rôle, ne peuvent se confondre avec les personnages de chair plus ou moins vivante et de sang plus ou moins froid qui ont été les acteurs de ce drame. Lequel, au moment d’écrire ces lignes, est loin d’être élucidé.

La fiction est une manière de dire le monde, l’espoir et la souffrance. La presse d’investigation en est une autre. À la suite de ce récit, on trouvera le dossier complet de l’enquête réalisée par Michel Bouffioux pour Paris Match Belgique, un travail remarquable de rigueur et de précision, qui a été une source d’information majeure pour ce texte-ci. Il apporte un complément indispensable pour offrir aux lecteurs une compréhension objective et complète de ce qui s’est passé.

Mawda

Je sais, vous allez dire que ce n’est pas possible. Pas possible qu’une petite fille de deux ans parle comme ça. Et en français encore bien, alors qu’elle commençait seulement à baragouiner le sorani. Et pourtant, là, vous m’entendez, pas vrai ? Vous savez que j’ai deux ans et que j’aurai toujours deux ans. Vous n’avez pas miraculeusement appris le sorani pendant la nuit. Vous ne savez même pas ce qu’est le sorani. Moi bien. Maintenant, je sais tout. Le sorani est un des trois dialectes kurdes, celui qu’on parle dans le nord du Kurdistan iranien et au Kurdistan irakien. Pas loin de sept millions de locuteurs. Parole de Wikipedia. Sept millions ; autre chose que le wallon, hein ? Et pourtant, mes parents n’ont trouvé qu’une personne pour traduire les mensonges qu’on leur a débités et les pauvres vérités qu’ils ont essayé de faire entendre. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que si mes parents avaient parlé wallon, je ne serais pas là, à vous raconter mon histoire.

Vous pouvez dire qu’il est impossible que je vous raconte mon histoire, mais pas que mon histoire est impossible. Je pourrais ici vous chanter le couplet : si je vous raconte mon histoire, c’est pour que cette histoire devienne impossible. Pour qu’elle ne se produise plus jamais. Désolée. J’ai peut-être deux ans, mais je ne suis pas née de la dernière guerre. « Plus jamais ça » ; c’est la formule qui fait se tordre de rire les bourreaux, et de douleur leurs victimes.

Alors, réglons tout de suite le problème de l’impossible. La mort offre un privilège : elle tue aussi la question du possible. Là où je vis désormais, tout est possible. Où ? Vous voulez rire ? Vous l’ignorez ? Mais en vous, évidemment ! Dans votre mémoire, vos pensées. Pas seulement celles de mes parents, même si c’est là que je me sens le plus au chaud. Chacun de vous. Que vous m’aimiez ou non. Même si je préfère que vous m’aimiez. C’est plus doux. Il n’y a rien de magique là-dedans. Cela durera aussi longtemps que vous vous souviendrez de moi. Je vous connais ; ça ne durera peut-être pas deux ans. C’est pour cela que je vous parle, que je veux vous raconter mon histoire. Les photos s’effacent trop vite, ce sont des feuilles mortes vite recouvertes par d’autres ou balayées par le vent. Regardez Aylan ; il est déjà en train de disparaître de vos mémoires et de vos consciences. C’est vrai qu’une feuille morte peut être très jolie. Chez vous, à l’école, on les met dans des herbiers. Et puis on range les herbiers dans une caisse, et la caisse dans le grenier. Vous allez souvent dans votre grenier pour ouvrir les caisses et plonger dans la poussière des herbiers ?

*

Je vais vous raconter tout ce que je sais et tout ce que je ne savais pas quand j’avais deux ans. L’histoire de mes parents. La mienne. Un peu la vôtre aussi. Je ne veux pas vous faire pleurer, parce que moi, j’adorais rire. Encore aujourd’hui. Vous pouvez rire, c’est bien. Ça réchauffe. Et puis, personne ne doit vous consoler quand vous riez. En revanche, si je parviens à vous faire réfléchir, un peu, ce sera chouette. Attention, je ne dis pas que vous êtes bêtes. Quand je dis « réfléchir », je ne pense pas aux miroirs, qui réfléchissent à la manière de beaucoup de gens : on se fixe dans le miroir et on contemple son nombril, ses soucis, ses envies. Ça s’appelle un miroir grossissant. Pour bien réfléchir, il faut traverser le miroir. Briser la glace. « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que ne peut l’imaginer ta philosophie ».

