Plaisirs gustatifs - Collectif - E-Book

Plaisirs gustatifs E-Book

Collectif

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Beschreibung

Liste des ingrédients pour un recueil délicieux et surprenant

– Deux voisines véganes et une chaine YouTube
– Talo, apprentix culimage en quête de saveurs
– Une pénurie alimentaire après la fin du monde
– Léandre et son chef cuisinier en mal d’idées
– Un adolescent qui frappe à la porte de l’ogre
– Un instant de répit dans un chaleureux foyer
– La nature et la nourriture comme remèdes
– La chaotique colocation cannibale de Lise
– Un restaurant routier pour fuir le quotidien

Mélangez le tout, saupoudrez de créativité, dégustez.
Plaisir garanti sans indigestion !

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COUVERTURE ILLUSTRÉE PAR

Myst-A

Myst-A est une illustratrice freelance travaillant pour le jeu vidéo et l’édition. Elle a également écrit et dessiné le webcomic Une partie de chasse. Elle aime le thé, les chats, les garçons-chats, mais pas le matcha.

alyssamonnoyeur.comko-fi.com/mystaamystei.tumblr.comtwitter.com/Myst_A

Vis-à-vis

EXTRAIT ET RÉSUMÉ

— C’était Alice, n’oubliez pas de liker ma vidéo et de vous abonner si vous appréciez mon contenu ! À bientôt pour de nouvelles recettes sur ma chaine, Le Cri de la carotte !

Le grand rire de Madeleine s’engouffre dans l’appartement d’Alice, qui se retourne pour savoir d’où il vient. Une porte vitrée claque dans l’immeuble d’en face.

Pour un vis-à-vis réussi, il vous faut : un chat nommé Elton, une recette de bourguignon végan, deux cœurs bien tendres, deux paquets de roulées, trois appels manqués de votre mère, un soupçon d’impatience. Ajoutez au mélange votre premier commentaire YouTube. Laissez frémir quatre jours. On sonne chez vous. Dégustez sans attendre.

ÉCRIT PAR

Louise Dejour-Chobodická

Louise est auteurice, poétesse, metteuse en scène, comédien·ne et photographe. Elle explore la représentation de féminités plurielles et queers. Elle jongle entre ses différentes affinités artistiques pour s’épanouir dans ses projets, participer aux combats qu’elle défend, partager beaucoup de choses avec le public, et, accessoirement, payer son loyer et les croquettes de son chien.

instagram.com/louotraloudejour.wixsite.com/portfolio

ILLUSTRÉ PAR

DiceShimi

DICEShimi est une artiste 3D qui adore également la 2D. Elle aime les univers de superhéros et d’action, et construit plusieurs projets autour de ces thèmes. Elle consacre la plupart de son temps à dessiner ses personnages à elle, mais également à faire beaucoup de fanarts de ses œuvres préférées. Mais ça, c’est quand elle n’est pas en train de regarder pour la énième fois sa série préférée, Dirk Gently…

instagram.com/diceshimitwitter.com/Agent00DICE

AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Ponctuels : coming out.

– Mentions : alcool, sexe.

NOUVELLE

Alice allume sa caméra. Elle s’inspecte dans le viseur, se trouve plutôt belle aujourd’hui, emphase sur le « plutôt » ; enfin, passable ; enfin bref. Debout dans sa cuisine, iel piétine un instant pour se donner du courage, peine à coincer une mèche de cheveux derrière son oreille, remet sa frange en place, et sourit à l’appareil.

— Bonjour à tous, bienvenue sur ma chaine.

Elle se crispe.

— Bonjour à toutes et à tous.

Iel se tord les doigts.

— Salut les amis !

Elle se mord les lèvres.

— Hello les gens.

Là, iel est carrément mortifiée.

— Oh, mais non, mais j’ai plus quinze ans ! Bon.

C’est la troisième fois cette semaine qu’Alice se tient comme ça, debout devant le bar de sa cuisine sur lequel sont empilés :

–­ une boite de Dr. Martens (trouvées sur Vinted) ;

– deux dictionnaires (plus vieux qu’elle) ;

– un lot de pâtes à l’encre de seiche (périmé depuis deux ans) ;

–­ une planche à découper (sale).

