Et dans la forêt, j'ai vu - Vincent Engel - E-Book

Et dans la forêt, j'ai vu E-Book

Vincent Engel

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Beschreibung

Toscane, 1928.

Dans un village isolé et pauvre, la fille du maire, qui n’a plus prononcé un mot depuis la disparition de sa mère, semble s’éveiller à l’arrivée d’un cirque itinérant sur la place du bourg.
Bientôt s’installe une confrontation entre les saltimbanques et le maître des lieux. Que s’est-il passé, jadis, dans la forêt qui borde le village ? Quel mystérieux pouvoir possède le vieil éléphant de la troupe ? Où commence l’illusion, où s’arrête la réalité ?

Une histoire pour réfléchir à la réalité du pouvoir et au pouvoir de la réalité.

EXTRAIT

Assis sur la planche en bois à côté de Luigi, Sandro somnole. La route de terre est douce pour les roues du vieux chariot, et les deux chevaux, à l’avant, prennent leur temps sous le soleil pesant. À quoi servirait de courir ? Luigi laisse les rênes pendre et se fie à ses montures. Ils arriveront toujours à temps dans le prochain village ; là, il faudra voir l’accueil. Il y a des fascistes qui n’aiment pas les saltimbanques, et le cirque de Luigi n’est pas du genre flamboyant. Depuis 1922 et l’arrivée au pouvoir du Duce, les affaires périclitent. Mais peut-être est-ce une excuse. C’est peut-être lui, Luigi, qui vieillit. L’illusionniste s’illusionne avec ses « peut-être » ; il vieillit, et Mussolini n’y est pour rien. Ce qui n’empêche pas Luigi de détester Mussolini.

Pourtant, en matière d’illusion, il faut reconnaître que le Duce s’y connaît. Luigi a assisté à quelques meetings et il a vu comment les rues des villes et des villages paradaient en l’honneur de celui qui rendait à l’Italie humiliée son honneur et ses vertus… Ce que le saltimbanque réussit à faire dans le huis clos minuscule de son chapiteau, Mussolini l’accomplit à l’échelle d’un pays entier. Il a dressé les Italiens et les Italiennes, quitte à les dresser les uns contre les autres, il en a fait des moutons, ou des chats, ou des cochons pour certains, des loups pour d’autres. Tous viennent manger dans sa main, et tous redoutent son fouet. Luigi crache par terre ; jamais il n’aurait engagé ce Benito dans son cirque, même si la fortune était assurée. Jamais les spectacles de Luigi n’ont trompé les gens pour le plaisir de les berner. S’il les trompe, c’est pour leur offrir du plaisir, sans qu’ils soient dupes.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Une très belle histoire de rêve et de poésie. Une histoire qui donne à réfléchir sur le pouvoir de la réalité. Premier livre de Vincent Engel pour la jeunesse, une réussite. » (L’Ibby Lit)

- « Vincent Engel use de son art de conteur pour nous plonger, une fois encore, dans la Toscane qu’il nous fit découvrir avec Retour à Montechiarro. Décrivant les dessous d’une société totalitaire, ce nouveau roman jeunesse mêle fiction et illusion. L’auteur aborde avec poésie une réflexion sur la puissance de l’illusion et du rêve… transportant le lecteur dans le fantastique où magie et force d’imagination auront pouvoir de guérison sur le corps… sur l’esprit. » (La bibliothèque du rat)

- « Une confrontation entre villageois et gens du cirque décidés à faire la lumière sur un drame qui s’est déroulé des années auparavant en forêt. » (Livres Hebdo)

A PROPOS DE L’AUTEUR

Professeur de littérature contemporaine à l'Université catholique de Louvain (UCL) et d'histoire contemporaine à l'IHECS, Vincent Engel a écrit de nombreux essais, romans, nouvelles ou pièces de théâtre. Il est aussi critique littéraire et chroniqueur ; à ce titre, il a collaboré avec Le Soir, Victoire (supplément hebdomadaire du Soir) et Mint en radio. Depuis 2014, il collabore avec La Première, en tant que chroniqueur au sein de l'équipe de l'émission CQFD.

Chez Ker, il est l'auteur de nombreuses pièces de théâtre, d'un essai ainsi que de plusieurs romans, comme Raphael et Laetitia et Les Diaboliques.

