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Extrait : "Nous sommes trois dans le compartiment : un prêtre, un Anglais, moi. La portière marque : Paris à Venise, par Turin et Milan. On devrait nous faire descendre de ce rapide, si le précédent n'était pas parti bondé. Quelle belle soirée, pour quitter le Paris de la Fête Nationale encore encombré par les illuminations, les bals populaires, voire les saltimbanques !..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 296
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À M. et Mme J.-J.R.
Chers amis, vous souvenez-vous de Chamonix, du Simplon, des lies embaumées dans la baie de Pallanza, et du farouche Galibier, et de la Chartreuse hermétique ?… Nous avons passé ensemble à travers ces émotions. Nous étions à Digne et à Grasse, à la Salette et à Grenoble. Ce livre vous les rappellera, avec une pointe de douceur. Permettez-moi de vous le dédier, comme on offre un bouquet de fleurs cueillies fraternellement, sur le pré tendre, entre l’abîme et le glacier.
A.G.
Tresserve (par A.-les-B.), 10 août 1902.
Nous sommes trois dans le compartiment : un prêtre, un Anglais, moi. La portière marque : Paris à Venise, par Turin et Milan. On devrait nous faire descendre de ce rapide, si le précédent n’était parti bondé. Quelle belle soirée, pour quitter le Paris de la Fête Nationale encore encombré par les illuminations, les bals populaires, voire les saltimbanques !…
La prise de la Bastille, kermesse ou festa, rebond de la Foire aux pains d’épice, assure à ces braves gens l’avantage d’être délivrés des règlements de police, et d’exercer librement leur métier.
Depuis deux semaines, ils dressent leur tente, assourdissent les locataires, raccrochent les passants.
Depuis avant-hier, nous sommes arrivés, du fond des départements, les parents de province conviés à la revue de Longchamp et au feu d’artifice des Buttes-Chaumont.
Depuis ce matin, le vrai Parisien enjambe sa machine, la conduit au premier embarcadère, les fourreaux bagages, et montre ses mollets aux faunesses de Fontainebleau et aux sirènes du Tréport.
Avant huitaine, ne restera aux Champs-Élysées que leur délicieuse intimité, où vagueront les ruraux, les étrangers, les députés et les besogneux.
Nous sommes couchés en triangle, dans un courant d’air. Le trajet sera banal, sauf de dérailler, télescoper ou faire panache. Dès Charenton, la locomotive m’entraîne à 75 kilomètres l’heure, traverse la forêt, brûle Montereau où fut tué un duc cruel, remonte une Seine invisible, stationne à Laroche le temps que change le mécanicien.
On court par des champs où les moissons se dorent, grimpe les vallées pleines de moulins, frôle Alise-Sainte-Reine au Vercingétorix colossal, et s’engouffre à Blaisy dans le tunnel qui mène du bassin de la Manche à la moutarde de Dijon.
Depuis cet été, l’itinéraire s’est modifié : on nous expédie par Louhans et Saint-Amour, ce dont ne profitent d’ailleurs, ni Saint-Amour, ni Louhans, traversés en pleine vitesse. Le ballast étant nouveau, nous glissons sans secousse. Sous le ciel devenu bas, la vaste plaine ressemble à une mer jaune. La Saône est franchie, en aval de Saint-Jean-de-Losne, puis le Doubs passe, sur un lit plaqué d’herbes et d’oseraies. Alors l’aube se lève indécise.
Maintenant le paysage se vallonne, s’ondule, s’attendrit. Les fermes bressanes sommeillent encore, parmi les hauts arbres et les herbages ratisses. À peine monte parfois d’une chaumine la mince haleine du foyer matinal. La pluie tombe, fine, pénétrante, plutôt taquine.
Les premières bosses du Jura surgissent derrière Louhans, que baigne la Seille. La vision est égayée toujours par les métairies, les pâtures, les ruisseaux. L’un d’eux est totalement nénufardé. Dans l’aurore grise, le long de la voie, bien sablée, clignotent les lanternes des disques, avec une langueur de lampes oubliées. Devant un passage à niveau, une bonne femme clapote, sous un gros parapluie. Elle est seule, absolument seule au milieu de cette étendue détrempée, aux belles routes campagnardes.
Puis les bois surviennent, toujours plus mouillés, sans un chant d’oiseau. La ligne Belfort-Lyon nous aiguille. Saint-Amour passe, avec un petit square en son vallon silencieux, avant de nous jeter sur Bourg endormi, où sonne l’Angélus, et où le clocher de l’église de Brou semble veiller comme un minaret sur le plateau étale et vert.
Trente minutes plus loin, la descente s’opère, vers des monts nouveaux. Ambérieu oblige la locomotive à changer de marche. Le voyageur, accolé dans un sens, doit permuter.
– Je suis éreinté, disait Calino ; j’ai passé ma nuit le dos à la machine.
– Fallait demander à votre vis-à-vis de sacrifier sa place.
– Impossible !… J’étais seul.
