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Beschreibung

Un diagnostic des questions juridiques posées par l’économie collaborative.

Uber, Airbnb, BlaBlaCar et les autres acteurs de l’économie collaborative séduisent un public de plus en plus large. Ces plateformes d’intermédiation d’un genre nouveau cherchent évidemment à générer des profits et leurs utilisateurs sont sensibles aux économies réalisées en recourant à leurs services. Mais le phénomène témoigne également d’une volonté des consommateurs de trouver des solutions à la fois plus fonctionnelles et plus soucieuses de l’intérêt général. L’économie collaborative, au cadre encore très flou, suscite de nombreuses discussions sociétales, économiques et politiques. Il s’agit d’une tendance profonde et mondiale, dont les aspects juridiques déterminent la faisabilité et la pérennité : certes les règles de droit sont ébranlées par l’apparition de ces nouvelles formes d’économie, mais les réglementations, souvent sectorielles, rattrapent peu à peu ces activités. Cet ouvrage dresse un diagnostic des questions juridiques posées par l’économie collaborative (tant en droit social, commercial, des assurances et des responsabilités, qu’en droit public, fiscal et concernant la protection des données), en présentant les réponses qui existent et en analysant les possibles évolutions.

Découvrez une réflexion relative à ce phénomène d'ampleur mondial qui suscite de nombreuses discussions sociétales, économiques et politiques.

EXTRAIT

Petit résumé de l’état actuel de la législation
– Loi du 30 juillet 2013 visant à renforcer la protection des utilisateurs de produits et services financiers ainsi que les compétences de l’Autorité des services et marchés financiers, et portant des dispositions diverses, dite loi Twin Peaks II.
– Loi du 4 avril 2014 relative aux assurances.
– Arrêtés royaux du 21 février 2014.
– Arrêté royal du 25 avril 2014 tel que modifié par l’arrêté royal du 2 juin 2015 (PUB).
– Circulaire du 27 octobre 2015.
– Arrêté royal du 25 avril 2014 (label de risque).
– Arrêté royal du 24 avril 2014 (interdiction de commercialisation de certains produits financiers).
– Arrêté royal du 28 septembre 2016 portant approbation du Règlement relatif aux rapports adéquats.
– Arrêté royal du 2 mai 2017 portant approbation du Règlement relatif aux coûts et frais.

À PROPOS DES AUTEURS

Sous la direction de Guillaume Rue, différents auteurs ont participé à l'élaboration de cet ouvrage : Caroline Candito, Patrick Cauwert, Olivier D'Aout, Maureen Degueldre, Arnaud Duquenne, Axel Gautier, Steve Gilson, Benoit Havet, France Lambinet, Bertrand Margraff, Tiffany Pastur, Hélène Pneumnt, Guillaume Rue, Jean-Marc Van Gyseghem

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La collection « Les Dossiers du BJS »

Le Bulletin Juridique & Social, revue bimensuelle d’actualité juridique, vous propose également sa collection « Les Dossiers du BJS ». Celle-ci rassemble une série d’ouvrages accessibles et pratiques dans tous les domaines du droit afin de faire le point de manière didactique sur un sujet particulier.

Ouvrages parus :

S. GILSON et F. LAMBINET, La liberté d’expression du travailleur salarié, 2012.

Ph. HOREMANS, La nouvelle réglementation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services en 60 questions pratiques, 2013.

M. STRONGYLOS, R. CAPART et G. MASSART, Le statut unique ouvriers-employés. Commentaire pratique de la loi du 26 décembre 2013, 2014.

Th. DRIESSE, Les documents sociaux dans l’entreprise – Obligations et sanctions, 2015.

N. DASNOY-SUMELL, Le droit disciplinaire dans l’enseignement, 2015.

S. GILSON (dir.), Le reclassement professionnel des travailleurs licenciés, 2015.

M. DAVAGLE (dir.), La responsabilité de l’ASBL et de ses dirigeants, 2016.

La version en ligne de cet ouvrage est disponible sur la bibliothèque digitale Jurisquare à l’adresse www.jurisquare.be.

 © 2017, Anthemis s.a.

Place Albert I, 9 B-1300 Limal Tél. 32 (0)10 42 02 90 – [email protected] – www.anthemis.be

Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie, réservées pour tous pays.

Dépôt légal : D/2017/10.622/91

ISBN : 978-2-8072-0416-4

Mise en page : Nord Compo Couverture : Michel Raj Impression : Ciaco Imprimé en Belgique

Sommaire

Introduction Analyse économique des plateformes collaboratives

Axel Gautier

Regards de droit social sur l’économie collaborative

Steve Gilson, France Lambinet, Hélène Preumont, Caroline Candito et Maureen Degueldre

Les plateformes de l’économie collaborative : aspects commerciaux, responsabilité, protection du consommateur et concurrence

Guillaume Rue et Bertrand Margraff

Économie collaborative et assurances

Patrick Cauwert

Accès à la profession et économie collaborative

Benoit Havet et Tiffany Pastur

Le nouveau régime fiscal de l’économie collaborative

Arnaud Duquenne et Olivier D’Aout

L’économie collaborative et la protection des données : quel partage de données ?

Jean-Marc Van Gyseghem

Introduction

Analyse économique des plateformes collaboratives

Axel GautierProfesseur d’économie à l’ULiègeLiège Competition and Innovation Institute (LCII)

Introduction

On observe une multitude d’initiatives, qu’elles soient citoyennes ou commerciales, pour partager les ressources entre particuliers. Aujourd’hui, il existe des sites pour partager ou échanger à peu près tout : voitures, trajets, appartements, outils, services, objets de seconde main, etc. Cette nouvelle tendance, que l’on range sous le vocable d’économie collaborative, fascine autant qu’elle inquiète. D’un côté, le partage de ressources sous-utilisées a de nombreux avantages, parmi lesquels une mutualisation des coûts pour les utilisateurs et une baisse de la pression sur l’environnement. D’un autre côté, les craintes sont nombreuses, notamment vis-à-vis des nouvelles formes de travail qui se développent… précaires, sous-payées et ultra-flexibles. Cette contribution, écrit par un économiste, a pour objectif de présenter quelques concepts économiques qui permettent de mieux comprendre le phénomène d’économie collaborative.

La plupart des gens n’utilisent qu’occasionnellement une foreuse. Certains font le choix d’acquérir l’outil, même s’il est peu utilisé, d’autres essayent de se le procurer lorsqu’ils en ont l’usage, soit auprès de loueurs professionnels, soit auprès de connaissances, amis ou voisins. Le développement de l’économie collaborative facilite cette dernière solution. Plus besoin de faire le tour du quartier à la recherche d’une foreuse, de nombreux sites proposent aux bricoleurs de partager leurs outils, parfois contre rémunération. Aujourd’hui, celui qui souhaite emprunter ou louer une foreuse trouvera facilement sur internet quelqu’un dans le voisinage prêt à le dépanner. Mieux, certains sites proposent non seulement le prêt de l’outil mais aussi le service et on peut en quelques clics trouver un voisin disposé à venir percer votre mur. Ce type de partage, qu’il soit rémunéré ou non, permet une meilleure utilisation des ressources. Grâce à internet, je peux disposer quasi en permanence de l’usage d’une foreuse sans avoir besoin de l’acquérir. Une bonne nouvelle pour tout le monde, sauf peut-être pour les fabricants de foreuses, qui devront repenser leur modèle d’affaires.

