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« Les portes de l’église s’entrebâillaient et trompaient le jour cristallisé par celui de l’air cru et de l’astre jaune dardant les goudrons. Une languette énorme lécha l’allée centrale du temple, inondant les bancs, touchant l’autel en enflammant la croix. Le cercueil sur son chevalet sembla en cales sèches, tel un petit berceau refermé contre les intempéries et cloué au-dessus d’un visage. Il parut ne rien peser lorsqu’on l’emporta, encore moins lorsqu’il s’enfonça entre les murs de tourbe, avec juste au-dessus de lui un dernier et mince chenal d’azur. Alors, oui, croyez-moi, il faut aimer encore de sang, parce qu’après, comment appréhender le souffle, une pensée, une intuition, un arôme rappelant le défunt et donnant à penser qu’il rôde encore auprès de nous ? »
À PROPOS DE L'AUTEUR
S'inspirant du lien entre la vie et la mort,
Luciano Cavallini nous propose la description de ce passage dans
Exercices de stèles - Le grand retour des cendres.
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Seitenzahl: 175
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Luciano Cavallini
Exercices de stèles
Le grand retour des cendres
Roman
© Lys Bleu Éditions – Luciano Cavallini
ISBN : 979-10-377-5910-8
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Du même auteur
À Geneviève Beaucage, fil blanc de ces pages
Avant-propos
Mon oasis
C’est ainsi qu’Henri-Frédéric Amiel décrivait le cimetière de Clarens, surplombant les rives lémaniques de la Riviera Suisse Romande.
Accompagné par le murmure des fontaines et les ombrages bruissant d’oiseaux, un curieux personnage déambule aux côtés d’une ravissante créature l’emmenant à la découverte de vieilles célébrités composant le lieu.
Au fil du temps, des confidences troublantes parviendront aux oreilles du visiteur.
Parfois, ce témoin privilégié ne pourra qu’écouter les propos échangés sans pouvoir lui-même intervenir, tandis qu’à d’autres occasions un rapport plus intime s’établira avec l’un des protagonistes.
Tout semble se dérouler sans accroc, jusqu’à ce que des éléments étranges voire inquiétants viennent troubler ces visites pour le moins surprenantes…
Une ombre menaçante hante le carré des militaires. Qui donc est ce « magister noir », dont tout le monde chuchote le nom avec effroi et qui semble prendre un malin plaisir à terroriser ce haut lieu de sérénité ?
Il faut que le cimetière des vivants soit scellé,
Afin que le cimetière des morts puisse revivre.
Il n’y avait plus que cette lumière intense que j’apercevais par la porte. Une porte haute se détachant sous la cuite des cieux, avec en arrière-fond, des fontaines, le frôlement des oiseaux passant au-dessus des cyprès, le heurt d’un arrosoir lâché au sol par l’une de ces tombales semblant se figer sur place.
J’entendais crisser le gravier entourant la statue du soldat mort, commençant de se lézarder, une vie à part m’entourait, et j’avoue que je n’avais plus la moindre crainte de ce Nouveau Monde, pour l’instant. Celui en lequel j’entrai subrepticement, sans vraiment en comprendre la raison.
L’index atrabilaire du temple s’élevait vers le ciel, les alcôves butane des vitraux émergeaient au-dessus des arbustes, détrempés de cieux nouveaux et vivifiants.
Tous ces monuments m’apaisaient, ces statues de saintes aux mains blanches et fléchies sur le miroitement des jets, transparaissaient par-delà le grand hêtre, celui contre lequel je me réfugiais naguère et qu’il me plaisait de retrouver à chaque moment de crise.
La clarté fourmillait entre les branches, j’étais béni par la brise chahutant le feuillage et mouchetant le sol sur lequel je m’assoyais longuement jusqu’à plus d’heures. Il y avait la surface idyllique des fleurs et des arbres bruissant d’oiseaux, tout un paradis de végétation luxuriante et trilles chahuteuses, puis au-dessous, cet enfer sombre de tourbe et gaz corrompus, ces rictus désormais disloqués entre la vase.
Fort de ces réflexions, je m’en allais vers le grand Christ du cimetière, celui par lequel tout ce qui planait dans le ciel ou voletait entre les fourrés semblait jaillir telle l’aube derrière son visage.
Je suis la vérité et la vie.
Ces noms sur les stèles, autant de destinées dressées, puis refoulées au néant.
Ils avaient annoncé un gros orage pour le lendemain. J’attendrai donc ce moment propice pour retourner vers le Christ blanc. En soirée, la lune serait voilée, mais l’été longuement à cette époque, nimbait son chenal de clarté par-delà l’horizon. C’est ainsi que je m’assoupis mort de fatigue et d’émotions contenues, contre le pied gauche de la statue du maître.