D’accord ? Vous êtes bien installés ? Alors, j’y vais. Suivez-moi, n’ayez pas peur ; vous, vous ne risquez rien.

Session plénière de la Chambre des Représentants belges

22 novembre 1938 - Douze jours après la Nuit de Cristal en Allemagne nazie

M. PHOLIEN, MINISTRE DE LA JUSTICE : D’autre part, vous m’avez demandé, madame Blume, si j’étais à même de prendre des mesures lorsque des familles demandaient à faire venir des parents d’Allemagne. Lorsqu’il s’agit d’un ascendant, j’ai toujours répondu oui. Par contre, je ne peux tout de même pas accepter la venue en Belgique de quiconque a une amitié en Allemagne. […]

MME BLUME-GREGOIRE : Permettez-vous que des parents fassent venir des enfants qui étaient en Allemagne ?

PHOLIEN : Il existe des cas dans lesquels nous avons donné satisfaction aux intéressés, c’est-à-dire lorsque des parents demandent pour des enfants se trouvant en Allemagne l’autorisation de pouvoir les rejoindre. Vous m’avez également parlé de la question du transit et des étrangers qui bénéficieraient du droit de passage en Belgique. À ce sujet, je puis répondre que si l’étranger remplit les conditions voulues pour bénéficier du transit, je dis oui. Si d’autre part l’étranger se trouve avoir seulement l’espérance de partir, à mon vif regret, je ne peux pas répondre oui, sinon nous serions envahis d’étrangers, ce que nous ne pouvons tolérer. Nous ne le pourrions que si les grandes nations européennes ou encore les grandes nations américaines, par exemple le Brésil, consentaient à accepter un nombre sérieux d’émigrés. […] Enfin, madame Blume m’a parlé de ce que les procédés de notre voisin [allemand] pourraient être désagréables à notre égard. Je dois dire à la Chambre que le 22 octobre 1938 une convention a été conclue par les autorités du département des Affaires étrangères et du département de la Justice avec les autorités allemandes. Nous nous étions plaints de ce que l’on procédait à des expulsions d’Allemands au-delà de notre frontière. Je ne vais pas vous lire intégralement cette convention, mais voici le dispositif qui nous intéresse : « La délégation belge a relevé les grandes difficultés résultant pour la Belgique du fait que, dans les derniers mois écoulés, de nombreux israélites de nationalité allemande, venant de l’Allemagne, sont entrés, pour la plupart illégalement, dans le royaume. La situation économique et sociale du pays ne permet pas d’envisager un accroissement du nombre élevé des israélites déjà établis sur le territoire. Le gouvernement du Roi attache du prix à ce qu’il soit mis fin à l’afflux irrégulier en Belgique des immigrants israélites du Reich. La délégation allemande déclare à ce sujet que le gouvernement allemand est disposé, de son côté, à coopérer aux mesures propres à écarter ces difficultés. »

MME BLUME : Nous connaissons ce document, mais ils les fusillent pour qu’ils ne viennent pas en Belgique.

[…]

M. BRUNET : Nous sommes en présence d’une situation nouvelle créée par les actes abominables qui ont été pratiqués en Allemagne [la nuit du 9 au 10 novembre dernier]. Un devoir d’humanité s’impose au gouvernement. Nous reconnaissons qu’il faut régler avec un discernement extrême l’admission des juifs en Belgique. Des mesures s’imposent. Des garanties doivent être prises quant à la durée du séjour des juifs dans notre pays. Nous sommes d’accord pour dire que le gouvernement doit agir avec prudence, mais il doit le faire avant tout avec humanité. Quant à la question des enfants, vous disiez, monsieur le ministre, que vous étiez disposé à autoriser l’arrivée en Belgique d’un contingent de deux cent cinquante enfants. Il y en a, malheureusement, un bien plus grand nombre qui, actuellement, souffrent de la faim et sont dans une misère extrême. Nous devons faire un grand effort pour les recueillir dans la mesure du possible. C’est pourquoi je souhaite qu’un appel soit adressé à la générosité publique afin que nous disposions de fonds suffisants pour que nous puissions accueillir en Belgique au moins deux mille enfants durant quelques mois. D’ici là, vous pourrez prendre des mesures pour assurer l’évacuation des enfants. […]