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1

Assis sur la planche en bois à côté de Luigi, Sandro somnole. La route de terre est douce pour les roues du vieux chariot, et les deux chevaux, à l’avant, prennent leur temps sous le soleil pesant. À quoi servirait de courir ? Luigi laisse les rênes pendre et se fie à ses montures. Ils arriveront toujours à temps dans le prochain village ; là, il faudra voir l’accueil. Il y a des fascistes qui n’aiment pas les saltimbanques, et le cirque de Luigi n’est pas du genre flamboyant. Depuis 1922 et l’arrivée au pouvoir du Duce, les affaires périclitent. Mais peut-être est-ce une excuse. C’est peut-être lui, Luigi, qui vieillit. L’illusionniste s’illusionne avec ses « peut-être » ; il vieillit, et Mussolini n’y est pour rien. Ce qui n’empêche pas Luigi de détester Mussolini.

Pourtant, en matière d’illusion, il faut reconnaître que le Duce s’y connaît. Luigi a assisté à quelques meetings et il a vu comment les rues des villes et des villages paradaient en l’honneur de celui qui rendait à l’Italie humiliée son honneur et ses vertus… Ce que le saltimbanque réussit à faire dans le huis clos minuscule de son chapiteau, Mussolini l’accomplit à l’échelle d’un pays entier. Il a dressé les Italiens et les Italiennes, quitte à les dresser les uns contre les autres, il en a fait des moutons, ou des chats, ou des cochons pour certains, des loups pour d’autres. Tous viennent manger dans sa main, et tous redoutent son fouet. Luigi crache par terre ; jamais il n’aurait engagé ce Benito dans son cirque, même si la fortune était assurée. Jamais les spectacles de Luigi n’ont trompé les gens pour le plaisir de les berner. S’il les trompe, c’est pour leur offrir du plaisir, sans qu’ils soient dupes.

Luigi soupire. Il n’aime pas ce que l’Italie devient. Ces chemises noires qui terrorisent tout le monde, ces saluts soi-disant romains, cette exaltation de l’empire, l’ancien et le nouveau ; c’est un évangile qui sonne comme une apocalypse. Derrière les stucs et le carton-­pâte, il sait qu’il y a des prisons, des camps pour les opposants, perdus sur des îles hostiles, des assassinats, des tortures. Mais que peut-il faire, à part ce qu’il sait faire ? Aussi longtemps que sa carcasse tiendra, et celle du chapiteau.

Quand le moment viendra de s’arrêter, il faudra lui trouver une autre situation ; pas question que Sandro reprenne seul le cirque et cette vie d’errance. Le plus tard possible quand même. Luigi espère tenir encore. Jusqu’à la fin de Mussolini ? Pourquoi pas… c’est son métier, à Luigi, de faire rêver les gens ; il peut en garder un peu pour lui.

Trois semaines qu’ils sont arrivés en Toscane. Pas la pire des régions. Pas la meilleure non plus. Du Nord au Sud de ce pays, chaque dialecte a ses préjugés et ses insultes pour les gens du voyage, ses manières de remercier aussi, quand le chapiteau parvient à briser la torpeur et l’ennui de leur vie. Les regards méfiants de l’arrivée se changent alors en sourires. Il n’y a que les enfants pour rire à leur entrée dans le bourg, et pleurer quand ils s’en vont. Question d’échelle, ou d’innocence, de lassitude. Il faut dire que le convoi du Circo delle Stelle n’a pas de quoi susciter l’enthousiasme des foules ; une première voiture brinquebalante, la roulotte principale, tirée par un cheval centenaire, prodige qui ne fait rêver que le vieux Luigi ; accrochée à celle-là, un second chariot avec les toiles, les mâts, les planches pour le chapiteau ; et tout derrière, Manfred, un éléphant rescapé ­d’Hannibal, abandonné par le Carthaginois parce que déjà jugé trop lourd, trop lent, trop las. Ce sont les siècles qui cheminent avec Luigi, dans la poussière sèche de l’été, les boues de l’automne et les parfums printaniers. L’hiver, il faut négocier avec un fermier, mendier le gîte pour Luigi et Sandro, et Manfred, en échange de travaux. Il y a toujours à faire dans une ferme, même si les champs se reposent : réparer une toiture, chauler un mur, réconforter une veuve fraîche qui attendra le printemps pour se trouver un nouveau mari. Tâche toujours plus ardue, la quête hivernale ; l’attelage est de plus en plus branlant et Luigi ne pourra bientôt plus compter sur les charmes juvéniles de Sandro. Dans quelques années, ce sera un adolescent, un jeune adulte, moins attendrissant. Et que dire de lui et de Manfred, chaque année plus marqués par le temps, par la poussière, la fatigue, les rhumatismes. Non, ce n’est pas une vie, marmonne Luigi à longueur de journée, et pourtant, c’est sa vie, il n’en voudrait pas d’autre, il y laissera sa peau plutôt que d’y renoncer.