Il veillait une fois de plus seul dans Ghetsemane.
Lorsque je m’éveillais quelques heures plus tard, je me retrouvai inondé de bain lunaire. Le grand Christ blanc semblait diffuser de l’intérieur, j’arrivai à percevoir les alentours distinctement. Une brume s’élevait à mi-hauteur, sans que cela ne voilât pour autant la perspective. Le soldat mort dormait toujours profondément, tandis qu’entre les pourtours des sépultures encore attiédies de canicule, scintillait une myriade de vers luisants. Il en émergeait de partout, de plus en plus, si bien qu’au bout de quelques minutes, tout le cimetière fut transi de halos phosphorescents saturant la pénombre. Cependant, fait bien particulier, je notais que la porte de l’ancienne chapelle ardente béait d’une tout autre et bien plus inquiétante obscurité ; en effet, il en surgit sans attendre, la forme émaciée d’une sorte de moniale, dont la tenue s’imbibant de nuit, se confondait avec elle. Lorsque son regard se porta sur moi, je tressaillis de la tête au pied. Ce visage hagard, quasiment privé de lèvres, dont les seuls yeux extatiques perçaient l’opacité, me cloua à l’endroit même que je cherchais à fuir. Pourtant, je ne savais pourquoi son allure ne m’était en rien étrangère à certains de mes souvenirs, que je ne parvenais pour l’instant pas à clarifier.
— Que faites-vous donc si tôt aux royaumes des morts ?
Cette question des plus étranges, lancée à brûle-pourpoint me vit répondre :
— Je me suis assoupi au pied du Christ blanc.
— Voyez-vous ça… Vous voudriez sûrement connaître la destinée de tous ces gens disposés aux alentours, fit-elle d’un signe de la main ? Ce n’est pas si difficile que ça de les mettre en relations, vous savez. Ça risquerait juste de provoquer un sacré chambard.
— Oui, mais s’ils reposent !
— Vous souhaiteriez bien revoir certaines personnes, non ? Comme Eugène Rambert, là-bas. Ou Nabokov. Madame de Knorring, ou l’un des fils Chaplin ? Mais c’est à vos risques et périls. Je vous le dis, qu’ils vous parlent à vous, passe encore, mais qu’ils se mettent tous ensemble à jacasser çà et là, c’est une autre paire de manches !
Un nuage voila la lune. La moniale parut plus émaciée encore, plus ténébreuse que tantôt.
— Et vous croyez qu’en venant parmi nous, vous alliez trouver la paix ?
— Je ne cherche pas à trouver la paix, mais le discernement.
— Vous n’êtes pas près d’être tranquille alors ! Puis de reprendre : « Cependant, si vous êtes parvenu jusqu’ici, c’est que vous devez savoir déjà bien des choses. »
— Vous ne pourriez pas être un peu plus claire ?
Mais la moniale – enfin ce qu’il semblait qu’elle fût – avait déjà disparu. Sa chasuble traînait au sol, telle une exuvie. En lieu et place, éblouissante, se dressait une sorte de Madone blanche, devenue gigantesque. Ses longs membres luisant de lune semblaient essaimer des lucioles au-dessus des parterres de lampyres balisant les allées que nous devions emprunter. Elle s’étirait sans fin, les ombres s’écartaient sur son passage, tandis qu’ayant peine à la suivre, je voyais jouer d’aptères omoplates.
Elle me toisait, finaude, les yeux baignant d’azur.
— Vous voyez déjà que les a priori de laideur, ne sont que des points de vue limités, impartis aux seuls mortels.
Sur le marbre rutilant d’un tombeau, la lune se mit à scintiller plus ardemment. Le pourtour humide et froid réfléchissait d’un carré argenté se découpant au-dessus du macadam. Sur la stèle, je vis le corps d’une danseuse en équilibre précaire, figée en arabesque.
Les fontaines cessèrent de s’écouler, il sembla également que derrière le gros arbre, le Christ blanc tentait de se mouvoir. Les ombres fébriles des lampions frémissaient d’une étrange mouvance, arpentant jusque dans les veines des sépultures.
Une haleine froide envahit mon corps, nous étions bien sous une chaude nuit d’été, mais malgré cela, un fin liseré de givre s’inscrivit sur les arêtes de la sépulture.
