La colère des cendres - Luciano Cavallini - E-Book

La colère des cendres E-Book

Luciano Cavallini

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Beschreibung

Un glas d’alpage sème la mort autour de l’inspecteur suisse Quantin Sallin et, en même temps, des troupeaux entiers disparaissent sans laisser la moindre trace. Alors, la commissaire Gardel de Paris Batignolles et ce dernier engagent une terrible course poursuite contre des forces hostiles dépassant l’entendement...


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pour Luciano Cavallini, l’écrit est comme le théâtre ; le décor placé, la contexture des phrases doit s’y apparenter, selon l’époque. Inspiré par les écrivains naturalistes et humanistes comme Émile Zola et Victor Hugo ou encore par Honoré de Balzac et Gustave Flaubert, il préfère cette écriture classique où les phrases sont conjuguées à l’ancienne et les sentiments, exprimés longuement.

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Seitenzahl: 237

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Luciano Cavallini

Supervision du texte : Marie-Laurence Remy

La colère des cendres

Roman

© Lys Bleu Éditions – Luciano Cavallini

ISBN : 979-10-377-8935-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Les carnets de nuit, Éd. Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1983 ;

Le cancer d’Aphrodite, Éd. Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1985 ;

Encre d’échine, Éd. Indigo-Montangero, Montreux, 2003 ;

Le lys de verre, Éd. Persée, Paris et Cogolin, 2009 ;

L’Affaire Jéricho, Éd. du Panthéon, Paris, 2014 ;

Montreux fantastique et mystérieuse, Éd. Cabédita-Slatkine, 2019 ;

Bleu-muet, Polar fantastique, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;

La trahison de Mercure, Polar fantastique, Éd. Librinova, 2020 ;

Exercices de stèles, Le Lys Bleu Éditions, 2022 ;

La couleur des larmes, Le Lys Bleu Éditions, 2022.

À la mémoire de Jacques-André Widmer,

Regretté présentateur du TJ suisse,

Victime d’abominations occultes, mais vaincues.

« Au même instant, je vois – ou crois voir – assise à l’extrémité de la longue table l’apparence de… "la sorcière", censée se trouver à Moscou ! Elle me regarde, sourit et semble me narguer. Je suis très mal à l’aise et murmure à ma femme qu’il y a "une nocive" dans l’assemblée. La curiosité me pousse à rester au lieu de fuir. Le cinéaste et mon ami alpiniste, assis à une autre table, évoquent le tournage du film. Nul autre que moi n’a détecté une forte odeur d’alcool à brûler ou d’eau de Javel dans le vin blanc. Je m’exclame assez fort pour être entendu de mes voisins :

— Et dire qu’il y en a ici qui trouvent du plaisir à provoquer des illusions olfactives ! Ces trucs magiques sont connus et condamnés dans la Bible. Tant pis pour ces vecteurs de la puissance infernale. »

Jacques-André Widmer, in « On m’a volé mon ego ! »

Histoire d’une abomination vécue et vaincue, éd. Publibook

À Geneviève Beaucage,

Mon inspiratrice éternelle,

Que je confronte aux dangers de ces pages.

1

Le glas de Montsalvens

Il s’en souviendra longtemps, l’inspecteur suisse Quantin Sallin, du premier contact avec son homonyme féminin Isabelle Gardel. Dès l’arrivée à la gare de Fribourg, pâle, nageant au fond de son grand manteau bleu, telle une écume de mer fichée dans un encrier. Sur l’instant, il se sentit bien heureux de l’honneur qui lui fut accordé de pouvoir l’accueillir à la sortie de l’Intercity. Sallin passait pour être quelqu’un de très sensible au charme féminin, et là, si tard sous les néons du perron, il avait l’impression – déjà – d’assister à une quelconque apparition surnaturelle. On nageait en plein dedans, une vraie piscine municipale. La police helvétique ne savait plus où donner de la tête, elle perdait tout sens des réalités face aux assauts répétés de phénomènes inexplicables et d’une gravité extrême, survenus sur l’entier périmètre du canton. C’est elle qui rompit le silence. De l’acier trempé dans un bloc de glace.

— Non. Je ne suis pas un elfe.

Bonjour, peut-être, pensa Sallin. Ce serait peut-être pas mal non, pour commencer ?