Le partage d’outils n’est qu’un exemple d’une transformation fondamentale de l’économie que l’on appelle « économie collaborative » ou « uberisation » en référence à la société américaine Uber. L’économie collaborative dont nous traiterons dans cette contribution est une « nouvelle » manière d’organiser la fourniture de biens et de services. C’est avant tout un nouveau moyen de produire et de consommer des biens et des services existants. L’innovation n’est pas tant dans la création de nouveaux produits, même si les améliorations sont nombreuses, mais dans une nouvelle manière de produire et de consommer. L’économie collaborative, c’est avant tout un changement de modèle organisationnel qui peut et qui va s’appliquer à de très nombreux secteurs de l’économie. Le modèle de l’économie collaborative est une nouvelle forme d’organisation que l’on pourrait qualifier – à la suite de J. Gans1 – de perturbatrice, dans le sens où, à terme, elle pourrait remplacer les modes d’organisation existants.

Au centre de ce nouveau modèle se trouve une plateforme digitale qui organise la fourniture de biens et de services. Pour bien comprendre le rôle de la plateforme, comparons l’organisation d’une compagnie de taxi et celle d’Uber. Les compagnies de taxi sont organisées selon une logique d’intégration verticale. Une société de taxi dispose d’un service de réservation, de véhicules et de chauffeurs, en gestion directe ou en sous-traitance. Lorsqu’on contacte un service de taxi, c’est la compagnie contactée qui se charge de la fourniture du service et qui vous envoie un de ses chauffeurs pour vous transporter. Les différentes sociétés de taxi sont en concurrence entre elles, même si celle-ci est fortement limitée par les réglementations sectorielles en place. Rien de tel chez Uber : la plus grosse compagnie de taxi au monde n’a, à ce jour, pas un seul véhicule2. Le service est organisé sur la base d’une plateforme qui connecte les chauffeurs disponibles et les voyageurs. Dans sa version Uber Pop (interdite en France et en Belgique), les chauffeurs sont de simples particuliers, inscrits sur la plateforme, qui transportent d’autres particuliers dans leur véhicule personnel. Dans les autres versions du service, notamment UberX (autorisée), les chauffeurs sont professionnels et doivent se soumettre à des exigences plus importantes. Dans les deux cas, Uber ne fournit pas directement un service de transport comme une société de taxi traditionnelle, mais organise une transaction entre un chauffeur indépendant et un voyageur. Uber n’est qu’un intermédiaire qui met en contact le client et le prestataire du service et qui encadre la transaction entre ces deux parties. Le client définit le service qu’il souhaite (un trajet de A à B à une certaine heure), Uber trouve un chauffeur disponible et spécifie les termes de la transaction, notamment le prix, et la qualité du service fourni qui est vérifiée a posteriori au moyen d’un système de notation. Uber est rémunéré pour son rôle d’intermédiaire et perçoit une partie du prix de la course (de l’ordre de 20-25 % en France). Le modèle d’affaires d’Uber est radicalement différent de celui d’une société de taxi, mais le service fourni est comparable. Uber est un intermédiaire qui organise une transaction entre tierces parties ; la société de taxi fournit elle-même le service aux clients.

La société Uber est une plateforme qui organise l’appariement entre chauffeurs et voyageurs. Cette plateforme s’est construite sur la base de plusieurs avancées technologiques récentes : l’internet haut débit et l’internet mobile, la géolocalisation et le développement des algorithmes. Pour organiser une transaction entre deux particuliers, que ce soit un transport ou le prêt d’une foreuse, il faut organiser l’appariement entre l’offre et la demande. Grâce à l’internet mobile, une plateforme peut collecter très rapidement les données sur l’offre et la demande via un site web ou une application mobile. La géolocalisation et la puissance de calcul des ordinateurs permettent de construire des algorithmes qui organisent l’appariement de manière rapide et efficace. La technologie permet de diminuer très fortement les coûts d’intermédiation, ce que les économistes appellent les coûts de transaction, et des échanges auparavant impossibles car trop complexes à organiser deviennent désormais possibles en quelques clics.

Le modèle économique de la plateforme est celui des biens-réseaux, une catégorie de biens pour laquelle la valeur augmente avec le nombre d’utilisateurs. La plateforme réalise l’appariement entre plusieurs consommateurs et permet la conclusion de transactions entre eux. Un plus grand nombre d’utilisateurs sur une plateforme multiplie les chances de réaliser une transaction et donc sa valeur aux yeux des utilisateurs. On est donc bien dans le cas d’un bien-réseau. Parmi les biens-réseaux, on distingue les plateformes bifaces ou multifaces qui connectent des groupes d’utilisateurs distincts3 (chauffeurs et voyageurs par exemple) et les plateformes unifaces qui connectent des utilisateurs d’un même groupe (les bricoleurs par exemple). Une plateforme se définit comme un intermédiaire de marché qui permet les interactions entre utilisateurs et qui crée de la valeur de ces interactions. La plateforme est créatrice de valeur aux trois conditions suivantes4 :

1° la plateforme connecte les utilisateurs qui souhaitent interagir entre eux. Ces utilisateurs appartiennent à des groupes distincts (plateforme multiface) ou non (plateforme uniface) ;

2° l’interaction génère des externalités de réseaux. En présence d’externalités de réseaux : (1) la valeur du service pour un groupe augmente (ou diminue) avec le nombre d’utilisateurs de l’autre groupe (externalités de réseau intergroupes) ; (2) la valeur du service augmente (ou diminue) avec le nombre d’utilisateurs du même groupe (externalités de réseau intragroupes) ;

3° la plateforme organise la coordination entre utilisateurs de manière plus efficace que des relations bilatérales directes.

Lorsque ces trois conditions sont réunies, la plateforme facilite la coordination entre les groupes et est créatrice de valeur.

Un service de transport comme BlaBlaCar ou Uber réunit ces trois conditions. Il connecte deux groupes d’utilisateurs distincts : les chauffeurs et les voyageurs. Il existe des externalités de réseaux, dans ce cas-ci entre les groupes : le nombre de chauffeurs augmente la valeur du service pour les voyageurs (meilleure offre, temps d’attente réduit) ; le nombre de voyageurs augmente la valeur du service pour les chauffeurs qui ont plus de possibilités de trouver un passager. Finalement, même si ce n’est pas impossible de s’organiser directement entre particuliers (à l’exemple de Taxistop dans le passé), la plateforme permet, grâce à internet, de faciliter les échanges. BlaBlaCar est donc bien une plateforme qui facilite les échanges entre deux groupes – voyageurs et chauffeurs – et ce service d’intermédiation apporte une plus-value car il diminue les coûts de transaction. En développant de grandes communautés d’utilisateurs et en proposant une technologie capable de réaliser l’appariement, la plateforme internalise les externalités de réseaux et crée de la valeur.