Nous dérivions dans le royaume glaireux des morves, et rien ne semblait pouvoir nous en extirper. Finies les volutes aux tiédeurs charnelles des belles jeunes filles ondulant souplement des reins, inscrivant leur sensualité telles d’antiques statuettes dévouées à Vesta.
C’est cela que devait me montrer cette apparition sous la lune, sous ce ciel orageux dont les éclairs semblaient vouloir porter les nues en ébullitions.
Pourtant, elle se tenait devant moi. Gracieuse et souple comme le narcisse ondulant sous la brise. Son costume était d’un blanc immaculé, tandis que sa peau semblait porter le hâle d’un climat méditerranéen. Ses pointes effleuraient la surface de la sépulture, se reflétant tels des fleurets duellistes, cinglants en face-à-face. Je voyais ensemble, ses bras se nouer et se dénouer, s’entrelacer par les liens fugaces des poignets, former des volutes émaciées pour s’y confondre, puis s’écarter à nouveau, louvoyant chacun d’un côté, s’agaçant l’un l’autre jusqu’à s’unir à nouveau. Les reptiles du caducée se laissèrent ainsi voleter longuement, jusqu’à l’apparition d’un étrange bonhomme m’abordant d’une manière fruste. Je fis un écart suivi d’une vive remontrance à son égard, mais il ne semblait porter aucune attention à mes interjections. Par la suite, je me rendis compte que je demeurais inexistant. L’odeur des efforts escamotés, des sueurs âcres baignant tout le corps lorsque les points extrêmes de la fille étirés aux antipodes tendaient à se rompre, s’enhardissait de fragrances paroxystiques.
Le vieux monsieur – du moins semblait-il qu’il fût privé d’âge – s’imposa sans délicatesse aucune, en un lieu devenu pour le moins éthérique.
Bien qu’il ait eu des allures aristocratiques tant par son maintien que par ses syntagmes, la fatigue semblait l’emporter et, cet effet parut causé par une extrême lassitude survenue il devait y avoir bien longtemps, ainsi que d’un manque d’existence propre, usée elle-même par la solitude y découlant.
La danseuse, au contraire, retrouvait une légèreté que le corps n’était plus à même de lui procurer, que par une lutte continuelle l’ayant menée à l’épuisement. Malheureusement, la gravitation universelle demeurait toujours triomphante sur les volutes charnelles de l’agilité et la sveltesse. J’étais le seul à imaginer ses os blanchis et transis d’immobilité, enchâssés aux tréfonds d’un terrain argileux, dont on disait qu’il molestait les bières.
C’est d’ailleurs ainsi que le vieux Nabokov se présenta. Desséché du vieux sang aristocratique Pertersbougeois.
Il émergeait d’une très grande famille russe cultivée, dont le père et le grand-père avaient servi dans la magistrature d’Alexandre II, puis d’Alexandre III. Fuyant les bolcheviks avec bon nombre d’autres Russes blancs qui nous avaient honorés d’une immigration raffinée et érudite, il avait achevé sa vie au Montreux-Palace, région même et c’est le paradoxe, qui avait vu Lénine fomenter la Révolution d’octobre à la pension Alexandra, de Baugy-sur-Clarens.
La gracieuse femme semblait avoir l’habitude de ces rencontres, car elle ne s’étonna guère de voir arriver celui qu’elle nommait, « l’étrange compagnon du soir ». Pourquoi étrange ? Eh bien, justement, parce qu’il ne déclinait pas son identité, de peur qu’on lui reprochât encore un quelconque rapport entre Humbert Humbert et lui-même, et finalement que cette danseuse le jugeât tel un homme incurablement nympholepte. Il demeurait massif et silencieux, paraissait longuement réfléchir ou hésiter, concernant les mots à employer.
— Mes origines ne sont pas importantes. Je viens assister à vos levées de grâces, qui me rappellent à la fois la beauté des femmes à jamais disparues, leurs prouesses à charmer et leurs éphémères jeunesses papillonnant à tout-va. Gare si on vous touche une aile, car à ce moment précis, vous devenez aptères, vous retournez illico chenilles. Tout ce que l’on imaginait vous sublimait, mais dès l’instant des épousailles achevé, éclipsée la lune de miel et que les tyrannies domestiques deviennent quotidiennes, le torchis des enfants, les lessives, alors voyez-vous, à cet instant précis d’ennuis réciproques, les premières ridules apparaissent sur nos empyrées imaginaires qui vous firent divines et vous précipitent soudainement en seaux de rinçures. Nous demeurons les doigts brûlés et les cécités se côtoient au quotidien, n’en finissant pas de plomber le sarcophage matrimonial entre lequel on s’est volontairement muré.