La cannelle et le piment d’Espelette l’épient depuis l’étagère, iel en est sûre, et elle se tourne pour leur lancer un regard mauvais. La caméra vacille sur son trépied de fortune, Alice la rattrape de justesse. Elle éteint l’appareil en soupirant, puis se laisse tomber sur le tabouret de bar qui proteste en couinant. Alice s’empare d’un paquet de roulées sur sa vieille table en formica.

Il va vraiment falloir qu’iel investisse.

De l’autre côté de la rue, Madeleine rentre chez elle. Elle jette ses talons dans l’entrée de son appartement, et son chat, rompu à l’exercice, évite les chaussures d’un bond. Il vient se frotter contre ses mollets en ronronnant. Elle se baisse pour le prendre dans ses bras, le retourne sur le dos comme un enfant. Il ronronne de plus belle.

— Quelle journée de merde, Elton. Heureusement que tu es là, toi. Bon, en même temps, c’est pas comme si t’avais le choix.

Pour toute réponse, Elton lui mord la pulpe des doigts. Elle le laisse tomber d’un coup, secoue sa main endolorie et se poste machinalement devant la fenêtre. Alors qu’elle lève les bras pour détacher ses longs cheveux roux, elle aperçoit sa voisine qui fume sur le balcon d’en face. Son regard s’attarde sur les sourcils fournis, le nez aquilin, la chemise aux couleurs automnales de l’inconnue d’en face. La chaise en plastique sur laquelle elle est assise jure avec le béton flambant neuf et les petits meubles en rotin éparpillés autour d’elle. Le soleil de novembre choisit ce moment pour éclairer son visage.

Alice tire sur sa cigarette et plisse les yeux en crachant la fumée. Elle baisse ses lunettes de soleil sur son nez.

Madeleine se rend compte qu’Alice l’a vue. Madeleine, les bras en l’air et les pupilles dilatées, ressemble clairement à une biche prise dans les phares d’une voiture. Elle lâche ses cheveux qui tombent en cascade sur ses épaules, esquisse un rapide sourire gêné et referme les rideaux d’un coup sec. Elle marche sur la queue d’Elton qui était venu se frotter contre ses jambes.

— Hyper discret, bravo, bravo, super, bien joué.

Madeleine soupire et rejoint son canapé. Elle déboutonne son pantalon et ouvre son ordinateur. Elle trouvera bien quelque chose pour se distraire sur Internet.

Google

Conseils pour sa première vidéo YouTube !

— Pff. C’est parti.

Comment gagner 100 k followers en une semaine sur Instagram !

— Et allez.

Les étapes à ne pas rater quand on se lance sur TikTok !

— Merde, j’ai vraiment passé l’âge.

La CAF vous informe : êtes-vous éligible au RSA ?

— …

Alice referme son ordinateur.

Madeleine fait les cent pas sur son balcon nantais.

— Non, maman, tu ne peux pas débarquer comme ça chez moi juste parce que je suis en vacances. Non, oui, même si tu me ramènes des Schoko-Bons. Non mais je mangeais ça quand j’étais petite. Maman ! Est-ce que tu peux m’écouter, s’il te plait ? Je n’ai vraiment pas le temps, en ce moment.

C’est faux.

Elle a le temps.

Elle a même beaucoup de temps libre dernièrement.

La voix métallique de sa mère lui répond sur un ton suppliant. Madeleine sent ses mains devenir moites. Son téléphone manque de lui échapper.

La conversation a trop duré.

— Écoute, je te rappelle ce soir.

Madeleine raccroche. Elle lance son portable sur la petite table en fer blanc, réalise qu’elle aurait pu briser l’écran, grogne, et s’accoude au balcon. Elle ferme les yeux et se concentre sur son souffle pour se calmer. Une voix lui parvient depuis l’autre côté de la rue. Elle relève la tête.

— Et voilà pour la recette du bourguignon végan, encore un plat hérétique et succulent que vous pourrez servir à votre grand-mère pour faire passer la pilule le jour de votre coming out ! Ça n’a malheureusement pas marché dans mon cas, mais je croise les doigts pour vous !

