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Isabelle Gardel, commissaire d’une élégance glaciale, se trouve entraînée dans une enquête terrifiante aux ramifications internationales, reliant Suisse, France et Québec. Des fragments de corps mutilés et une substance inconnue, capable d’étouffer les pulsions humaines, représentent une menace d’une ampleur inédite pour l’humanité. Sous le regard opaque de Christiansen et l’emprise d’un amour ténébreux pour Nadal, elle s’attaque à une conspiration macabre, menée par le diabolique Maus Akab. Entre les étendues indomptées du Québec, Gardel plonge dans une course effrénée, où chaque indice la rapproche d’une vérité et d’un péril imminent.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour
Luciano Cavallini, l’écrit est comme le théâtre ; le décor placé, la contexture des phrases doit s’y apparenter, selon l’époque. Inspiré par les écrivains naturalistes et humanistes comme Émile Zola et Victor Hugo ou encore par Honoré de Balzac et Gustave Flaubert, il préfère cette écriture classique où les phrases sont conjuguées à l’ancienne et les sentiments, exprimés longuement.
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Seitenzahl: 422
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Luciano Cavallini
Anaphrodisia
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – Luciano Cavallini
ISBN : 979-10-422-5199-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Geneviève Beaucage,
Le chant des signes.
– 1983, Carnets de nuit, les éditions Saint-Germain-des-Prés, Paris ;
– 1984, Le cancer d’Aphrodite, les éditions Saint-Germain-des-Prés, Paris ;
– 2003, Encre d’échine, les éditions Indigo-Montangero, Suisse ;
– 2009, Le lys de verre, les éditions Persée, Paris & Cogolin ;
– 2014, L’affaire Jéricho, les éditions du Panthéon, Paris ;
– 2017, Montreux fantastique et mystérieuse, les éditions Cabédita Slatkine et MyMontreux ch ;
– 2019, Bleu muet, Le Lys Bleu Éditions ;
– 2022, La couleur des larmes, Le Lys Bleu Éditions ;
– 2022, Retour à villimpenta, les éditions Maï ;
– 2023, La colère des cendres, Le Lys Bleu Éditions.
Résumé du roman policier « Anaphrodisia »
Le commissaire Isabelle Gardel, d’une beauté troublante et d’une intelligence fulgurante, mène une enquête complexe à travers la Suisse, la France et le Québec. Exaspérée par la lenteur de ses collègues québécois, Gardel, au caractère acerbe et impatient, doit résoudre une affaire de morceaux de cadavres dispersés et d’une mystérieuse substance inhibant les désirs et la libido.
Aux côtés de Gardel se trouve Christiansen, un personnage énigmatique et apatride, attiré par son charme. Germain Nadal, inspecteur français, est amoureux d’elle depuis plus de vingt ans, mais il est incapable de consommer sa passion. Frustrée par des années de conformisme, Gardel doit surmonter ses propres démons pour démêler une conspiration mondiale orchestrée par le sinistre Maus Akab.
En traversant les paysages majestueux du Québec, Gardel découvre une nature contrastant avec les horreurs de l’enquête. Entre les criminels et des groupes mystérieux, elle mène une course contre la montre pour sauver l’humanité, tout en luttant contre elle-même.
« Toute ressemblance avec des personnages, des faits existants ou ayant existé, ne serait que pure coïncidence.
Même si parfois les éléments sont pétris de curieux hasards ».
Montreux Riviera, Suisse Romande
Le Monte-Carlo Lémanique, ou parfois, le grand monde descend, et, en cette occasion, on dira qu’il descendit bien bas.
Une sombre affaire éclata au grand jour, sans que personne sût quoi que ce soit auparavant. Des hommes provenant de grandes entreprises pharmaceutiques, incognitos et prêts à festoyer entre les meilleurs palaces de la région de Montreux Riviera. Pour l’instant, la crème des crèmes s’ajoutait à celle d’un café du coin des plus banals, vers le Basset, non loin de la Clinique des Champs. Ils parlaient plus ou moins en chuchotant, mais cela ne dura point.
On avait réussi à déraciner le commissaire Froissard de la Girafe, autrement dit, de son KG de l’avant-dernier étage de la tour d’Ivoire de Montreux. On la voyait partout et surtout, depuis l’appartement de ce dernier, la vue imprenable vous emmenait quasiment au pied du jet d’eau de Genève. Avec Froissard, et, arrivé fraîchement en urgence aussi, l’inspecteur Germain Nadal, des Batignolles, qu’il détestait de plus en plus, n’ayant jamais réussi à oublier son cher bureau du 36, quai des Orfèvres. Ces quelques petits mètres carrés méchamment éclairés sur des gardes à vue interminables. De plus, on en avait émietté des bières et des sandwichs, sur ce carré de misère, quand existaient encore les bienfaiteurs bottins téléphoniques.
Nadal cuvait un chagrin d’amour, celui de sa collègue Isabelle Gardel, la belle anguille diaphane, devenue divisionnaire après avoir manigancé salement avec la DGSE. Par ailleurs, on aurait dit que cette dernière se fut trompée de vocation, avec son allure de danseuse classique amaigrie par diverses sortes de conflits internes, la rendant aussi glaciale que magnifique. On y reviendra plus tard, on aura tout loisir de cela, vous verrez. Nadal et Froissard surveillaient de près un certain Sandre Hoffmann. Un monsieur devenu spécialiste dans l’art de vouloir transfuser le monde à son idée, avec son alter ego, un certain Maus Akab, dont vous n’avez aussi pas fini d’entendre parler non plus.
Une échauffourée sembla survenir dans le coin du troquet. À peine le commissaire Froissard et l’inspecteur Nadal, et l’autre là, le Sandre Hoffmann, ce grand ponte de la pilule s’étaient-ils levés, que tout le pâté de table voisin se précipitait à ses trousses… L’affaire prenait une sale tournure, transpirant jusque dans l’Hexagone, aussi devait-on appeler à la rescousse la police judiciaire française. Cela commençait de bastonner sec.
— Oubliez, ce sont mes hommes…
— Vos hommes ? Tout ça ?
— Ça s’appelle de la protection rapprochée. Laissez tomber, j’en aurai de bien meilleurs chez-moi que vous pourrez allumer sans risque, commissaire Froissard ! Je parle bien entendu de cigares.
— Va bien. Je ne fume plus. Depuis que je suis atteint de cette merde, là, qui braille tout le temps et nécessite un essaim de guêpes toutes les quinze minutes. Ça devrait vous plaire, les jeux d’aiguilles.
— Vous avez une image de moi, totalement forgée et déformée par les médias. Il faut bien trouver des méchants, dans ce désert d’esprits morts et enterrés qu’est devenue notre civilisation.
— Vraiment ? Cela nécessite toutes ces équipes ? Ainsi, il vous faut une tablée entière ?
