Bleu muet - Luciano Cavallini - E-Book

Bleu muet E-Book

Luciano Cavallini

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Beschreibung

Dans un monde en perpétuelle accélération, les illusions se fondent à la réalité, rendant imperceptibles ses fractures cachées. Au commissariat du Quartier des Halles, une série de meurtres inexplicables défie la logique du commissaire Isabelle Gardel et l’instinct acéré de l’inspecteur Germain Nadal. Témoins insaisissables, indices évanescents, pistes incertaines… Chaque élément semble se dérober, les entraînant dans un labyrinthe où la vérité elle-même apparaît diffractée. Mais si ce qu’ils cherchent n’était pas seulement dissimulé… mais en sempiternelle mutation ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Luciano Cavallini, l’écrit est comme le théâtre ; le décor placé, la contexture des phrases doit s’y apparenter, selon l’époque. Inspiré par les écrivains naturalistes et humanistes comme Émile Zola et Victor Hugo ou encore par Honoré de Balzac et Gustave Flaubert, il préfère cette écriture classique où les phrases sont conjuguées à l’ancienne et les sentiments, exprimés longuement.

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Seitenzahl: 460

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Luciano Cavallini

Bleu muet

Roman

© Lys Bleu Éditions – Luciano Cavallini

ISBN : 979-10-422-6493-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Geneviève Beaucage,

Égarée entre ces pages.

À ma fille Gaïa et l’enfance dorée.

Du même auteur

– Carnets de nuit, les éditions Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1983 ;

– Le cancer d’Aphrodite, les éditions Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1984 ;

– Encre d’échine, les éditions Indigo-Montangero, Suisse, 2003 ;

– Le lys de verre, les éditions Persée, Paris & Cogolin, 2009 ;

– L’affaire Jéricho, les éditions du Panthéon, Paris, 2014 ;

– Montreux, fantastique et mystérieuse, les éditions Cabédita Slatkine et MyMontreux ch, 2017 ;

– Retour à Villimpenta, les éditions Maïa ;

– La colère des cendres, Le Lys Bleu Éditions ;

– Anaphrodisia – Tome I, Tome II et Tome III, Le Lys Bleu Éditions.

Synopsis

Sans cesse bousculé dans un monde pris de vitesse, il nous devient impossible de remarquer le moindre changement de réalité survenant à notre insu. L’existence paraît conforme et les actions s’y déroulant, sans heurt ni rumeur.

Pourtant, ce canevas solide, sur lequel on se déplace et perpétue nos actes, semblerait escamoter une autre matière, un ailleurs capable de répliquer des actions similaires, ralenties ou dupliquées, sans que nous en ayons la moindre conscience.

Un quotidien diffracté en quelque sorte, en nous, autour de nous, capable d’intervenir et d’interagir, nous induisant continuellement en erreur. Dans le petit commissariat du Quartier des Halles – quoi de plus banal –, d’étranges meurtres en série viendront bousculer la logique implacable du Commissaire Isabelle Gardel et l’humeur chafouine de l’Inspecteur Germain Nadal. Les pistes de plus en plus ténues, et les témoins de moins en moins loquaces surgiront et s’effaceront, tour à tour, sans que la matière ambiante des lieux n’en soit nullement affectée. En apparence… Car pour bien saisir le fil de l’enquête, la police devra dérouler celui-ci par les diverses fentes d’une réalité diffractée et d’illusions trompeuses…

Un

Paris Gare de Lyon, 17 h 30. Après des semaines de météo maussade, un coin de ciel bleu apparaissait enfin à Paris. Judith Pasquier fuyait à bout de souffle, parée comme un long fil d’acier. Elle se retournait sans cesse, encombrée d’une gabardine noire semblant s’étendre sur les flaques.

La température devenait de plus en plus clémente. Elle.

Les haut-parleurs graillaient des paroles inaudibles, embrouillées parmi les cafés et les tartines issues à la hâte des minuteurs. Elle ne voyait rien, prise en vrac dans le trafic et la poitrine suante, la peur aux trousses. On la suivait. Une ou deux fois, il lui sembla surprendre une ombre, un de ces spectres bâillonnés dans un coin diffus de la conscience. Une sensation de malaise et de danger imminent lui fit presser le pas. Encore plus. Ses longs cheveux pleuvaient sur un col délavé, lorsqu’elle rejoignit le long couloir du métro, puis le gouffre sans fond du RER. Elle tenait une petite valise à bout de griffes, que cinglait plus haut à vif, la lame blanche de son poignet. Elle accéléra le pas, se mêla à la foule inexpressive des matins purulents sur toute la France.

Malgré les débrayages. Poursuivie sans cesse depuis des années, elle avait fini par être oubliée, tassée dans un petit village du Jura Suisse, loin sous les sapins et les buissons hostiles de la nuit, ainsi que des habitants vivant à cent lieues de son baraquement de pierre, et de la réalité de la vie. On se parlait peu, même à l’épicerie. On tirait le renard la nuit et on reprenait dans l’absinthe, les pseudos rumeurs à propos d’un ours rôdant et fouillant les granges, égorgeant parfois un veau, mais jamais l’épicière du coin plus revêche et sèche que l’unique mât supportant le drapeau de l’Hôtel de Ville. Puis un matin, derrière son carreau, alors qu’elle se rinçait à vif sur l’évier de la cuisine, elle avait vu ces Jeeps, ces traces noires dans la tourbe des champs écrasant les glaires retournées la veille par la charrue. Sous la pluie, elle bondissait déjà, les bottes s’enfonçant dans l’arrière-cour envahie par les porcs couinant sous le réveil brutal de la bestialité. Nue sous la robe, l’échine courbée par les bourrasques, elle courait sans cesse, sans se retourner, en sentant sur ses traces le groin des silencieux, les semelles écrasant les brindilles. Ils étaient là en imperméables, des hommes gris aux cols relevés et chapeaux noirs, des équipes d’épouvantails clonés sans cœur, sans foi ni loi, sans autre but que celui d’atteindre leur cible. On la regardait entre deux couinements, des buveurs attablés derrière les couennes jaunâtres des bars, se faisant signe du nez, la bouche déchiquetée ou sans dent. Dix ans ainsi.

À garder le secret, ou le préserver. Elle avait fini par se réfugier dans une grotte au bord de la rivière, une grotte étroite, où on ne la trouverait certainement pas. Elle voyait passer les ombres voulant lui ravir sa peau, en file indienne, dans le silence et sans chien. On ne devait pas savoir. Miss Silence demeurait dans un bocal, une énorme bulle ne donnant plus sur rien et la privant de liberté autre, que celle de s’enfuir toujours plus près des bords du réceptacle. On la manqua plusieurs fois de suite. Les balles se perdaient au milieu de la nature. Enfouie la nuit entière, tremblante, elle sentit remuer les fourrés, vit les petites lumières des granges scintiller par les veilles puis se dissoudre au fil interminable des hivers. Dans sa cabane de berger, sans chauffage, elle tressaillait en entendant les paysans tirer la buse, ces hommes en cagoules ou capuchons traînant une vie masquée depuis toujours… Les pas se rapprochaient, direction Boissy-Saint-Léger. Ses longs bras n’en pouvaient plus et la sueur baignait la poignée de la mallette lui échappant petit à petit. Elle était belle, malgré les longues solitudes et l’aspect décharné de l’amour. Personne n’avait plus approché son corps. Aucune flambée dans le poêle, de peur qu’on y voie quelques panaches trahir sa présence. Rien que la peur grillagée derrière des carreaux de pleine lune. Elle parvenait contre le mur extrême du tunnel, vers les caméras de la RATP, et cette bouche béante remplie de béton et néons crus. Elle se retourna, brune à fond, le visage gaufré de mèches. Le beau skaï bleu de la gabardine la maintenait encore debout, collée contre le carrelage.