Madeleine met sa main en visière pour voir d’où vient la voix, et reconnait sa voisine qui parle à une caméra posée sur une pile branlante d’objets divers. Les poings sur ses hanches voluptueuses, elle sourit d’un air satisfait :

— C’était Alice, n’oubliez pas de liker ma vidéo et de vous abonner si vous appréciez mon contenu ! À bientôt pour de nouvelles recettes sur ma chaine, Le Cri de la carotte !

Le grand rire de Madeleine s’engouffre dans l’appartement d’Alice, qui se retourne pour savoir d’où il vient. Une porte vitrée claque dans l’immeuble d’en face.

Ce soir-là, Madeleine se crée un nouveau compte YouTube.

https://www.youtube.com/channel/lecridelacarotte

Le Cri de la carotte

@lecridelacarotte 7 abonnés 1 vidéos

Bourguignon végan 

33 vues · 0 commentaires

► Cliquer pour regarder

Madeleine clique.

— Le Cri de la carotte, c’est vraiment bien trouvé.

Elton n’a pas l’air convaincu. Il frotte ses moustaches contre la joue de sa maitresse, et elle lui caresse le museau. La vidéo se termine. Madeleine décide de laisser un commentaire. Ses doigts parcourent le clavier rapidement. Au bout de quelques minutes, elle parvient à envoyer un message qui ne lui donne pas complètement envie de disparaitre sous son vieux plaid IKEA.

@LaVoisine il y a 2 minutes

Salut Alice ! Ton bourguignon a l’air vraiment bluffant. C’est un classique, parfait pour amadouer une grand-mère. Est-ce que tu aurais une idée pour faire passer un coming out à ma mère qui est fan de salades ?

La voisine.

Madeleine rabat aussitôt l’écran de son ordinateur. Elle ramène le plaid sur sa poitrine en souriant, puis ferme les yeux. Un courant chaud lui traverse l’abdomen. Elle prend son portable machinalement.

Maman

7 appels manqués 

— Merde.

Maman

3 SMS

21:03

Tu avais dit que tu me rappellerais !

22:08

Rappelle-moi bichette, je m’inquiète.

23:17

Bon, je vais me coucher. Bonne nuit. Appelle-moi demain.

Madeleine hésite.

00:04

Bonsoir maman, pardon j’ai pas vu l’heure, j’étais avec des amis.

Madeleine ment.

00:05

Qu’est-ce que tu penses de cette recette pour Noël ? https://www.youtube.com/channel/lecridelacarotte/boeufbourguignonvegan

00:06

Je te rappelle demain. Bonne nuit !

Madeleine éteint son téléphone.

@LeCriDeLaCarotte✓ il y a 2 minutes

Salut La Voisine ! Merci pour ton commentaire. Belle journée !

Alice se dit qu’il faut qu’elle rajoute quelque chose à sa réponse, que c’est trop froid comme ça, surtout si c’est bien elle. Est-ce qu’iel se fait des films ? Alice regarde les informations du compte. Créé il y a deux heures. Pas de photo de profil. 0 likes. Aucune activité. Juste un commentaire sous sa vidéo.

— Ça serait vraiment trop beau.

Alice attrape son téléphone.

— Allôôôô !

— Cześć* !

— Coucou mon amour, ça va ?

— Oui et t…

— Il y a du nouveau avec la voisine.

— Merci de m’avoir laissé finir ma phrase, c’est trop gentil.

— Tu viens ? J’ai besoin de tes conseils.

— J’arrive. Mais c’est bien parce que c’est toi.

— You’re the best**.

À 8 heures le lendemain matin, Elton réveille Made­leine en croquant dans un de ses doigts de pied. Elle attrape le chat par la peau du cou et le pose sur ses genoux. Groggy, elle cherche ses lunettes sur sa table de nuit et allume son téléphone. Elle écarquille les yeux.