— J’ai toujours apprécié de partager les repas à plusieurs, Nadal ! Dépêchons, je ne tiens pas à traîner dans cette Suburra… Ah, enfin, mon chauffeur ! Alors ? Quoi de neuf Juliani ? Des téléphones ?
— Non. Rien, Monsieur. Sauf Alexon. Cependant, il faudrait que vous le rappeliez.
— Vous voyez bien qu’il y avait une information ! Il n’y a que moi qui puisse juger des grands ou de petits riens !
— Certainement Monsieur.
— Vivement qu’on soit au domaine ! Vous pourrez y rester, messieurs, car je crains que nous en ayons jusque fort tard. Les chambres sont à choix, parmi les quatorze à disposition. Je suis sûr que vous y trouverez votre compte.
— Espérons-le, reprit Nadal peu enthousiaste. Cependant, je sais que l’on n’est pas uniquement là pour envisager le tour du propriétaire. Mais bien pour toutes ces invraisemblances reliées à Mauss Akab.
— Vous jouez dans la cour des grands, inspecteur. Avec des tas de recoins cachés, des pièges, des chausse-trappes. Vous risquerez de vous y perdre, à moins de nous faire confiance dès le départ.
— Pour l’instant, nous débarquons, monsieur Sandre. Et, j’espère pouvoir rencontrer au plus vite votre Axelon, là.
— Alexon ? Nous n’avons rien à cacher, mais je vous avertis, le type est plutôt soporifique.
La voiture attendait. Noire et luisante, avec son enseigne discrète aux couleurs des voitures-lits Cook. Il n’y avait que deux enluminures damasquinées en lettres d’or qui donnait le nom de l’agence de maintenance : « Traveling Car » avec le slogan suivant : « Proche de vos distances. »
Amédéo Juliani, le chauffeur, était propriétaire de sa propre affaire. Ainsi, il y avait le confort total à l’intérieur du véhicule. Climatisation, silence, lumières tamisées, petit percolateur à café, frigidaire et un seau à champagne. Une fois tout le monde confortablement installé, ce dernier parcourut l’arrière du véhicule, selon les règles de l’art, avant de rejoindre son poste de conduite. Il fallait le deviner, tant il savait demeurer discret. Question de sécurité. Par ailleurs, il valait mieux frôler les squales que les bousculer.
— Et s’il vous plaît, Juliani, pas de radio française, surtout pas ce soir ! Du classique ! Vous nous ferez grâce de toutes les autres chaînes dispensatrices d’anglicismes orduriers !
— J’y comptais bien, monsieur.
— Monsieur Froissard, reprit De Sandre, pourriez-vous ranger cette chose qui vous tient à cœur ? On sent quand même les effluves de vos injections. Alors, je ne voudrais pas que cela imprégnât notre conduite intérieure…
Conduite intérieure, se fit Nadal. Quand tu distribues tes merdes de vaccins ou de bactéries dans les pays sous-développés, est-ce qu’on te demande si ta conduite intérieure chlingue la mort, peut-être ?
— Je le sais, monsieur Nadal. Vous n’appréciez guère mes manières. Je parle de ma façon d’être. Mais, vous allez avoir besoin de moi.
— Nous n’avons pas besoin d’indics.
— Qui vous parle d’indics ? Nous ne sommes plus à Barbés ni à Denfer. Oui. Vous voyez. Par ailleurs, je suis bien renseigné. Il est temps que vous passiez à la sphère supérieure, que vous découvriez le dessus du panier. Qu’on vous mette en contact avec les huiles !
— Je ne supporte pas les matières grasses, monsieur Sandre.
— De Sandre, s’il vous plaît. Mais une certaine forme de grâce est bien obligée de vous tolérer. Allons. Vous n’avez pas le choix.
— Va bien ! On a toujours le choix, reprit Froissard, en pleine crise d’après-midi morne.
— Certes, je vous le donne sur un plateau. Pouvez-vous accélérer un peu Amadéo ?
— Pas plus que tant, monsieur. Vous connaissez Genève, si c’est pas bouché, ce sont les feux !
— Amadéo… Cela concerne uniquement la météo et le lac, mais pas notre convoi. Ainsi, je suis sûr que vous pouvez faire un effort.
— C’est que… Monsieur. De plus, je risque mon permis professionnel.
— Mes relations feront le reste. N’ayez crainte.
— Croyez-vous toujours pouvoir acheter le monde de la sorte, cher Monsieur ?
— Non, mais je le soigne, commissaire Froissard. D’ailleurs, si vous me le permettez, je vous procurerai ce qu’il faut contre votre vilaine insuffisance respiratoire. Prenez ça comme une avance. Cependant, je vous en conjure. Cessez de vous injecter l’insuline de la concurrence. Votre diabète en sera le premier reconnaissant.
— Pour vous, le monde est un hôpital, et les patients vos otages, si je comprends bien.
— Commissaire Nadal. À votre âge, il n’est plus permis d’être aussi naïf. Le monde est malade, les hommes, une gangrène qui le ronge de tous côtés. Nous fabriquons les virus pour les anticorps, difficiles à obtenir. Ceci n’est qu’une stratégie pour flamber la peur et l’angoisse, et surtout, entre deux, remonter les prix jusqu’à la limite de la décence. Les survivants de choix font effectivement grimper les enchères et les primes d’assurance, on en a la preuve chaque jour. On ne soigne plus. On médicamente. En ce sens la médecine faillit, là où la pharmaceutique « s’obésifie ».
Nous rendons les patients accros aux drogues, à l’automédication. Nous ne sommes rien d’autre que des dealers homologués sous la bénédiction de nos États complices. Spécialisés en la médecine de guerre, les chimiothérapies, les nanotechnologies et, évidemment, tout le secteur touchant les psychotropes, neuroleptiques, antidépresseurs, etc. Ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir pourquoi la recherche sur le cancer et le sida stagnait, que tout semblait gelé depuis des années et donner peu de résultats, voire aucun espoir ? Et pour cause ! Parce que ça ne rapporte rien, ce n’est pas intéressant, cela n’a aucune valeur marchande. Alors, on fait appel à des institutions caritatives, via le courrier des consommateurs. Vous recevez tout le temps une publicité assommante concernant les recherches en de tels domaines, n’est-il pas vrai ? Pourtant, voyez-vous une avancée quelconque ? Non. Rien. De la poudre aux yeux, du placebo, dont le liquide, saisi ou redistribué, disparaît dans des caisses sourdes et sert à financer bien d’autres expériences que celles allouées à la médecine. Mais, nous rediscuterons de tout cela ce soir, dans mon salon. Profitez plutôt de ce paysage, de cette belle musique. Vos désirs seront des ordres. Accommodez-vous, je vous en prie.
— Où allons-nous ainsi ?