L’Anglais et le prêtre passent de mon côté, moi du leur. Le train enfile une échancrure. La montagne est presque nue, sinon très haute. On emploie, de l’Ain au Rhône, un couloir creusé par la coquette Albarine, qui meut des usines, irrigue des potagers, enrichit les gens. La voie et la route se tiennent compagnie. Elles gagnent sans effort le col insensible où un étang verdâtre, marécageux, demi-desséché, forme une plaque triste.
C’est le premier des étangs des Hôpitaux. Le second paraît sur l’autre versant, exactement semblable, formé de la retenue des pluies. Notre vitesse s’accélère. Rossillon passe, coquet, sous une butte en promontoire, surmontée d’une madone. Le Séran nous rejoint. À droite, s’écarte soudain la muraille. Les Alpes surgissent, en avant, et la Savoie nous attire, au fond.
À Virieu-le-Grand, un railway file vers Belley, un tramway chemine parallèlement. Le lac de Pugieu passe rondelet et verdelet, au pied d’un mamelon. Culoz nous arrête.
Je descends me dégourdir. Une heure de flânerie me permettra de visiter le village. En quinze minutes, j’en sais la médiocrité.
Des colporteurs étalent leur bimbeloterie, sous des toiles foraines, à l’occasion du marché. Pas d’animation. Ce peuple laborieux vaque à ses affaires, simplement. Il ne crie, ni ne s’agite. À peine sait-il que, là, près de lui, tant de gens se précipitent vers quelque rêve ou quelque sottise, tandis qu’il musarde, bavarde, goguenarde.
Je reviens vers la station. Le long de l’avenue, chemine le petit Decauville d’une carrière. Un convoi lambin est formé, où je prends place.
Il franchit le Rhône, sur un long viaduc métallique. Le Jura s’évanouit, derrière la cime ronde du Colombier. Un marécage oblige à des pilotis, à des ponceaux, qui retardent la mise en service de la seconde voie. Il semble qu’on va couler dans la vase, avec les roseaux. À Chindrieux, les travaux sont terminés. Châtillon marque de sa borne féodale, bien détachée comme une grosse taupinière, l’aval de la nappe d’émeraude, d’azur, de douceur, de tristesse.
L’abbaye de Hautecombe surgit sur l’autre rive. Des trous de souris sont béants, où je plonge, dont je sors au pied de la Chambotte, devant la baie de Grésine, que rétrécit une digue. Après le rayon en S de la double courbe, tout le nord du lac se déroule, avec le bassin de Port-Puer et le Grand-Port.
Oh ! Lamartine, elle n’est pas revenue s’asseoir, sur cette pierre, où tu la vis s’asseoir. Poète, si le flot gémit encore, c’est contre un remblai de chemin de fer, et si le roseau soupire toujours, c’est de voir le train mettre en fuite les grenouilles craintives. Aix-les-Bains, dix minutes d’arrêt, changement de voiture pour la direction d’Annecy et la Roche-sur-Foron !…
Patience, je ne partirai que demain, monsieur l’homme d’équipe qui fait le héraut. J’aime la petite ville, aux avenues touffues, aux établissements de luxe, Cercle et Villa des Fleurs, vivant côte à côte des formidables cagnottes, mais aussi de leurs charmilles.
Quoique tout y trempe céans dans une lessive diluvienne, l’orchestre de la Villa répète, dès le matin. À dix heures, on lui adjoint solis et chœurs. À midi, les déjeuners en sont bercés. Le concert d’après-midi émigre au kiosque principal. On dîne, pareillement tzigané. Tout ça console des ondées.
Les Romains avaient marqué ici leur empreinte ; la ville moderne, oublieuse de Lucius Pompeius Campanus, indifférente au barde démodé, poursuit son destin d’amuser. À la « pension Chabert », un balneum antique fut découvert, où logea l’auteur de Raphaël.
– Voulez-vous voir le vaporium ?… Il était installé en bas dans la cave.
– Voulez-vous vendanger la treille de Julie ?… Elle mûrit toujours, sous la fenêtre à laquelle veillait l’amante.
– Non pas, je préfère connaître depuis combien de temps s’abat neuf, aux doigts du banquier, dans la salle du baccara.
On vient de révoquer un commissaire spécial, qui rançonnait la Fortune, et de recommander à son successeur de mieux surveiller les anarchistes. Les têtes couronnées sont souvent des têtes folles, qu’il faut défendre contre leurs propres imprudences. Le roi des Grecs est arrivé hier, sans tralala, incognito. Salut à Cosmopolis !…
Soudain, les nuages s’écartent, poussés par une main invisible. Entre la Croix-de-Nivolet et le Mont-de-l’Épine, les neiges du Grésivaudan s’illuminent et rougissent un instant, tel un front de vierge surprise en son voile. Aix rentre dans les vastes hôtels dont sonnent les cloches nourricières.
– Soupez-vous avec moi ? J’arrive tout droit de Paris, via Saint-Amour.