Rien n’est dû, mademoiselle, face à l’entropie universelle !
— La danse est l’art du silence. Elle commence par la posture, puis de celle-ci naissent l’allure, l’harmonie, ainsi qu’une virtuosité fragile et périssable. Nous savons ce qu’il en est des efforts perdus…
Le tonnerre menaça à nouveau et les arbres se mirent à frissonner de plus belle. Une ondée bienfaisante rafraîchit l’allée du cimetière, surchauffée par les canicules. Ils s’y élevaient des chenaux de nues, on se serait cru voguant dans une Venise somnambulesque.
« Nous préférons, poursuivit-elle sans se décontenancer, une vie disciplinaire et rigoureuse, vouée de fatigues et solitude, de voyages autour du monde, que l’autre, celle ronronnante et se sachant déjà d’avance, avec tous les soucis et tourments concernant la descendance directe, les biens matériels, tout ce matériel plombant les ailes et entravant les jambes. Il faut vivre sans cales, monsieur. Lorsque je marchais seule le soir, dans les quartiers huppés de Milan, et que je rêvassais en imaginant ce qu’il pouvait bien se dérouler à l’arrière des fenêtres de ces belles façades, dans les beaux salons, sous les lustres à facettes que je voyais scintiller avec envie, ou derrière la pénombre des stores, je m’y retrouvais vite désillusionnée, car l’été, il en sortait des voix rauques et vulgaires, vociférant des insanités, et pire, ignorantes des rues enchanteresses auxquelles elles appartenaient. Il ne fallait qu’admirer les façades, laisser son imagination vaquer sur l’architecture, sentir les odeurs suaves des massifs de fleurs entourant les hauts murets de pierre et les portiques ouvragés, mais croyez-moi, rien de sophistiqué n’émanait des cours sécurisées. »
Le vieil aristocrate ne disait mot. Le mutisme éloquent des grands savait apprécier le silence qu’imposait le respect face à l’adversité.
La danseuse se remit lentement sur pointes, martelant la pierre détrempée d’averses. Elle avait peu de place, mais ses mouvements gagnaient en hauteur. La ligne des bras zébrait l’espace, jusqu’aux arêtes des poignets. On aurait pu songer qu’elle lacérait la pénombre. Elle parvenait en équilibre, la balance parfaite se mirant dans la profondeur du marbre, concrétisant la gémellité des deux mondes rattachés à ses pieds par un hémisphère contrepoids, habituellement invisible au commun des mortels.
— Mademoiselle, finit par reprendre Nabokov, je descends de Nabok Murza, un prince tatare russifié par la suite. Comme vous le voyez, je suis demeuré très vert d’apparence, et je ne sais pas pourquoi ma représentation se révèle à vous de cette manière plus que favorable à ma personne. Mon vieux sang peut-être, qui date du XIVe siècle, me revigorant de faveurs dues à mon rang.
Il avait cette manière bien à lui de poser les phrases, avec circonspection.
Vous comprenez, reprit-il plus loquace, on peut le même jour se sauver d’un terrible accident et mourir le soir d’un vilain rhume. Que représente la symbolique féminine de la danse classique académique, l’un des plus importants héritages du dix-neuvième siècle ? Eh bien, je vais vous le révéler d’une manière qui vous semblera des plus frustes ; tout simplement, la jeunesse éternelle de petites poupées virevoltant sur des pieds qui sont rarement déposés à terre, selon le schéma bien-pensant du commun des mortels. Elles sont rose bonbon, évanescentes et inoffensives, perpétuellement niaises et muettes, mais sacrement pince-nichons entres elles. Voyez, madame…
— Mademoiselle.
— … Illusoirement, sur la scène, vous nous donnez à croire que vous n’êtes pas incarnées. Alors qu’en réalité vous malaxez vos chairs comme le potier l’argile, mais avec bien plus de malveillance qu’il n’en paraît. Vous demeurez pour le plus grand nombre, que des petites poupées amusantes et mignonnettes, attisant les fantasmes de vieux monsieurs pervers ou pédophiles, envers des nymphettes ne grandissant jamais et qu’ils voudraient conserver perpétuellement pubères. À qui l’on retire le droit d’être femmes ou féminines et que souvent, on délave de régimes laxatifs ou que l’on affame à dessein jusqu’à déminéraliser la partie cachée des crinolines ; rien d’autre au-dessous de ces squelettiques armatures répondant aux échos d’une ossature fêlée. Cependant, lorsque celle-ci jaillit en surface, telles les nervures cassantes d’une feuille-morte, on se rend soudainement compte avec dégoût que la petite fille rose s’est transformée sans transition aucune en vieille femme à toutous grincheux. On vous soupèse comme on voguerait sur la route de la soie. Ce sont toutes ces gaminettes fouaillées dont les formes mènent les notables et politiciens de hauts rangs au paroxysme de leurs perversités, qui ensuite meurent poitrinaires à force d’avoir été bafouées ou encore, devant se complaire à jouer au docteur.