L’économie des plateformes présente des spécificités, notamment relatives à la nature de la concurrence entre elles. La présente contribution s’organise de la manière suivante. Dans le point I, nous présenterons le modèle économique des plateformes. Le point II présentera les principales caractéristiques des plateformes de l’économie collaborative. Dans le point III, nous analyserons, sur la base de deux exemples, les spécificités de la concurrence entre plateformes. Dans le point IV, nous analyserons la concurrence entre les plateformes et le modèle traditionnel verticalement intégré, en mettant l’accent sur le rôle des régulations générales et sectorielles. Nous tirerons, enfin, les conclusions.

I. Externalités de réseaux et plateformes bifaces

Les externalités de réseaux sont constitutives de ce que l’on appelle un bien-réseau. Un bien est frappé d’une externalité de réseau lorsque l’utilité/la satisfaction qu’un individu retire de la consommation de ce bien augmente avec le nombre de personnes consommant le même bien. Les services de messagerie, Skype ou WhatsApp, et les réseaux sociaux sont des exemples typiques. Pour communiquer en utilisant WhatsApp, tous les correspondants doivent disposer de l’application, WhatsApp n’étant pas compatible avec d’autres messageries. Dès lors, un plus grand nombre d’utilisateurs augmente les possibilités de communication et la valeur du service pour les utilisateurs. Si personne n’utilise WhatsApp, le service n’a pas de valeur ; si tous vos contacts l’utilisent, l’application a beaucoup de valeur. La disposition à payer des consommateurs pour un bien-réseau dépend du nombre de consommateurs pour ce bien. A contrario, la satisfaction et le prix que l’on est prêt à payer pour un cornet de glace sont totalement indépendants du nombre de consommateurs de glace. La messagerie WhatsApp est un bien-réseau, la glace ne l’est pas.

Les biens-réseaux ont plusieurs particularités. La première c’est l’existence d’effets de seuil. La demande pour un bien-réseau sera d’autant plus importante que le nombre d’utilisateurs est élevé. Il y a des effets de renforcement et la demande crée la demande. Il est donc important pour les développeurs de biens-réseaux de pouvoir créer rapidement une large base d’utilisateurs. Celle-ci est la condition nécessaire pour le développement futur de la demande. A contrario, en l’absence d’un nombre suffisant d’utilisateurs, le bien est amené à péricliter. Le réseau social Google+ qui n’a jamais décollé est un exemple de bien-réseau qui n’est pas parvenu à établir une base d’utilisateurs suffisante. L’existence d’une masse critique d’utilisateurs au-delà de laquelle la demande s’emballe et en deçà de laquelle la demande stagne est importante pour comprendre la dynamique de la concurrence dans l’économie collaborative ; nous y reviendrons dans le point III. La deuxième particularité des biens-réseaux, c’est la forte dépendance au passé. Pour un même bien-réseau, de qualité identique et à prix identique, les consommateurs privilégieront le bien qui a le plus d’utilisateurs, celui pour lequel l’externalité de réseau est la plus forte. Il faut donc non seulement atteindre une masse critique d’utilisateurs, mais aussi atteindre ce seuil avant ses concurrents. Une large base d’utilisateurs permet de se prémunir contre l’entrée future de concurrents sur le marché. En effet, une masse installée d’utilisateurs rend, du fait des externalités de réseaux, l’entrée de concurrents sur le marché plus complexe et constitue à ce titre une barrière à l’entrée. La troisième particularité c’est l’importance des attentes. Les utilisateurs ne regardent pas que vers le passé pour choisir entre deux plateformes, ils font aussi des prédictions quant à l’avenir. Ceci est sans doute plus important pour les bailleurs de fonds (qui vont permettre de financer les tactiques de pénétration du marché) que pour les utilisateurs eux-mêmes. Si les consommateurs et/ou les investisseurs pensent qu’une plateforme ne parviendra pas à atteindre la masse critique d’utilisateurs, ils se détourneront de celle-ci. La prévision est alors auto-réalisatrice.

Masse critique, dépendance au passé et attentes transforment la concurrence entre biens-réseaux ; si les externalités de réseaux sont suffisamment fortes, les entreprises sont en concurrence, dans un premier temps en tout cas, pour créer au plus vite une masse critique d’utilisateurs. Cette course à la masse critique se fait parfois au détriment de la rentabilité à court terme. Malgré ses dix millions de membres et son million et demi d’utilisateurs mensuels, BlaBlaCar ne dégage toujours pas de bénéfices, pas plus que Uber dont la rentabilité n’est pas assurée mais dont la valeur dépasse celle d’entreprises comme General Motors ou Avis. Ce qui est valorisé par les investisseurs (peut-être à tort), c’est la croissance exponentielle du nombre d’utilisateurs. Une large base d’utilisateurs peut prémunir la plateforme de l’entrée future de concurrents sur le marché et garantir à terme une position dominante sur le marché. La dynamique de la concurrence pour les biens-réseaux peut transformer la concurrence sur le marché en une concurrence pour le marché. Dans ce scénario, les entreprises visent dans un premier temps l’établissement d’une large base d’utilisateurs pour dissuader l’entrée et établir une position dominante sur le marché. Nous verrons dans le point III que cette dynamique est importante pour comprendre la concurrence entre plateformes.

Les plateformes bifaces sont un type particulier de biens-réseaux. Ces plateformes font l’appariement entre deux groupes d’utilisateurs et sont caractérisées par des externalités de réseaux multiples. La figure 1 représente schématiquement le fonctionnement d’une plateforme biface. Celle-ci connecte deux groupes distincts d’utilisateurs, appelés communément « groupe 1 » et « groupe 2 ». Les externalités de réseaux sont de deux types : intragroupes lorsque les utilisateurs d’un groupe attachent une valeur à la présence d’individus de leur groupe et intergroupes lorsque les utilisateurs attachent une valeur à la présence des utilisateurs de l’autre groupe. Notons que les externalités de réseau ne sont pas toujours positives. Il se peut que la présence d’autres membres du même groupe diminue la valeur que l’on accorde au bien. C’est notamment le cas lorsque les membres d’un même groupe sont en concurrence comme par exemple sur une plateforme de vente aux enchères où les acheteurs sont en concurrence entre eux. De même, sur un marché biface, les publicitaires valorisent le nombre d’utilisateurs de l’autre côté du marché (externalité de réseau intergroupe positive) mais certains utilisateurs considèrent la publicité comme dérangeante (externalité de réseau intergroupe négative).

