Au service du Roy - Yvon Marquis - E-Book

Au service du Roy E-Book

Yvon Marquis

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Beschreibung

Retour sur la vie de l'amiral Pierre de Vaugiraud.

L’amiral Pierre de Vaugiraud est une figure emblématique parmi tous les héros qui ont porté haut les couleurs de la Vendée. À lui seul, il illustre toutes les qualités et tous les défauts qui font la singularité des Vendéens : esprit d’aventure, fidélité à ses convictions, courage, mais aussi entêtement, voire obstination.
Pierre de Vaugiraud effectua une brillante carrière dans la Marine royale sous Louis XV et Louis XVI ; il fut de toutes les grandes batailles navales qui ont jalonné la guerre de Sept Ans et celle d’indépendance des États-Unis. À la Révolution, fidèle à ses convictions royalistes, il s’engagea dans la contre-révolution en prenant une part active au soulèvement vendéen ; plus tard, il déclina les offres d’engagement de Napoléon. Sa fidélité ne fut récompensée qu’au soir de sa vie, sous Louis XVIII.
Sa force de caractère et sa droiture l’entraînèrent aussi bien à accomplir les actes d’une bravoure hors du commun, qui firent sa renommée en tant qu’officier de marine, qu’à s’engager dans des causes perdues qui lui coûtèrent carrière et fortune.
Si l’Histoire, avide de figures spectaculaires, n’a pas retenu son nom, Pierre de Vaugiraud n’en mérite pas moins de figurer aux toutes premières places dans le panthéon des Vendéens célèbres qui ont contribué à forger la renommée des gens de ce pays.

Un roman historique qui rend justice à l'amiral Pierre de Vaugiraud, héros oublié qui a contribué à la révolution vendéenne.

EXTRAIT

Dans la cour pavée de la demeure des Vaugiraud, l’attelage de Pierre-Marie stationnait au pied du perron. C’était une simple carriole à deux bancs à l’essieu avant pivotant, ce qui la rendait très maniable, attelée d’un bel alezan aux pieds robustes. Sur son siège surélevé, le cocher faisait promener la lanière de son fouet sur la croupe du cheval, attendant le bon plaisir de son jeune passager. À son côté, sur le siège, reposait une sacoche qui contenait une paire de pistolets. Au bas du marchepied, un garde armé d’un mousquet, le sabre au ceinturon, patientait également en observant les deux personnages qui se tenaient dans l’embrasure de la porte d’entrée. Une malle de bois au couvercle bombé, sanglée de cuir et portant le monogramme des Vaugiraud marqué au fer rouge, était déjà arrimée à l’arrière du véhicule.
Le chevalier avait opté pour ce modeste équipage plutôt que pour une lourde berline, dans l’idée qu’il serait moins susceptible d’attirer les malandrins et détrousseurs qui infestaient les routes de France.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Yvon Marquis rend enfin justice Pierre de Vaugiraud en nous entraînant dans les aventures de ce héros de la Contre-révolution. - Vendéens et Chouans

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yvon MarquisAu service du Roy paru aux éditions La Geste, a reçu le prix 2016 de la Société des écrivains de Vendée. Il réside actuellement à Lanzac, dans le Lot.

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Au service du Roy

Un amiral sablais dans les guerres de Vendée

www.gesteditions.com

©Gesteéditions – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Yvon MarquisAu service du Roy

Un amiral sablais dans les guerres de Vendée

À tous les Vendéens

qui ont couru les océans et les continents.

« Où le caractère n’est pas grand,

il n’y a pas de grand homme,

il n’y a même pas de grand artiste

ou de grand homme d’action […].

Peu nous importe le succès.

Il s’agit d’être grand, et non de le paraître. »

Romain Rolland,

Vie de Beethoven (préface).

PROLOGUE

Le « siècle des Lumières », qui s’étendit de la mort de Louis xiv en 1715 à celle, politique, de Napoléon en 1815, fut ainsi appelé en raison du foisonnement d’idées nouvelles qui jalonna son cours. Tous les aspects de la pensée humaine furent saisis par le même mouvement progressiste qui allait faire passer la vieille Europe de l’Ancien Régime au monde moderne.