– Impossible, cher, car je danse tantôt le menuet de Manon.
Et la ballerine, aux yeux noirs d’Italienne, s’éloigne de sa démarche souple. Elle relève sa robe blanche, saupoudrée de taches grises. Elle pose de petits pieds, chaussés de souliers décolletés, sur le macadam dilué. Un lourd omnibus d’hôtel passe au même moment, qui l’éclabousse.
Plus prudents que vous, ma mie, les oiseaux se sont couchés, ce soir, sans mouiller leurs jolies pattes.
Je me suis endormi, bercé par les flonflons du Petit-Casino et des Folies-Aixoises, concerts « à l’instar des Ambassadeurs et de la Scala ». Au réveil, le temps s’est complètement nettoyé. Au-delà du lac, par-dessus la colline de Tresserve, la Dent-du-Chat, chicot étrange, se découpe à merveille. Le Revard, du côté de l’orient, est en pleine franchise. Profitons-en. Inutile de m’attarder. Je reviendrai d’Aix à Aix, après avoir parcouru les Alpes. En ce moment, il y a trop de fêtards, pour bien goûter le paysage.
En gare, sous le hall, stationnent cinq longues voitures, reliées entre elles, percées d’étroites fenêtres cellulaires, timbrées d’une seule inscription : « Compagnie Générale Transatlantique ».
– Qu’est ceci ? demandai-je.
– C’est le train d’émigration.
– Puis-je visiter ?…
– Dépêchez-vous. Il n’y a que trois minutes d’arrêt, pour la locomotive.
Et défense, de descendre avant les quais du Havre. Tassé dedans, en loques, le bétail humain couche pêle-mêle, femmes, enfants, hommes. Un fournisseur tient comptoir de pain sans sel, de mortadella, de parmesan, de rizzoto et de vin noir. Ainsi, le convoi, portières closes, traverse les Alpes, la Savoie, la Bourgogne, Paris, la France entière, sans permettre aux tristes voyageurs de rien toucher, de rien demander, de rien apprendre, car ils se raviseraient peut-être.
– Je croyais qu’on interdisait maintenant ces façons négrières ?
– Aussi le tram ne circule-t-il plus que trois fois par semaine.
Quelques-uns reviendront, avec pécule, dans un an ou deux. C’est une industrie compliquée de fraude et de mendicité. L’autre fois, le consul italien de Hambourg vérifia les demandes de rapatriement. Sur plusieurs centaines de postulants, pas un n’avait moins de trois cents francs d’économie.
Je n’en regarde pas moins avec mélancolie s’en aller cette prison ambulante, tandis qu’on nous aiguille vers Annecy, en un « omnibus » lambin, mais confortable.
Tracée du Rhône au Rhône, cette ligne de Valence à Genève par Grenoble, Chambéry, les deux Savoie, est une surprise et une audace, sinon un raccourci.
Nous remontons le vallon du Sierroz. J’y reconnais, après un pont, le défilé de la jolie rivière, sous les noisetiers. La petite chaloupe à pétrole commence son service, et la vieille roue du moulin est un joujou. Cependant, nous longeons la Deisse, dans la pureté du matin.
La montagne de Corsuet masque le lac, se festonne en prés, s’étage en vignes. Albens doublé, Saint-hélix se cache. Là-bas, en 1802, – le siècle avait deux ans – naquit Dupanloup parmi les forgerons dont résonne le labeur. Son cœur est enfermé dans l’église, derrière une plaque de marbre. Sans doute apprit-il ici à battre le fer, lorsqu’il est rouge. Aussi la Papauté faillit-elle, un beau jour, être prise entre Veuillot et lui, comme entre l’enclume et le marteau.
À présent, dominant les coteaux de Saint-Sylvestre, paraissent le Semnoz et la Tournette.
Au confluent du Chéran et de la Néphaz, Rumilly fut capitale de l’Albanais. Louis XIII, en 1630, lui consacra ses meilleures troupes. Annecy et Chambéry avaient capitulé. On l’annonça aux gas du bourg. Têtus et retranchés, ils répondirent : « Qu’importe ! »
E capoë !… Ils ne cédèrent pas davantage, en 1690, à une seconde armée française, ni en 1742, à une attaque espagnole. Ainsi s’affirment les énergies, à l’école du patois. On me cite, comme illustrations locales : un cardinal Maillard de Tournon, qui fut patriarche d’Antioche ; un chevalier de Motz de Lallée, qui fut général chez Hyder-Ali, roi des Mahrattes ; un major Rubellin, qui s’enferma dans Auxonne et le garda à Napoléon ; un missionnaire enfin, Mgr Truffey, vicaire apostolique des Deux Guinées. Pour le moment, au passage à niveau, une cohue s’amuse, près d’un orchestre improvisé.