PHOLIEN : Je n’ai pas dit que j’étais prêt à accueillir deux cent cinquante enfants ; j’ai dit que des instructions avaient déjà été données. Si j’ai limité le nombre à deux cent cinquante enfants, c’est pour les raisons que j’ai exposées à la tribune : ces enfants doivent être accueillis, hébergés, chauffés, nourris. Si nous assumons ou si des familles assument la charge de les accueillir, ces familles ou nous-mêmes, nous avons l’obligation d’assurer leur subsistance. Nous ne sommes pas actuellement outillés, et les œuvres non plus, pour recevoir sans méthode et sans ordre un nombre illimité d’enfants. J’ai donc décidé, et je crois avoir été sage en agissant, de limiter à deux cent cinquante le chiffre du premier contingent. Si l’expérience donne des résultats satisfaisants, je ne verrai aucun inconvénient à augmenter le nombre des enfants qui pourront être accueillis.

La séance est levée à 18 h 40.

Mawda

Mon histoire commence au Kurdistan. Je n’y suis jamais allée. Kurdistan, Syrie, Afghanistan, Érythrée, Somalie… je n’aurais jamais imaginé qu’il y avait tant de pays. Tant de pays que l’on veut fuir. Angleterre, Angleterre, Angleterre ; si peu de pays où on rêve d’arriver. Est-ce que vous croyez qu’il y a quelqu’un, là-haut, qui décide : toi, tu vas naître là, et toi, ici ? Toi, tu vas devoir apprendre à courir très vite, et toi à barricader ta porte ? Et il les fait comment, ses choix ? Sur notre tête ? Mais on n’est même pas encore nés…

Moi, je ne peux pas croire qu’on choisit. Ni nous, ni personne. C’est le hasard. Ou alors c’est l’injustice. Une accumulation d’injustices, d’erreurs petites et grandes. Des injustices en uniforme, des erreurs en costume trois-pièces. Des ministres qui bombent le torse, des fous qui jettent des bombes. Parfois, ce sont les mêmes. Sauf que les ministres ne se salissent pas les mains, ils engagent les fous pour faire le job. Un drôle de mot, ça : job. Job, job. Dans la Bible et le Coran, on raconte l’histoire de Job. Ayoub, dans le Coran. Un saint homme, un prophète noble et généreux. Dieu l’aimait beaucoup, Ayoub Job. Et pour prouver à Satan combien Ayoub Job était fidèle, Dieu a accepté qu’il subisse tous les malheurs possibles. Et Dieu a gagné son pari. Ayoub Job a tout perdu : ses richesses, sa femme, ses enfants, son bétail, mais il a continué de croire. Et Dieu lui a rendu sa famille, et même un peu plus. N’empêche, les premiers, ils étaient morts, et bien morts. Personne ne parle d’eux. On ne connaît même pas leurs noms.

Ayoub, quand tous les malheurs lui sont tombés sur la tête, il n’a pas cherché à quitter son pays. Peut-être que l’Angleterre n’existait pas encore. Ni les passeurs, ni les bateaux. Il était bloqué sur une île, si ça se trouve. Ou alors, votre secrétaire des tas1, le chauve, vous voyez ? Il lui a envoyé un message sur Facebook, genre « No Job, no Job, no Job »2, ou « C’est pas nous qui avons ta femme et tes gosses, vérifie bien dans tes armoires, ils doivent te faire une farce. » Il est rigolo, votre secrétaire. Enfin, c’est ce que j’ai cru d’abord, quand je ne comprenais pas encore bien vos langues. Depuis, j’ai eu le temps de lire ce qu’il a écrit. Au début, je ne comprenais pas pourquoi on l’avait nommé secrétaire des tas. Des tas de quoi ? Des tas de fainéants qui refusaient les jobs qu’on trouvait à la pelle dès qu’on traversait la rue ? Ou des tas de désespérés qui pensaient qu’ils trouveraient un job et un refuge s’ils réussissaient à traverser la mer ?

Au final, il n’est pas si drôle que ça. Et de toute manière, il n’est arrivé que très tard dans mon histoire. Alors, je vais le mettre de côté. Dans une petite boîte. C’est une image. Je le ressortirai plus tard. Peut-être. Si je ne l’oublie pas.