En littérature, Montesquieu, Voltaire, Diderot ouvrirent des brèches dans l’obscurantisme des idées. Des savants comme Bernoulli, Laplace, Volta ou Lavoisier, et bien d’autres encore, posaient les fondements de la science actuelle. En musique et peinture, le classicisme céda le pas à des formes nouvelles d’expression.

Cependant ce bouillonnement intellectuel ne touchait que la frange lettrée de la population et ne représentait, en quelque sorte, que le bon côté des choses. Car, du point de vue du petit peuple, il en allait tout autrement.

À cette époque, sur le plan climatique, l’Europe se trouvait au cœur d’un « petit âge glaciaire ». Dans le siècle, elle eut à subir pas moins de 16 hivers extrêmement rigoureux, auprès desquels ceux des cent dernières années font figure de doux printemps. En 1708, le froid fit geler étangs et ruisseaux en moins de quatre heures et la débâcle charria des morceaux de glace d’un mètre d’épaisseur. En 1736, de fortes gelées en juin et juillet anéantirent les promesses de récolte. 1788 fut surnommée « l’année du grand verglas ».

Chacun de ces hivers engendrait une grande disette pour au moins l’année suivante, jetait sur les chemins voleurs et maraudeurs à l’affût du peu de bétail et de récoltes ayant été épargnés, et alimentait une folle spéculation sur les produits agricoles.

À ces malheurs récurrents, il faut ajouter les épizooties qui ravagèrent les bovins dans toute l’Europe occidentale de façon cyclique, environ tous les vingt-cinq ans, chacune pouvant s’étaler sur plusieurs années d’affilée. Celle de 1714 dura sept ans et celle de 1740, encore plus terrible, dix ans. La France ne fut, bien sûr, pas épargnée et certaines provinces vivant principalement du bétail, comme le Nivernais ou le Morvan, furent ainsi dévastées.

Ainsi, pendant des décennies, le pays ne connut presque pas de répit, ne sortant d’une calamité que pour tomber dans une autre. Alors, si l’on admet que les philosophes ont jeté les bases de la mutation politique que fut la Révolution, il faut aussi envisager que ce ne sont pas les écrits de Voltaire qui ont poussé sur le pavé les émeutiers de juillet 1789, mais, bien plus, la grande misère des petites gens.

La situation intérieure de la France était d’autant plus grave que Louis xiv avait laissé à son successeur un pays en ruines, épuisé par les guerres incessantes de son règne. Aux conflits continentaux s’était ajoutée la compétition acharnée entre la France et la Grande-Bretagne pour la possession des immenses territoires de l’Amérique du Nord. Cette lutte pour la domination coloniale, aux enjeux primordiaux, exigeait d’énormes moyens en or, en hommes et en navires.

Plus au sud, le commerce triangulaire Europe-Afrique-Amérique de la traite négrière était alors à son apogée. Les navires marchands qui revenaient des Antilles ou du Brésil chargés de marchandises de valeur excitaient la convoitise des pirates. Leur protection et celle des comptoirs des Caraïbes mobilisaient de nombreux navires de guerre de la Marine royale. De leur côté, les négociants et les Grands du Royaume finançaient une intense guerre de course, autant pour tirer de considérables bénéfices des prises de leurs corsaires que pour assurer la sécurité de leurs convois.

Or, autant Louis xiv avait accordé à sa Marine un soin attentif, autant Louis xv, qui ne découvrit la mer qu’à 39 ans en 1749, était peu au fait des questions navales. De plus, à l’encontre de son aïeul, dont la politique était jugée trop agressive, il privilégiait envers la Grande-Bretagne une politique de paix. Le budget de la Marine demeura donc, pendant des décennies, à un niveau très bas.

En 1721, la flotte ne comptait que 31 vaisseaux en état de naviguer, soit à peine plus que soixante ans plus tôt. Beaucoup de navires restaient à quai, l’herbe poussait entre les pavés des arsenaux désertés. Le Foudroyant, seul trois-ponts lancé à cette époque, en 1724, pourrit à l’ancre avant d’être rayé des cadres en 1742, sans avoir participé à aucune campagne. Quant au Royal Louis, de 124 canons, il brûla sur sa cale de construction en 1742, et on décida d’en rester là. Ce n’est qu’à partir de 1729, face à la montée en puissance de la Grande-Bretagne, qu’on commença timidement de nouvelles mises en chantier.