Nous ne dérangeons même pas les danses. Le député de la circonscription descend. Les voituriers crient :
– Val-du-Fier, voyages circulaires, par ici !…
Je regarde poindre l’ancienne Visitation, la caserne, la tour carrée, l’Hôtel de Ville. Le Chéran coule encaissé, sous l’orbe d’une arche pavoisée de petites oriflammes. Soudain, à un brusque détour, un gouffre se creuse, d’une sauvagerie étonnante, au milieu des herbages et des fermes.
Entre deux murs à pic grondent les vagues vertes, ou glauques, ou blanches. Des arbres y penchent leurs panaches, des graminées y retombent en draperies fraîches, des oiseaux aux larges ailes y bâtissent leur nid. Ainsi le Fier s’offre, s’éloigne, se rapproche, se joue sous ses falaises.
Des maisonnettes meunières se sont casées, défient les crues, inquiètent et empiètent sur cette rigole. En plein granit, route et railway la franchissent de concert, sur des ponts très amusants. On ne la soupçonnerait guère, à voir la campagne incurvée entre les monts, cultivée avec goût, quasi normande.
Cependant les villages deviennent plus rares, avec des castels. Dans le clocher de Marcellaz fut cloué au mur le crâne du sire de Montfalcon de Rogles, pendu pour avoir occis un curé qui défendait la vertu d’une jolie fille. Les viaducs, tantôt de pierres, tantôt métalliques, se multiplient. Je saute d’une portière à l’autre, comme le train de rive à rive. Enfin la rivière fantastique se bat en une crevasse, et nous filons sous des tunnels.
L’ancienne halte, désormais munie d’une salle d’attente, porte, avec celui de Lovagny, le nom de « la gorge » que les aquarelles d’Hugo d’Alési reproduisent, et que, lors d’un voyage antérieur, j’avais été condamné à admirer sur photographie, en raison d’une crue effroyable. Je me la rappelle, en remontant la sente ombragée, le long de la voie ferrée, vers la paroi que couronnent le donjon et la tour du castel de Montrottier.
Défendu par la « Fosse-du-Fier », lit primitif, il domine le mur calcaire, où toute la colère du torrent passe maintenant, sur une longueur de 250 mètres, à une profondeur de 90 mètres dans un couloir qui parfois n’en a pas quatre de large.
(Photographie du Syndicat d’initiative de la Savoie.)
– Je me souviens, Monsieur ; le Fier, en ces moments-là, monte de cinq ou six mètres à l’heure, quitte à baisser ensuite avec le même empressement.
En cet automne 1896, il poussa la rage jusqu’à arracher l’étroit balcon de fer. On l’a rétabli. Moyennant un franc d’entrée, prix classique, les dames élégantes pénètrent dans le vertige, sans salir leurs escarpins, car, depuis 1869, l’architecte Marins Vallin y cramponna sa galerie foraine. Même avant le Trient et le Gorner, elle a sa grandeur.
Au fond, le torrent bouillonne, caracole, forme des remous, crache des embruns. Très haute, très étroite, la tranchée restreint la vision à une bande de ciel bleu, qui a l’air découpée dans du papier gris. Le hameau s’est bâti, sans s’occuper de cette folle ornière, que deux ponceaux enjambent, l’un pour la route, l’autre pour le chemin de fer. Aussitôt après, elle s’évase en « une mer de rochers ». Puis le Fier s’en va, toujours furieux, toujours grondant, sous un bloc erratique, à peine équilibré.
Monterai-je à ce château du XIVe siècle, amusant aux yeux, bien encadré de verdures ?…
Une des tours est le « le Pavillon des Religieuses ». Dans le Grand-Donjon il y a « la chambre de l’alchimiste et la prison de la Pucelle ». Le logis comprend « la salle des Chevaliers ». C’est aménagé, catalogué, illustré. Non, je reviens à mon « bois du Poète », où chantent les oiseaux.
On a construit, à l’entrée, des guinguettes, dont les gargotiers se concurrencent âprement. La plus cotée, celle du fermier, vend les tickets, des cartes postales, le bric-à-brac des souvenirs habituels. Je préfère l’autre bicoque plus modeste, en amont, là où le Fier s’abat, par une cascade sonore.
Le déjeuner n’est pas mauvais, servi sous une tonnelle. Devant soi, on a les cimes lointaines. À dix minutes, on a la halte. À discrétion, on a le vin. C’est un cru clair, sentant la pierre à fusil, comme nous n’en buvons, ni à Suresnes, ni à Joinville-le-Pont.
La Savoie possède des vignes, dont la récolte serait abondante, si le soleil les caressait davantage.
Mais l’astre reste capricieux. Il brille céans, parmi les nuages aux ventres roses. Le retrouverai-je là-bas, sur les crêtes et dans les vallées ?
Seule, la clameur du gouffre répond aux appels du restaurateur, qui se donne l’illusion du surmenage. Je perçois le bruit sec, régulier, d’un merlin de cantonnier. Masqué comme un chauffeur d’automobile, il casse des cailloux, près le pont des Liasses, pour écorcher les belles bottines des dames d’Aix et crever les pneus des bicyclistes.