— Dans la région de Montreux, Nadal. La ville et le bastion de Froissard. La Riviera vaudoise, loin de ces platitudes ennuyeuses, de cette sempiternelle grisaille et bise à décorner les bœufs. J’admets qu’en Suisse, peu d’endroits m’attirent, si ce n’est pas cette chère Riviera et la partie italophone du pays. Le reste… Peu m’en chaut. Morne, sans odeur, sans couleur, sans consistance. Tout ce qu’il faut pour bercer nos finances sans les secouer. Les paradis se doivent d’être discrets.
— Je vous trouve affreusement sarcastique, et peu enclin à la déontologie…
— Monsieur Nadal. Si j’étais démuni de déontologie, comme vous le dites si bien, je ne perdrais pas mon temps à vous voiturer, afin de vous informer de certains facteurs immoraux concernant ma propre branche. Que voudriez-vous de plus ? Je ne cherche même pas à me disculper. Regardez par vous-mêmes. Je n’ai aucune leçon à recevoir de quiconque à ce sujet.
— … Et, pour d’autres sujets ?
— Ceux-ci, Monsieur Froissard, relèvent de la sphère privée.
— Ce n’est plus une sphère, Monsieur Sandre, sauf votre respect. C’est une montgolfière !
Le bon mot de Nadal tomba en désuétude, comme Froissard en assoupissement. Le chauffeur suivait scrupuleusement son tachygraphe et ne contrevenait à aucune erreur routière. Les paysages défilaient souples et mornes. La vigne, du côté amont, déroulait son vallonnement d’émeraude jusqu’aux confins de petits villages à clochers blancs. De temps à autre, un soleil blanchi à la chaux, transperçait les nuages prisonniers de la Haute-Savoie. Le pays de Vaud paissait telle une enclume, sur la tranquillité ensommeillée, plutôt que sur de vivaces quiétudes. Le lac poignait, forait un gouffre bleu au pied d’une façade solitaire, puis d’une maison perdue dont les fenêtres translucides s’inondaient de cieux au milieu du colza.
L’autoroute filait, sans accrocs, tirée au cordeau entre de lisses glissières, tout paraissait fraîchement lavé ou repeint depuis la veille. C’était rassurant, apaisant. Ça ne devait pas déranger, demeurer conforme à l’ordre établi, taillé à la même hauteur, garder une dimension inoffensive. Comme les passions recluses et les gestes restreints en camisoles de contention. Les choses bougeaient lentement, calmement. On ne revendiquait pas. Les portes automatiques prenaient des heures à s’écarter. L’audace fut lavée à coups d’eau de javel, la vie sociale s’arrêtait à vingt heures, afin d’être d’attaque pour le travail du lendemain.
Lausanne, la Morne. Encore plus l’hiver. Fade. D’une froide urbanité, jouant sa mode dans les quartiers dégueulasses, en dealant de la blanche sur un pont enjambant négligemment la puissance du franc jusqu’au Cap-Vert.
Rien de bien scintillant qu’une massive place Saint-François entourée de bahuts aux devantures pachydermiques. Lausanne la mate. À bien la regarder depuis la cathédrale, on assistait à une succession de mottes argileuses en guise de bâtisses. Du béton, des dallages sans aucun charme, une mentalité à avancer à coups de pied dans le cul. S’il n’y avait la sublime cathédrale, il y aurait encore une de ces placettes à jeux d’échecs, avec des pions plastiques multicolores. Lausanne la lente, ses coins sordides, emplis de fesses douteuses et de vermines pestilentielles. Mâchant la gomme d’un accent qui collait aux dents et ne se déglutissait jamais.
Vie manquant de dynamisme, d’ampleur, de spontanéité. Ville engourdie sur ses bancs publics, propre en ordre, toujours là pour étouffer les quinquets de la concupiscence.
— Paris commence cruellement à me manquer, fit Nadal n’y tenant plus.
— Je vous le concède, reprit de Sandre, ça ne brille pas par son enthousiasme. Mais, nous allons bientôt aborder les rivages sinueux et romantiques de Julie d’Étange et de Madame de Warens.
— Je vous demande pardon ? Sommes-nous attendus ?
— Certes… Par un certain Rousseau.
— Là, je ne vous comprends plus !
— Votre collègue encore moins. Mais, c’est ainsi qu’on finit par ne plus apprécier les vraies valeurs de cette existence. N’est-ce pas ?
— Si vous le dites…
— Et bien plus encore, Nadal.
On avançait. Les flics avaient mal au cœur, dans cette voiture. Cela prouvait qu’ils en avaient un. Partout des petites maisons, comme des plots judicieusement disposés. Puis enfin la route du lac, luminescente, et la douce remontée au-dessus de Vevey, avec des vallonnements se perdant en fonds de peupliers. La clarté circonvoisine d’un temple d’amour. Une route s’enfonçant sous les feuillages, un chant de fontaines et de petits chemins louvoyants au bout de maisons cossues, entourées de treilles, de glycines, de vieux murets emplis de mousse.
La voiture obliqua en direction d’une superbe villa de Maître, repeinte d’une blancheur éclatante. De gros buissons masquaient l’entrée principale, constituée de vitraux losangés entre lesquelles le soleil mellifère s’écoulait jusqu’au couchant.
De chaque côté de la villa, un parapet de gazon menait le regard suspendu au-dessus du Léman. C’était comme un pan de cieux tombés un peu plus bas, et dont l’eau aurait nimbé l’azur.
Les oiseaux enchantaient le lieu, on percevait le froissement de leurs ailes, les trilles passaient entre le moucheté des branches, les massifs de buis où ils logeaient en chahutant. Les tilleuls et les rosiers embaumaient.
— C’est une ancienne clinique de rajeunissement. Je l’ai eue pour une bouchée de pain !
La bouchée de pain en question continuait en contrefort, vers une espèce de grotte dont la mousse abondante perlait perpétuellement d’une eau verte et âcre.
— Le coin des amours…
Les pas résonnaient onctueusement sur le gravier, ainsi que les roues protubérantes d’une grosse cylindrée, soufflée au pas sur l’allée.
— Ma femme… Je ne l’attendais pas si vite.
— Nous ne voudrions pas abuser.
— Pas question de vous défiler, appointé Nadal !
— Inspecteur…
— Inspecteur Nadal, je vous présente ma femme, Charléline de Sandre.
Les fenêtres électriques du bolide remontèrent en geignant. Puis, la portière d’une Cadillac rouge s’ouvrit silencieusement. Une femme asperge, sans âge, le teint morne et la mine patibulaire, déroula une paire de jambes n’en finissant plus.
Une ancienne clinique de rajeunissement.
— Enchanté Madame.
— Commissaire ? Que signifie donc…
— Ne vous inquiétez pas ma chère ! Rien de grave ! Ils sont là par mon intention.
— Ils ? Qui ça, ils ? Je ne vois personne d’autre.
— Permettez, Madame, mon collègue est encore dans la voiture. Une légère indisposition.