Les plateformes de l’économie collaborative sont caractérisées par d’importantes externalités de réseaux. De ce fait, la valeur d’une plateforme augmente avec le nombre d’utilisateurs. Si je souhaite louer ou emprunter une foreuse, la probabilité de trouver un outil disponible rapidement et proche de chez moi est d’autant plus grande qu’il y a d’utilisateurs sur la plateforme. Les externalités de réseaux qui caractérisent les plateformes bifaces renforcent la dynamique des effets de seuil.

II. Les caractéristiques des plateformes de l’économie collaborative

Face à la diversité des relations organisées dans l’économie collaborative, nous proposons, dans cette section, de mettre en avant trois caractéristiques distinctives des plateformes de l’économie collaborative. Nous nous intéresserons aux types d’acteurs connectés par la plateforme, aux types de biens et services échangés et au type de transaction organisée par la plateforme.

A. Une plateforme de pair à pair

La caractéristique principale de l’économie collaborative, c’est le modèle d’affaires et l’utilisation d’une plateforme pour réaliser l’appariement entre les différents groupes d’utilisateurs. Ce modèle n’est pas exclusif à l’économie collaborative, les grandes plateformes internet comme Google ou Facebook fonctionnent sur le même principe. Ce qui les distingue, c’est que dans l’économie collaborative, les plateformes s’adressent principalement, voire exclusivement, aux particuliers.

Les plateformes collaboratives sont des plateformes de pair à pair (peer-to-peer platform). La référence aux pairs traduit le fait que l’économie collaborative connecte avant tout des particuliers plutôt que des professionnels. Ce modèle permet aux particuliers de partager entre eux des ressources sous-utilisées. L’économie collaborative se situe dans le modèle C2C (customer to customer), même si l’on observe dans certains secteurs une professionnalisation croissante de l’activité. Par exemple, certains aménagent des appartements dans le but exclusif de les louer sur Airbnb tandis que d’autres ont fait d’Uber leur activité professionnelle principale. Dans ce cas, la relation C2C évolue vers une relation B2C (business to customer) avec cependant la possibilité que les deux types de relation coexistent au sein d’une même plateforme, comme c’est le cas sur eBay où vendeurs professionnels côtoient les particuliers.

À l’inverse, le modèle d’affaires de Facebook et de Google est de type B2C : ces deux plateformes offrent de l’audience aux publicitaires.

Malgré une professionnalisation croissante, l’économie collaborative s’adresse majoritairement aux particuliers qui possèdent des ressources sous-utilisées (talents, actifs, temps) que la plateforme permet de partager. L’idée est d’utiliser la plateforme pour optimiser l’usage des ressources. Pour les particuliers, participer à l’économie collaborative peut devenir une activité professionnelle complémentaire, voire évoluer vers une activité professionnelle principale. La professionnalisation de l’économie collaborative pose de nombreuses questions, notamment en droit social et en droit fiscal, une difficulté pour l’État étant d’observer les transactions entre particuliers. Cette difficulté provient parfois d’un manque de collaboration de certaines plateformes avec les autorités, mais également du fait que les plateformes ne gèrent pas toujours les transactions, comme nous le verrons plus bas.

B. Différents types de biens et services échangés

Un élément de distinction entre plateformes concerne les types de biens échangés. A. Sundararajan5 propose la catégorisation suivante des plateformes qui, selon la nature du bien échangé, se retrouvent dans l’une des quatre catégories suivantes :

1° Économie de la fonctionnalité. Dans l’économie de la fonctionnalité, le détenteur d’un actif met à la disposition – via la plateforme – l’usage de ce bien. L’économie de la fonctionnalité dissocie l’usage d’un bien de la détention du bien. Elle permet aux détenteurs d’actifs de proposer de nouveaux services à ceux qui souhaitent utiliser le bien sans pour autant le détenir. Dans cette catégorie, on retrouve les sites de partages d’objets comme 1000Tools ou Snapgoods, d’appartements comme Airbnb ou CouchSurfing, de partage de repas (Menu Next Door) ou de trajets (BlaBlaCar). Dans chacun de ces exemples, le détenteur d’un actif (outil, appartement, canapé, cuisine, véhicule) partage l’usage du bien ou un service associé.

2° Services professionnels. L’économie collaborative est un nouveau modèle d’affaires qui permet souvent à des micro-entrepreneurs d’offrir via la plateforme des services commerciaux qui peuvent concurrencer l’offre existante dans le circuit commercial traditionnel. Uber concurrence les taxis, Airbnb concurrence les hôtels, a fortiori lorsque le bien n’est destiné qu’à la location, la venue d’un chef à domicile concurrence les restaurants.

3° Travail « free-lance ». L’économie collaborative crée de nouvelles formes de marché pour offrir des services mais, à la différence de l’économie de la fonctionnalité, ces services ne sont pas liés à la détention d’un actif6. On retrouve dans cette catégorie tous les sites qui permettent aux individus d’offrir leurs compétences et leurs services via de nouveaux intermédiaires de marché.

4° Ventes et échanges de bien. L’économie collaborative offre de nouveaux canaux pour vendre ou échanger des biens, que ce soit entre particuliers ou professionnels. Il existe de nombreuses plateformes de vente et d’échange de biens, la plus célèbre étant le site de ventes aux enchères eBay.

G. Vanloqueren7 propose une autre classification qui distingue la consommation collaborative, la production collaborative, le financement collaboratif et la connaissance collaborative ouverte. L’existence de plusieurs catégorisations montre que le phénomène récent est multiforme et difficile à cerner.

C. La nature de la transaction

Nous l’avons mentionné plus haut, les acteurs de l’économie collaborative sont des plateformes qui réalisent l’appariement entre utilisateurs et qui leur permettent de réaliser des transactions. Il y a donc deux étapes dans le processus, l’appariement – la rencontre entre « l’acheteur » et « le vendeur » – et la réalisation de la transaction proprement dite : l’échange de biens/de services et le paiement. Une première distinction concerne la nature des prestations fournies par le site. Certains sites organisent uniquement l’appariement, d’autres organisent ou encadrent également la transaction. eBay met en contact l’acheteur et le vendeur et fixe les modalités de la transaction : choix de l’acheteur, prix du bien, puis le site se rémunère en prélevant une commission. Au contraire, le site « 2ememain » dont la finalité, la revente d’objets de seconde main, est analogue à celle d’eBay (et qui appartient d’ailleurs à eBay) se contente de mettre en contact acheteurs et vendeurs qui réalisent la transaction en dehors du site. La négociation du prix se fait dans un cas sur le site (eBay), dans l’autre en dehors du site, directement entre l’acheteur et le vendeur (2ememain). Le site « 2ememain » est un site d’annonces et les acheteurs/vendeurs négocient la vente directement entre eux ; le vendeur n’est par exemple pas obligé de sélectionner l’offre la plus haute. La rémunération du site « 2ememain » ne sera donc pas liée à la réalisation d’une transaction ni à la valeur des échanges puisque le site n’observe ni l’un ni l’autre.