Le chemin tourne et, devant eux, sur une colline, le village attendu, peu importe son nom. Une bonne âme, dans le bourg précédent, lui a dit que là, ils devraient être mieux accueillis. Moins bien serait difficile, à moins d’envisager qu’on les brûle en place publique. Il y a même eu une pierre lancée sur Manfred. Heureusement, ou malheureusement, l’animal en a trop vu, ou sa peau est trop épaisse, et il n’a pas réagi. On verra. Pour l’heure, ce n’est qu’un amas de maisons de briques et de pierres serrées autour d’une place qu’on devine à son silence, derrière les vestiges de murailles qui ont un temps nourri l’orgueil de Medici de province, avant de devenir des obstacles au progrès, lequel, par dépit, a boudé ces campagnes assoupies.

Sandro se réveille.

— On est arrivés ?

— Bientôt. Là, regarde.

L’enfant se frotte les yeux et sourit faiblement. Il aime arriver quelque part. Il n’a pas peur, même s’il sait que parfois, cela se passe mal. Ils ont toujours trouvé, et il y aura toujours des enfants comme lui pour s’émerveiller devant la magie de Luigi.

Bien sûr, quand ils déboulent dans la rue principale du bourg, personne n’envisage la possibilité que ce cirque minable puisse proposer autre chose qu’un éléphant miteux tournant péniblement sur une piste, un gamin sur une corde tendue et un clown pitoyable. La surprise n’en est que plus formidable. Et Sandro sait que leur cirque est le plus beau du monde, et leur spectacle le plus magnifique.

Le chemin descend vers une vallée où on devine un ruisseau aux bosquets touffus qui se dressent derrière un mur, celui d’une belle propriété, l’improbable demeure patricienne d’un notable égaré dans ce trou perdu, songe Luigi avec un rien d’aigreur. Il n’a jamais aimé ce type de roitelets qui confondent l’ombre de leurs échecs avec les reflets de la gloire.

— Tu as vu ? s’exclame Sandro. Quelle belle maison !

Luigi grogne. Une façade à colonnes, médicéenne, avec lézardes, lierre, glycines et roses, des allées de dolomie blanche, propres et bien entretenues, des cyprès pour garder les entrées, quelques oliviers pour faire illusion.

Après la propriété, le chemin remonte vers le bourg. Luigi concentre son regard sur la porte antique, il essaie de deviner, à quelques détails minimes, si l’accueil sera bon ou s’il leur faudra, avant la tombée du jour, reprendre leur route, de l’autre côté de la colline. Sandro, lui, ne quitte pas des yeux ce qui lui semble un palais somptueux. Il aimerait bien, parfois, que Luigi transforme leur chapiteau en un château, comme ils en croisent parfois. Si Luigi ne le fait pas, c’est qu’il sait que la vie n’y serait pas plus belle, se console Sandro. Et puis, même dans un tel palais, il ne voudrait pas se séparer du chapiteau, de Manfred, il exigerait qu’on les installe dans le parc et il y passerait le plus clair de son temps. Mais quand même…

Une voix retentit. Une voix de femme qui appelle quelqu’un. Un enfant, un chien ; impossible de savoir. Sandro plisse les paupières, tandis que Luigi crispe ses doigts sur les rênes. C’est peut-être le premier cri de haine, la prémisse à une invitation au voyage. Mais Sandro a aperçu une silhouette sur le mur d’enceinte de la propriété, là où les briques se sont effondrées sur presque toute la hauteur, une brèche causée par les assauts des ans. Une fillette. Malgré la distance, Sandro discerne ses traits. Elle est jolie. Sandro a de bons yeux et un grand cœur. Il a toujours préféré la beauté à la laideur, la gentillesse à la méchanceté. Luigi dit que cela lui jouera de mauvais tours, et de la part d’un magicien aussi doué que lui, ce sont des paroles que Sandro devrait prendre au sérieux ; mais Sandro préfère la déception à l’amertume.