À l’opposé de cette déshérence, la Grande-Bretagne, faute de posséder une armée puissante qui était d’ailleurs mobilisée en grande partie aux Amériques, faisait porter tous ses efforts sur sa déjà fameuse Royal Navy. En 1744, la flotte anglaise comptait 120 vaisseaux de ligne, alors que les effectifs français ne s’élevaient sur le papier qu’à 51 unités dont 38 seulement opérationnelles. Les vaisseaux anglais passaient en moyenne 60% de leur temps en mer, contre 15 % pour les Français. La discipline de fer à bord et l’entraînement incessant des équipages faisaient des navires anglais de redoutables machines de combat. La cadence de tir de leurs canonniers était de deux à trois fois supérieure à ce que l’on pouvait constater sur les vaisseaux français, ce qui veut dire que, à armement égal, un vaisseau anglais avait une puissance de feu de deux à trois fois supérieure.

Forte de cette suprématie, la Grande-Bretagne entama à partir de 1740 une politique de harcèlement des marines française et espagnole, dans le but d’affaiblir par tous les moyens le soutien des métropoles à leurs colonies américaines. Les incidents se multiplièrent tant sur les côtes du Nouveau Monde qu’au large, et jusqu’à proximité de nos côtes.

Alors que les deux pays étaient officiellement en paix, une corvette française fut saisie entre Saint-Domingue et la Martinique. En janvier 1741, une escadre de quatre navires essuya le feu de six vaisseaux anglais… faisant semblant de les avoir confondus avec des unités espagnoles. En 1742, une escadre espagnole se réfugia à Toulon après avoir été attaquée par une escadre anglaise qui n’hésita pas à faire le blocus du port. En juin de la même année, la Navy brûla cinq vaisseaux espagnols venus se réfugier dans la rade de Saint-Tropez. En juin 1742, les batteries du cap Cépet qui défendaient Toulon eurent à tirer sur deux bâtiments anglais en train de poursuivre des Français.

Ce ne sont que quelques exemples des exactions tous azimuts auxquelles se livra la marine britannique jusqu’en 1745. En réponse à l’intensification de ces attaques, le comte de Maurepas, secrétaire d’État à la Marine, publia, le 14 mai 1745, une ordonnance rendant les convois obligatoires. Malgré cela, en trois mois cette année-là, la marine anglaise réussit à capturer 300 navires français et 6 000 marins, affaiblissant un peu plus notre marine déjà exsangue. Ce harcèlement naval anglais venait en contrepoint des combats aussi acharnés qu’indécis que se livraient la France et la Grande-Bretagne pour la maîtrise des côtes nord-américaines et la possession des territoires du Canada et de Louisiane. Et c’est ainsi que, sans déclaration de guerre, on passa, entre les deux pays, de l’état de paix à l’état de belligérance.

Ces escarmouches étaient en fait prémices de la guerre de Sept Ans qui commença véritablement en 1755. Le conflit, étant donné la multiplicité des théâtres d’opérations – Europe, Amérique du Nord, Extrême-Orient – fut souvent considéré comme la première guerre mondiale.

Voici, brièvement brossé, le tableau de la France, et plus particulièrement de sa marine, qui prévalait pendant les premières années de la vie de Pierre-René-Marie de Vaugiraud de Rosnay.

Né le 27 décembre 1741 aux Sables-d’Olonne, il était le deuxième fils des trois enfants de François-René-Joseph de Vaugiraud, chevalier, seigneur de Rosnay, capitaine des Garde-Côtes, descendant de bonne noblesse angevine.

À la naissance de Pierre-Marie, Les Sables-d’Olonne, naguère premier port morutier de France, s’enfonçaient dans un lent déclin. Vingt ans plus tôt, c’étaient 80 bateaux qui, deux fois par an, en février et en août, faisaient voile vers le Grand Banc de Terre-Neuve. Les quelque 2 000 marins de la flotte habitaient à La Chaume, tandis que la plupart des patrons, armateurs et négociants étaient établis aux Sables mêmes.

La perte de Terre-Neuve, concédée aux Espagnols par le traité d’Utrecht (1713), la prise de la baie d’Hudson et de l’Acadie par les Anglais, le détournement des capitaux nantais, l’ensablement du port se combinèrent à partir de cette date pour entraîner une baisse inexorable de l’activité du port.