Donc, le Kurdistan. Allez voir sur Wikipedia, c’est moins dangereux. Là où vivaient mes parents, c’était très pauvre. Une région de bergers. Ma maman avait perdu ses parents. Mon papa la connaissait depuis toujours. Vous savez ce que c’est : elle est devenue orpheline et il en est tombé amoureux. Il n’y a pas de lien. Ou peut-être qu’il a voulu la protéger. Ils étaient très jeunes. Dans le genre « banalité », on fait difficilement mieux que les histoires d’amour. Et la mort, c’est encore pire. L’amour, l’amour, c’est tellement banal… sauf quand ça vous arrive. Alors, c’est exceptionnel. Unique. Mes parents se sont aimés follement. Follement, parce que quand les familles ne sont pas d’accord, chez nous, c’est une folie. Les cousins de maman l’ont rejeté quand il est venu demander sa main. Malgré ça, ils se sont mariés en cachette. Quand les cousins l’ont appris, mes parents ont dû fuir pour sauver leur vie et leur amour. Ils se sont rendus dans une ville, à cinquante kilomètres de là. Dans cette ville, ils sont allés chez un imam qui a vu que leur amour était pur, pas banal du tout. Il a réglé les problèmes administratifs. Il a même trouvé du boulot pour papa.

Ils ont vécu là un peu. Mon grand frère, Hama, y est né. Tout allait bien. Ou pas. Les cousins ont retrouvé leur trace. Ils ont fait pression sur l’imam. C’était un homme important et respecté, mais il ne pouvait pas faire de miracles. Contre la bêtise, il n’y a jamais de miracle. Tout ce qu’il a pu faire, l’imam, c’est leur procurer des passeports et un peu d’argent. Et tous les trois ont quitté l’Irak pour Istanbul. Ils ont fui la mort pour vivre leur amour. C’est bête, hein ? Pour votre secrétaire qui en fait des tas, ce n’est pas une bonne raison. Pas suffisante. Il n’y a pas que lui qui pense comme ça, pour qui l’amour et la mort ne sont pas des conditions acceptables pour accueillir les gens qui s’aiment et qui ne veulent pas mourir, parce que chez eux, on n’accepte pas qu’ils s’aiment. Ils sont nombreux chez vous, les gens qui pensent comme ça. En fait, ils sont d’accord avec les cousins de maman. Je sais, ils vous sortent des textes, des lois, des principes. Les cousins de maman aussi. Mais au final, ce n’est que ça : on ne veut pas que vous vous aimiez et que vous viviez. Et comme ce n’est pas possible, pour les amoureux, de répondre : OK, on ne s’aime plus, les options sont réduites.

1 Lors de l’affaire Mawda, Le secrétaire d’État à l’Asile et à la migration était Theo Francken, membre de la N-VA, un parti connu pour ses positions opposées à la migration.

2 Le slogan préféré du Premier ministre d’alors, pour relancer l’économie, était « jobs, jobs, jobs ».

La traductrice

Je viens aussi du Kurdistan, la même région que la famille de Mawda. Mais je suis partie il y a très longtemps. On peut dire que j’ai eu de la chance. Je suis intégrée. J’ai monté une affaire qui marche bien, je vote, je paie mes impôts. Je reste attachée à mon pays d’origine, à mes racines ; mais le temps passe vite, on est pris par les obligations. Vous savez ce que c’est. On n’est pas obligé de se souvenir. On se souvient quand on peut. Quand le souvenir tape du poing, quand la mémoire joue des coudes et s’impose au premier plan.

C’est ce qui s’est passé avec Mawda. J’en avais entendu parler par les médias, comme tout le monde. Comme tout le monde, j’avais été émue. Comme tout le monde, j’allais sans doute passer à autre chose. Oublier. Mais il y a eu l’appel : on cherchait un interprète qui connaissait le sorani. Mon dialecte. Visiblement, j’étais la seule en Belgique. Ou les autres ont eu peur. Alors, j’ai appelé. Et je les ai rencontrés. Et pour la première fois, j’ai eu honte de mon pays. De mes pays : celui qu’ils avaient fui, celui où leur fillette était morte.

Je suis devenue leur voix face aux autorités, face aux journalistes. J’essaie de les aider au quotidien. Je ne suis pas la seule, heureusement. Ça compense la honte. Et le dégoût. Parce que, quand on sait comment les choses se sont déroulées, on ne peut rien ressentir d’autre. Enfin si, on peut : de la stupeur, de la colère. De la haine aussi, même si ça ne sert à rien. Il vaut mieux se concentrer sur l’essentiel. Ce qui peut être utile. Utile, ça veut dire aider les vivants et rendre justice aux morts.