Au fond du boyau, de l’antre tournant et descendant plus bas encore sous les sous-sols, la rame bleutée surgissait, lancée depuis l’extrémité du trou. Un fond lugubre léchant le quai et remontant venteux le long du corps. Judith Pasquier ne pouvait plus reculer, elle restait collée contre ce mur poisseux de pisse.

C’était au niveau du bassin, puis des jambes, comme un manque de sensibilité, puis une douleur vive au niveau du pubis.

Elle fléchit lentement les genoux, comme l’affiche humide de l’autre côté de la rame, une Nana de « La Redoute » se décollant du carton, par languettes lépreuses. Ça faisait mal, elle a dû lâcher la mallette et se tenir le corps, fauché par une deuxième salve. Une femme se mit à hurler puis l’alarme retentit, stridente. Un cordon de sécurité se rabattit immédiatement, tandis que le ventre de la malheureuse victime régurgitait ses années de terreur. Judith répétait tout le temps la même phrase, sans cesse, rayée par les années de garde sur un seul sujet, une idée fixe.

— L’eau ! Sauvez l’eau ! Que l’on sauve cette eau… Elle décale les choses… Ne la touchez pas !

— Calmez-vous Mademoiselle… Les secours vont venir !

— L’eau ! Mon eau…

— Je vous en prie ! Ce ne sera plus long désormais… Les mains s’ouvrirent au sol.

Quinze minutes plus tard, la brigade des releveurs de torts arriva clopin, et même clopant encore, sur ce foutu quai des pas perdus. Un type balèze bouscula la foule, puis enjamba maladroitement le cordon de sécurité tiré à la hâte.

— Inspecteur Nadal ! Faites-moi de la place et virez-moi ce monde, bordel de merde ! Présentation fine entrait en scène. Inspecteur Germain Nadal, germain, comme un boche et musclé tel l’athlète qu’il nourrit en lui. Peu subtil par la même occasion, toujours bouche bée face à un meurtre. Un bœuf devant une séance d’hypnose, en quelque sorte. Encore plus lorsque l’agent de la sécurité vint lui annoncer que la fille semblait avoir été descendue, rapport à l’étrange contenu se trouvant dans la mallette. Depuis les derniers troubles avec sa femme et l’éloignement de sa fille, il ne devenait plus possible de lui servir des considérations sérieuses sur une assiette.

— Y a des tarés, inspecteur, hein ? On semble l’avoir refroidie pour des bouteilles d’eau !

— C’est qu’ils devaient avoir bien soif, ceux qui ont commis ce coup.

Deux

Quartier des Halles on se retrouvait ventre vide, devant un crime de petite instance. Pas de quoi frimer et encore moins se rendre fier de servir cette maudite police. Depuis qu’on assassine pour des bouteilles d’eau, on se verrait appeler n’importe où et n’importe quand, pour un vulgaire trousseau de clés dérobé d’un coffre-fort. Nadal s’en foutait d’ailleurs, police ou pas il était tombé là-dedans comme il eût pu l’être dans la police d’assurance, ou d’imprimerie.

Judith Pasquier ne livrait rien. Fille normale, diplômée en psychologie, pas de vie dissolue, originaire de Nancy, le genre de personne blanche et passant partout sans être remarquée. Enfin, presque. La famille fut avertie le lendemain du crime. Ils avaient tous l’air de pas mal s’en foutre. Cette gamine leur avait toujours donné du fil à retordre, de quoi composer de belles viennoiseries avec Pâte Molle ! De toute façon, elle en avait toujours fait qu’à sa tête, déjà butée à mort jusque dans les ultimes recoins de sa chambre. Peut-être était-ce pour cela que la Jeune Gamine s’était fait dessouder, acculée contre l’ultime mur de sa vie, aussi lisse qu’un pissoir. Ça pérorait au commissariat central du forum des Halles. On avait rabattu tous les lièvres, témoins du crime. Des passagers privés de sang, assis à longueur de journée dans une des tours du « CNIT. » Il y avait, parmi l’un d’entre eux, une femme blafarde lézardant le bureau de ses longs bras albinos.

Peu commode.

Silencieux et bien précis, les habits froissés contre des corps anonymes, fuyant ou marchant tranquillement et se dissolvant sur l’émail des couloirs, les assassins escamotaient les victimes sur la pointe des pieds. Ils avaient agi en sourdine, tirant même depuis l’intérieur de leur poche afin de ne pas dénuder l’arme au vu et au su de tout le monde.

Ça faisait trois trous d’un coup ; celui perforant la poche au passage, celui défonçant le beau Skaï bleu de la gabardine, et enfin, celui de la chair percée au rouge. On ne se privait de rien dans le Gang Efficacité & Co ! On l’avait vue tomber lentement, prise d’une faiblesse aux genoux finissant par complètement tasser le corps au sol. Les allées et venues des passagers nettoyaient la présence des criminels, à supposer qu’ils furent plusieurs, bien entendu. Nadal se racla la gorge – lui aussi – à la hâte. Le pire se trouvait au-devant de sa porte. Enfin, le pire pour le boulot, pour l’image, le meilleur. Fallait juste supporter le son en serrant les dents.

Porte Vitrée s’ouvrit sans précipitation, et Jeune-Beauté fit son entrée.

Une longue et splendide femme installée souplement dans son tailleur, au visage pur, une porcelaine anglaise que Limoge aurait enviée à plus d’un titre, même tout un paragraphe. Elle toisa l’assistance de ses grands yeux lacustres.

Nadal se leva sans bruit, au début, jusqu’à ce que son corps massif accroche un lourd dossier. Son cœur d’épaulard battait la chamade pour le commissaire.

Ce fut elle cependant qui arma la première balle de service. Devant témoins.

— Commissaire Isabelle Gardel. Je vais instruire cette enquête, là… Tout ce que vous pourriez dire me sera précieux.

— Nous avons commencé sans vous commissaire et…

— Ça va là, je ne l’entendais pas autrement inspecteur ! Alors Madame ?

— C’est que… Je viens de faire ma déposition auprès de monsieur.

— C’est une eau très diluée un commissariat, vous savez. Le linge a besoin de plusieurs trempettes avant de déposer. Grande Asperge ravala son œdème d’irritation. Bien sûr, la loi régnait en autorité suprême et disposait du citoyen comme d’un haut potentiel criminel à prendre en flag. C’est comme les hôpitaux, dès qu’on y entre, on a tous l’impression d’être malades !

— Je suis ici à bien plaire commissaire. Devoir de citoyenne. On allait bientôt lui décerner la Légion d’honneur.

— Je vous en sais gré, Madame.

— Vous savez, je n’ai pas vu grand-chose avec toute cette foule. J’ai juste entendu un bruit sourd contre le carrelage, puis la dame s’est affaissée.

— Un bruit sourd… Dans ce brouhaha ? Quelque chose ne collait pas. Cette lugubre ne semblait pas franche du tout. Ou alors, était-ce une de ces emmerdeuses de service devant trouver des occupations sporadiques afin de coloriser sa vie. Le style Janine et Josiane, croisant les jambes des après-midi entiers devant une tasse de thé et pièces au Moka.