— Ah, bon ? Alors, je demanderai à Eusapia de lui préparer un bon remontant.
— Eusapia ?
— Ma cuisinière et accessoirement camériste, en attendant une nouvelle personne que nous devrions auditionner demain… Je suppose. Avec un peu de chance. C’est si compliqué, ces temps. Ne restons pas là, entrez, je vous prie. Ne regardez pas trop autour de vous, nous sommes également en relève de domestiques. Ah, je vous dis… Par ailleurs, vous tombez bien mal.
Sandre retint Nadal par la manche, puis clignant de l’œil :
— Et nous, on ne peut mieux, pour nos affaires.
Que faire de ces soirées Nadal ? Que fabriquent les gens, à quoi s’occupe le besogneux, une fois rentré au logis, Nadal ?
— Et nous, que faisons-nous de mieux, Froissard ?
Froissard, personnage à chapeau proéminent, chaloupant d’un côté et de l’autre avec une canne fort mystérieuse, dont on ignorait si c’était une canne-épée ou un cadeau reçu en son temps par le célèbre Serge Lifar, prouvait son humanité derrière un air bourru, pouvant devenir parfois bougon. La gourmandise épicurienne de son existence se fichait en sa confortable bedaine, trahissant son faible pour le sucre, et sa force pour le boulot acharné. Ce dernier lui rongeait les heures de sommeil depuis des années, mais il n’en avait cure, comme on dit. Son air débonnaire l’emportait sur le grincheux, pour autant que Zurcher, le confiseur must de la ville de Montreux, lui apportât tous les matins ses viennoiseries à domicile, qu’il prenait seul dans la cuisine, ou accompagné, au salon, qu’il encombrait alors de miettes jusqu’au fin fond de sa bergère. Ce profond fauteuil que lui avait laissé sa grand-mère en héritage.
La cuisine devenait sombre à cause des chiures que jetait le voisin du dessus sur un mauvais parapet initialement translucide. Ça ressemblait de plus en plus à l’appartement de l’inspecteur Duffeault, moisissant tout seul dans son trois pièces de style, à l’avenue des Alpes. On y reviendra suffisamment plus tard.
— Quand j’étais môme, les soirées étaient longues… Commença le commissaire, fort enclin à la nostalgie, voire à la tristesse de ses chers parents disparus. On n’en voyait pas la fin… Le dîner semblait durer des heures. La poêle sur la cuisinière à gaz, qui dorait lentement l’omelette aux pommes cannelle, avec la petite gousse vanille. Puis les grosses tasses dorées en porcelaine de Vallauris, le sucrier ventru, la passoire sur son support à griffes, oui, ça prenait des plombes tout ça, je le revois, comme si c’était hier. Les liens de serviettes, les puissantes fourchettes, les cuillères à thé et à soupe, généreusement profondes. Le silence des personnes, prenant le temps de savourer, et le moment de table où tous les goûts, toutes les saveurs se retrouvaient en commun !
Je vous dis qu’elles étaient interminables les soirées d’alors ! On passait au salon, pressé sous le lampadaire et sa crinoline d’une désuétude attendrissante. La vieille radio diffusait une pièce policière, les stations brillaient derrière un tableau truffé de noms étranges, tous plus mystérieux les uns des autres, que la TSF empruntait depuis les plus lointaines contrées d’Europe. Celles-ci disposées un peu partout, scalariformes, sous le grand trèfle vert signalant les passages de l’une à l’autre, là où scintillaient les lampes à iode. Quels voyages, Nadal ! Que de paysages surgissants de l’ombre !
Ça n’en finissait plus, jusqu’à ce que la pendule sonne neuf heures. Je ne comprenais pas pourquoi tout à coup c’était neuf heures, puisqu’on ne voyait pas bouger les aiguilles… Alors, il y avait le froissement du journal, l’éveil des pantoufles de ma grand-mère, et le craquement distinct du canapé signalant la levée d’un corps. Il était temps d’aller au lit, après une dernière tasse de tilleul. La chambre, la petite porte-fenêtre ouvrant sur les halos lumineux de l’appartement, par lesquelles elles diffusaient, toutes de couleurs différentes selon si l’on se trouvait à la salle de bain, très verte, au corridor, d’un puissant jaune aurifère, la cuisine aux reflets de bougies, la chambre à coucher, huileuse et jaunâtre, le salon orange et rouge, comme de la soie. Tout un spectacle commençait alors, de pas marqués, de glissements, et de changements de tonalité. Si par chance, il y avait le plein feu partout, alors ma chambre se transformait en vitraux luminescents, éclaboussant partout les moindres murs et plafonds, sans que l’on puisse plus les diluer, allant même jusqu’à mouiller les cordons des frontières imprenables se trouvant à l’arrière des tuyaux… C’était magique, Nadal… Magique… Tous les autres sons et lumières n’égaleront jamais les luminaires de mes grands-parents, diffusant par ma chère petite porte-fenêtre de l’enfance. Ça, c’était de la soirée, Nadal…
— Mon Dieu, Froissard ! Cette douloureuse nostalgie. Vous avez donc grandi chez vos grands-parents ?
— Ils m’ont élevé les dix premières années de mon existence. Mon grand-père était pâtissier.
— Ah… Ça explique sûrement le diabète. Et après ? Que s’est-il passé ?
— Les lumières se sont éteintes, les soirées se sont raccourcies, mais de plus en plus longues s’allongèrent les nuits…
— J’ignorais tout ça, Froissard.
— Ni moi non plus. On ne le sait que quand on a grandi et que c’est trop tard.
— Tout est toujours trop tôt, pas assez vite fait, ou déjà passé.
— L’homme ne sait tout simplement pas vivre. Moi, je vous le dis : si on lui apprenait à voir de longues soirées d’enfance, on n’aurait plus besoin de réprimer le crime, nous serions tous au chômage !
— Et libres de nos soirées.
— Anoblis de nos vicissitudes.
— Ça a au moins eu une chose de bonne jusque-là ; vous n’avez plus tiré sur votre cigare !
— Je ne fume plus.
— Rien ne nous sépare jamais, Froissard ! Tout est toujours en nous !
— C’est bien de cela qu’il s’agit. Occuper ses soirées avec ce qu’il y a en nous, et non pas écouter le bruit qu’on nous fait subir. Vous voyez la différence ?
— Tellement marquée Froissard ! Tellement remarquée…
— Vous avez aussi l’air de savoir de quoi il en retourne, petit.
— Cela n’arrête pas d’y retourner ! Tout retourne toujours à tout, c’est une véritable malédiction, je ne m’en sors pas. Vous avez mis le doigt dessus, vous pressez le bouton qui fait mal. Pourtant, je ne suis plus petit.