Cinq minutes de train vous transportent à Annecy, par des viaducs, des tunnels, des bois aux reflets bronzés. Moins à l’étroit, le Fier nourrit des truites et débite des planches. Les cimes se sont rangées autour du cirque. Combien de touristes daignent pousser jusqu’à cette petite ville innocemment exquise, que je veux aborder par un détour meilleur !…
Plus de lourds omnibus menant au bateau de Doussard. Depuis juin 1901, le chemin de fer dessert directement Albertville. J’y monte.
Une courbe, à travers prés, coupe le canal du Thiou, puis des ruisseaux bordés d’oseraies, avant de pénétrer sous le Crêt-du-Maure, premier échelon du Semnoz. Nous en sortons à la Puya. Chaque année, à la Pentecôte, les pompiers d’Annecy y viennent à « la vogue ». Nous sommes en plein sur le lac.
Il est d’un vert bleu, ceint de monts silvestres, dans toute sa splendeur, dans toute sa largeur, de trois kilomètres et demi sur quatorze de long. Il gela quatre fois en quatre siècles. Il couvre 2 800 hectares, moins vaste que celui du Bourget, agrémenté de villages dont les aspects varient.
À Sévrier, la maison Domenjoud rappelle la blonde Doguine et la brune Tontine, sœurs Loyson, étoiles du Paris au XVIIe siècle, chantées par Regnard.
Puis nous traversons le marécage de Saint-Jorioz, colonie romaine, cité lacustre. Un souterrain coupe le promontoire de Duingt. À La Thuile, je suis au Bout-du-Lac, près de l’embarcadère. Ici, les flots grêles battent mes pieds, le vent fait pleurer les roseaux, la course se termine devant deux auberges.
Sur la route blanche, elles forment hameau. Au sud, la rive s’abaisse, avec la vallée de l’Eau-Morte, que remonte le train, vers Doussard. À droite, le Charbon a 2 186 mètres ; à gauche la Dent-de-Cons en a 2 068. Les chicots font un décor en scie, très hautain, où des ours grognent encore, dans la forêt préhistorique.
La cabaretière me sert un potage, deux œufs sur le plat, du fromage et des confitures de coing.
Un ferry-boat siffle, arrive, évolue, rembarque, et s’en retourne. Le Mont-Blanc, bateau-express, restaurant à bord, exerce encore le ministère postal. Tandis qu’il remonte la rive, le panorama se déroule.
À la base du Semmoz, sévère, grisâtre, une première falaise, cache la combe latérale d’Entrevernes. Ce Righi de la Savoie a 1 704 mètres, avec hôtel, sans funiculaire. Sur la rive Est au contraire, les monts plantés, plaqués d’herbages, sont à pic, avec la Tournette aiguë, à 2 357 mètres. En face, tout semble se terminer par le rapprochement du Roc-de-Chaire, contre la pointe de Duingt, où le talus du railway complète l’étagère des vignes.
Les propriétaires ayant fiché des pilotis, les ceps poussent jusque sur l’eau claire. La vieille tour carlovingienne termine le château restauré. Sur cette presqu’île de romance, ses ardoises bien lavées reluisent, parmi les feuilles.
Un coup de barre nous renvoie à dextre, sur l’autre berge. Le Roc-de-Chaire y tombe d’un coup, sans transition. Une grotte affleure. Les ombres de J.-J. Rousseau et de Lamartine errent le long de ces grèves, où nos gens de lettres ont passé des vacances fécondes.
À Talloires, je note des villas, dont celle d’André Theuriet, avec une abbaye bénédictine, élevée par Ermengarde, femme de Rodolphe III, roi de Bourgogne.
À Menthon, l’ancien château vit naître saint Bernard, et on y montre sa chambre, la fenêtre par où il a fui le mariage, le granit où ses pieds sont empreints. Mais l’établissement thermal est modeste, sous la colline où dort Taine, en un mausolée à peine visible, ombragé d’ifs. L’historien, dont la veuve habite encore le logis, s’est emparé du site, comme Chateaubriand du Grand-Bé. Les Jacobins l’oublient, les passants le regardent, et son ombre peut converser avec celles des fantômes pieux, sous les charmilles où vont à petits pas quelques rhumatisants.
À Veyrier, les spéculateurs commencent à lotir le rivage. Au nord, Annecy-le-Vieux se cache, avec la fonderie dont sortit la lourde Savoyarde montmartroise. Le 3 août 1857, y décéda Eugène Sue, proscrit et désabusé. Du côté de la vallée du Fier, un tramway à vapeur relie Thones.
Quand l’Empire s’annexa Annecy-le-Jeune, son premier soin fut d’y édifier sur la grève une orgueilleuse préfecture, toute blanche, avec la tache de deux cyprès coniques et l’appui de deux pavillons domestiques. Ses fenêtres régulières contemplent le paysage de douceur et de mélancolie. J’envie le fonctionnaire installé céans. Comprend-il que la politique contemporaine ne ride guère plus la face de notre histoire que ce vent léger, passant sur la nappe transparente où les cygnes dressent leur col flexible, en point d’interrogation ?