Madame le commissaire lui servit sa ribambelle de dents blanches sur un plateau. En vain.

— Je l’ai vue un instant trembler, j’ai cru qu’elle avait mal aux genoux. Tu parles ! Le buste sur le macadam, la belle s’échappait par la bouche. J’ai vite compris, ce qu’il se passait, vu son air immédiat de poisson crevé ! Avec cette flotte autour d’elle, on remarquait de suite que le premier impact avait pété l’aquarium. C’est moi qui ai donné l’alerte Inspecteur.

— Commissaire, Madame ! L’inspecteur, c’est Monsieur, Mademoiselle.

— Madame, commissaire ! Sauf votre respect.

— Je présume, reprit le commissaire Gardel narquois, que vous n’avez pas observé la foule d’une manière autre que par ce regard perçant semblant vous caractériser ?

Nadal s’assit sur un petit tabouret, encombré de muscles devenus inutiles en un aussi piètre endroit.

— Vous n’avez rien vu, quoi !

— J’étais aux premières loges pendant la chute, Monsieur Bellâtre ! Ainsi que pour observer toutes ces bouteilles d’eau s’échappant de la mallette avant de s’écraser au sol. Une belle pagaille en vérité !

— Parlons-en de ces bouteilles. Vous êtes sûr que c’était bien de la flotte ?

— Écoutez inspecteur. Je suis peut-être cruche, mais pas au point de confondre l’eau-de-vie et l’eau du bain.

— Pour une eau-de-vie, effectivement, c’est plutôt raté, reprit Nadal. Mais pour la cruche, on vérifiera…

— On se perd inspecteur, je vous en prie, reprit « sèchement » le Commissaire Gardel.

— Alors, finissons-en et dirigeons-nous vers la sortie. Parmi la foule agglutinée, vous n’avez vraiment pas vu fuir qui que ce soit ?

— Vous l’avez dit, Monsieur, reprit la péronnelle, la foule, c’est un vrai balai. Ça dépoussière tout et l’ordure en profite pour se tirer avec l’ensemble des paillettes. Il y avait des tas de personnes susceptibles de tenir un pétard, et toutes avec des têtes de bourges irréprochables. Ce n’est pas tout le temps écrit sur le front des gens, quand y sont des monstres !

— L’homme n’est pas fait pour tuer son semblable, mais uniquement composé de traces invisibles le rendant commun parmi d’autres mortels en sursis. Une vie, ça passe aussi vite que le métro, et quand il s’arrête, ce n’est pas bon signe.

— Vous êtes trop intense inspecteur Nadal, et Madame nous mène par le bout du nez.

La fine cape d’acier sciait des deux côtés à la fois, mieux valait la tenir par le manche !

— Madame, reprit le commissaire Gardel, nous sommes tous en train de perdre un temps précieux. La question est simple et vous cochez au bon endroit sur la liste, s’il vous plaît ? Vous êtes un des nombreux témoins tombés sur place par hasard, la seule chose que je désire savoir, c’est si oui ou non vous avez aperçu quelque chose d’inhabituel, ou mieux encore, de suspect, mais avec beaucoup de chance ! Alors, là ?

— Je vous ai sorti tout ce que je savais, Madame le commissaire. J’ai juste entendu le bruit mat des balles contre sa poitrine, un bruit atroce… Mon Dieu ! Ensuite, je vous l’ai déjà dit, la gamine s’est étalée. Les gens se sont précipités, comme moi, et je vous jure qu’à ce moment-là, on ne pense pas à regarder derrière soi !

— Merci, je crois que nous n’avons plus besoin de vos services. Qu’en pensez-vous Nadal ? Grand Couperet d’acier lança un œil glacial du côté de l’athlète servant occasionnellement d’inspecteur.

— Vous avez raison commissaire, on peut la remettre sur le pavé, mais qu’elle ne s’éloigne pas du quartier, au cas où nous aurions encore besoin d’un tête-à-tête.

— Vous pourriez rester aimable avec le citoyen servant la France, inspecteur. Tout de même, on n’est pas venu me chercher dans une agence matrimoniale !

— Je le sais bien Madame, calmez-vous, nous ne sommes pas contre vous, reprit Isabelle Gardel. Fine, Épée se replia dans son fourreau. Elle possédait un nom, à la mord-moi-le nœud : Christine Rapin, une ébauche de grognasse déjà revêche avant l’aube. Elle se leva en maugréant que pour l’effort, on aurait au moins pu lui offrir un café, même un breuvage de commissariat, n’aurait pas été un luxe superflu.

— Je vous remercie pour vos bonnes observations, fit Nadal narquois. Mais vous savez, nous ne sommes pas encore un Bar Tabac ! Elle sortit sans rien ajouter et d’un air suffisant. Suffisance pour Esprit limité, ça évite de chercher trop longtemps une place pour se garer.

— Isabelle… Il faut la coincer celle-là, si elle est nette, moi, je suis un verre Ray-Ban.

— Je t’ai maintes fois dit de ne pas m’appeler Isabelle ici, Germain.

— Madame le commissaire, je vous présente toutes mes excuses ! Les excuses présentes étant déposées, Isabelle Gardel s’assit dessus.

Le soir, les deux étourneaux en mal de vigne se retrouvaient à table, mais toujours dans ce foutu commissariat. La vie des Halles s’écoulait à toute allure, on pétaradait au Pied de Cochon, ou l’on se prenait à la hâte une petite chambrette, rue Vauvillers entre la fin du bureau et le potage de bobonne servi dix-sept ans durant, dans la même assiette, mais, uniquement en cas de beau temps. Raison pour laquelle la grande machine d’impressions humaines remettait sous presse jeune Papier, quelque peu moins vierge… Le commissaire Isabelle Gardel et l’inspecteur Germain Nadal dînaient eux aussi en tête à tête, après s’être fait livrer un carton gras du Néfast-Food jouxtant leurs locaux.

Pas de quoi se la mettre en romantique ou en nocturne, c’est à peine s’ils trouvaient une place entre les dossiers et l’ordinateur bourré de crasse ou d’affaires non classées.

La belle commissaire filait de ses longues mains blanches fendre son hamburger coagulé de sauce, on réchaufferait le café revenu mille fois dans le pot et baignant le dessert d’un chausson aux pommes. C’était ainsi, depuis des années, entre eux. Le jour, ils combattaient les affaires, et le soir ça flirtait vite fait, sans se retourner. La vie s’écoulait à l’extérieur, alors qu’en eux, ainsi qu’autour des pièces saturées de technologie encombrante, suintait d’un semblant d’intimité. Isabelle Gardel regardait Nadal, de ses grands yeux bleus, la bouche mi – close, sans ne jamais rien prononcer, ce qui avait l’art de rendre fort mal à l’aise château de muscles.

Châtelaine ne disait pas mot, jeune Page s’engourdissait, en se prenant les pieds dans les harnais. Une grosse lichette de pomme purée crevait le talon du chausson. Isabelle devenait translucide, les lèvres nimbées par la lampe Ambassadeur. Elle avait clos le store lamelles de son bocal, et cassé les bâtons de néons en écrasant sans bruit la pastille des interrupteurs. La bave pomme s’étala sur les genoux de l’inspecteur, éraflant l’air d’une odeur suave de cannelle. Le col d’Isabelle tremblait sur la soie du cou, sous le frémissement du sang montant aux tempes, des veines étirant sa grâce vers les limites de la majesté.