Si les fillettes d’âges tendres s’amusent à la poupée toute seule dans leurs chambres, les hommes pouponnent les fillettes dans les salons en les faisant « sauter » sur leurs genoux.
Tandis que Nabokov s’emportait vivement, des myriades de petites gouttes de pluie cloutaient la surface de sa tombe.
L’homme ne me percevait pas ; je jouais d’invisibilité spectrale.
Je le vis se relever, désillusionné, se traînant tel un vieil imperméable évidé, l’œil creux sur la belle fanée. Lui, ses livres écrits, alignés dans les bibliothèques, elle, ses souffrances, ses mouvements dissous à jamais, insituables dans l’espace et le lieu d’où ils émergèrent avec tant de peines.
Il ne restait que ma guide, les bras tendus devant moi, le regard cyan empli de compassion.
Je compris alors que le périple en ces lieux était loin d’être achevé.
Au loin transparaissait la flèche des soldats tombés pour la France et l’Italie. Je redoutais ce carré militaire, car sous le socle lézardé du soldat mort, dont la rugosité n’empêchait pas le recueillement, je perçus les frissons composant tous ces noms que l’honneur damasquinait sur la pierre. Je savais avec certitude qu’il me faudrait affronter les affres des tranchées, mais qu’il était encore bien trop tôt pour y songer, ma guide saisissant que je n’étais de loin pas préparé à cela.
Il faisait une chaleur torride et, allez savoir pourquoi, le soleil dardait de tous ses feux. Sous les cèdres du Liban, les cigales stridulaient, tandis que l’astre striait le macadam entre le décalque des branches. Devant moi s’imposa la blancheur pure du monument de la Comtesse Auguste Potocka, vaste portique à colonnades et chapiteau « Empire ».
Les flammes solaires blanchissaient au fur et à mesure que l’astre poursuivait sa course vers l’occident. Elles passaient entre les franges de l’arbre, tandis qu’à l’arrière, la petite pleureuse blanche me veillait ; le chagrin enfoui sous les manches n’empêchait pas la conscience minérale ayant pris forme humaine, de soupeser sa vigilance régnant sur le règne de certaines âmes en peine.
Blanche aussi la sœur qui m’accompagnait, blanc le pavillon « Empire » de l’ancienne chapelle ardente, avec ces colonnes galbées à la perfection, blanche la tourterelle se désaltérant à la fontaine, sans crainte, tandis que déambulaient nonchalamment deux félidés le long des allées.
Je m’immergeai dans l’herbe, ressentis déjà les arômes de la terre lorsque le monument de la comtesse Potoka entrebâilla son tablier. Elle en émergea le plus naturellement possible, d’une légèreté déconcertante, s’égosillant, roucoulant comme les volatiles d’alentour, avec un jeune homme accroché désinvolte à son bras. Elle avait des gestes dignes d’une danseuse néo-classique, des allures d’Isadora Duncan. Cependant, son foulard lui barrait le front et non la gorge… De chaque côté de ce dernier surgissaient des mèches d’un noir ébène, égales à elles-mêmes, effilées au centimètre près. Son teint pâle et ses mouvements alertes, ainsi que sa tenue immaculée, donnaient l’impression d’assister à la projection d’un film des frères Lumière.
Avec elle, un homme de taille moyenne, vêtu très soigneusement, ornementé d’un sourire en guirlandes régulières et dont les octaves remontant de chaque côté des commissures labiales lui donnaient un air gamin et chahuteur.
Ma blanche moniale, comme désormais j’allais l’appeler depuis sa transformation de corneille en colombe, me fit savoir qu’elle reviendrait plus tard, habitude qui allait se poursuivre, prétextant presque avec une pointe d’ironie, que puisque j’étais en bonne compagnie, elle ne verrait pas ce qu’il l’empêcherait de filer plus loin !
La comtesse émanait une très grande volupté, aussi, on l’imagine bien, courtisée à souhait. Visage régulier, d’un ovoïde parfait, un port de tête impérial et pour cause, son cou d’albâtre reprenait à merveille les galbes de sa sépulture.
Svelte et souple de taille, son air amusé et son esprit vif fut engagé par le haut rang auquel elle appartenait.