La réalisation de la transaction sur le site permet le contrôle du processus de formation des prix, le contrôle de la qualité et de lier la rémunération de l’intermédiaire à la valeur des transactions. Uber et BlaBlaCar fixent le prix des courses, en fonction des caractéristiques du déplacement (jour/heure, nombre de km) et, dans le cas d’Uber, en fonction de l’offre et de la demande. Le site eBay ne contrôle pas directement le prix mais encadre très strictement le processus de formation des prix. Réaliser les transactions sur le site permet également de contrôler a posteriori la qualité des prestations et des prestataires. Cela se fait notamment par les systèmes de notation par les pairs qui sont amenés à noter la qualité du service fourni et du prestataire. La réputation sur ces sites est particulièrement importante8. La réalisation des transactions sur le site permet de lier la rémunération de la plateforme à la valeur des transactions réalisées. Le site peut se financer en prélevant une commission sur les transactions et par là rémunérer son rôle d’intermédiaire. Le financement du site « ad valorem » n’est possible que si la transaction est encadrée par le site. Lorsque la transaction s’effectue en dehors du site, d’autres moyens de financement doivent être envisagés (voy. infra, point D).

Finalement, le traitement fiscal et social des activités réalisées dans le cadre de l’économie collaborative est facilité lorsque la transaction s’effectue sous le contrôle de la plateforme. Identifier les transactions permet de qualifier adéquatement les prestations d’un point de vue fiscal et social. Le seul obstacle pour les autorités est l’éventuel refus de la plateforme de transférer les données relatives aux transactions et aux utilisateurs.

D. Financement de la plateforme

Dans l’économie collaborative se côtoient différents types d’acteurs avec des finalités différentes. Uber est une société dont la finalité est exclusivement commerciale et dont l’introduction en bourse est régulièrement évoquée. À côté des acteurs commerciaux, il existe une multitude d’acteurs de l’économie collaborative qui se fixent des objectifs différents de la maximisation du profit, que ce soit le partage des ressources, l’entraide, le respect de l’environnement ou la création de lien social. Quelle que soit la finalité de la plateforme, chaque acteur doit choisir un mode de financement pour ses activités. Nous recensons trois modalités pour le financement de l’activité, ces modalités n’étant pas mutuellement exclusives, une plateforme pouvant recourir à plusieurs modes de financement :

1° Commission sur les transactions. La plateforme se rémunère pour son rôle d’intermédiation entre les deux faces du marché en prélevant une commission sur les transactions qu’elle permet de réaliser. Les commissions rémunèrent le rôle de « market maker » de la plateforme et elles peuvent être substantielles. Comme mentionné plus haut, ce type de financement n’est possible que si la transaction s’organise sous le contrôle de la plateforme. Il faut aussi que la transaction ne puisse pas être facilement conclue en dehors de la plateforme une fois que l’appariement entre les parties a été réalisé.

2° Frais d’inscription. Un payement de type frais d’inscription (adhésion, carte de membre) donne accès aux fonctionnalités de la plateforme mais le paiement n’est pas lié au nombre de transactions réalisées ni au montant de ces transactions. C’est l’alternative lorsque la plateforme veut se financer auprès des utilisateurs mais que la transaction n’a pas lieu sur le site. Les sites d’annonces qui mettent en contact les deux faces du marché mais qui ne s’occupent pas de la transaction utilisent ce type de financement.

Une forme particulière de frais d’inscription est le don, qu’il soit monétaire ou sous forme de ressources (temps, compétences). Le service est financé par les utilisateurs qui adhèrent au concept et qui souhaitent contribuer à son développement. Ce type de financement est difficilement compatible avec une finalité commerciale. Le site CouchSurfing financé au départ par des dons a abandonné ce type de financement lorsqu’il a adopté la forme d’une société commerciale.

3° Vente de données personnelles et publicité. Les plateformes collectent de nombreuses données personnelles sur les utilisateurs, et ce, d’autant plus que la plupart des utilisateurs sont géolocalisés. Ces données peuvent être revendues à des tierces parties qui les utilisent à des fins publicitaires, en proposant de la publicité ciblée ou des services complémentaires. Dans ce cas, les utilisateurs ne contribuent pas directement au financement du service mais indirectement, en étant exposés aux annonces.

III. Concurrence entre plateformes9

Dans un environnement concurrentiel, les entreprises gagnent des parts de marché en diminuant leurs prix et/ou en offrant des biens de meilleure qualité. Pour faire court, les consommateurs mettent en concurrence plusieurs biens et choisissent ceux qui offrent à leurs yeux le meilleur rapport qualité/prix. La concurrence entre biens-réseaux obéit à la même logique si ce n’est que la qualité d’un bien dépend à la fois des caractéristiques intrinsèques du bien définies par le fournisseur mais également du nombre de personnes affiliées à la plateforme, et des attentes relatives à son développement futur. Les externalités de réseaux font que l’augmentation du nombre de membres sur la plateforme augmente les possibilités d’appariement et donc la valeur du service aux yeux des consommateurs. Un site de vente d’objets de deuxième main qui compte beaucoup d’acheteurs potentiels présente un double avantage pour un vendeur : la probabilité de trouver un acheteur augmente et la concurrence entre acheteurs aura tendance à augmenter le prix. Les vendeurs préféreront ceteris paribus vendre sur la plateforme la plus importante. De même, si je veux faire du covoiturage de Paris à Bordeaux, une plus grande plateforme m’offrira plus de possibilités (horaire, choix du chauffeur, prix). Même chose pour le chauffeur, s’il effectue le trajet Paris-Bordeaux et qu’il a trois places disponibles dans sa voiture, il a plus de chances de trouver des voyageurs sur la plateforme la plus importante. Les externalités rendent donc plus attractives les plateformes les plus importantes. Et l’élément « taille du réseau » peut même surpasser aux yeux des consommateurs la qualité intrinsèque du bien. De ce fait, un produit même intrinsèquement plus performant pourrait ne pas s’imposer sur le marché, la taille du réseau constituant une barrière à l’entrée pour les nouveaux arrivants.

La course à la taille est renforcée par le phénomène d’économies d’échelle qui fait que les « grandes » plateformes parviennent à avoir des coûts unitaires plus faibles que les petites. Les économies d’échelle proviennent soit de l’importance relative des coûts fixes (développement, algorithmes et analyses des données, site web, services juridiques, etc.) par rapport aux coûts variables (serveurs, marketing, etc.) soit des rendements d’échelle dans l’utilisation des big data : plus il y a d’utilisateurs, plus il y a de transactions, plus il y a de données générées, plus la plateforme peut améliorer ses services. Ce phénomène d’économie d’échelle renforce celui des externalités de réseau dans la course à la taille.