Elle lissait ses lèvres afin d’y ôter les gouttes sirupeuses du caramel, le bout des doigts luisants, enduits d’un glaçage les rendant translucides. Peau à mort, on l’aurait goûtée, avant tout, en entrée de menu. Il s’était toujours demandé comment cette femme, si fine et d’apparence si fragile, arrivait avec autant d’habilité, à se revêtir d’une tonne d’armures, d’autant de feux pour l’action.

— Isabelle… Fit Nadal à mi-voix, ce qui correspondait au son d’un contre-alto, pourquoi n’aurions-nous pas droit à une vie normale, comme tous ces bougres circulant librement dans la rue ? Pourquoi ces instants volés, que rien n’arrête ? Fais chier, ces merdes autour de nous, ces encombrements de paperasse, cet espace clos ! Je vais rendre l’insigne un de ces jours et traire des vaches en Suisse normande. Je t’aime Isabelle. Et tu le sais. Je ne cesse de te le répéter depuis trois ans. T’es belle.Splendide. Tu vaux bien mieux que toutes ces merdes après lesquelles on court.

— T’es bien trop intense pour moi, Germain.

— T’es belle.

— Merci…

— Écoute… Que trouves-tu de si bandant dans ce qu’on fait ? Penses-tu que ça vaille la peine de tout sacrifier pour arrêter des tarés, côtoyer des cinglés ? Crois-tu qu’il y en aura moins parce qu’on en fout un tous les six mois en cabane ? C’est pire que des bactéries ces machins-là ! T’en écrases une, il y en a mille qui se dégueulent ailleurs. Fais-tu ça par vocation, ou pour te prouver une quelconque suprématie contre le crime, ou contre toi-même ? Il n’y a rien d’autre que le boulot, dans ta vie. Cette foutue merde de job. Combien de temps passes-tu coincée sur ta chaise de petite secrétaire modèle, serrée dans ton soutif, à jouer les femmes actives, tellement serrée que t’en régurgites presque ton string ?

— T’es bien trop intense…

— Regarde-toi Isabelle !

— Je n’ai pas bien le temps de me poser toutes ces questions, là ! Mon père était déjà commissaire, tandis que ma mère traînait sa dégaine d’hôpitaux psychiatriques en institutions spécialisées. Nous sommes des battants. Il m’a toujours appris à me persévérer, afin d’obtenir une situation confortable dans la vie. Pendant que mes amis jouaient ou rêvassaient dehors, moi, j’étais clouée aux études. Il me répétait sans cesse que pour être libre de tout, il fallait monter le plus haut possible, afin de pouvoir choisir ce que l’on voulait au moment adéquat. Celui qui peut choisir est libre, et pour obtenir cette liberté, seul comptait le travail, c’est l’unique monnaie qui ne soit pas une monnaie de singe. Il faut que tous aient besoin de vos services et viennent vous chercher, et non l’inverse. Je n’ai jamais passé ma jeunesse et mon adolescence à foirer, à sortir en boîte avec mes potes. Maintenant, je choisis, je fais ce que je veux, et si par hasard, je doute, ou commence à me sentir hésitante, je me donne un bon coup de pied au cul ! C’est aussi simple que ça. Je fais ce que je veux, je suis commissaire. Quand on enquête, on ne peut se permettre de faiblesse. Un jour, dans huit ans peut-être, je trouverai ce que je voudrais vraiment accomplir. Mais pour l’instant, j’en suis là, à ce point. Ici. Au milieu de tout et de nulle part, en un lieu que je dois gérer le mieux possible. On sait bien que l’on ne prend pas ce taf en clouant nos soirées devant la téloche ou en décapsulant des bières à la santé du PSG !

— Je crois que je préfère encore les vraies balles, à ce que du dis, là.

— Toi et moi, c’est un certain temps. On peut être ami, mais vois-tu… Elle se tut un instant. Son faciès devint une pointe acérée, ses lèvres, en couleuvres d’aciers, cabraient la bouche entière.

— … Il me manque une petite étincelle…

— Tu as rencontré quelqu’un ? Tu as rencontré quelqu’un d’autre ! C’est ça ?

— Écoute… Ce n’est pas encore sûr… Mais vois-tu ? On est si différent.

— Si différent ? Petite étincelle ? Qui c’est ? C’est qui ?

— Ça ne te servirait à rien de le savoir, et ne t’apporterait rien de plus.

— Isabelle, je t’aime.

— Il faut qu’on reste ami Germain. Si tu peux.

— Je ne peux pas Isabelle. Je t’aime trop.

— Tu sais, si ça devenait difficile pour toi, je pourrais te rendre un petit service.

— Petit service ? Merci Isabelle, trop aimable commissaire. Tout dans la petitesse alors ?

— Vu les pouvoirs qui m’incombent…

— Va te faire voir avec tes belles paroles !

— … Je pourrais sans difficulté te faire muter ailleurs…

— Muter ! Quelle verve élégante commissaire Isabelle Gardel ! C’est toi la mutante ! Une espèce de coulure ogivale de beauté sans cœur, juste programmée à être efficace et pourvue d’un disque dur au top ! Sous condition qu’on ne change jamais tes algorithmes. Tu vas glaner des tonnes d’euros et garder ton deux-pièces merdique afin de thésauriser ? Tu vas thésauriser comme des rats, sans bruit et en cachette. Continue de gonfler ainsi tes mignonnes petites bajoues. Petit dans ton bureau, petit dans ton appart, petit dans ta vie, petite étincelle. C’est pas étonnant que tu ne puisses plus éprouver de grandes choses ni rien voir, avec tes « ciergettes » de catéchumène !

Commissaire Isabelle Gardel devint blanche Colombine. Ce qui tombait bien, un globe fadasse de lune s’infiltrait en bande par le store lamelles. Ses poignets tranchaient la noirceur du lieu, tout comme l’acier devenu costume intégral bouclait définitivement sa personne au fond d’une armure hermétiquement scellée. Elle conclut, casque clos :

— De toute façon, je n’ai jamais su ce que tu trouvais de bon, dans une femme aussi névrosée que moi !

Trois

Roux-Combaluzier reste la marque d’un vieil outil français, qui jadis fit la gloire d’un certain Gustave Eiffel. Il est des noms composés donnant un trait d’union entre les éléments quotidiens et les actions de la vie. La sèche Rapin, fière de son nouvel état louable de citoyenne – louable au mois, mais guère plus – s’enfilait dans le boyau étroit du Passage des Postes. Elle poussa une porte biscornue, bondit sur les marches d’un escalier de bois, manquant de se rompre les os à chaque mouvement. Dans sa poche, elle serrait une fiole de verre. Il ne fallait pas qu’on la prenne pour une demeurée, garce certainement, mais point sotte. Tout le monde savait qu’elle devenait la star du moment, que c’était la première parvenue devant la fille perdant les eaux, et de loin après le peloton. Privilège nommé chance et que la vie n’accorde qu’une fois chez tous ceux qui ne la voient pas moisir contre les bords externes de leurs imperméables. Roux, le bois parquet sonnait creux en se répercutant jusqu’au milieu des cylindres servant de tibias aux jambes, et des jambes à la Donzelle. Elle était fière. Ni vue, ni connue, avec son trophée plein les poches, un souvenir ramené de la gare de Lyon occasionnellement transformée en ville d’eaux.