Les Vaugiraud, comme tous les notables des Sables, tiraient un confortable profit de la pêche. Les fermes du domaine familial fournissaient les vivres et denrées nécessaires à l’avitaillement des bateaux ; les campagnes duraient plusieurs mois et, pour les 25 à 30 hommes d’équipage par navire, cela représentait des quantités importantes. Les vignes domaniales fournissaient la piquette qui, additionnée d’eau, étanchait la soif des marins. Enfin, les marais salants que possédaient les Vaugiraud à La Chaume et ses environs produisaient le sel ; chaque morutier en embarquait quelque 50 tonnes.

La déchéance du port entraîna de facto une baisse des revenus des Vaugiraud. L’aîné des garçons, Joseph, avait pris, comme il était d’usage, le métier des armes comme page à la Grande Écurie du roi à Versailles. À l’instar de tout officier de noble naissance, il pouvait espérer faire une honorable carrière, pourvu qu’il fût brillant et sût le montrer.

Au début de l’année 1755, l’heure des choix était également venue pour Pierre-Marie, son cadet de deux ans, qui allait avoir 14 ans. Ce dernier avait très tôt montré un goût certain pour la mer et la navigation. Petit déjà, il passait son temps libre à traîner sur les quais tout proches de la demeure familiale ; il étudiait le travail des charpentiers et des calfats sur le chantier naval ; il observait l’activité des terre-neuvas, rêvant sans doute de partir un jour avec eux vers les horizons lointains. L’été, les deux frères sortaient souvent en mer à bord du petit cotre que leur père leur avait acheté. Ils tiraient des bords dans la baie, et, les jours de grand beau temps, poussaient jusqu’à Saint-Gilles ou l’île de Noirmoutier. Pierre-Marie avait tout de suite montré un don indéniable de marin, utilisant au mieux les qualités manœuvrières du petit voilier sous toutes les allures.

Le chevalier de Vaugiraud n’envisageait pas de maintenir son fils sur le domaine, lequel n’offrait pas de perspectives très séduisantes pour le jeune garçon. Ayant constaté son goût pour les choses de la mer, il décida de l’orienter vers la marine de guerre. Pour un jeune de noble extraction, une carrière dans la Marine royale était un choix tout à fait convenable.

Pierre-Marie montra un bel enthousiasme lorsque son père lui apprit sa décision. Elle rencontrait ses propres aspirations. Il fut convenu sans plus tarder de poser sa candidature à l’École des Gardes de la Marine1. Puisqu’il était de noble origine, et étant donné la pénurie des effectifs, celle-ci fut acceptée sans difficultés.

C’est ainsi que, par un matin humide de septembre 1755, nous retrouvons notre jeune héros dans la cour de la demeure familiale, sur le point de partir pour Brest, afin d’intégrer l’École qui allait faire de lui un futur officier à bord des navires de Sa Majesté le roi Louis xv.

PREMIÈRE PARTIEOfficier de Marine

1Ancêtre de l’École navale, fondée en 1830.

CHAPITRE PREMIERL’École des Gardes de la Marine

Dans la cour pavée de la demeure des Vaugiraud, l’attelage de Pierre-Marie stationnait au pied du perron. C’était une simple carriole à deux bancs à l’essieu avant pivotant, ce qui la rendait très maniable, attelée d’un bel alezan aux pieds robustes. Sur son siège surélevé, le cocher faisait promener la lanière de son fouet sur la croupe du cheval, attendant le bon plaisir de son jeune passager. À son côté, sur le siège, reposait une sacoche qui contenait une paire de pistolets. Au bas du marchepied, un garde armé d’un mousquet, le sabre au ceinturon, patientait également en observant les deux personnages qui se tenaient dans l’embrasure de la porte d’entrée. Une malle de bois au couvercle bombé, sanglée de cuir et portant le monogramme des Vaugiraud marqué au fer rouge, était déjà arrimée à l’arrière du véhicule.

Le chevalier avait opté pour ce modeste équipage plutôt que pour une lourde berline, dans l’idée qu’il serait moins susceptible d’attirer les malandrins et détrousseurs qui infestaient les routes de France.

Le père et le fils discutaient à mi-voix, un peu en retrait dans le vestibule au fond duquel les servantes sanglotaient à petit bruit. La mère de Pierre-Marie, quant à elle, s’était retirée dans ses appartements, après avoir longuement étreint son enfant en le suppliant de prendre soin de lui. Elle savait que les derniers instants avant le départ étaient une affaire d’hommes, et elle préférait pleurer seule plutôt que se donner en spectacle à la domesticité.