Dans les marchés bifaces, on distingue les « single-homers » qui doivent s’affilier de manière exclusive à une plateforme et les « multi-homers » qui peuvent fréquenter plusieurs plateformes concurrentes. Si l’acheteur d’un bien de deuxième main ou le voyageur peut consulter les offres sur plusieurs sites, le vendeur ou le chauffeur doit offrir son bien/service sur une seule plateforme. Impossible de vendre le même bien ou le même trajet sur deux sites différents10. Dans la logique des marchés bifaces, la concurrence est particulièrement vive pour le côté « exclusif » du marché. La présence de chauffeurs ou de vendeurs permet d’attirer les voyageurs ou les acheteurs. Le côté exclusif du marché est donc courtisé par la plateforme. L’intensité de la concurrence n’est donc pas nécessairement la même des deux côtés du marché.

Dans la suite de cette section, nous analyserons au travers de deux exemples l’évolution de la concurrence entre plateformes. Ces deux exemples mettent en avant l’importance des externalités de réseau dans la dynamique de la concurrence et dans les stratégies des firmes.

A. « The winner takes all » : la concurrence sur un vélo11

En juillet 2016, la start-up belge Take Eat Easy cesse ses activités et se place en redressement judiciaire. La jeune société avait pourtant levé 16 millions d’euros de fonds auprès d’investisseurs mais, en 2016, les investisseurs se sont détournés et la troisième levée de fonds de la start-up a échoué, ce qui a conduit à la cessation des activités. Take Eat Easy s’est développée dans un marché ultra-concurrentiel, la livraison rapide de repas à domicile. Le modèle d’affaires est celui de la plateforme multiface qui connecte trois groupes d’utilisateurs : restaurateurs, clients et coursiers. Cette plateforme est caractérisée par des externalités de réseaux fortes. Pour les clients, un plus grand nombre de restaurants et de livreurs affiliés à la plateforme augmente et diversifie l’offre de plats et réduit les délais de livraison.

Le marché de la livraison est très concurrentiel avec, au côté d’acteurs locaux, l’arrivée d’entreprises internationales : Deliveroo, Uber Eats (active à Bruxelles depuis 2016), Foodora et bientôt Amazon restaurant. La concurrence entre ces plateformes est féroce et se situe à plusieurs niveaux. Premièrement, pour contenir les coûts, notamment les coûts de livraison qui sont compressés au maximum12. Deuxièmement, pour élargir l’offre de restaurants. Uber Eats a signé en juillet 2017 un accord avec McDonald’s pour la livraison de ses repas en Belgique. Troisièmement, pour attirer des clients en offrant des prix attractifs, des bons de réductions, et en réduisant au maximum le temps de livraison.

Ce qui est intéressant dans ce marché, c’est la dynamique de la concurrence qui est en place. Comme le confesse un des fondateurs de Take Eat Easy, A. Roose, sur le blog IPdigIT13 : « le marché de la livraison de repas à vélo est du type “winner-takes-all”. Pourquoi ? Parce qu’une grande plateforme est plus performante qu’une petite vu qu’elle bénéficie, d’une part, des effets de renforcement positifs entre restaurateurs et clients et, d’autre part, d’économies d’échelle dans la logistique. Assez naturellement, la grande plateforme devient alors plus grande et la petite, plus petite. Il n’y a donc de place que pour un seul intermédiaire. Les investisseurs ne le savent que trop bien et ils financent donc en priorité la plateforme qui apparaît la mieux placée pour remporter le marché ». Visiblement, les investisseurs ne pensaient pas ou plus que Take Eat Easy pouvait s’imposer et ont cessé de financer la plateforme. Selon les acteurs du marché et les investisseurs, il n’y aura à terme qu’une seule entreprise de livraison dans chaque ville.

Aujourd’hui, le marché donne l’impression d’être très concurrentiel avec de nombreux acteurs présents sur le marché et se disputant âprement les clients. Cette concurrence féroce sur le marché n’est pas amenée à durer puisqu’à terme, tout le monde envisage l’émergence d’un acteur unique. L’apparente concurrence sur le marché est dans les faits une concurrence pour le marché. Les plateformes se disputent les clients, en supportant au passage de lourdes pertes, dans une course qui verra, demain, le gagnant s’imposer comme l’acteur dominant de la livraison de repas à vélo14. Nul doute qu’à ce moment, celui-ci tentera de rentabiliser son investissement dans ce qui sera l’actif le plus important, un réseau de clients de grande taille. Ceci nous amène à penser que la concurrence intense que l’on observe entre les plateformes de l’économie collaborative est un phénomène en partie éphémère et que la concurrence pourrait ne pas durer dans le long terme.

B. « Big is beautiful » : Uber face à la concurrence

Uber est devenu en quelques années un acteur incontournable dans le monde du transport. En Asie, Uber fait face à la concurrence d’acteurs locaux : Didi Kuaidi (Chine), Ola (Inde) et GrabTaxi (Asie du Sud-est). Pour contrer Uber, ces trois plateformes se sont associées en septembre 2015 avec Lyft, le principal concurrent d’Uber sur le marché américain. Le partenariat vise à rendre accessibles les différentes plateformes au moyen de la même application. Un client chinois de Didi peut utiliser son application (en chinois) à l’étranger pour réserver un service fourni par une plateforme partenaire. En s’associant, les plateformes parviennent à créer une masse critique d’utilisateurs et de chauffeurs dans les pays où elles ne sont pas ou peu présentes. L’existence de concurrents locaux forts n’est plus un frein à l’entrée d’une nouvelle plateforme sur le marché. Cet exemple, traité en détail par E.-M. Scholz15, montre que la concurrence entre plateformes prend la forme d’une course à la taille. En rendant les réseaux concurrents compatibles, ces plateformes parviennent à contourner les barrières à l’entrée sur les différents marchés locaux créés par les externalités de réseaux. Ceci leur permet de concurrencer plus efficacement Uber.

IV. Régulation de l’économie collaborative

Le modèle de l’économie collaborative est souvent qualifié de perturbateur ; le terme est parfois galvaudé mais ce qui est clair c’est qu’il perturbe le cadre légal existant. L’émergence des plateformes collaboratives a généré du contentieux16, de nouvelles lois17, de nouveaux questionnements18 et des protestations19. Sous ce point IV, nous distinguons les régulations générales qui s’appliquent à l’ensemble de l’économie, comme le droit social, le droit fiscal ou le droit de la concurrence, et les régulations sectorielles spécifiques relatives à un secteur de l’économie – taxi, hôtellerie, restauration, etc. – et nous examinerons les questions qui se posent quant à l’évolution du cadre régulatoire existant2021.