— Je vais vous conduire directement à votre hôtel, c’est pas loin sur Pérolles.
— Oui parce que je tiens plus debout, là.
— Ce que je peux comprendre. Profitez bien de cette fatigue pour une bonne nuit de sommeil, parce qu’ensuite, qui sait si vous arriverez à dormir aussi sereinement ?
— Sereinement ? Je n’ai plus la moindre idée de ce que ça veut dire depuis longtemps, rétorqua-t-elle, monocorde.

Sallin l’épia longuement à la dérobée, d’un regard oblique, ce n’était pas grave, car à cette heure-là il n’y avait quasi plus un chat sur la route, on pouvait donc se permettre de biseauter les yeux. Assise sur le skaï en équerre, imper butane, visage émacié et cave, que le cou infini portait aux nues, un faciès dont les yeux cyan auraient certainement attiré la convoitise de Luc Besson ; telle se présentait l’exsangue et farouche Gardel, nimbée uniquement par les clartés de la ville diffusant au travers du pare-brise.

— Ça vous semblera monotone après Paris. J’imagine que là-bas c’est bien plus vivant ! Ce doit pas être difficile, en tous cas.

Oui. Pour être vivant, c’était vivant. Un partenaire colleux ne lâchant pas la bride depuis deux longues enquêtes, c’est clair que si c’est pas du pistage, ça lui ressemble. Un retour de manivelle avec les Services secrets l’avait exilée côté Suisse pour une mission commune dépendant de la Fedpol. Quoi encore ? Depuis lors, une foutue solitude que même les gilets jaunes ne parvenaient pas à combler, et ce, même au plus fort de leurs manifestations.

Sallin vit le silence combler le malaise et s’installer subrepticement à l’intérieur du véhicule. Le falot pâlissait encore, ce qui n’était pas sans la rendre plus séduisante. La fragilité glaciale le fascinait. La fille, à peine finie d’une adolescence muette, ne parvenait toujours pas à dissoudre ses ressentis qui la rognaient depuis ce temps. Elle avait, pour s’en défendre, ce long cou de cygne permettant de toiser avec suffisance, et saillant bruts des manches électriques du manteau, des poignets acérés, deux faucilles de chair semblant se rompre à chaque instant, comme si le moindre tressaillement les fragilisait plus encore. Sallin avait un don. Celui de ressentir les gens, de les inspirer en évaluant de suite leur cloaque intime.

— Ça a quand même l’air un peu glauque, cet endroit, là.
— La carte postale, vous la verrez plus tard. Demain, on commence de bonne heure. Par la montagne. À Montsalvens, sur une affaire de glas provoquant la mort subite ou légèrement différée des locaux, chaque fois qu’ils l’entendent tinter. Un vrai cauchemar. Le pire c’est qu’on sait pas d’où ça vient. Ça carillonne, et puis quelqu’un tombe raide.
— Je ne vois toujours pas en quoi je pourrais vous être utile dans vos démarches.
— Utile ou pas, ce sont plus vraiment des démarches mais de grosses claudications.
— Et vous comptez sur moi pour vous servir de canne ?

Oui, une canne blanche, se dit intérieurement Sallin.

— Sans vouloir vous offenser, madame Gardel…
— Mademoiselle.
— Ah. Pardon. J’ai cru que ça ne se disait plus.
— C’est pas pour imposer mon célibat mais uniquement pour souligner tout ce que nous bouffe ce « taf » de cinglés.
— Vous verrez demain qu’il y a plus cinglés que nous.
— Ah bon ? Vous êtes aussi célibataire ?
— Non. Veuf.
— Oups… Désolée…
— Vous pouviez pas savoir. Elle s’est ramassé une balle perdue dans une altercation de Zurich. La Sûreté est une fabrique de veufs et de coiffes pour Sainte-Catherine.
— On arrive quand ?

Sallin n’était pas très frais à regarder dans le détail, ni même à voir en vitesse éclair. La quarantaine vagissante, dégarni sans être chauve, tandis que sous l’imper, le pull commençait de jouer le baby-sitter en berçant la bedaine. Quant à Gardel, elle demeurait visiblement peu empathique.

— Je passe vous chercher à sept heures trente demain, reprit l’inspecteur, monocorde.
— C’est tôt ! Mais bon… Pour où déjà ?
— Montsalvens.