Le convoi approche du muret et les traits de la fillette se précisent. Même Luigi se laisse aller à une grimace qui pourrait être un sourire. Elle les regarde approcher avec de grands yeux fixes, la bouche entrouverte, muette. Une ombre se dessine dans son dos.

— Letizia, que fais-tu là ?

Une jeune femme la prend par les épaules et découvre le spectacle. Elle aussi est ravissante, se dit Sandro, même si elle est trop âgée pour lui et trop jeune pour Luigi. Et puis, ce n’est pas parce que l’enceinte du château a ses faiblesses qu’il n’existe pas entre eux un mur infranchissable, pense sans doute Luigi. Il a détourné le regard, tandis qu’il fait claquer les rênes, pour rien, pour se donner contenance. La bourrique n’ira pas plus vite et c’est déjà bien beau si elle avance encore.

— Allez, viens, tu sais que ton père n’aime pas…

Elle tire doucement Letizia en arrière. La fillette résiste un instant, toujours figée, le visage impassible. Sandro se demande si elle voit bien la roulotte et ses passagers ou si le rayon de ses yeux les traverse sans rien remarquer. Enfin, elle se laisse entraîner et se détourne. Les deux silhouettes disparaissent, après que l’aînée a scruté une dernière fois les arrivants. Sandro n’a rien vu dans son visage que de la sympathie, une curiosité amusée, l’espoir aigu d’un petit événement dans la torpeur de l’été.

— Je crois qu’on va être bien dans ce village.

Le vieil homme grogne. Il n’aime pas quand les autres se chargent des numéros d’illusion.

— On verra, Sandro, on verra…

2

—Stefano, c’est quoi ce raffut ?

L’adjoint du maire s’approche de la fenêtre et jette un œil.

— Un éléphant…

Alfredo Cartello se relève d’un bond.

— Un quoi ?

— Un éléphant, répète l’adjoint de sa voix morne. Avec une sorte de cirque. Enfin, si on peut dire…

Le maire s’approche et l’écarte sans ménagement pour vérifier. Il grogne.

— Qu’est-ce que ces pouilleux viennent faire ici… Demande aux carabiniers de les chasser !

Mais des gens sont déjà sortis et accompagnent le cortège depuis l’entrée de la ville. Pas une foule énorme, mais Cartello a tôt fait de peser le pour et le contre.

— Non, attends…

L’adjoint, qui est déjà à la porte, s’arrête.

Sur la place, les enfants rient et les adultes ne manifestent pas d’hostilité.

— C’est un spectacle innocent, hasarde l’employé, comme s’il devinait les réflexions de son patron. Et puis, ça occupe les gens…

Comme si les gens avaient besoin d’être occupés ! Pourtant, oui, il le faut. Les distraire, du moins.

— Va surveiller ça… conclut-il avec un geste de colère.

L’adjoint parti, le maire retourne s’asseoir à son bureau et soupire bruyamment. Il lance un coup d’œil vers la photographie géante du Duce qui lui fait face, et se reprend. Il saisit le téléphone.

— Ariana ? Comment va Letizia ?

Il écoute la réponse et grommelle, puis raccroche. Pendant cette brève conversation, il n’a pas lâché du regard une autre photographie, celle d’une fillette aux longs cheveux sombres et aux yeux étrangement absents. À côté, une autre image : une très belle femme tenant un bébé dans les bras.

L’animation sur la place reste vive. Cartello retourne à la fenêtre. Stefano est à la manœuvre, sec et sombre comme à son habitude. La place est vaste ; il est occupé à arpenter l’espace en compagnie d’un vieux bonhomme qui doit être le propriétaire de ce cirque. Cartello hausse les épaules. Il faudra dire à Maria et Ariana qu’il n’est pas question que Letizia vienne ici. Alfredo est un maire redouté, mais un père impuissant. Depuis la mort de sa femme, quand Letizia… Il essaie tous les jours d’imaginer ce qui se passe dans la tête de la gamine depuis. Et il est arrivé à la conclusion provisoire que, quoi qu’il imagine, il se trompe. Rien ne sort de cette tête, qui pourrait l’aider à comprendre. Pas un mot. Et des regards éteints, comme si la petite ne voyait personne, ou qu’elle voyait à travers les gens. À quoi cela sert-il d’être puissant dans le monde si l’on ne peut rien chez soi, pour les gens que l’on aime ? Mais devenir impuissant dans le monde n’y changerait rien, et le Duce a raison de dire que la volonté peut triompher de tout. Qu’il faut se battre, toujours. Même si sa femme n’était pas d’accord. Même si elle croyait que le Duce était un être néfaste, et que son mari ne devait pas le servir. Les femmes ne comprennent rien à la politique. Et les hommes ne comprennent rien aux femmes.