À notre avis, un point crucial est la nécessité d’organiser une concurrence d’égal à égal entre les acteurs de l’économie collaborative et ceux du secteur traditionnel. Un cadre régulatoire déséquilibré, qui favoriserait l’un des deux modèles d’affaires, nous semble problématique. C’est en effet au marché de choisir le ou les modèles – puisque la coexistence entre les deux n’est pas exclue – qui doit s’imposer. Une législation a priori favorable à l’un des deux modèles fausse le jeu de la concurrence en donnant un avantage comparatif à l’un des acteurs. Ceci amènerait soit à dissuader l’entrée de concurrents plus efficaces ou à protéger des entreprises en place (incumbents) moins efficaces, ce qui est, dans les deux cas, dommageable à long terme. Il ne faut donc ni exonérer les plateformes de leurs obligations et appliquer le droit commun à l’ensemble des acteurs, ni privilégier au travers de régulations sectorielles déséquilibrées, les intérêts des incumbents ou des nouveaux acteurs.

A. Régulation générale

L’application des règles de droit commun, telles qu’elles existent aujourd’hui, à l’économie collaborative est problématique, et ce, d’autant plus que certaines plateformes ont sciemment exploité les limites du droit. Les questions relatives au droit social, au droit fiscal, au droit de la concurrence et aux données personnelles seront abordées par ailleurs dans cet ouvrage et nous nous contenterons de deux observations générales.

Premièrement, le modèle de l’économie collaborative se base sur le partage des ressources sous-utilisées. Ceci permet le développement à grande échelle de nouvelles formes de travail occasionnel ou à temps très partiel. Les législations fiscales et sociales doivent être appropriées à ces nouvelles formes de travail et les règles et procédures devraient être simplifiées22. Pour appliquer à ces formes de travail un juste traitement fiscal et social, l’État doit pouvoir observer les prestations effectuées. Un obstacle que nous avons mentionné plus haut est le fait que certaines plateformes ne font que l’appariement et n’ont pas le contrôle sur la transaction entre pairs23. Lorsque la transaction a lieu en dehors de la plateforme, des procédures contraignantes doivent être mises en place pour éviter que celles-ci n’échappent à toute retenue fiscale ou sociale. La mise en place d’un cadre fiscal et social approprié est un des enjeux majeurs que pose l’économie collaborative.

Deuxièmement, la concurrence entre plateformes est, nous l’avons vu, une concurrence pour le marché. Ceci pourrait mener à terme à la création d’entreprises dominantes sur le marché, comme ce fut le cas pour l’économie de l’internet qui a vu l’émergence de plateformes géantes, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ces plateformes sont dans l’œil des autorités de la concurrence qui reprochent à certaines des abus de position dominante24. Les cas traités par les autorités de la concurrence ont montré les limites des outils actuellement utilisés par celles-ci comme, par exemple, la définition du marché pertinent dans le cas de marchés bifaces ou le calcul des parts de marché lorsqu’un bien est gratuit25. Avec la possible émergence d’entreprises dominantes dans le domaine de l’économie collaborative, les autorités de la concurrence doivent repenser leurs outils pour sanctionner efficacement les pratiques abusives. La crainte est que la dynamique à l’œuvre conduise à la création d’acteurs dominants que les autorités ne pourraient pas correctement réguler faute d’outils adéquats.

B. Régulations sectorielles

Les plateformes sont un moyen d’offrir de manière différente des services commerciaux (taxi, logement, services, etc.) et les plateformes sont en concurrence avec les entreprises installées, basées sur le modèle de l’intégration verticale. La coexistence entre les modèles est problématique lorsque le modèle traditionnel est fortement régulé et que celui de la plateforme ne l’est pas du tout. C’est par exemple le cas dans les secteurs où il y a un accès à la profession ou ceux qui imposent des régulations strictes aux secteurs traditionnels comme les hôtels ou les taxis.

Si l’on se base sur l’exemple emblématique d’Uber vs les taxis, on constate que les régulations existantes dans le secteur sont en partie obsolètes. Dans le secteur des taxis, la concurrence s’exerce sur trois variables : le prix, les délais d’attente et l’information26. Les régulations sectorielles ont, dans la plupart des villes, mis en place un système de licences qui, d’une part, limite le nombre de taxis et, d’autre part, encadre la concurrence en résolvant les problèmes d’information, notamment au travers d’un système de prix régulés, une organisation des prises en charge (emplacements réservés, files d’attente, maraudage, etc.) et une identification claire des taxis. Ces régulations garantissent la sécurité des véhicules et la formation des chauffeurs ainsi que la transparence du prix. Uber propose une organisation alternative où le prix est connu à l’avance et dépend de l’offre et de la demande, où les clients ont des informations sur la qualité du service, notamment via le service de « rating » et où le problème de prise en charge et d’identification est résolu par la géolocalisation du véhicule comme du client. L’arrivée d’Uber et par la suite d’autres plateformes a eu un effet bénéfique sur la concurrence, en proposant notamment des prix attractifs et de nouveaux services. La « libéralisation spontanée du marché »27 créée par Uber a rendu une partie des régulations existantes obsolètes. Pourquoi limiter le nombre de licences alors que l’entrée est possible sur le marché par ailleurs ? Pourquoi réguler les prix et ne pas laisser le marché fixer celui-ci ? Faut-il réguler l’apparence des taxis alors que la géolocalisation offre une alternative pour l’identification des taxis ? Ne faut-il pas revoir les règles relatives à la prise en charge et au stationnement ? Les régulations sectorielles doivent tenir compte des nouvelles réalités. Elles doivent garantir la sécurité des véhicules et la compétence des chauffeurs de taxi et d’Uber. Pour le reste, les problèmes de prise en charge et de transparence du prix peuvent, sans doute, être résolus en laissant faire le marché et en stimulant l’innovation. La régulation n’est pas une fin en soi mais un moyen de résoudre les défaillances du marché. Si l’organisation du marché évolue, il est logique que la régulation évolue de concert. Par ailleurs, nous insistons également sur le fait que le droit commun et notamment les règles fiscales et sociales doivent s’appliquer de manière équitable aux deux modèles.

Conclusion : l’économie collaborative, un modèle perturbateur ?

Le partage des ressources sous-utilisées rendu possible par le développement technologique et le business model de l’économie collaborative va, sans nul doute, perdurer. Mais sous quelle forme ? On constate que les plateformes comme Uber ne parviennent toujours pas à dégager des profits. On constate également que les acteurs traditionnels adoptent de plus en plus le modèle du partage. Les constructeurs automobiles (Mercedes, BMW) développent des systèmes de voitures partagées et évoluent vers le modèle de la fonctionnalité où le consommateur achète l’usage d’un véhicule et non plus le véhicule ; Europcar fait évoluer son offre de la location de véhicules à la fourniture de services flexibles de mobilité et les taxis s’organisent, s’adaptent et innovent. La question se pose dès lors de savoir si les nouveaux entrants vont emporter le marché au détriment de l’industrie traditionnelle ou si cette dernière va réussir à s’adapter et à intégrer les mécanismes de partage et de collaboration. Cette question, c’est le « disruption dilemma » au centre de l’ouvrage de J. Gans28. À ce stade-ci, il n’est pas possible de savoir quelle forme prendra le partage des ressources à l’avenir ni quels seront les acteurs de ce marché. Ce qui est sûr, par contre, c’est que les nouvelles formes de production et de consommation qui se créent sur les plateformes collaboratives vont s’étendre et se développer. Ce nouveau modèle questionne le droit qui devra s’adapter aux nouvelles formes de consommation, de concurrence et de travail. À notre sens, ces adaptations doivent, d’une part, permettre de développer une concurrence d’égal à égal, principalement sur le plan fiscal, social et des régulations sectorielles, entre plateformes collaboratives et économie traditionnelle et, d’autre part, préserver la concurrence sur le marché. Le marché évolue rapidement, le droit doit s’adapter à cette nouvelle réalité, sans doute pas en créant des règlements spécifiques à l’économie collaborative, mais en adaptant les législations existantes, qu’elles soient générales ou spécifiques à un secteur.