Claquement de portière. À peine un merci, murmuré entre les fentes de ses couleuvres labiales.

2

Les lacets de Montsalvens

Le petit déjeuner fut des plus sommaires ; composé d’un café au goût de bouchon, de petits pains sans saveur et d’une espèce de beurre jaunasse qui attendait le client depuis des lustres. Le tout, servi dans un espace assombri, suintant l’humidité.

— Vous avez bien dormi ? Pas trop dur le changement ?
— Dormir, c’est pas un problème.
— Mademoiselle Gardel, vous avez tout ce qu’il vous faut ?
— J’aviserai sur le trajet, au cas où !
— On n’aura pas trop le temps de s’arrêter, vous savez.
— Je parlais de l’autre trajet, celui de notre routine.

Sallin, debout, visiblement sans s’être douché ni rasé, s’appuya un instant contre le mur afin de se rouler une cigarette. Isabelle Gardel ne voyait que ses doigts jaunasses tenter de mener la tâche à bien.

Le trajet commençait, alors que le soleil se levait sans qu’il n’en paraisse rien, sur un effluve de vieilles frites et d’habits fanés.

La montée ne fut pas excessive, les Alpes fribourgeoises serpentent en pente douce jusqu’à Montsalvens et Charmey. Lorsqu’on observe le paysage une fois en touriste, puis une autre fois comme il se doit, on voit d’abord l’enchantement des verts pâturages se déroulant sous un soleil forcé, tout ce que les Anglais du siècle précédent réclamaient des indigènes ; que les chalets soient ornés de géraniums et si cela était encore possible, munis de gnomes vigies montant la garde sur des Blanche-Neige et Bambi d’élevages en gros. Puis il y avait les roches profondément ancrées sur des talus finissant par se perdre en bocage, le grand Moléson pour les rappeler à l’ordre et leur barrer la route, du moins les séparer en deux goulets. Il semblait veiller en géant sur bêtes et hommes, sorti tout droit d’un vieux recueil aux pages défraîchies. Vers les hauts, alors que l’ombre retirait ses bâches, on commençait par distinguer les formes de ces derniers, sombres et austères, ou parfois bucoliques mais semblant bien plus menaçants qu’il n’y paraissait. Allez savoir ce qu’il s’y fomentait. Gardel admirait tout cela, le nœud au ventre, victime de cette angoisse perceptible suintant au milieu du nombril, ce mal sourd qu’elle ressentait avec ces frissons derrière la nuque à chaque fois qu’il allait se dérouler un événement quelconque.

— Vous ne vous êtes pas douché, ce matin ?
— Pourquoi ? Je pue ? Votre joli minois paraît sensible, à ce que je vois.
— Je ne vous demanderais pas pourquoi, je constate, c’est tout. Et mon minois n’entre pas en ligne de compte, joli ou pas.

Elle pâlissait, elle qui ressemblait déjà à une détrempe passée à l’eau de Javel.

— Je me suis couché tout habillé, si vous voulez savoir. Des manies de planques. On finit par rétrécir toutes les contraintes encombrant le métier. Tout ce qui est inutile et astreignant pour rien, on le balance.
— Oui. Mais se laver ! C’est le SMIC de l’hygiène, quand même !
— Il faudra vous trouver un autre acolyte badigeonné à l’after-shave, je crains fort.
— Ne me dites pas que ça peut durer plusieurs jours comme ça !
— Plusieurs jours, non. Je commence ce matin le deuxième mois. Attention, prenez garde, on arrive…

Fallait-il encore savoir en quel endroit mais du premier coup d’œil, alors que l’aube disséminait les restes du cirage nocturne, on apercevait un lac, en contrebas, sans une ride, avec un soupçon étrange de frémissement qui ne ressemblait aucunement à une agitation d’embruns. Il semblait plutôt combler un cratère recouvrant on ne savait quelle cité engloutie.