Que manque-t-il à cette ville ?…
L’eau, où elle se mire, est saphir ou turquoise, selon l’heure. Elle se découpe en baies, en pointes, en plages. Le Jardin des Plantes avance, coquet dans sa margelle hémicirculaire, aux balustres de fer, entre les deux canaux proprets : celui de Vassé, qui finit en cul-de-sac, et celui du Thiou, qui déverse au Fier le trop-plein. L’esplanade du Champ de Mars, les hauts arbres de l’avenue d’Albigny, le monument départemental, ont la grande allure. À gauche, la place aux Bois, le portique avec escalier de Saint-Joseph, le roc du Château surtout me séduisent. Un Casino se dressera, tôt ou tard, là où les laveuses battent leur linge, agenouillées.
Si j’avais une barque, je voudrais aborder l’îlette, corbeille ou bosquet, qui sort du miroir, à cent cinquante mètres du bord, accessible seulement aux oiseaux, aux nageurs, et aux canotiers. Une statue de bronze évoque l’existence de feu Berthollet. À la pointe, la rose des vents fut sculptée dans le marbre par un moine du cru. Annecy, qui donna le jour à un grand chimiste, finira bien par devoir sa prospérité à un grand poète ou à un grand croupier.
Derrière le jardin se carre l’hôtel de ville Louis XIII, plus cossu que pittoresque. Auprès, le buste de feu Sadi Carnot rappelle qu’il fut ingénieur des ponts et chaussées, en Haute-Savoie. Contre le socle, s’assied une femme trop blanche, éployée et béante. Je passe. Voici le bijou : les vieilles prisons des ducs de Nemours, toutes petites, en un petit îlot pointu, où le courant du canal se partage, retenu par les vannes.
Le chevet de la chapelle forme proue. Mon « guide » les dit « appelées à disparaître ». Ce n’est qu’une ruine pittoresque, le Palais de l’Isle, que le président Favre illustra. Je me hâte. Erreur !… Quatre ouvriers taillent des pierres, cimentent, restaurent. Un batardeau permet de reprendre en sous-œuvre l’oratoire rongé par les infiltrations, dont le toit laisse passer la pluie, contre les murs duquel s’écaillent encore des fresques. Bravo !…
Annecy est charmant, de ce côté. Une ruelle longe l’onde lente, avec des formes flamandes. Ce couvent, c’est la Visitation, berceau de l’ordre fondé par François de Sales et Jeanne de Chantal, qui y furent ensevelis côte à côte, et dont l’autel vit abjurer Mme de Warens. Même sécularisé, le monastère figure bien. Puis je tombe dans les rues aux arcades trapues, surbaissées, qui me transportent à Morat, au sortir de Bruges.
Quel dommage d’avoir installé cette caserne là-haut, dans le château fort !… Les murs solides, les tours carrés, les toits aigus la porte Moyen Âge en sont interdites, mais le clairon y sonne clair, pour le pays, cependant qu’en face, sur la colline, tinte l’heure des offices auxquels assista J.-J. Rousseau.
On comprend l’Introduction à la vie dévote, dans cette cité si calme, si grise, si douce, près de ce lac si paisible, en ce cirque presque érémitique. La foi devait y être contemplative et pacificatrice, et s’épanouir en vocations délicates, abritées de l’orage, cachées du soleil.
Annecy, simple bourgade gallo-romaine, fut, au Xe siècle, capitale du comté de Genève, puis évêché. De 1602 à 1022, François de Sales, le doux saint, y porta la mitre. Deux ans auparavant, les troupes de Henri IV y étaient entrées, et, huit années après, celles de Louis XIII s’en emparèrent.
François de Sales et Antoine Favre, un quart de siècle avant Richelieu, y avaient créé une « académie française ». En 1703, vinrent les soldats de Louis XIV. Nous le reprîmes, en 1814, aux Autrichiens. Sa libre volonté nous l’a définitivement donné. Pouvait-il logiquement être à d’autres ?…
En fait, on croise des automobiles et se gare devant le tramway de Thônes. La flotte du lac prospère. Peu à peu s’efface le souvenir des tendresses mystiques, pendant que les rudes godillots des troupiers foulent le pavé où l’herbe ne pousse plus.
La rue Royale, rectiligne, commence à l’avenue d’Albigny, devant le théâtre. Elle compte deux cafés-concerts, les hôtels principaux, des magasins plus ou moins clairs. On n’y bâtit ni villas, ni family-house, ni rien qui retienne l’Anglais migrateur. Je pourrais y rechercher le collège chapuisien, dont le parrain fut Eustache Chapuis, conseiller de Charles-Quint.