Vieille Tranche s’infiltra dans un couloir sans fin, un long vestibule bordé de chambres de bonnes et de rince-culs désaffectés, balisant son parcours. Rien de bien excitant, que des murs jadis blanchis à la chaux et dès lors chaussés de châssis, tout un bric-à-brac de vieilles literies abandonnées à mi-chemin.

Si on ne dormait plus depuis longtemps en ce lieu, l’étranger se trouvait averti que cet endroit n’était certainement pas celui de ses rêves.

Combaluzier

Des hauts et des bas. Rarement lâchés devant un amant, même de passage aux Postes. Cela faisait vingt ans que mère Rapin empruntait ce parcours. Un raccourci. Une étroitesse tassant les pas, la pensée, le corps et l’existence. Certes, on arrivait plus vite à destination. On passait entre les décors, poussait des entrées de service, des cours intérieures, des dépotoirs. Ces hauts puits s’abouchant fenestrés contre la bourgeoisie « post-soixante-huitarde, » s’utilisaient à la dérobée, afin que ladite bonne société puisse y déverser des objets parfois même peu recommandables… Mais on n’enquête pas sur la texture des premières serviettes hygiéniques ni d’ex-objets méritant une place de choix dans le musée des « Faiseuses d’anges ».

Non-Rapin rapine, on ne peut plus aisément. Combaluzier. Nom propre d’un bel instrument, une cage historique remontant les gens à leur appartement, placé au milieu d’un chemin de ronde bien astiqué, et servant pour la descente du beau monde. On ne peut que descendre une fois atteint le sommet escompté.

Elle était chez elle, bien au chaud, tout le temps, été comme hiver. Ce passage émérite demeurait son secret, un secret jalousement gardé, à l’abri de la lumière et des regards indiscrets. Jusqu’à ce jour.

Morte bien avant, elle ne sentit même rien lorsque son visage racorni buta contre la porte grillagée et noire de l’ascenseur Roux-Combaluzier.

Quatre

C’était déjà le deuxième crime humide honorant la Capitale. Bientôt, on n’en aurait plus cure d’Évian et l’on éviterait aussi de sucer des Vichy. Qu’en adviendrait-il des pèlerinages ? Sortons nos imperméables. Personne ne doutait encore que la police n’y vît pas goutte. Voisine de Palier, après avoir un tant soit peu hurlé devant le spectacle peu ragoûtant qu’offrait vieux Fagot de Paille contracté au sol, alerta plusieurs fois les autorités. Plusieurs fois, puisque ne parvenant pas à articuler un mot. Elle arborait fièrement un beau nom d’Opérette épinglé en boutonnière : Rose-Marie, Rose-Marie Borgeaud. Son intérieur fleurissait d’une tapisserie rafraîchissante, quoiqu’outrageusement chargée et digne d’un Roger Harth. Deux Récamier obstruaient le couloir, attendant que quelques hanches léthargiques s’y engouffrassent avec volupté.

On voyait à peine la dame, flottant au-dessous d’appliques violacées en forme de fleurs byzantines. Le Couple Amour, Nadal-Gardel savourait de délicieuses bouchées, lorsqu’il fut précipitamment tiré hors du bar par l’appel étouffé et répété de Rose-Marie Borgeaud, ce qui eut pour conséquence d’obstruer la trachée de Nadal d’un morceau de croissant mal engagé. Ceci juste avant qu’ils se noient tous deux dans les Récamier parus plus haut. Pourtant, ne dramatisons pas les faits, la police de quartier pris un certain temps avant de rapprocher les bouteilles du RER, au flacon trouvé au fond de la cage d’ascenseur, dont il est inutile de rappeler le nom. La belle commissaire et l’énorme pièce musclée servant encore d’inspecteur se déplacèrent aussi rapidement que possible, avec la Volvo banalisée d’Isabelle Gardel. Cette fille si fine s’encombrait une fois de plus d’un char aux lignes empâtées. Non contente d’être mastoc, en bonus, la caisse se traînait comme un veau. Les journaux prenaient l’affaire entre deux feux. Ceux de la route entravant la marche et ceux du gyrophare striant la page grasse que tentait justement de lire entre plusieurs nausées, l’inspecteur Nadal.

Pour l’instant, les rapaces tournaient discrètement autour des cadavres, on ne faisait encore pas du couple Nadal-Gardel, une chair people, mode semblant nouvellement lancée dans l’Hexagone par quelques désœuvrés en mal de reconnaissance. Nadal ne pouvait s’empêcher d’admirer la belle Gardel piloter d’une seule main le veau massif, le menton pointu, comme lorsqu’elle fouille méchamment la phrase tuant à bout portant, un cœur trop entreprenant.

Mademoiselle Gardel n’enquêtait que pour les arrêts cardiaques, sans jamais s’inquiéter des peines de cœur. Toute Sirène hurlante, elle s’élançait en direction de l’avenue des Gobelins, tandis que des yeux bouillis, Nadal matait sans relâche.

— Tu me gênes en me regardant ainsi, ce n’est vraiment pas le moment !

— Ce n’est pas toi que j’observe, mais la ville. T’es belle…

— Merci… C’est Paris.

— Aussi.

— On dirait que tu n’as jamais vu la Capitale ?

— Il faut être deux pour l’apprécier. Y a tant de choses à voir !

— Tu n’es encore pas blasé depuis le temps ? Laisse tomber. On roule dans l’urgence.

— Toujours trop vite, à mort, à tombeau ouvert… On ne voit rien passer chère Isabelle.

— Tu n’as pas encore compris, ou tu fais exprès ? C’est fini !

— C’est l’ami qui te dit ça.

— Alors Nadal, ôte donc ta main de ma cuisse.

— Pourquoi ? Tu crois que tes amis proches la posent que sur ton épaule ?

Il pleuvait noir, sur le capot anthracite de la Volvo.

C’est beau le profil d’une Volvo, surtout avec une poupée mannequin, fichée en commissaire prisée.

Cinq

Rose Marie Borgeaud les regardait en pensant peut-être qu’ils allaient sortir le coupable d’une boîte à ciseaux. En ce milieu de porcelaine, on ne cherchait pas à comprendre comment la destinée d’une tasse avait fini par rencontrer telles lèvres plutôt qu’une autre. Depuis son voyage à Dublin, l’année précédente, Nadal n’avait de cesse que rechercher des Guinness partout, devenu véritablement accroc à cette hématurie mousseuse. Ce n’est pas chez la dame au chapeau vert qu’il risquait d’en découvrir. Là, il devait supporter une plantureuse théière aux griffes victoriennes, rivée dans un ouvrage crocheté, lui-même saupoudré sur un tableau d’argent. Un Fancy-Dong. Vraiment… Pas de quoi devenir dingue du Dong !

Mais le regard lézard de la Belle Isabelle, épinglait son label dans les yeux de Nadal, et ce dernier savait qu’il fallait mieux laisser verser que tergiverser.

— Je vous remercie d’être venue si promptement, Commissaire. Quel malheur ! Qui aurait pu penser, dans un quartier aussi tranquille ?

— Vous n’avez rien vu ? Rien entendu ? Elle rabaissa son col de dentelle ostensiblement indiscipliné, puis reprit effarouchée :

— On prend l’ascenseur tous les jours, on ne pense pas à cela… Quel monde ! Mais quel monde ! Nadal accrocha sa veste sur le coin de table, et Jolie Tasse de thé se renversa dans la sous-tasse, sans tacher les napperons visiblement centrés au centimètre près sur toutes les surfaces, y compris les accoudoirs.