— Le lac de Montsalvens, lâcha Sallin, voyant que la commissaire pédalait dans la semoule.
— Y a quoi là ?
— De l’eau…
— Pardon ?
— Juste ce qu’il faut avec des fermes et des vaches. C’est tout.
— En gros, la Suisse.
— Ouais… À ce qu’on dit. Le reste, c’est du folklore touristique « multichocolaté » entre les mains des multinationales. Et le peu qu’on avait, comme le lait Guigoz par exemple, ça s’est transformé en choses alternatives « intellichiantes, » style la Blue Factory. Un ramassis de mèches grasses, tattoos et dessous de bras puants, croyant avoir sucé le Cervin pour le rendre pointu. Ici, vous verrez, on retourne en arrière avec les coutumes. Mais c’est juste pour épater la galerie des Japonais qui fouillent leur Heidi derrière chaque buisson.
— Vous n’êtes pas très optimiste !
— Optimiste ? La joie n’appartient pas aux gens lucides.
— Ah… Alors à quelles catégories appartiennent vos gens lucides ?
— Qu’à eux-mêmes. Comme disait Ferré : « les gens qui pensent en rond ont les idées courbes. » Je trouve que je suis déjà assez tordu comme ça.
— C’est votre opinion de flic ?
— De flic, de limier, d’humain, comme vous voudrez. Moi ce que je vous en dis, c’est du pris sur le brut, c’est tout. Bon… c’est ici. Nous sommes arrivés. Je vous avertis, le bonhomme qui crèche là, c’est plutôt du rustaud.

C’était une maison de bois foncé qui sentait la tourbe à plein nez. Au-devant, des nains fatigués et des géraniums en chagrin d’amour. La vue coulait à pic sur le lac devenu silencieux et semblant s’évincer plus en profondeur qu’à l’accoutumée. Une brise forte s’éleva jusqu’au sommet des grands sapins. Le paysage violacé, qui d’habitude arborait un décor de Heidiland, devint soudainement des plus lugubre. Chaque tronc d’arbre semblait souffler d’anciens sortilèges, des actions inavouables écrouées en fond d’écorce.

— Y devrait être « par là-dedans », le Gérard.

Gardel frissonna superbement, toujours lovée dans son bleu butane. Des gouttelettes de frissons remontaient le long de ses avant-bras plus blancs que le marbre. Au loin, on entendait geindre les haies et les herbettes de talus sabrés à ras. Endroit sombre, d’une pénombre surnaturelle, celle de la malédiction posée sur les gens, les bêtes et la nature, avec cette constante âcreté de terreau humide vous enserrant la gorge. Fait plus étrange encore, l’écurie à vaches béait d’un silence accablant ; où donc semblaient avoir disparu les bestiaux ? C’est pourtant l’heure où l’on devrait parvenir en fin de traite.

Gérard n’était nulle part et le silence de plus en plus inquiétant enrobant le paysage, ne disait rien qui vaille.

— Bon Dieu là ! Où sont-ils donc vos gars !
— Ne jurez pas, mademoiselle Gardel. Pas en cet endroit. Nous risquons fort d’avoir besoin « d’En-Haut ».

Elle ne répliqua pas. N’en eut pas le temps. Et pour cause. Le son lourd et monotone d’un gros bourdon se mit à tinter à toute volée, des coups espacés et d’une écrasante lourdeur, alors qu’en même temps, Sallin buta contre un obstacle se trouvant encombré sous la paille et le lisier des bêtes. Gardel, n’ayant pas lâché la mouche du regard, sut tout de suite de quoi il en retournait sans avoir besoin de fouiller plus avant. C’était des trucs que l’on connaissait d’avance. Le cadavre à moitié englouti sous la bouse et que les bêtes avaient piétiné, visiblement en s’enfuyant, ne laissait planer aucun doute quant aux blessures apparentes striant le corps entier.

— Mais où sont les bestioles, sacrebleu !
— Vous voilà aussi propre que lorsque vous êtes venu me cueillir à la gare !

Alors que Sallin se relevait péniblement, pétri d’excréments, le glas se mit à retentir encore, plus fort et plus proche du chalet. C’est vrai qu’à l’entendre, les cheveux se dressaient raides au-dessus du crâne, ce n’était pas un son normal, ça n’avait rien d’humain. Les tonalités semblaient fêlées, les notes retournées comme des chaussettes, que la vallée se dépêchait de brailler en échos.