— Va bon. Nous ne pouvons qu’avancer et regarder ce qu’il se passe autour de nos envies. Mais, nos chères différences sont au fond, ce sont les peluches du souvenir, et de bonnes âmes qui nous ont élevés avec le goût du lait maternel, et le fer de la paternité.
Ce fut la première et dernière fois que les détails de l’enfance de Froissard se seront étalés sur le tapis. Le petit-fils du confiseur resterait toute sa vie, accroché aux douceurs, bien plus liées à l’affection de ses bonnes personnes décédées bien trop vite, qu’au sucre qui, par la suite, le rendit insulinodépendant.
Quant à sa fameuse canne, à son chapeau, cela demeure un mystère qu’il laisse savamment planer auprès de l’entourage. Le bruit courait qu’elle aurait appartenu au grand maître des ballets russes, monsieur Serge Lifar, ou, encore, qu’elle lui servirait de canne à épée. Qu’il l’aurait acheté à Drouot, provenant d’une suite de crimes en séries perpétrés par un certain docteur Petiot. Ceci laisse à désirer, lorsqu’on sait que Petiot utilisait d’autres expédients que son agence de voyages ne manquait pas d’exécuter de manière efficace.
Ce matin-là, en retour vers la Girafe, Froissard, enfin dépêtré des Sandres, savourait tranquillement son café croissant, bien calé au fond de sa bergère. Zurcher, toujours à l’heure, s’occupait des bonnes chères du commissaire. Service à domicile, vous m’excuserez du peu !
Nous allons nous présenter un autre personnage, plus éteint et bien moins vivace que Froissard : l’inspecteur Patrice Duffeault. C’est d’ailleurs chez ce dernier que Nadal demeurerait tout un long séjour qui ne devrait pas durer plus de deux semaines maximum. Vous verrez que ce ne sera pas le cas. Nadal s’ennuyait déjà fortement de Paris et de Gardel, régnant en commissaire divisionnaire, malgré ses troubles peu enviables, l’ayant mis sur la touche depuis l’affaire Mercure. Madame le commissaire, pour arriver à ses fins d’orgueil intellectuel, ne trouva rien de mieux que de nager en eaux troubles avec les autorités de la DGSE. Elle joua le double jeu de se laisser corrompre par ces derniers afin d’accéder au final de cette enquête qui fit bon nombre de victimes à Paris. La curiosité l’emporta sur la raison, mais en ce qui concernait la passion, elle se retrouvait réduite à la dimension d’un mouchoir de poche. Non. Avant tout, il lui fallait cette émulation intellectuelle, celle de ne pas laisser un instant de repos aux neurones, excités perpétuellement par des enquêtes inextricables. Comme Nadal, elle détestait la glu et le gel pouvant s’installer dans un organisme qui ne s’intéresserait qu’à ses cancans mondains. On ne saurait lui donner tort, certainement pas. Point de ce sommeil conformiste, rempli d’habitudes, sentant le relent d’armoires. Point de stases communes ennuyeuses, exit !
Gardel devait arriver sur les lieux, depuis les Batignolles. Il s’agissait de monter la garde autour d’une importante réunion pharmaceutique, honorant quelques découvertes majeures concernant une injection d’un tout nouveau genre, qui devrait être utilisée avec parcimonie contre une certaine engeance de dangereux criminels sexuels. Cette injection réduirait radicalement, et d’une manière quasi définitive, toute pulsion quant aux libidos déviantes. Ce médicament devait être testé sur une petite partie de ces prisonniers croupissants à perpétuité dans les geôles suisses. Deux rendez-vous majeurs se tenaient ainsi dans le plus grand secret. Un à Clarens, aux Bosquets de Julie, comme on l’a vu, l’autre à Bir-Hakeim Grenelle, à quelques jets de pierres des piliers nord de la tour Eiffel.
Nadal s’installait chez Duffeault, dans une maison de style national Nord européen-chalet suisse, le dernier ferme la porte. Ce serait le premier acte, qui l’habituerait à un séjour bien plus long par la suite. Il l’ignorait encore. Une petite guerre s’installait entre Froissard et Duffeault. Froissard détestait l’appartement de Duffeault qu’il trouvait sombre et poussiéreux, avec des odeurs de boulangerie à vous lever le cœur et un ascenseur constamment en panne. On ne pouvait pas le contredire, c’était bien le cas. Froissard ne voulait jamais quitter sa Girafe lumineuse, ouvrant aux quatre points cardinaux et donnant l’impression aux visiteurs de se retrouver au sommet de la capsule Saturne V. Rappelons que ce dernier jouissait d’une vue imprenable sur le lac et les Alpes, depuis l’avant-dernier étage de la Tour d’Ivoire de Montreux. Si ce n’est pas cette marquise crasseuse mangeant la lumière de la cuisine, tout le reste demeurait parfait et nous, communs des mortels, on se contenterait de moins.
Ainsi, ce matin-là, juste après la dernière gorgée de café avalée, ainsi que les ultimes miettes de croissants parsemées un peu partout sur le tapis, branle-bas de combat ! Trente minutes plus tard, tous les inspecteurs se dressaient au garde-à-vous devant Froissard. Et, pourquoi donc ? Une bagatelle. Massacre intégral des Sandres dans leur belle villa de maître. Un véritable bain de sang, des plus sordides. Le chauffeur seul en avait réchappé, Giuliani, parce qu’absent au moment des faits. Froissard, Duffeault et Nadal furent tirés brutalement du lit par la gendarmerie vaudoise. Personne n’avait ni rien vu ni rien entendu, bien sûr. Et pour cause, la villa de maître se trouvait en contrebas, côté chemin de l’Empereur et Clinique des Champs.
On ne pouvait pas comprendre le motif d’une telle tuerie, si ce fut un éventuel règlement de compte. Qui parle Pharma, doit vouloir dire intérêts financiers majeurs ou espionnage industriel qui auraient dégénéré. Par conséquent, pour l’instant, on ne pouvait qu’ouvrir la route vers une question de renseignements ayant fuité vers un média inconnu.
On n’eut même pas besoin d’avertir Gardel de ce qu’il venait d’arriver sur le sol helvétique, parce que la réplique se déroula simultanément à Paris. Même manière de procéder, sulfatage de cervelles sur de vieilles pierres historiques classées.
Duffeault arriva mal fagoté, avec des habits puant les odeurs de mauvaises fritures, rancies en fond d’armoire. Nadal, à peine rasé, ressemblait plus à un bagnard qu’à un policier dans l’exercice de ses fonctions. Quant à Froissard qui heureusement avait pu avaler juste à temps son plateau Zurcher, il cuvait son excès de sucre avec une grosse hypoglycémie qui l’obligea à rapidement user de son essaim de guêpes.