Stefano et le bonhomme semblent s’être mis d’accord. Autour d’eux, les adultes se sont dispersés ; ne restent que les enfants qui s’amusent autour de cet éléphant grotesque. Un gamin fait les présentations avec un bagout qui enchante ceux du village. Il profite de l’aura des errants, libre de bouger, de voyager, exempt des mille contraintes que les autres subissent sans y penser, jusqu’au jour où un cirque surgit dans leur vie. Cartello regrette d’avoir cédé aussi rapidement. C’est un mauvais exemple, un cirque. Qui sait quelles idées vont germer chez les plus jeunes, voire leurs parents ?

L’éléphant pousse un barrissement rauque qui suscite des éclats de rire chez les enfants. Cartello jauge la situation, les deux saltimbanques misérables, cette bestiole grotesque… Il lâche un ricanement mauvais. Au contraire, ce sera un excellent exemple. Celui du ridicule qui console du quotidien.

Mais décidément, Letizia ne doit pas mettre les pieds au village tant qu’ils seront là.

3

Avec l’aide de Manfred, Luigi et Sandro ont monté le chapiteau et les gradins. Il a fallu tenir les enfants du village à l’écart, qui voulaient donner un coup de main. Le matériel est vieux, usé. Chaque fois qu’il dresse les toiles, Luigi a peur d’un accident, d’une déchirure, d’un poteau qui se fend, qui se rompt. Pas question d’avoir un gamin blessé. Et puis, si on veut que la magie opère, il vaut mieux en montrer le moins possible.

On les a laissés faire, alors, non sans dépit. On les a observés de loin, en se moquant un peu. Ce n’est que ça ? Cette tente minuscule ? Mais Manfred qui tirait sur la corde, ce vieux géant gris, massif, tel que les rues de ce village n’en avaient jamais vu, Manfred suscite l’attachement à chaque fois. Il souffle, il renâcle, on l’entendrait ronchonner, plus fort même que Luigi. Mais en un temps toujours plus court, le Circo delle Stelle – comme on peut le lire sur le panneau que Luigi accroche avec la même fierté depuis trente ans au-dessus de l’entrée – est prêt à recevoir ses spectateurs. Malgré le scepticisme qui se lit sur les visages des villageois. Sandro glisse aux gamins :

— Attendez de voir ce soir, à l’intérieur…

Il prend des airs de conspirateur. On se moque un peu de lui, mais avec une forme de prudence, voire de déférence, qui sait ce que la magie permet… Et puis, à quoi bon accueillir un cirque si ce n’est pour rêver un peu, au moins jusqu’à la fin de la première représentation ?

Dans la roulotte, Luigi se prépare. Il vérifie que son costume est prêt, qu’il ne faut pas recoudre un bouton. Il devrait en acheter un nouveau. Mais avec quel argent ? Si les représentations se passent bien ici, s’ils peuvent rester quelques jours et remplir le chapiteau tous les soirs, peut-être. D’abord, il devra assurer la nourriture pour Manfred et Sandro. Un peu de vin pour lui, mais ça ne coûte pas cher, et il y a toujours un brave paysan pour lui en donner une bouteille. Il sait qu’il vaudrait mieux attendre le lendemain pour la première, Manfred est fatigué par la marche et le montage, mais il a senti une ferveur inaccoutumée chez ces gens, une vraie attente, allez savoir pourquoi ; pas question de la laisser retomber.

— Sandro, va faire l’annonce…

Sandro saute sur ses pieds. Il adore ce moment ; il prend le tambour, place les lanières autour de son cou et sort dans les rues. Avec les baguettes, il tape fort et bombe le torse.