@LeCriDeLaCarotte✓ il y a 6 heures

Salut La Voisine ! Merci beaucoup pour ton commentaire, c’est le premier de la chaine ! Pour te remercier, je peux en effet te concocter une recette pour ce cas précis et si délicat ! Si par hasard tu es sur Nantes, on pourrait en discuter de vive voix, pour voir ce que ta mère accepterait de manger ! N’hésite pas à m’envoyer un message privé pour qu’on s’organise. Belle journée !

Madeleine reste interdite, un sourire aux lèvres. Une bonne minute passe. Elle crie dans son oreiller, et se recouche.

Maman

8:00

Bonjour ma chérie, oui pas mal en effet cette recette ! On pourrait peut-être faire une petite salade avec ?

La journée passe.

Ce soir-là, Madeleine se traine en pyjama jusqu’à la cuisine. Elle a envie de salé. Rien ne l’inspire dans le frigo. Elle jette un œil à Elton qui ronfle bruyamment sur le canapé.

— Il faut tout faire soi-même, dans cette maison.

Elle attrape une cagette de légumes sous son plan de travail et commence à éplucher des pommes de terre. Elle regarde les kilos de farine entreposés dans un coin de sa cuisine.

Madeleine est une as de la pâtisserie. Elle s’y connait en gâteaux au yaourt, en macarons, en babka au chocolat, en crèmes brulées, en roulés au pavot, en pain perdu. Elle teste tout, même si ça lui prend des heures, toutes ses soirées, et parfois des nuits entières.

Un jour, après des semaines de tests et de prises de notes,

– plus de farine

–­ un œuf en moins 

–­ est-ce que je suis lesbienne ?

–­ pas d’œufs du tout

–­ concasser les noix de Grenoble à la main

–­ un soupçon de fève tonka

–­ RACHETER DE LA FARINE

–­ arrêter de penser à la voisine

des heures à soupirer sur Marmiton,

LaCocotte1974 5/5

J’ai remplacé la moitié du sucre par du sel, les résultats sont bluffants ! Je recommande !

25/11/2001

J’aiFaim 4/5

Mon secret pour le banana bread parfait......... roulement de tambours.......Je vous le dirai pas !! lolololol

25/11/2013

MamieChériedu44 3/5

Moi j’ai tout bonnement horreur des bananes, alors je les ai remplacées par des navets ! C’est très digeste et en plus, c’est local !

10/10/2020 

Madeleine a enfin mis au point la recette du parfait banana bread. Elle l’a fièrement ramené, encore fumant, au repas des fêtes de fin d’année de sa boite. Grave erreur. Depuis que ses collègues ont découvert son talent, ils la supplient de leur apporter un gâteau à la moindre occasion. En un an, elle a dû faire :

–­ un gâteau nantais pour la naissance de la cinquième fille de Nathalie – elle a dû écrire « Pimprenelle » en pâte à sucre rose sur le gâteau déjà rose fuchsia – ;

–­ une forêt-noire pour le deuxième mariage de Serge – franchement mal engagé : tout le monde sait qu’il est fou amoureux du réceptionniste, et ça n’est pas sa première femme qui le contredira – ;

–­ un marbré chocolat-spéculoos pour la promotion de Richard – le chargé de com, lèche-cul avéré – ;

–­ une Key lime pie en forme d’os à moelle pour l’anniversaire du chien d’Agathe, un énorme saint-bernard prénommé Pâquerette.

Les gâteaux n’étant bien évidemment pas faits pour les chiens, Madeleine en a concocté un autre spécialement pour lui, avec des ingrédients que Pâquerette n’aurait aucun mal à digérer. Agathe a quand même insisté pour que Pâquerette renifle la Key lime pie, et, sous les regards affolés de l’assemblée, le « Joyeux anniversaire » s’est retrouvé souligné d’un trait de bave. Bizarrement, même Serge, qui est toujours le premier à se faire servir, ne s’est pas précipité sur le gâteau.

Dans ses bons jours, les compliments de ses collègues rendent Madeleine plutôt fière, mais bien souvent, son anxiété reprend vite le dessus, et, à chaque fois, elle a envie de se cacher alors que toute son équipe l’applaudit, la bouche pleine de tarte aux fraises.