La scène de crime deviendrait peu ragoûtante. Le pire serait d’avoir à traîner Duffeault, toujours en train de chialer. Il faisait partie de ces personnes pour qui dans la vie tout était fardeau et fatiguant. Il fallait toujours rester avec la mèche humide, manger du bouillon tiède et fade. Lenteur et larmoiements. Rien ne prédisposait plus l’agacement chez Nadal et Gardel que cette morne façon de tirer sa vie le ventre plein.
Mais, là, c’est partout qu’on avait sulfaté, sans détails aucun et au silencieux.
Qu’avaient donc trouvé ces industriels, en France et en Suisse, pour qu’on les élimine à ce point jusqu’au dernier, en commençant par le fameux Alexon ? Si antipathique, mais qui aurait déjà eu tant de choses à révéler, presque les trois quarts de ce qui allait devenir une enquête empoisonnée.
« Birr-Hakeim Grenelle ». Là où le métro enjambe la Seine et gémit plusieurs fois de suite sur ses pneumatiques. Mais il est coriace le bougre et n’a pas peur de se lancer entre fer et faïence. Ce qui donne son charme. Les céramiques apportent ce teint caractéristique aux quais, aux femmes, aux hommes de bonnes compagnies qui l’ignorent encore.
Le ciel se fragmente sur les marquises de verre et coule le long des pylônes. Il n’est pas le seul.
Une personne prend le relais, en toute placidité, descend les escaliers, pousse le tourniquet puis accélère le pas sur le trottoir.
Sans regarder ni à droite ni à gauche, cette ébauche d’encre bleue finie hâtivement à la craie ne tient pas à se faire remarquer. Elle poursuit, jusqu’au pilier nord de la vieille Eiffel. C’est à peine si elle semble essoufflée, lorsque la route la poursuit du côté de ces magnifiques maisons Haussmanniennes, dont l’une d’entre elles abrita jadis, en reclus, le fameux Élysée, qui toujours semblait vouloir demeurer à proximité d’un champ. Cette fois-ci, c’était bien Mars qui dirigeait l’affaire.
Il fallait grouiller. On volerait juste le temps d’avaler une espèce de sandwich au vacherin Mont d’or, avec un crème pas trop chaud ni trop serré, de s’asseoir deux secondes dos aux vitrines, le regard plongeant bien malgré lui devant les quelques marches malingres s’enfonçant du côté des chiottes. Si ce n’est pas le métro, ce sont les égouts. Peu de nuances relèvent cette existence urbaine.
Une fois cet expédient réalisé, course poursuite jusqu’à la Concorde, pile sous l’échafaud de Marie-Antoinette et l’âme gémissante de Maison Rouge.
Pas le temps pour l’histoire et depuis lors, Fersen n’est plus rien d’autre qu’un ancien chanteur de Music-Hall. Les générations s’effacent plus vite que le top 50.
Enfin, on y arrivait, quartier Saint-Germain, la petite rue au loin, menant vers le bar à bidoche, l’entrée tortueuse et sombre arpentant vers un dernier étage alambiqué. Il fallait se la jouer Belle-Mondaine, en équilibre sur la bordure d’un toit. Qu’à cela ne tienne. Nous y voilà.
Un mouchoir de poche fit l’affaire et les carreaux des chiens assis cédèrent au premier impact. Il y avait plus d’air que de vitre, donc nul besoin d’être un Hercule pour accomplir une tâche aussi futile. C’est bien connu, en France, tout le monde pratique ce genre de sport.
Seulement voilà, à l’intérieur, il faisait aussi noir que dans les limbes de la 5ᵉ république. Depuis qu’on préférait la pyramide au lys, il valait mieux connaître par cœur les réseaux du train fantôme.
Erreur d’estimation. Après un violent choc reçu sur la tête, la chute se fit par surprise et plus vertigineuse encore. D’autant plus sous la violence des feux embrasant le lustre à facettes dont l’un des mobiles révélait de suite l’erreur de manœuvre. Nier ne servirait à rien.
L’équipe demeura bouche bée devant cette chose accroupie au sol. Un des grands cierges diaphanes de Notre-Dame, à moitié fondu dans l’incendie, ne paraîtrait pas plus fantastique ni moins étrange à contempler.
— Commissaire Gardel ! Mais, que diable, faites-vous là ?
— Qu’est-ce que c’est que cette planque dans le noir ? Non, mais vous n’êtes pas malade !
— Vous n’êtes pas au courant ? Ce que l’on est supposé chercher ne se voit que dans la nuit.
— Supposer chercher ! Si on sait pas ce qu’on cherche on sait pas quoi trouver non plus et supposer ne sert à rien ! Ben moi je vais vous dire là. On doit saisir au plus vite des ampoules planquées quelque part dans cette ville !
— Des ampoules ! Quel rapport avec l’électricité ?
— Bande de nazes, vous faites exprès ? Réfléchissez un peu ! Ça n’a rien à voir avec ça !
— Alors c’est quoi, bon sang !
— Justement. Sûrement de quoi l’avoir pourri, vot’sang ! Activez vos tronches là, c’est pas possible !
Elle était hors d’elle et son front marqué par la blessure n’arrangeait en rien sa méchante humeur, qu’il fallait déjà en temps normal tenir en bride. Ce qui ajouta un fruit au sommet du clafoutis, ce fut de contempler les gueules d’ahuris de ses hommes, qui s’étaient crus bons vu les circonstances, de se tapir au sol, au niveau même de la commissaire. À savoir dans l’ordre : cette fouine roublarde de Gérard Carrel et le goguenard Albert Froissard, débarqué tout chiffonné de sa Suisse natale. Dès qu’on parle, banque et Pharma, on n’échappe pas à l’Helvétie. Succinctement, on passe de la croix blanche au caducée.
— S’il y a des ampoules, reprit Nadal, seul entre tous, appuyés contre un mur…
Elle coupa immédiatement court.
— C’est que vous n’êtes pas des lumières !
Nadal se dit qu’on était reparti pour une sale affaire. Plus les années passaient, plus ça sentait la merde chez la police. Qu’on se fasse castagner ou encenser lors des premiers secours ne changeait plus rien à la routine qui s’incrustait comme de la crasse sur un parquet. Il y avait de la friture sur les filatures. Puis la Gardel n’arrangeait pas les choses, bien loin de là. Si au moins, elle devenait moche, ça irait peut-être mieux pour ce putain de cœur qui ne voulait rien savoir. Mais non. Le commissaire, bien au contraire, se dépêchait d’embellir au fil des ans. Peut-être était-ce sa vengeance, finalement, car elle avait fort peu goûté au fait que l’inspecteur lui fit fantôme lors de sa dernière enquête en Suisse. Laisser tomber… Elle en avait de bonnes, Isabelle Gardel ! On dira qu’à force d’acheter du surgelé en se négligeant, ce dernier commençait par osmose à givrer salement sa cause ! Mademoiselle Glaciale n’invitait pas au bal, même en sortant masqué, on finissait le carême devant. Tout le monde le savait dans le service, que l’inspecteur en pinçait pour sa patronne. Il devenait même la risée des mulets, n’en perdant pas une pour les sarcasmes. Le seul problème est qu’il n’utilisait jamais la bonne vieille pince monseigneur bien franche de maniement. Non, Monsieur tremblait du bassinet rien qu’en apercevant Gardel au loin, et le viril instrument de préhension se transformait d’abord en pince à sucre, à condition que le morceau ne fut pas trop gros, puis finalement en brucelles à soie pour gamines pubères. Elle lui reprochait souvent cet éloignement, mais en même temps s’il serrait le pas, ça n’allait pas mieux. Soit il la suivait sur voie large et généreuse, l’apercevant très mal au lointain, et ça finissait en catastrophe, soit c’était la méchante bordure de trottoir ne permettant pas à deux mouches de se poser côte à côte.