Il est tard. Les feuilles tourbillonnent sur les gazons plus lavés. Déjà Annecy obtient sa voiture spécialisée, pour Paris. Dans dix ans, le Casino projeté sera construit sur le Champ de Mars. Comme on chante en provençal, autour des fontaines :
(L’eau qui coule est bonne à boire ; l’eau qui dort est un poison.)
Il faut marcher selon son temps. Demain, le râteau du tapis vert raflera les louis d’or, et un baccara diabolique en finira avec François de Sales, Jeanne de Chantal et la mère de Blonay.
D’Annecy à Annemasse, la ligne a son point culminant à la station d’Évires. Le pays est toujours vert, toujours fertile, toujours dominé. Les montagnes affectent de la coquetterie, et la Tournette désire être regardée. Elle se montre de face, puis de côté, de dos, un des où des sentiers dégringolent, où des coulées forment cicatrices.
Dans la chaleur du beau soleil, les villages s’étirent, fenêtres ouvertes, jolis et clairs. Les clochers ont des manières vaudoises. Ces noms en az, en oz, en ex, se retrouvent du côté de Lausanne et du Bas Valais. C’est bien la même race, qui vécut à l’entour du Léman, que la religion sépara. La voie ferrée présente donc un intérêt stratégique, reconnaissable au soin avec lequel elle fut construite.
Les terrains sont acquis pour quatre rails. Viaducs et tunnels ont au contraire le gabarit de la voie unique, de même que talus et tranchées. Je m’en amuse : on dirait un joujou de parc anglais, tant l’infrastructure est précieusement ratissée, tant l’herbe des remblais est fauchée correctement.
La petite locomotive nous y enlève sans effort, d’une marche régulière, stoppant, démarrant avec un coup de sifflet, que l’écho répercute, à travers les sommets, les gorges, les collines.
Dès Annecy, elle remonte brusquement vers le nord, et le Fier reparaît. Toutes les gares comportent la présence de douaniers, veillant aux intérêts du fisc : Brogny, Pringy, Argonnex, Charvonnex. Nous suivons à présent la Fillière, et nous atteignons Groisy-le-Plot-la-Caille.
À cinq kilomètres, croule le château de Thorens où une sacristie et une chapelle attirent les ouailles. Dans la première, en 1567, naquit l’enfant frêle qui fut saint François de Sales. Les fermes sont éparses, sur le plateau que coupe la rivière, au milieu des bosquets et des gazons.
La machine anhèle, et des excursionnistes chantent, avec un accent patoisant, qui ne manque point de couleur. Un dernier effort nous hisse à Évires. Dans une baraque, opère une scierie. Je lis : altitude, 767 mètres. Le tunnel de la Borne, long de 1 577 mètres, me précipite aussitôt sur le bassin du Léman.
Est-ce lui qui attendrit tout en bas la limite de l’horizon ?… Nenni ! C’est la vallée du Foron, vaste coulée vers laquelle évolue une boucle allongée et revirante, audacieux et long lacet, qui étage sur un seul versant trois lignes : la nôtre, la nôtre encore, et celle de Chamonix.
La forme du Salève se dessine sur Genève, avec ses deux bosses, derrière moi. Devant, j’ai le Môle. Les Voirons forment mur à gauche. Soudain, tout pivote : le Salève est devant, le Môle est derrière, les Voirons sont à droite, notre voie repasse à gauche, et un train époumonné grimpe parallèlement, parti de la Roche, dont le clocher, les maisons, la gare sont en bas.
À Saint-Laurent, nous tournons contre la chaîne. Les plaques de neige sont proches, si proches qu’on a envie de les toucher. L’Arve survient, glauque. J’ai accompli une courbe parfaite, et suis à la Roche.
Ce gros bourg de 3 318 habitants, mi-perché sur le Foron, paraît au pied de la Pointe d’Andey. Des ruines marquent l’emplacement d’un château du XIIe siècle. La population, solidement française, s’agglomère contre le mamelon, autour d’un clocher pointu et d’un donjon tapissé d’arbustes, au bord du ravin qui la sépare de la colline Saint-Sixt.
Au IXe siècle, les comtes de Genève y possédèrent un rendez-vous cynégétique, qui devint le castel où la comtesse Béatrix tint un siège. La tour lui est postérieure. Ce roc justifie le nom du pays.
Devant la gare, se pose une grosse ferme rouge et blanche, à porche cossu, à échauguettes, rectangulaire.
Ici finissait autrefois le transport rapide – ô combien omnibus !… – vers le mont Blanc, et vous reprenait la berline. Le railway fut poussé jusqu’à Cluses, puis jusqu’à Saint-Gervais, enfin jusqu’à Chamonix. Je laisse mon train suivre son destin vers le Léman. Une minute, j’espère entrevoir ses eaux bleues, tout là-bas, contre le rempart rectiligne du Jura. Ce n’est que la banlieue de Genève, dont une brume monte, à mesure que le soleil baisse vers la Faucille, vers l’Occident.