Dans ces moments-là, elle pense à sa tante Marie, la sœur de sa mère, qui lui a appris toutes les bases : comment faire une pâte sablée, une pâte brisée, un appareil à tarte, comment casser les œufs individuellement dans une tasse, comment piquer la pâte pour la faire cuire à blanc. Elle se souvient avec tendresse de l’odeur de cannelle dans les cheveux de Marie, de la délicatesse avec laquelle elle découpait les sablés à l’emporte-pièce, de son grand rire, elle se souvient de la farine dans ses mèches rousses, et que sa mère ne voulait jamais rien gouter quand elle venait la chercher. Elle se souvient…

Elle se souvient des pommes de terre, et que son four a sonné il y a dix minutes. L’odeur de cramé lui chatouille déjà les narines.

Merde.

Alice fume sur son balcon avec Katarzyna.

— Je comprends pas, ça fait vingt-quatre heures que j’ai répondu à son commentaire, elle a bien dû le lire ?

Alice se ronge les ongles. Depuis trois ans qu’iels sont ensemble, Katarzyna ne l’a jamais vue aussi nerveuse. Elle touche à peine à ses pierogi.

— Laisse-lui le temps, tu lui as peut-être fait peur, avec ta réponse.

— C’est toi qui m’as dit d’être directe ! Et c’est elle qui a parlé du coming out !

Katarzyna serre la main d’Alice dans la sienne et se penche pour l’embrasser doucement.

— Laisse-lui le temps, je te dis. Ça doit pas être facile, pour elle. Toi, tu es née queer ! Tes parents n’ont pas été hyper surpris quand tu leur as annoncé.

— Oui, ça, c’est passé, mais leur présenter plusieurs partenaires en même temps, par contre…

— Tu essaies vraiment de te plaindre à moi, là ?

Alice lance un beau sourire à Katarzyna. S’iels se séparaient, Alice sait que c’est sa mère qui pleurerait le plus. Elles s’entendent si bien que celle-ci a pratiquement adopté Katarzyna. C’est d’autant plus une joie pour cette dernière qu’elle a été forcée de couper les ponts avec sa propre famille après son coming out.

— Oui, pardon, ma petite Polonaise.

Katarzyna explose de rire.

Elle fixe Alice de ses grands yeux bleus et pousse son assiette vers ellui.

— Ça va refroidir.

— Oh, pardon, tes délicieux raviolis !

— Des raviolis ! Non mais, vous, les Français, vous êtes graves ! Pour vous, toutes les pâtes fourrées, c’est des raviolis ! On est pas tous italiens, hein. Ce sont des pierogi.

— Pie-ro-gi, articule Alice avant de tirer la langue.

— Va te faire foutre, kochana***.

Alice, le regard rieur, s’approche de Katarzyna pour l’embrasser. Tout près de ses lèvres, elle murmure :

— Avec plaisir.

Iels ferment les yeux.

Un téléphone vibre. Alice se dérobe.

Katarzyna, amusée, lève une paupière.

— C’est la voisine ?

Alice sourit.

— Vendredi à 16 h 30 devant chez elle.

Un deuxième jour passe.

Maman

9:25

Les œufs de lump c’est bien végan ma puce ?

Puis trois.

Maman

14:12

► 00:45

▲ Afficher la transcription de la note vocale

Bonjour ma bichette, c’est maman, comment tu vas ? C’est toujours OK pour ce weekend ? Je me suis permis de prendre mon billet, j’arrive samedi par le train de 12 h 38. Ne t’inquiète pas de venir me chercher, je connais le chemin, hein ! Gros gros bisous ! C’était maman !

Quatre jours.

Madeleine s’installe à la table de la cuisine avec une barquette de myrtilles.

Ces quatre jours, Madeleine les a passés à errer dans son appartement, s’étourdissant de contenus divers et variés, n’importe quoi pourvu qu’elle arrête de penser. Elle a beaucoup dormi. Elle a bien essayé de suivre de nouvelles recettes de gâteaux sur YouTube, mais sans succès. L’idée de voir Alice la tétanise. Quatre jours. C’était plus simple quand elles n’avaient pas de contact direct.