D’ailleurs, un de ses amis, commandant de bord chez Air France-KLM, lui avait dit un jour qu’il était plus facile de passer en transition sur un Airbus A380, que de comprendre le maniement des femmes, surtout si on avait plutôt tendance à se brûler les ailes. Et, les ailes, c’est ce qu’il aimait chez les filles. Il les voulait longilignes, maigres et diaphanes. Avec des membres supérieurs aussi lactés et légers que les traces de condensation laissées dans l’azur par les réacteurs. Des femmes donc, évoluant en très hautes altitudes, proches de la stratosphère. Des MD11 en jupettes. Peu incarnées, juste ce qu’il fallait de chair pour quand même les charrier un tant soit peu ici-bas, avec une exigence de peau aussi lisse que l’adolescence albinos émergeant d’une jarre de lait. C’est peu dire. Il aimait les femmes ailées, vous aurez compris, mais quant à passer au train… c’était le SOS maday, maday assuré ! Après avoir tourné mille fois autour du lot, il devait larguer le kérosène en plein vol, juste avant d’exécuter un piteux atterrissage en glissade sur le ventre, crashant toujours pitoyablement en bout de piste, le train bien encastré au fond des trappes. Nadal n’était qu’un pauvre dîneur caressant l’espoir de goûter une aile, tout en craignant l’instant d’après, celui où il devrait forcément passer aux cuisses. En réalité, et vous comprendrez très vite l’équation résumant toute la situation du nœud gordien : soit la croisière perdait le compartiment toilette à 36 000 pieds, soit la cabine restait verrouillée de l’intérieur. Il devenait donc hors de question de pouvoir y pénétrer, puisque la sortie même était déjà condamnée d’avance ! Nadal perdit donc tout courage et décida, depuis ces jours néfastes, de ne plus faire la queue devant la porte. Avec un bon bélier, qui sait, il aurait peut-être pu forcer l’entrée ? Fallait-il pour cela en avoir un de robuste ! C’est comme en cuisine d’ailleurs, si tu veux bien saucer, tenons bien fermement la queue de la casserole, évitant autant que possible que la flamme lèche trop la jupe, tout en maintenant la juste température sous le cul afin que la bouillie puisse monter sous contrôle. Nadal devait donc gérer entre vols, entremets culinaires, et l’hôtesse passant avec son chariot…
Alors non, pas d’accord. Elle s’en était détachée pour continuer en solo. Qu’elle ne vienne pas lui reprocher de battre froid, parce que savait-elle seulement à quel point il éprouvait du sentiment pour elle, encore ? Pouvait-elle le comprendre ? Puisqu’à part être absorbée à ses enquêtes, soit pour monter en grade jusqu’à se les brûler, ses ailes, soit par dépit, rien ne semblait compter d’autre que ses dérapages quotidiens pris en flags d’excès de vitesse.
Nadal prit le café entre ses mains, qu’il redoutait. On savait à quoi ressemblait le noir d’Isabelle. Celui qui caillait sur la plaque à chambrer et qui finissait grisâtre par prendre le goût du Viandox.
Elle s’assit d’un bloc sur la chaise de cuisine, la bordure de table lui rayait carrément le bas des seins, pour ne pas dire le bas sein. Puis comme toujours, sans même s’en apercevoir, à son insu, alors qu’elle parlait couramment d’une sécheresse consommée, elle réitéra. Elle n’avait de cesse que d’onduler ses magnifiques avant-bras, offrant des arpèges délicats à celui qui était sensible aux galbes féminins. Attention, comme à Bastille, la Station est en courbes. Elle parlait, avec effarement, alors que le halo de ces membres demeurait un instant glacé devant le regard.
En contre-plongée, le cou déployé offrait mille et une lignes qui, lovées ensemble, configuraient des reflets lustrés comme un marbre de vestale. Il ne fallait surtout pas la couper ni la déranger, non par crainte qu’elle perdît le fil important de ce qu’elle avait à révéler au niveau de l’enquête, cependant, uniquement afin que ne se rompît point l’évocation qu’offraient les délices d’un port de tête.
— Nadal, tu te la coinces, pas un mot jusqu’à la fin et surtout réfléchis avant de répondre.
— Réfléchir à quoi ?
Elle se contenta de hausser les épaules. La partie ombragée de son appartement se fit plus dense. Cette manie qu’elle avait, au commissariat puis chez elle, de vivre derrière des lamelles ou dans sa jungle impénétrable.
Puis faisant volte-face : « J’ai été contactée par nos collègues de Montréal… »
— En France ?
— Arrête de me couper et laisse-moi finir ! Mais, non, pas de France. Enfin. Au Québec !
— Ah oui, c’est vrai. T’es moitié Québécoise et…
— Ça n’a rien à voir ! C’est pas une question de proportion, d’ailleurs ridicule. Comme si le sang pouvait être moitié ceci ou moitié cela. C’est juste que dans ce monde, là, de pourris finis, à chaque fois qu’il y a des problèmes insolubles, je dois me les coltiner !
— C’est ce problème de seringues toujours ?
— De quelles seringues tu veux parler ?
— Mais enfin, Zabou, celles de la Suisse et de Bir Hakeim !
— Laisse donc cette pharma et ces seringues où elles sont, ce n’est pas le pire. Bon, tu me laisses t’expliquer ? Non. Il s’agit de quelque chose de bien pire et de bien plus dégueulasse. C’est que… Enfin, on retrouve de la peau humaine un peu partout sur le territoire. Spécialement entre Montréal et Laval pour l’instant. Un truc abominable. Jetée au sol, ainsi, entière, les hommes là-bas, paraît-il que ça démissionne en masse.
— Comme les expériences du Dr La mort, là, je sais plus comment il s’appelait celui-là… L’exposition Bodies… Plutôt limites comme truc.
— Ça n’a rien à voir Germain ! Ça n’a rien de scientifique ! Ce sont des crimes abjects !