— Diable, on va pas s’en sortir, pis ce bourdon me tape dingue sur les nerfs ! Il faut appeler du renfort, qu’on vienne chercher « ça », qu’on retourne tout le terrain de fond en comble et surtout trouver au plus vite ce maudit tintamarre à migraine !
— Le pire, là, lâcha Gardel, la bouche sèche, c’est qu’on dirait que le son provient par le milieu du lac.
— Au milieu du lac ? Ça m’étonnerait ! Ce n’est pas le lac Noir, ici ! Jusqu’à preuve du contraire, je ne crois pas qu’il y ait de clocher englouti dans ces eaux. Non. Cette maudite cloche semble nous abasourdir de tous les côtés à la fois !

La commissaire Gardel devenait elle-même une apparition, dans ce paysage stupéfait que la clarté violacée additionnée au föhn rendait plus cru, saillant chaque élément d’une netteté cristalline, presque douloureuse. Debout les bras ballants, les mains comme deux ailerons givrés émergeant des manches, belle d’un seul coup d’éclair. Seul, depuis le bas de la vallée, serpentait comme si de rien n’était, le car jaune des services postaux helvétiques, arpentant péniblement le relief jusqu’à Charmey.

— Tiens, regarde Sallin, attention, on vient !

Oui, quelqu’un s’en venait, en traînant la patte. Une haute silhouette recouverte d’une cape noire pesante et d’un chapeau à larges bords. Il tenait une corde en la laissant traîner par terre.

— C’est le bourreau du village, fit à voix basse Isabelle Gardel.
— Non. C’est Joseph, le vacher de l’alpage voisin. Mais c’est bien vu. Tout aussi sinistre qu’un tourmenteur.
— Vous avez l’air de connaître le monde.
— Ici tout se sait et tous se connaissent. Ceux qui vous saluent pas, c’est « qu’y » font la gueule.

Sallin continuait de s’ébrouer. On se verrait pas l’inviter au restaurant, il risquait de « chlinguer » sec, s’il ne se rince pas plus que dans une cuve à bestiaux, ce qui risque bien d’être du style de la maison.

La cloche s’arrêta de tinter net, comme elle avait commencé. Fait troublant, le dernier coup semblait privé de résonance, comme si on l’eût étouffé à dessein.

Le bonhomme, Joseph, vint se planter devant Sallin et lâcha directement la corde sur les pieds de ce dernier, sans prononcer un seul mot, ignorant totalement Gardel. C’était possible.

— Tout ce qui reste des vaches.
— Salut Joseph. Dis donc, t’as de drôles de manières, « dis voir » !
— Lui aussi il en avait, le zigue. Celui à qui appartenait « c’te » ficelle. « L’a rendu » sa peau à la tannerie, le blaireau. Je l’avais averti, « y » voulait fouiner tout seul. En brassant, ben ça fait des vagues. Tu vois un peu. La dernière fois « y » l’a dit « qui » l’avait trouvé « de quoi » du côté de la « Jogne ». Moi, là-bas, quand « j’y vais », j’ai même le chapeau qui fout le camp d’la tronche. Je suis aussi allé fouiner de nuit. Mais voilà, une fois c’te rumeur semblait provenir de la « Tsintre », une autre fois de « Pringy », pire encore, du sommet de la dent de « Bourgo » ! Comme si c’était possible « Teutcheu » ! Mais moi je te dis, c’est la « Jogne » c’te clé. C’est de là-bas que ça trafique, pis tu sais aussi bien que moi que toutes ces histoires de vaches qui se détachent toutes seules dans les fermes, du lait qui tourne dans les boilles, le caillé qui prend pas, du beurre qui redevient liquide et des veaux mort-nés, toi tu y crois, que c’était pas seulement comme c’était du temps des aïeux, « pisque » « t’as » vu toi aussi des trucs pas catholiques, tu peux pas dire le contraire. Moi j’ai déjà craché le morceau sans attendre ; toute « c’te » région pue l’occulte, tout le monde trafique avec le grimoire et lèche le cul du Bouc. C’est pas pour rien qui y « z’ont » brûlé autant de sorcières au « Guintzet ». Ça pue le fagot dans tous les coins d’rues, ici comme à la ville !

Une fois que le gars eut fini de lâcher « tout son jus », il se rengorgea droit dessus, bien remonté des pantalons, échauffé à mort, avant d’enfin constater la présence de la commissaire Isabelle Gardel, qui n’était pourtant pas sans susciter l’indifférence chez les hommes dits « portés sur le beau sexe ». Oui, mais peut-être pas concernant les ours.