La barquette en plastique s’ouvre avec un bruit mat. Elle pioche une myrtille, la porte à ses lèvres d’une main et déverrouille son téléphone de l’autre. Le fruit éclate au contact de ses dents, et une tache bleue se forme sur ses jambes. Madeleine se lève en pestant et se précipite vers la salle de bains pour tenter de sauver son short blanc. La tache est tenace, et Madeleine frotte un long moment le tissu sous l’eau froide. En revenant de la salle de bains, elle jette un œil à la pendule du salon : cinq heures moins le quart.

— Merde, merde, merde, merde.

Elle se précipite dans sa chambre, se change, brosse ses longs cheveux, enfile ses chaussures à la hâte, se sourit dans le miroir de l’entrée et claque la porte derrière elle.

Une fois devant l’immeuble d’en face, Alice fait les cent pas. La voisine a du retard. Une grosse boite en plastique sous le bras, iel se gratte la tête. Alice s’imagine sonner au hasard et inventer une excuse pour rentrer, mais, sur la lourde porte verte, il n’y a qu’un vieux digicode.

Ce matin-là, Alice a dépoussiéré le robot à pâtisserie que sa mère lui a offert à Noël. Elle est plutôt bec salé, mais iel s’est malgré tout mise en quête d’une recette simple de gâteau pour se faire la main. Les articles de blogs ont défilé pendant une heure, racontant les menus détails de la vie de leurs auteur·rice·s, et elle a dû se farcir plusieurs pages d’autobiographies un peu chiantes avant chaque recette. Iel a fini par en choisir une, a suivi toutes les étapes, et elle est arrivée là, en bas de chez Madeleine.

Elle attend là encore une dizaine de minutes. C’est long.

Iel serre la boite contre son ventre. Qu’est-ce qu’elle est en train de faire ? Elle se sent franchement bête. Iel remet la boite dans son sac et fait demi-tour.

Un homme et son chien sortent en trombe de l’immeu­ble. Alice s’y engouffre sans réfléchir. Le battant se referme derrière elle. La fraicheur et le silence de l’entrée carrelée calment un peu son cœur qui tonne.

Iel prend l’escalier. Une porte claque quelques étages plus haut.

Les marches sont recouvertes d’un épais tapis mauve qui étouffe à la fois son pas et son souffle. Quelqu’un descend les marches quatre à quatre. Alice relève la tête et s’arrête net au premier.

Elles se retrouvent nez à nez.

Iels ne se connaissent pas.

Elles se reconnaissent.

Iels ne disent rien.

Elles se sourient.

Ça dure comme ça un moment.

L’homme qui revient avec son chien les sort de leur torpeur.

— Bonjour bonjour, Madeleine ! C’est une amie à vous ?

— Oui, euh, oui, monsieur Dubois. Vous allez bien ?

— Très bien, merci ! Et Jean-Pierre Raffarin aussi.

Le caniche louche dans leur direction. M. Dubois lui flatte la tête. Un ange passe. Il ne s’attarde pas. L’homme s’engage dans l’escalier.

— Eh bien, bonne journée !

Elles sourient. Il est parti. C’est Alice qui brise le silence.

— Comme il commençait à faire froid dehors et que tu disais dans ton message qu’on pourrait peut-être boire un thé chez toi, j’ai pensé… J’espère que je ne te dérange pas.

— Ah, ça ! Non, non, non, oui, je suis désolée, j’ai pas vu l’heure, tu as bien fait de monter, enfin non, oui du coup, tu ne me déranges pas.

Un temps.

— Du tout.

Madeleine est toute rouge.

— On peut aller chez moi, enfin, si tu veux. Je… j’allais te, vous, tu préfères peut-être qu’on se vouvoie ?

Alice sourit doucement.

— On peut se tutoyer. Tu habites à quel étage ?

— Au cinquième.

Alice a passé des heures à compter les fenêtres depuis la sienne, iel connait déjà la réponse.

Elles prennent les escaliers l’une derrière l’autre.

— Donc, toi, c’est Madeleine, c’est ça ?