— Ce soir, le grand Luigi, le prestidigitateur le plus renommé du pays, qui a triomphé sur les scènes du monde entier et de New York en particulier, aura le plaisir et l’honneur de vous dévoiler son fabuleux spectacle ! Vous y découvrirez des acrobates époustouflants, des animaux terribles et fascinants, des clowns hilarants et le magicien le plus éblouissant, qui vous plongera dans un monde inouï et vous fera oublier les frontières du réel !

Sandro parcourt les rues du village en répétant ce texte grandiloquent que Luigi lui a fait apprendre par cœur il y a si longtemps. Pour lui, ces mots sont des friandises, il les savoure à chaque fois. Son visage rayonne quand il les clame de toutes ses forces, héraut d’un empire invisible et tout-puissant. Il n’entend pas les moqueries qui l’accompagnent, il ne voit pas les sourires, les doigts sur la tempe. Il sait que les gens ne le croient pas ; toutes ces promesses ronflantes dans un chapiteau minable ? Quels animaux terribles, sinon un vieil éléphant perclus de rhumatismes ? Et les clowns, les acrobates ? Les gens murmurent : ce n’est pas un cirque que nous avons accueilli, mais un asile de fous ! Sandro ne s’en soucie pas, il ne répond pas, continue de proclamer la bonne parole, de rouler les superlatifs dans sa bouche, de les lancer dans les airs et les regarder rebondir sur les façades fatiguées d’une bourgade qui, comme tant d’autres, a perdu la recette des rêves. Il sait que, malgré leurs sarcasmes et leur scepticisme, les gens viendront. C’est toujours pareil.

Il a fait chaud toute la journée. Les gens travaillent dans les champs et les jardins, mais au ralenti. Entre midi et quatre heures, un grand sommeil s’est étendu sur le pays, sauf sur le chapiteau. Sous la toile épaisse, il fait étouffant, mais Luigi n’en a cure. Avec Sandro, il répète minutieusement leurs numéros. Tout est rodé, mais Luigi ne pourrait pas envisager de faire une représentation sans avoir tout vérifié. La réussite tient à si peu de chose, comme l’échec. L’habitude est le pire ennemi de l’artiste. Il faut à chaque fois retrouver l’innocence du premier soir. L’innocence et la crainte, la concentration. L’exigence. Sandro le sait, il obéit scrupuleusement à toutes les injonctions de Luigi. Parfois, il ose une proposition ; pour lutter contre l’habitude, il faut aussi faire évoluer les numéros, petit à petit, touche après touche. Il importe aussi d’être courageux et de supprimer un numéro qui ne fonctionne plus, qui n’émerveille plus, qui ne fait plus rire. Pourquoi ? Impossible de le savoir. C’est comme ça. Au gré des soirs, Luigi et Sandro sentent que le public réagit moins bien. Dès les premiers signes, le numéro est placé sous surveillance ; aux répétitions, on le soigne, on cherche le remède. Mais si le mal est incurable, il faut le remplacer. Luigi est dans le Circo delle Stelle depuis son enfance, sous la gouverne de son propre père ; des numéros d’alors, il ne reste rien. De ceux qu’il a créés lorsqu’il a repris la direction, à la mort d’Alfredo, une poignée a survécu. Pour Sandro, la proportion est plus grande, mais près de la moitié a été adaptée ou créée depuis qu’il est sur la piste, avec Luigi, et qu’il assure sa part du spectacle. Depuis quelques mois, il est devenu inspirateur. Luigi en a été à la fois heureux et inquiet. Cela signifie que Sandro a attrapé le virus, et qu’il sera difficile de le faire renoncer à cette vie de fou, dans ce monde de fous. Ce n’est pas tellement la vie ardue des saltimbanques qui effraie Luigi ; mais comment continuer à faire rire et rêver dans un pays qui a confié son âme à des assassins du rêve et du rire, des fantassins du médiocre, des spadassins du mensonge ? L’illusion qu’offre Luigi n’est pas un mensonge. Un mensonge n’aide pas à vivre, il vous conduit dans des sentiers semés de ronces avant de vous faire tomber dans une impasse. L’illusion, si elle est légère, si elle reste un instant éphémère au terme duquel l’on revient sur terre et l’on considère autrement le réel, l’illusion est alors le plus formidable des secours.

— Je crois que le public sera bon, lance Sandro quand ils ont fini de tout répéter.