— Scientifique… Il s’appelait Von Hagen ton type. Ses morts avaient plutôt des origines douteuses. On disait que c’étaient même des condamnés à mort chinois qui avaient été réduits en rondelles ou prostrés dans des positions indécentes. On voit que tu ignores en quoi consiste le procédé de plastination.
— Là, il ne s’agit pas de plastination. Tu peux bien rester entre la Suisse et la France si tu veux. Mais, moi je « crisse mon camp chez nous ! »
— Tu quoi ?
Elle ne répondit pas. Enfin pas ce qu’on pouvait prévoir.
— En fin de semaine, je dois savoir. Un ou deux billets d’avion ?
— Quoi ?
— T’as compris là ! Il reste deux jours. Si dans deux jours t’arrives pas à décider de te bouger le steak, je quitte, mais seule !
— Mais en fin Zabelle, on peut pas de cette façon du jour au lendemain…
— T’es pénible ! Avec moi c’est pas au lendemain, c’est au jour ! Putain ce que t’es vieux jeux, là ! T’es en train de te fossiliser grave ! Tu geins, tu traînes, tu niaises, tu chiales, t’es une véritable enclume Germain ! T’as assez dit que tu m’aimais, non ? Pis là quand y faut suivre…
— Suivre, suivre ! Je veux bien te suivre, mais pas dans ces conditions, pas à chaque fois pour voir des merdes et y patauger toute cette maudite existence de flic qu’on doit se bouffer au quotidien !
— Chialeur !
— Mais comprends-moi !
— Y a rien à comprendre. Deux jours, Germain. Si tu veux du violon dans tes voyages, trouve-toi une Latine à guitare et mandoline. Ou ignore-moi. Une espèce de nunuche qui va te bercer à la harpe.
— Bref, tout un orchestre !
— Deux jours. Pas un de plus.
Elle ouvrit les fenêtres. En sueur.
— Fait chaud ! On fout rien et j’ai déjà les dessous-de-bras trempés ! Je peux quand même pas reprendre une douche toutes les trois minutes.
Nadal avala son café. Du pétrole brut. Cet appart, c’était une plateforme à fuel.
1230, rue Mansfield, Montréal, Québec
— C’était OK le voyage ? Dites donc, vous êtes encore pâlottes ! Le Jetlag c’est moche. Pis, on n’arrive pas à dormir correctement.
Il s’ensuivit tout un tas de lieux communs. Des culs-de-sac. Puis, de reprendre :
— Il vaudrait mieux que vous ne voyiez pas ça.
— Je suis flic, pas prof de maternelle.
— On prend des photos, c’est peut-être mieux que…
— Que quoi ?
— Que du brut.
— Laissez-moi passer !
— C’est que…
— Je vous colle un rapport, là !
Ça partait plutôt mal avec les officiels de Montréal qui voulaient juste aiguiser leur courtoisie. Immédiatement, fallait sortir les grands chars ! D’ailleurs, elle entendit marmonner derrière son dos :
— Elle est donc ben sèche ! Ça va pas le faire.
— Je ne suis qu’un noyau. Sec peut-être, mais là, là, ça germe plus que ce que vous pourrez produire en une seule vie, fit-elle d’un geste convaincant.
Elle souleva le ruban fermant la scène de crime. Derrière, ça bouchonnait encore, ça klaxonnait de plus belle et le jour intense, la chaleur sur le macadam, provoquait un nuage de mouches. Malgré la bâche recouvrant la chose.
Nadal, qui faisait partie du voyage et quel voyage… bava une remarque.
— Isabelle. Ils ont le ventre plutôt solide ici. Avec ce qu’ils voient, ce sont pas des enfants de chœur. Tu devrais peut-être tenir compte…
— Je ne suis pas comptable Germain !
— Je dis ça…
— Tu dis rien !
Elle avait sa migraine mensuelle et le soleil tapait fort. C’était l’instant de midi et des grappes entières se dirigeaient vers les souterrains de Ville-Marie. Tous ces dîneurs n’avaient pas des heures devant eux, alors il fallait se taper la cloche aussi vite que possible sans s’attarder du marteau, fumer sa clope et aussi sec rembarquer dans les stèles de marbre. Les ascenseurs s’arrachaient vers les étages, pas même le temps d’entendre tinter le drelin, que la même voix monocorde vous martelait les paliers sans condition. Il fallait même une combinaison anti-G, pour arriver encore plus vite au bureau.
Néanmoins, là, ça trépignait, tandis que Gardel au teint cave osa soulever la bâche. L’ensemble des flics détournèrent les yeux. Sauf elle. Mademoiselle Coffre avec du ventre. C’est à peine si on vit un léger filet d’eau, poindre sur le triangle des commissures labiales.
Au sol se trouvait la peau d’un corps entier, écorché à vif. Le sang s’était répandu de tous côtés. On aurait vraiment dit une combinaison de plongée sanglante. Des bouts de viscères collaient encore sur la région antérieure.
Elle sortit un mouchoir de papier. Un seul alors qu’elle avait plusieurs paquets en poche. Pour aller encore plus au proche de cette bouillie, elle y déversa quelques gouttes de menthol, provenant d’une fiole qu’elle gardait toujours sur elle, justement à cause d’une telle situation. Il vaut mieux ne pas articuler une réflexion en ce moment, se disait Nadal. Ce que pensèrent aussi les autres recrues, celles de l’équipe montréalaise, échaudées depuis tantôt.
Tandis que Gardel ravalait, Nadal dégueulait.
C’était une femme, la victime. Elle y avait laissé sa peau. Sur le dos, il y avait des traces plus profondes, lacérées au cutter. On aurait dit qu’une espèce de cartes géographiques y avait été graffitée. Enfin, c’était plutôt vague. Le pire fut le scalp et les bras. Enfin, tout le tissu conjonctif composé d’une longue chevelure rougie et des espèces de rubans faméliques composant les membres supérieurs. Ça ressemblait à une poupée crevée avec le plastique anastomosé au sol. Pas de perforation, tout était net et sans bavure, ce qui laisse vraiment supposer que la fille s’était fait dépouiller à cru. Rien que d’y penser…
Gardel releva la tête contre le Building de Ville-Marie, celui où papa travaillait quand elle était petite, avant de rejoindre le maudit pays, la France. Pourquoi fit-elle cela ? Pourquoi ce crime épouvantable se produisait-il précisément à cet endroit-là ? En cette impasse sombre et glauque, remplie de conteneurs à poubelle, de tuyaux crevants d’une méchante vapeur ? Il y avait même des monceaux de glaires tout aussi indéfinissables, qui demeuraient collés contre les escaliers de secours ou qui avaient éclaboussé les briques du bâtiment de bas en haut.
Une vague soufflerie ou un vrombissement de parking souterrain venait encore attiédir l’atmosphère déjà suffisamment suffocante comme cela.
Le quartier entier devint sordide, haut, étroit de cieux, fermant au cordeau et à angles droits les sommets des tours trucidant le ciel.