Les grandes ombres s’élargissent, de la montagne dans le vallon. Un viaduc domine un joli crochet de route, encadré de verdures, encadrant le tableau. Puis passe un tunnel, d’où nous dévalons à l’Arve.
Des pins furent semés, à travers des éboulis. Les collines portent des châteaux. À Saint-Pierre-de-Rumilly, un court arrêt laisse monter des paysans. À présent, nous sommes dans le fond, près du vaste torrent où mugit la colère de toutes les neiges fondues, fortement corseté de digues. Malgré elles, les tourbillons se créent des issues et rejettent du limon.
Mais une ville montre ses maisons, dont certaines ont tournure ancienne. Un pont métallique enjambe. On est à Bonneville, localité paisible, sans histoire et sous-préfectorale.
Au-dessus, le Môle s’isole des grandes Alpes, cultivé très haut, belvédère ou sanatorium.
Je distingue une vaste bâtisse barbouillée de vert, un boulevard vers la ville, un pont de pierre, une avenue riveraine, enfin une coquette propriété sur colline.
L’ex-capitale du Faucigny a moins d’habitants que la Roche-sur-Foron, simple canton. L’annexion lui laisse les franchises que spécifia le traité de 1815. On n’y perçoit pas de droits de douane, ni ne doit y entretenir de troupes. Néanmoins un demi-bataillon réside à Thonon, et Bonneville compte bientôt en avoir l’autre moitié.
Bonneville a aussi une foire, qui se tient précisément. On y vend des animaux, y arrache des dents, y entend chanter la complainte de Fualdès devant une toile où sont brossées les scènes du meurtre. Une affluence relative circule sur la place, dans l’ombre des gros marronniers, qui abritent également le terminus du tramway d’Annemasse. Ces trams circulent, à forte vitesse, le long des routes poudreuses. L’originalité est d’apprendre qu’ils sont exploités par une Compagnie Économique du Nord.
La ville néanmoins a beaucoup perdu. Si j’en crois mon hôtelier, ses aïeux y ont gagné leur fortune, dans la maison curieuse, à l’enseigne de la Couronne, ex-couvent de Barnabites, dont l’ex-chapelle sert de remise. Au temps des diligences, c’était la principale étape, de Genève à Chamonix.
– J’ai en les enfants de Louis-Philippe, me dit-il, et le prince Jérôme Napoléon, et des landlords, et des marquis.
De tant de gloire, il porte le deuil. Son pas résonne, lugubre, sur les dalles des larges corridors. Il semble l’âme errante d’un passé défunt. Toutefois ses chambres sont propres, leurs fenêtres ouvrent vers la campagne, et la cuisine reste excellente.
– Vous voyez, me dit-il, nos quatre salles à manger. Eh bien, une Altesse y déjeuna avec les cochers, faute de place. Maintenant, on file en wagon direct. Oh ! ce sénateur !…
Le sénateur obtint le chemin de fer. Il a son buste, sous les charmilles, au bord de l’Arve. En face, une stèle nue commémore les combattants de 1870-71. Sur l’autre rive, la statue du roi Charles-Félix coiffe une colonne, dont la grille sert de séchoir aux lavandières. Mon interlocuteur les regarde secouer leur linge dans l’eau rapide, et conclut :
– Tout ça n’est encore pas le plus triste, Monsieur. J’étais ici, le matin du 12 juillet 1892. Comme ce soir, il n’y avait pas eu de pluie, ni d’orage ; pourtant la rivière était énorme, et elle grondait, et elle roulait des arbres, des boues, des planches, des meubles meurtris, des poutres arrachées. Personne ne savait, n’y comprenait rien. C’est moi qui ai reconnu Saint-Gervais, à un morceau du Grand-Hôtel. Une heure après, on télégraphiait de Sallanches la catastrophe.
Disparaître en un cyclone, ô Bonnevillois, cela vaut peut-être encore mieux que de s’endormir à jamais, d’un sommeil sans rêve, aux abois des chiens qui hurlent à la lune.
S’il contrarie les maîtres de postes, le railway transporte en Faucigny sans interrompre la fenaison : les gerbes s’entassent et parfument l’atmosphère, alourdie par un soleil cachottier.
Un torrent est à sec, un autre fonctionne, une rivière débouche d’une coupure. Canalisé partiellement, c’est le Giffre. Les rails du tramway rejoignent ici les nôtres, faisant de Marignier une gare commune.
Les montagnes se redressent, balafrées de ravines brutales, parfois tachetées de neige. À droite, monte la route de Bonneville à Brizon, puis celle de Cluses à Nancy-sur-Cluses. À gauche, serpente celle de Cluses à Taninges. Cluses enfin a bel aspect, ressuscitée en un coquet damier.
L’église provient d’un couvent de Cordeliers, réédifié en 1702, dans quoi s’est logée la mairie. L’école d’horlogerie, face à la gare, est banale. Au passage à niveau, je remarque des logis solides, un coin de place ombragée, le dessin d’un gros bourg, mi-paysan et mi-ouvrier.