— Oui

— La Voisine ?

Madeleine est écarlate.

— Oui.

Au cinquième étage, tandis que Madeleine met la clé dans la serrure, Alice éclate d’un rire essoufflé. Iels s’essuient les pieds sur le paillasson qui dit :

GO AWAY

Iels entrent dans le bel appartement. Alice reconnait les fenêtres – aux rideaux bleus – et le balcon – avec la petite table en fer forgé.

Elton la toise depuis le canapé, ventre offert et pattes détendues.

— Ne fais pas attention à Elton, c’est un gros snob.

— J’ai l’habitude des chats de lesbiennes, tu sais. Ils sont tous comme ça.

— Qu’est-ce qui te fait dire que je suis lesbienne ?

Madeleine fait face au plan de travail de la cuisine. Alice jette un œil à l’appartement : un drapeau lesbien au-dessus de la télé, un poster du film But I’m a cheerleader dans la cuisine, un vinyle d’Elton John sur la platine.

— Ton commentaire sur ma vidéo ?

Madeleine a toujours le dos tourné. Elle remplit la bouilloire, l’allume et s’affaire autour de l’évier. Elle se retourne vers Alice.

— Je te sers quelque chose ? Du thé, du café ?

— Un thé, pourquoi pas ?

— J’en ai plein, viens choisir celui que tu veux.

Alice s’approche doucement de Madeleine. Leurs vêtements se frôlent. Madeleine énumère les thés, les tisanes, les infusions, lance des œillades à Alice. La bouilloire siffle. Alice prend deux sachets et deux tasses dans l’étagère.

— Je t’en prie, fais comme chez toi.

Le ton de Madeleine est joueur, et Alice le voit dans son regard lorsqu’elle se retourne. Elles s’asseyent sur le canapé.

Pas trop près. Pas trop loin.

Une heure s’écoule. Puis deux.

Iels rient. Leurs bras se touchent presque.

Puis trois.

Leurs cuisses se frôlent.

Minuit.

Elles passent du thé à la bière au martini au vin rouge, puis de la musique à leurs enfances à leurs recettes préférées.

Iels passent du pronom qu’iels utilisent à leur identité de genre à leurs expériences vécues et imaginées du poly­amour, puis de Girl in Red à Yseult à Mitski à Teganand Sara.

Elles passent d’habillées à moins habillées à franchement nues, et de l’une sur l’autre à l’une contre l’autre à l’une en l’autre.

Trois heures du matin. Madeleine s’étire comme un chat dans les draps.

— J’ai faim.

— Oh, mais j’oubliais !

Alice se lève et se dirige vers son sac à dos. Elle en sort une large boite. Iel ouvre le couvercle et en hume le contenu en fermant les yeux. Madeleine l’observe depuis le lit, détaille ses cheveux bruns en bataille, ses seins asymé­triques, ses fesses merveilleuses.

— T’es belleau.

Alice a un sourire en coin. De son côté, iel regarde Madeleine avec gourmandise : ses petits genoux, son visage rond et tendre, les cicatrices d’acné sur sa peau.

— Toi-même. J’ai ramené le dessert.

Iel jette la boite ouverte sur la couette.

— Tu m’as fait…

— Des madeleines.

— C’était fait exprès ?

— Comment j’aurais pu savoir ?

— Je sais pas, t’aurais pu me stalker sur Facebook.

— Tu m’as pris pour le FBI ? Je sais à peine me servir de mon smartphone.

— Dit la personne qui vient d’ouvrir une chaine YouTube… Bon, goutons tes merveilles.

Alice s’approche d’elle et l’embrasse longuement.

— Parfaites.

Madeleine la regarde et fronce les sourcils comme une enfant.

— Attends, tu crois qu’on me l’avait jamais faite ?

— On te l’avait déjà faite ?

Silence. Madeleine ne peut contenir son sourire contrarié.

— Non.

Iels éclatent de rire.

Le sommeil les cueille quelques heures plus tard. Elles sont épuisées, mais pas tout à fait rassasiées, Madeleine dans les bras d’Alice, Alice dans les bras de Madeleine.