Le föhn s’enrageait de plus en plus, par bourrasques agressives, en contrebas. À l’arrêt de Montsalvens, une belle jeune fille fluette, aux contours indistincts, toute vêtue de blanc, se mit à tracer à travers champs, en direction d’un vieux chalet abandonné, alors que des essaims de guêpes et de mouches se mirent à virevolter en tous sens autour de Sallin, Gardel et le vieux Joseph.

— Faut pas bouger, fit ce dernier, sinon ça attaque dru.
— De quoi ? Les insectes ou les malédictions, lâcha Sallin ?

Isabelle Gardel, qui ne passait pas pour avoir un tempérament de feu, échauffa pour une fois son sempiternel sang-froid, tandis qu’une grosse bestiole parvint à lui remonter le dessous de manche en y perforant la belle chair satinée du poignet. Elle perdit toute contenance, alors que Joseph avait déjà rompu une tige de chélidoine afin d’y répandre le caractéristique latex orangé que bavait la plante. En contrebas, la jeune fille en blanc à longue chevelure noire, certainement attirée par les cris de la commissaire, observait mitigée cette dernière ayant autant de peine à se maîtriser. Elle fit un signe entendu vers les deux hommes, alors que curieusement, lorsqu’elle se remit en marche vers le vieux chalet, l’essaim de guêpes se dissémina progressivement, pour finalement se perdre sur les contours disparates de sa silhouette. Joseph la héla sans succès, je pense même qu’il aurait voulu essayer de la trousser. Puis de reprendre machinalement, en mâchouillant les phrases dans sa barbe d’encre : « Ça pue l’occulte, je vous dis, ça pue l’occulte partout. C’en est tout sale au point où toutes les racines des aïeux en sont pourries. » Puis de se signer en crachant par terre.

— Madame, si j’étais vous, je ficherais le camp de suite sans demander mon reste !
— Mademoiselle…
— Joseph, madame est flic. C’est la commissaire principale des Batignolles, à Paris.
— Bon. Euh ! Excusez-moi du peu, ma petite dame. Mais commissaire ou pas, et de Paris ou par ici, ça change rien du tout concernant ces saloperies ! « Z’allez » pas les impressionner pour autant. Tiens… « qu’est’qu’ce j’disais ! » Voyez par vous-même…

Une heure plus tard, le cadavre du paysan fut emporté à la morgue, mais il n’empêche que les bestiaux, on ne les retrouvait pas. Tout un troupeau de vaches, ça ne pouvait tout de même pas s’évaporer dans la nature comme par enchantement !

Gardel semblait changée en statue de cire. En Vierge blanche. Sallin tournait en rond et les bruissements de sa démarche devinrent exacerbés face à cette nature lugubre ne rendant soudainement plus la moindre rumeur.

— Vous savez quoi, Gardel ? On se retrouve confronté avec les mêmes us et coutumes que tous ces endroits qui pratiquent la sorcellerie, les envoûtements, le mauvais mot ; le Pays-d’Enhaut, les vallées valaisannes d’Hérens, d’Anniviers, avec aussi le Jura suisse et français. Tous ceux-là cachent sous l’oreiller le « grimoire du petit Albert » et signent un pacte avec les anges de lumière ou leurs ayants droit. Je les ai vu faire, certains de ces maudits bouseux. On n’a pas changé de siècle pour autant. Ces « combines » ça traîne dans les chalets ou les fermes, dans le vaisselier, à côté des liqueurs ou des salées de Corcelles. Rien à « foutre ». Ça « chiourne » et maudit en masse, à la différence près, c’est que désormais leurs sales gris-gris se planquent à côté du routeur.

Isabelle Gardel n’avait plus pipé mot depuis la piqûre de guêpe, mais ne lâchait rien de la discussion. Elle conclut, tout imbibée de sa profonde logique habituelle, le regard planté dans celui de Sallin :

— Enfin, avec tout ça, là, j’espère que vous nous ferez enfin l’honneur de vous laver !