— Je suis désolé ! Éléphant tombait fort à propos dans la porcelaine, tandis que le reste de la pièce en désuétude.

— Ce n’est rien inspecteur, je vais vous en servir un autre bien plus corsé.

— Pas besoin Madame. Laissons la Corse, voulez-vous ? Je suis bien plus curieux de vous entendre.

— Nous y parviendrons si mon inspecteur cesse ses inconvenances. Français châtié revenait en scène, tirée à quatre épingles.

— Oui commissaire, reprit la vieille dame… Avez-vous remarqué les murs de cette bâtisse ?

— Fleuris à merveille.

— Pas cela inspecteur. Quel grand enfant ! Quel enfant, n’est-ce pas, commissaire ?

— À n’en pas douter d’une seconde Madame, mais…

— Les miens sont pareils, vous savez.

— Ces murs, Madame Borgeaud.

— Eh, bien… Oui… Avez-vous constaté à quel point, ils sont épais ? On n’entendrait même pas choir un boulet de canon. Ces vieilles bâtisses cossues étaient ainsi construites. C’était du solide.

— Les voisins n’ont pas bougé non plus ?

— Mon voisin de palier voyage en Italie. Quant aux autres locataires, il y a le Monsieur solitaire que l’on voit tous les six mois, et Mademoiselle Julie, la petite pharmacienne qui part le matin vers les 6 heures, et ne rentre que fort tard le soir, aux environs de 21 heures.

— Vous en savez des choses, Madame Borgeaud !

— Oh, vous comprenez ! On a encore un peu de convivialité ! On se connaît, on se parle ! Ce n’est pas comme dans ces banlieues, où ça peut mourir au-dessus de votre tête, sans que personne ne bouge.

— Il y a cependant quelqu’un en moins pour la causette-là, reprit Isabelle Gardel.

— C’est bien malheureux, si je pouvais seulement vous aider, croyez-moi que je le ferais de bon cœur.

— Mais nous n’en doutons pas un seul instant, reprit Nadal, n’osant plus bouger du tout.

— Avez-vous remarqué quelque chose près du… enfin, du corps ?

— Non, inspecteur, c’était bien trop horrible pour que je m’attarde sur cette lugubre vision. Cela va m’occasionner des cauchemars des mois durant, c’est sûr, vous pouvez y compter ! C’est que… On se fait vite des idées, surtout quand on est seule toute la journée.

— Dites-moi, Madame Borgeaud… Elles doivent être bien longues ces journées ?

— Je m’occupe commissaire. Voyez donc tous ces ouvrages !

— Certes…

— Puis-je vous servir encore quelque chose à boire ?

— Non, ça ira bien, reprit Isabelle Gardel. On ne vous importunera pas plus longtemps.

— Ne croyez pas ça ! Un peu de compagnie me fait le plus grand bien ! Ah ! Juste une chose encore. Il ne pleut pas aujourd’hui ?

— Non, pourquoi ?

— Rien… Mais il m’a semblé que le manteau que portait… Mon Dieu… La morte… semblait légèrement humide.

— Merci Madame Borgeaud, fit Isabelle Gardel. Vous venez, Nadal ? L’appartement fleuri se referma sur une porte lourde et massive, mais derrière le judas on vit trembler un vague regard, plutôt lent à se dissoudre.

— Alors Nadal ? Que pensez-vous de tout ça ?

— Que le manteau du cadavre est humide et que la vieille rabâcheuse ne nous a pas tout dit.

— Elle en a suffisamment raconté. Les autres locataires n’étant pas là, on n’a pas à revenir sur les lieux, si ce n’est pour y faire son marché.

— Isabelle…

— Tu ne vas pas recommencer hein ? Et cesse de macérer dans cette neurasthénie !

— Je ne suis pas triste, tu m’éblouis !

— Garde tes yeux pour d’utiles et plus efficaces observations.

— La garde ? Je la baisse vers toi, Isabelle, et l’arme, je la porte à la ceinture, en aucun cas à l’œil !

Six

Ce n’était farouchement pas le moment d’encrasser Belle Isabelle. Ces coulis de cadavres encombraient son imaginaire bien trop rationnel. Elle resta cloîtrée sous les néons du bureau jusqu’à plus d’heures. Ce qui tombait bien, étant donné que la montre Seïko à quartz avait, elle aussi, bavé sa purulence contre le mur. Dans ce monde gris, on exécutait peu d’œuvres en l’absence d’horloges de toutes sortes, à commencer par celle du cœur.

Épaulard, alias Nadal, l’observait sans répit, cherchant à assouplir sa position de tir, afin de pouvoir toucher le commissaire du premier coup. Il la voyait plantée et frêle contre l’encolure du pupitre, une lame d’encre bleue coagulant sous la chaleur d’une applique appelée en renfort. On ne trouvait rien, pas de corrélations, si ce n’est cette histoire d’eaux et de bouteilles cassées. Il pleuvait des éclats de verre, on marchait dessus sans parvenir à se couper, mais en se noyant au fond du godet !

— Nadal, je suis peut-être stupide, mais… Je n’arrive pas à croire qu’on assassine pour de l’eau, pour de simples bouteilles d’eau. Pourtant…

— C’est un casse-tête Isabelle. Je n’en sais rien. Mais les filles étaient humides…

— Ça m’arrange tes réponses, là ! Tu ne te la foules pas !

— As-tu fait analyser le verre, au moins ? Peut-être est-ce une breloque précieuse ?

— Oui, je sais, chez Perrier, on met la flotte dans du cristal.

— Et pourquoi pas ? Ces éclats sont peut-être bien plus précieux qu’on ne le suppose.

— Écoute Nadal… On peut passer la nuit à élaborer toutes sortes d’élucubrations. Cela ne nous avancera guère. On ne sait même pas où chercher, et encore moins comment.

— C’est une enquête de merde ! Profitons de notre nocturne en distractions plus attractives…

— Oublie ! Je vais me la faire blanche et trouver une solution d’ici demain matin.

— Ah oui ? Et t’en auras quoi de plus d’avoir une gueule de papier mâché ?

— Que tu me lâches les basques !

— Je n’ai pas peur pour toi, Isabelle. Tu seras toujours chaussée, même sans lacet. Nadal se leva d’un coup, il ne supportait plus d’admirer la grande commissaire à distance. Il vint à sa rencontre, et mit sa garde, à vue.

— Casse-toi Germain ! Ce n’est vraiment pas le moment !

— T’es si farouche Isa. Si sauvage. Que crains-tu de moi ?

— Arrête de m’appeler Isa, tu veux bien ? Je crains pour ma renommée avant tout. Je ne me suis jamais plantée jusque-là. Il faut trouver le moyen d’arrêter ça à tout prix. Le job, c’est le Job !

— J’adore quand tu arbores cet air reptilien. T’as un museau d’acier, tu sais. Mais, trop de choses commencent à empester ta vie, Zabelle.

— Tu n’as jamais pu admettre que je te lâche. Ta fierté de bellâtre en a pris un coup dans la gonflette.

— Tu ne comprends rien, Isa…

— Je t’ai dit que…

— Cours tes merdes ma belle, prends des promotions, si tu continues ainsi, tu vas flétrir toute seule dans ton deux-pièces de Savigny-sur-Orge. Si c’est la vie que tu veux, aller relever des corps de putes dans des bars à cul, alors, fonce ! Tu seras promue. Le soir, tu pourras regarder des matchs de football en tirant des boucles de canettes, avec des interchangeables de passages, et tu seras foutrement heureuse d’être encore en vie, rien que pour ça, Isa.