13 heures. On sonne à la porte. Madeleine attrape son téléphone.

Maman

3 appels manqués 

— Merde.

Maman

1 SMS

12:15

Bonjour bichette, j’arrive très bientôt ! J’espère que tu es réveillée, petite marmotte !

— Merde, c’est ma mère.

— Tu te moques de moi ?

— Non, elle arrive aujourd’hui pour le weekend. Merde, merde, merde !

— Tu ne rigolais pas pour le coming out ?

Ça sonne à nouveau. Madeleine se lève d’un bond. Le rire d’Alice est incontrôlable.

— Je ne me vois pas vraiment sortir par la fenêtre, et mes vêtements sont dans le salon.

Madeleine siffle entre ses dents. Elle enfile une chemise et un bas de pyjama qui traine par terre et s’élance hors de la chambre. Alice, toujours hilare et nue, entend des voix étouffées à travers les murs. Iel fouille dans le placard de Madeleine, y pioche un jogging, un teeshirt, et y trouve même un bandana pour cacher ses cheveux. Elle inspire un grand coup, comme iel le fait à chaque fois avant d’allumer la caméra. Elle ouvre la porte.

— … mais entre, maman, entre. En fait, j’ai une amie qui est restée dormir chez moi et je suis désolée parce que je n’ai pas vu l’heure ce matin. On a regardé The Great British Bake Off jusqu’à pas d’heure, on vient juste de se réveiller…

Alice s’avance, Madeleine sursaute. Iel sourit.

— Bonjour madame.

— Bonjour !

La mère de Madeleine serre la main d’Alice.

— Mais on ne s’est pas déjà vues quelque part ? Attendez un peu…

Elle la détaille de haut en bas tandis qu’Alice observe Madeleine d’un air amusé. Alors, à sa grande surprise, Madeleine l’embrasse sur la joue. La mère de Madeleine percute.

— Ah, mais c’était vous le bourguignon !

* Salut !

** T’es la meilleure.

*** Chérie.

La Saveur des lendemains

EXTRAIT ET RÉSUMÉ

Tout le monde s’activait. La pièce faisait partie intégrante de la roche, de ses vastes plans de travail où s’alignaient les commis jusqu’à ses fourneaux, comme autant de bouches incandescentes et insatiables. Le son régulier des couteaux, des pas qui claquaient sur la pierre, les brefs ordres aboyés par-dessus les têtes penchées sur leur besogne… Taloretrouvait lamusique.

Talo est apprentix en culimagie, pratique au croisement de la cuisine et de la magie. Iel s’engage dans son Tour, un périple d’une année destiné à clore sa formation. Le voyage s’annonce long et solitaire, ponctué d’épreuves et de rencontres capables de changer sa vie à jamais.

En bien, espère-t-iel en prenant la route…

ÉCRIT PAR

Naël Legrand

Scénariste le jour, écrivain la nuit, Naël carbure au thé et à sa passion pour les notes de bas de page. Il aime écrire mais préfère manger et le fait au rythme des saisons, avec une très forte préférence pour les courges et les champignons de l’automne. Pour le faire sortir de sa tanière, rien de plus simple : parlez-lui chats, cookies et fantasy.

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ILLUSTRÉ PAR

Lilliam Thomdet

Illustratrice jeunesse, Lilliam souffrait autrefois d’une terrible carence en romances pour adultes… ce qui la changea en fantôme à lunettes !

Désormais, elle hante les vivants en dessinant des gens qui s’embrassent. On raconte que l’on peut entendre son crayon gratter le papier pendant les nuits de pleine lune… Elle aime les histoires de châteaux hantés, les petits chats et les jeux de mots.

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AVERTISSEMENT RELATIF AU CONTENU

Cette œuvre comporte des contenus ou passages pouvant heurter la sensibilité du public.

– Ponctuels : abus de pouvoir, alcool, dissociation, dys­phorie, harcèlement scolaire, impérialisme, inaction face au harcèlement, morinommage (deadnaming), négligence criminelle, oppression, spécisme, victim blaming.

– Mentions : guerre, toile d’araignée.