3

L’occulte

Mais où donc sont passées les vaches ? Ont-elles entendu les sons de ce glas se répercutant entre les gorges de la Jogne et de Javro ? L’alpage de Champsot fut aussi vidé de son bétail, aucune trace non plus de ce maudit glas, cependant, sur toute la vallée, entre Broc et Charmey, les langues susurraient en sourdine et dès la nuit tombée, plus personne n’osait sortir « voir de quoi » sur le seuil de sa porte. Ce qui était arrivé au vacher de Montsalvens se reproduisit à d’autres endroits et si par malheur ou bravoure les fermiers tentaient de résister, ils se retrouvaient à plat ventre dans l’herbe et piétinés la minute suivante par une horde de bêtes devenues enragées. Frousse, oui mais de quoi ? Du son toxique émanant de ce glas pouvant tuer certaines personnes susceptibles de l’entendre ? En ce cas, toute la vallée aurait dû y passer ; or il n’en était rien. Et tant que l’on ne saurait pas où se trouvait cette maudite cloche, ce serait comme chercher un sou dans un bourbier.

Pourtant, ce matin-là, au Commissariat de la Sûreté de Fribourg, Sallin apparut de manière surprenante, récuré en profondeur et rasé de près. Quelqu’un avait soi-disant trouvé des débris évocateurs sur les berges de la Jogne et ce quelqu’un poirotait là depuis des heures. Isabelle Gardel se trouvait debout près du commissaire, munie d’un crouille gobelet de café en main, éveillée depuis longtemps et de fort méchante humeur.

Au sol, les nappes des feux de signalisation, gouttant sous la pluie, se réverbéraient dans le hall du Commissariat. Oui, maintenant il pleuvait. Faut bien de temps à autre.

En gros, le monsieur affirmait avoir récolté les bribes de ce qui pouvait s’apparenter à la jupe d’une cloche, « on en voyait encore tous les contours et les bords, même que c’était plus que des débris. Ce qui semblait pourtant bizarre, c’était l’alliage de ce métal qui ne ressemblait ni au bronze ni au cuivre, encore moins au laiton. »

— Voilà. C’est tout ce que j’en dis. Mais vous devriez continuer de regarder vers la Jogne.

Gardel et Sallin s’échangèrent un regard bref et concis, plutôt incursif du côté Gardel. Par rapport à son rythme de vie habituel, ça rampait dans la boue. D’ailleurs, à Paris, pour ceux qui la connaissaient, on se méfiait dès qu’apparaissait en surface de faciès, son air vipérin délavé à la chaux.

— « Pis c’est pas pour dire », moi je sens quand « c’est qu’c’est » des trucs pas catholiques qui se déroulent « droit » dans le canton. Vous voyez pas comme tout se détraque à grande vitesse ? On dirait que quelqu’un remet ça « propre en ordre » et moi je vous « l’dis » tout cru ; Gérard, le vacher « qu’a fait sa nagée », c’était pas quelqu’un de droit. C’était même plutôt un sale type roublard.
— Vous n’avez trouvé ces débris que dans les gorges de la Jo, la…
— Jogne. J’sais pas, « j’suis pas un fouille-m… moi ! » Mais quand ça brille, je ramasse et si c’est pas un gros magot, je garde, j’ai pas honte de l’dire.
— Sauf que là, là, fit Gardel, il faudra nous donner l’intégrale de ce que vous avez ramassé ! C’est susceptible d’être des pièces à conviction !

Gardel tenait le gobelet de carton en main, en lequel ce qui semblait être du café dégageait une fade odeur de bouillon froid. S’il n’y avait pas à contempler la vision de ses longues appliques de cire blanche entourant le récipient, le geste anodin de boire un café serait passé à la trappe, c’est ce que pensait tout bas Sallin qui observait depuis quelques jours sa belle acolyte française, d’un regard mutant, voire franchement mutin. Mais la fée de glace ne fondait pas pour autant. Fallait rester efficace et pratique.

— « M’dame », l’intégrale vous l’avez là, maintenant si vous voulez l’épisode pilote, faudra retourner « par là-haut ». Mais avant je vous suggère d’aller trouver le vieil Ecoffey, il est fourré tous les jours à « la cathé », « y » bronze derrière les vitraux, le blaireau.
— Pourquoi aller voir ce bonhomme ? Oui, je vois bien qui c’est, mais…
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