Elle le ceintura contre le bureau, et d’un mouvement souple des poignets lui entrouvrit la braguette, s’y faufilant sournoisement, en reptile habile. Il se cabra, alors qu’elle lui saisissait le sexe de doigts experts. De l’autre main, elle l’empêchait de gémir, tandis qu’il cherchait le chrome des lèvres contre lesquelles sa bouche d’homme assoiffé l’aurait enfin abreuvée. Elle le remontait, bataillant contre sa virilité, tentant de lui trancher le désir au plus vite, de le saigner d’un bloc sans le laisser souffrir, ou reprendre souffle. L’épaisseur mâle tenta de s’accrocher où elle pouvait, ne parvenant qu’à renverser le réceptacle de crayons et stylos. Sur son poignet nerveux, entre la partie lisse et les arêtes tranchantes, elle reçut les convulsions du long filin de laves brûlantes, remontant jusqu’à la saignée du coude. Plongée jusqu’aux fonds des yeux de l’inspecteur, à demi jouissante, elle articula, la voix blanche, elle aussi :

— Je t’ai maintes fois dit de ne plus m’appeler Isa, Nadal !

Sept

Heloïse Trochet

Heloïse Trochet fit son entrée dans le bureau du commissaire Gardel en courbant l’échine. Le cadre de la porte trop bas empêchait les prétentieux de se la péter. De plus, le store lamelles bloqué à mi-hauteur filtrait les présences. Elle prit la chaise à roulettes, hautement postée, puis au sommet de cette girafe amovible se mit à parler lentement. Madame le divisionnaire prenait le temps, le quart d’heure de veille, permettant à ses idées de s’assembler en magmas plus au moins plausibles. Loin d’être habile, elle roulait à une certaine distance du commissaire, toute pétillante de bon sens et de logique fraîchement bouillie. Elle demeurait pourtant sa supérieure hiérarchique, étant donné sa position assise. Assise dans le fonctionnariat, le fondement scellé sur toutes les formes de stabilité possible. Elle fut longue à prendre la parole, l’isoloir d’Isabelle Gardel laissait à peine filtrer les sons, les dépositions devenaient des murmures de confessionnaux, et les téléphones une alarme de poche. Heloïse Trochet lignait ses rides par gestes fugaces, tandis que la vague blondeur de ses cheveux descendait en meules pailletées, sur les restes ingrats lui servant encore de visage. Personne ne venait plus piquer les miettes collant encore au fond du plat. Gardel l’observait dédaigneusement, le regard fortement plombé d’imperméables paupières.

— Commissaire, voilà, je ne vous fais aucun reproche, mais, vous comprenez, ce serait mieux que…

— Madame le divisionnaire, nous n’avons aucune piste, désolée.

— Ah bon ? C’est bien ennuyeux. Il faudrait trouver au plus vite un os à ronger.

— Nous ne sommes hélas pas à la brigade des stups, reprit Nadal, sans quoi nous aurions emmené les chiens.

Nadal s’en tirait plutôt bien pour l’os, mais devenait adipeux pour le reste. Isabelle Gardel ne parvenait à rien fondre, même lorsqu’elle le foudroya des yeux.

— Oui Madame le divisionnaire. Je creuse mes nuits entières sur ces crimes, mais je n’arrive toujours pas à saisir qu’on assassine pour des bouteilles d’eau. Franchement. C’est insensé. Je ne cesse de ressasser la question dans tous les sens.

Certes. Isabelle retournait Énigmes en cageots, mais Solution ne se trouvait point au fond.

— Je vous connais, commissaire Gardel. Je sais bien que vous ne reculerez pas devant nos difficultés. Oui. Cela faisait des plombes que la femme écrémait ses nuits, au point de les déteindre jusqu’à pâleur extrême.

— Il serait cependant, appréciable, poursuivit le divisionnaire, que nous trouvions tous un recoin de page où déposer quelques soupçons… Elle raffinait aussi bien que la Total ou Esso.

— Madame le divisionnaire. Je le tiens ce foutu dossier ! Coins ou pas coins, il demeure aussi blanc qu’un British en Afrique.

— Un British en Afrique, Madame le commissaire ! S’il ne s’agissait que de ça pour reconnaître un colon. Nadal pouffa en silence dans un Kleenex, puis s’appuyant négligemment contre le bureau, manqua de tout renverser, y compris le divisionnaire.

Mauvais pour les affaires ! Isabelle gardait en aparté, une autre carte à abattre, mais de sang-froid. Une Reine de Cœur, beau régicide.

Elle attendit donc qu’Épaulard revienne de Surprise, et mit tout le paquet.

— Madame le divisionnaire… Je connais deux personnes hors norme, pouvant nous aider. Des amis à moi. Je vous avertis, ils ne travaillent pas d’une manière très académique, c’est le moins qu’on puisse dire… Ils ont, dirons-nous… Leurs méthodes bien spécifiques d’investigation…

— Je vois ça d’ici. Si l’on compte sur le copinage, on va s’envoyer balader dans le décor. Je déteste ce genre d’embrouilles, nous avons assez de spécialistes comme ça dans la maison. Isabelle Gardel se planta devant Nadal, en anguille métallisée, et répondit, dressée sur la dernière estrade de sa superbe :

— Je sais ce que j’affirme Germain ! Il ne sert à rien de tordre et retordre de vieux torchons, ne pouvant assurément plus rendre le moindre jus.

— Isa ! Je pense que tu déconnes complètement !

— Inspecteur Nadal, reprit le divisionnaire, visiblement mal à l’aise ; il serait bon de laisser Madame Gardel s’exprimer jusqu’au bout, non ?

— C’est bien le mot qui convient Madame, assurément. Une fois que j’aurais foutu Matière à réflexion en garde à vue, compter sur moi pour la faire cracher ! Mais pour cela, il me faut votre confiance, et me laisser agir en conséquence.

— Qui sont donc ces personnes si spéciales ? Reprit le divisionnaire, alors que Nadal se prenait la tête entre les mains ?

— Ce sont des privés. Ils ne débrouillent que des cas pour la plupart inexpliqués, y compris le paranormal.

— Le Surnaturel Isabelle ! Manquait plus que ça !

— Tais-toi ! Que sais-tu de tout cela ? Au-delà de tes pectoraux, c’est le néant ! Alors, Madame le divisionnaire ?

— Écoutez, reprit ce dernier. Ils débrouillent peut-être, mais je propose que nous tentions de défaire ce nœud nous-mêmes, et sans plus l’agiter de la sorte. Épaulard fit jouer son buste, éclaboussant la pièce d’une marche encombrante.

— Allons… Un peu de condescendance vous deux ! Il ne s’agit pas, je pense, de vouloir paraître mieux l’un que l’autre. Chaque chose à sa place, et unifions nos compétences.

— Bien, Madame le divisionnaire, alors en ce cas, que proposez-vous ?

— Au point où nous en sommes, qu’avons-nous à perdre, de prendre en vrac les propositions d’Isabelle Gardel ?

— Je suis flic, Madame, pas déménageur !

— Nous en resterons-là pour l’instant, je pense. Madame Gardel mûrira son idée, c’est à n’en pas douter… Je lui donne ma confiance, nous verrons par la suite ce qu’amèneront ses investigations.

— Un chariot d’emmerdes, sauf votre respect, Madame le divisionnaire.