1. J. GANS, The disruption dilemma, 2016, Cambridge, MIT Press.

2. Uber participe au financement de véhicules de certains chauffeurs notamment pour accélérer la transition vers les véhicules électriques. À terme, Uber entend développer une flotte autonome de véhicules.

3. Développé dans la littérature économique par J.-C. ROCHET et J. TIROLE, « Platform competition in two-sided markets », Journal of the European Economic Association, vol. 1, 2003, pp. 990-1029 ; B. CAILLAUD et B. JULLIEN, « Chicken & egg : Competition among intermediation service providers », RAND Journal of Economics, vol. 34, 2003, pp. 309-328 et M. ARMSTRONG, « Competition in two-sided markets », RAND Journal of Economics, vol. 37, 2006, pp. 668-691.

4. Adapté de J.-C. ROCHET et J. TIROLE, op. cit. et P. BELLEFLAMME et M. PEITZ, Industrial organization markets and strategies, 2e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

5. Voy. A. SUNDARARAJAN, Peer-to-peer businesses and the sharing (collaborative) economy : Overview, economic effects and regulatory issues, written testimony for the hearing « The power of connection : peer-to-peer businesses », Committee on Small Businesses, US House of Representatives, 15 septembre 2014.

6. Bien que l’on puisse considérer les compétences comme un actif immatériel. Cette catégorie est donc assez proche de la première.

7. G. VANLOQUEREN, « Cinquante nuances de partage : le potentiel transformateur de l’économie collaborative », Saw-B, 2014, disponible sur www.saw-b.be.

8. Plusieurs études estiment la valeur de la réputation d’un vendeur sur une plateforme d’enchères comme eBay et concluent généralement qu’une meilleure réputation se traduit par des prix plus élevés et/ou des ventes plus fréquentes (voy. P. RESNICK, R. ZECKHAUSER, J. SWANSON et K. LOCKWOOD, « The value of reputation on eBay : A controlled experiment », Journal of Experimental Economics, vol. 9, 2006, pp. 79-101 ; L. CABRAL et A. HORTAÇSU, « The dynamics of seller reputation : Evidence from eBay », Journal of Industrial Economics, vol. 58, 2010, pp. 54-78).

9. Sur les marchés bifaces et la concurrence entre plateformes, voy. P. BELLEFLAMME et M. PEITZ, op. cit.

10. Ce qui n’empêche pas certains chauffeurs d’être affiliés à plusieurs plateformes et/ou d’avoir une licence taxi.

11. Ce point se base sur P. BELLEFLAMME, « Les plateformes de l’économie collaborative : fonctionnement et enjeux », in A. DECROP (éd.), La consommation collaborative : enjeux et défis de la nouvelle société du partage Bruxelles, De Boeck supérieur, 2017, pp. 221-242.

12. La qualification exacte de la relation de travail entre les livreurs et la plateforme ainsi que le montant payé pour les prestations font l’objet de discussions, de protestations et de contentieux.

13. http://www.ipdigit.eu/2017/02/take-eat-easy-2-la-parole-au-fondateur/.

14. Un autre scénario possible serait la fin des plateformes et une intégration verticale des restaurants qui offriraient leurs services de livraison directement aux clients.

15. E.-M. SCHOLZ, « Taking on Uber », IPdigIT, 2015, disponible sur www.ipdigit.eu.

16. En droit social, par exemple, sur le statut des prestataires de l’économie collaborative.

17. En droit fiscal, par exemple, avec l’adoption en Belgique d’une taxe de 10 % sur les revenus engendrés dans le cadre de l’économie collaborative, pour autant que ces revenus n’excèdent pas un plafond.

18. Relatives par exemple au traitement des données par les plateformes et au respect de la vie privée.

19. Les chauffeurs de taxi se sont opposés, parfois violemment, aux chauffeurs Uber, notamment en France. Les livreurs de Deliveroo ont récemment (juillet 2017) manifesté à Bruxelles pour de meilleures conditions de travail. À Barcelone, les habitants de certains quartiers protestent contre le développement de la location/le partage d’appartements via les plateformes.

20. A. STROWEL et W. VERGOTE privilégient l’évolution du cadre légal existant à la mise en place de régulateurs spécifiques à l’économie collaborative. Ils examinent la question de la coordination entre acteurs locaux, nationaux et supranationaux (européens). Voy. A. STROWEL et W. VERGOTE, Digital platforms : To regulate or not to regulate ?, Bruxelles, Université Saint-Louis, 2017.

21. E. DE CALLATAŸ et al. font une série de propositions concrètes pour adapter le cadre légal et intégrer de manière plus harmonieuse les plateformes (E. DE CALLATAŸ, P. DEFEYT, A. DE STREEL, O. LEFEBVRE, L. LERUTH et P. PESTIEAU, Pistes et éclairages économiques pour une bonne gouvernance de l’économie collaborative, Economic Prospective Club, disponible sur http://moneystore.be/economic-prospective-club, 2017). Voy. aussi les réflexions de G. VANLOQUEREN, « Cinquante nuances de partage : sept enjeux pour l’économie collaborative de demain », Saw-B, 2014, disponible sur www.saw-b.be.

22. Voy. les propositions d’E. de Callataÿ et al. (op. cit.) sur ce point.

23. La nouvelle taxe adoptée en Belgique sur les prestations réalisées dans le cadre de l’économie collaborative fonctionne sur la base d’une retenue à la base prélevée par la plateforme. Ceci nécessite que les transactions soient organisées par la plateforme.

24. Google a été condamné par la Commission européenne en juin 2017 pour abus de position dominante dans le marché des moteurs de recherche. L’autorité de concurrence allemande reproche à Facebook la manière dont le réseau social collecte et utilise les données personnelles des utilisateurs.

25. A. MUNDT, « Digitalization revolutionizes the economy – And the work of competition authorities », CPI Antitrust Chronicle, vol. 1, 2017, no 2.

26. N. PETIT, « Uber, concurrent déloyal ou champion libérateur de l’économie du partage ? », LCII Policy briefs, 2014/3.

27. Pour reprendre l’expression de N. PETIT, in ibid.

28. Op. cit.