— J’ai justement l’homme fort qu’il faut pour les pousser ! Isabelle Gardel ne se doutait pas encore que Tombereau recevrait sous peu sa première pelletée d’emmerdes.

Huit

Il y eut un choc contre le store lamelles d’Isabelle Gardel.

Encore une tentative d’évasion, sans doute. Ce n’était pas Épaulard.

Ce dernier cultivait des miettes en coin de bouche, allongé les deux pieds sur une grasse matinée. Ensuite, il irait dans son Fitness de l’avenue du Président Kennedy, tourner comme un écureuil au fond d’un cylindre. La fin de la journée se transformerait en SPA sélect, dont l’humidité amollissant l’esprit le rendrait encore plus embrumé. Un choc bouscula le bocal d’Isabelle. L’équipe tentait d’empêcher quelques virus de pénétrer le rempart de Madame le commissaire. Des anticorps en quelque sorte. Ses membres, plastifiés par les néons, hachuraient d’une page à l’autre, le bloc constituant l’affaire. Lovée dans son tailleur, Isabelle Gardel ne daigna pas relever la tête. À l’extérieur, il pleuvait une gouache grasse ; l’ombre du ciel bavant à Paris. Elle rentrait le soir toute seule au chemin des Rosays à Savigny-sur-Orge. Il ne lui fallait pas beaucoup de temps pour installer la cafetière filtre et passer plusieurs fois le même air de mouture. Puis elle s’enfouissait dans un long bain moussant, sans voir la verdeur du parc ni le changement de saison. Sa vie n’était devenue qu’une longue fêlure et le jour passait au travers, mais uniquement par temps sec.

L’amour n’existait pas, il prenait trop de place, seules comptaient les nuits égrainées en épuisement, ou trimbalées hermétiquement closes dans sa Volvo la ramenant, toujours à l’aveugle, quelque part dans son deux-pièces.

Isabelle Gardel attendait cette dernière extrémité avant de somnoler dans l’eau du bain. Elle naviguait à fond, les bras remontant sur le côté et les cheveux couronnés d’encre en suspension. L’eau froide l’éveilla soudainement une heure plus tard, tandis que le café revenu plusieurs fois du Brésil s’éclaircissait au fur et à mesure de son voyage.

Elle restait des heures durant, le cœur battant, l’arrête acérée des poignets hors de la couette, à ruminer son enfance remplie de missions menées à bien et contentant l’autorité suprême. Alors, qu’on vienne la perturber à cette heure incongrue du matin, ou une semaine plus tard, ne la dérangeait pas plus que le vol d’un moustique hors d’haleine. Belle Émaciée fondait l’entier de son existence dans ce moule tubulaire lui servant occasionnellement de tailleur. Pourtant, à l’extérieur, on insistait, les coups pleuvaient toujours plus prononcés, mouillant la réserve du commissaire.

Elle se décida, puis se plaqua derrière le chambranle donnant à croire que l’espace demeurait vide. Isabelle Gardel ressemblait à une haute silhouette, déposée en contre-jour sur une feuille d’aluminium. On fit asseoir nouveau Venu, un homme de la cinquantaine, visiblement craintif. Commissaire Gardel ne lâcherait jamais prise. Rien n’échappait à belle brunette, pas même une étoupe de mèche lui mouillant le visage.

— Merci, de recevoir moi, Madame commissaire… Il était temps. Ce retour ! Après cette année, j’ai peux penser qu’on avait oublié que je pourrais vivre la paix, mais no ! Je refuse de revoir tout, Madame le commis, je refuse !

L’homme semblait avoir flétri très vite et portait sur lui des relents de moisissure. On l’imaginait devant se cacher dans quelques endroits isolés du monde, là où les intempéries prenaient leurs sources. Son visage, creusé par la mauvaise vie, s’effilochait mollement, avec des taches jaunâtres sur les joues, ainsi qu’une espèce de pâtée blanche et tenace s’effilochant aux commissures des lèvres.

L’inconnu oubliait de décliner son nom, mais pas le reste de son allure.

— Calmez-vous d’abord, monsieur, et nous verrons la suite dans un instant… Une banalité sortie à la hâte n’arrangerait rien, mais ça, Isabelle Gardel n’en avait aucune idée. Il fallait lui donner à penser et réfléchir, pas à ressentir.

— Que je calme moi… Plus jamais, Madame ! Plus jamais !

— Voudriez-vous que je vous fasse servir quelque chose ? On savait, on l’avait déjà dit, que ce commissariat n’était pas un Bar-Tabac.

— Un hot coffee, please ! C’était parfait ! Clairet bouillait depuis des heures dans Bulle Pyrex.

Une fois que l’homme eut trempé ses lèvres épaisses dans le bol du service public, il tenta de déposer.

Isabelle Gardel gardait le silence, peu encline à vouloir accomplir un effort. Surtout, que le colis semblait posséder tout son pesant d’emmerdes. Mais on l’a dit qu’elle ne le savait pas encore, enfin, juste pas. Car Emballage venait tout juste d’être descellé, et à peine, Carton éventré.

— C’est vous qui vous occupez de l’affaire que je sais qu’on vous a dit ? Bon, se dit Isabelle Gardel, c’est bien ma chance, un anglophone !

— Vous êtes anglais, Monsieur ?

— Australien.

— Je pourrais au moins savoir votre nom ?

— Vous pardonnez-moi ! Fergie. Fergie Coock.

Coock ! On se voyait plongé dans la Compagnie internationale des Wagons-lits. Le rêve en débardeur. Il est vrai que le commissaire aurait bien piqué un somme.

— Je vous écoute…

— Vous savez l’eau, ce n’est pas nouveau…

— Vous êtes là pour ces crimes ?

— No… Ce sont les crimes qui sont revenus.

— Yen a eu deux, monsieur Coock.

— C’est je dis, pour le crime.

— Bon, ça va, passons ! Alors ?

— Vous croyez que je ne prends pas le risque de parler à vous ? J’ai mis du temps pour décider.

— N’exagérez pas, Monsieur Coock. Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis biologiste. Alors là, Gardel se la vit mettre en couveuse. Bien qu’elle ne ressemblât pas à un poussin.

L’homme usé par la vie se mit à tout déblatérer, en laissant l’opercule des années sauter d’un coup. Une sacrée logorrhée à vrai dire !

— Cette histoire est bien veille…

— Bien vieille…

— Comme de l’eau…

— Comme l’eau… Raison de plus. Je ne vois pas pourquoi on tue pour des antiquités sans valeur.

— Sans value, Miss commission.

— On dit sans valeur !

— L’eau, c’est la vie et vous ne croirez pas ce que je vais dire.

— Essayez toujours !

— Vous êtres très rationnel, Miss Policy-Girl ! Plus que moi, pourtant j’émerge de la science officielle, verry académique !

— J’utilise mon cerveau, là, Mister Coock, pour raisonner. Mais, je suis sûr que vous me comprenez !

— Oui, c’est bien de l’utiliser, mais il faut aussi laisser l’intuition circuler ! Seul, l’intellect ne sert à rien, mais avec cette intuition, il peut va aller plus loin ! Vous comprenez-moi ? Beaucoup plus loin !

— Super ! Quel jargon ! En ce cas, éclairez-moi !

— Je ne suis pas électricienne, juste biologiste !

— Non, vous ne comprenez pas ! Je veux dire que vous devriez tout m’expliquer depuis le début ! Et vous êtes un homme, pas une femme !

— I know, sorry. Mais je confonds le femâle du masculine… But… Only in french !