C’était un déchirement pour elle de voir partir son dernier fils, si jeune et déjà confronté aux périls. Mais c’était ainsi, on ne pouvait rien y faire.

François de Vaugiraud prodiguait ses ultimes recommandations à son fils. Depuis plusieurs jours déjà, il l’avait pris à l’écart dans son cabinet de travail afin de l’instruire de tout ce que sa propre existence lui avait enseigné. Et cela faisait aussi plusieurs semaines qu’il lui avait appris à charger un pistolet et à tirer correctement. Pierre-Marie était un élève doué, puisque, au terme de cet entraînement, il était capable de toucher un pantin de paille à 15 pas, ce qui était largement suffisant dans l’hypothèse d’un combat rapproché.

Le chevalier prit un coffret sur une console près de lui. Il en défit les fermetures, dévoilant une paire de pistolets disposés tête-bêche dans leur écrin de velours bleu nuit. C’étaient au premier regard de très belles armes ; les chiens, les bassinets et autres pièces métalliques étaient damasquinée ; les culottes de crosse étaient habillées de laiton ; l’acier bleui des canons luisait dans l’ombre. Il en prit un et le soupesa.

— Ce sont de bons pistolets, très précis. Je les ai essayés. Ils proviennent de la manufacture de Tulle2. Ils m’ont été offerts par le comte de Maurepas lui-même lorsqu’il nous fit l’honneur de résider sous notre toit lors d’un de ses voyages à Rochefort, il y a une dizaine d’années déjà. Comme le temps passe vite ! soupira-t-il.

Redressant le torse comme pour se ressaisir, il reprit :

— Tiens, ils sont pour toi. Je te dirais bien d’en faire bon usage, mais, si c’est le cas, cela voudra dire que tu cours un danger. Que Dieu t’en préserve !

Il referma le coffret et le tendit à son fils qui le prit avec respect et le mit sous son bras.

— Merci, père, dit-il en essayant de prendre un ton ferme.

Sa voix avait à peine mué et hésitait encore parfois entre le timbre enfantin et le grave de l’adulte. Cependant, au physique, il était déjà de bonne taille ; il avait de larges épaules et une apparence robuste. L’exercice et les épreuves auxquels il allait bientôt être confronté l’endurciraient sans doute très vite.

Il portait un habit de velours bleu roi sur une chemise à jabot ; ses jambes solides habillées de bas blancs étaient chaussées de souliers vernis à boucle. Un tricorne gansé de soie achevait de lui donner l’allure d’un jeune homme de bonne famille.

Le père saisit ensuite sur la console une poire à poudre en laiton au capuchon d’argent et un sachet de coton blanc empli de balles.

— Ces bijoux sans les munitions ne te serviraient pas à grand-chose, je crois, dit-il avec un demi-sourire.

Enfin, le chevalier tira de la poche de sa veste une bourse de cuir serrée par un cordon, également de cuir, et un rouleau de papier fermé du sceau des Vaugiraud.

— Tu as là-dedans une provision de 300 livres3, ce qui devrait suffire à tes besoins pendant quelque temps. Cet or est uniquement pour ton voyage et ton argent de poche. L’école pourvoira à tout ce qui te sera nécessaire. Si toutefois tu en manques, ajouta-t-il en agitant le rouleau de papier, voici une lettre patente négociable auprès de n’importe quelle banque… Mais ce n’est pas une raison pour dilapider la fortune familiale ! ajouta-t-il en riant pour détendre l’atmosphère qui s’épaississait au fil des secondes.

Il était arrivé au terme de ses recommandations. Saisi par l’émo-tion, il décida de couper court aux effusions.

— Il est temps de partir, maintenant. Tu as une longue route à faire, dit-il en étreignant son garçon. Adieu, mon fils. Sois un homme, et fais honneur au nom des Vaugiraud.

— Je n’y manquerai pas, et je ferai en sorte que vous soyez fier de moi, père, répondit Pierre-Marie, la gorge serrée.

Une dernière accolade, et ils descendirent côte à côte les marches du perron. Un rideau s’écarta à l’étage, découvrant le pâle visage de Madame.

Pierre-Marie grimpa le marchepied et s’installa sur la rude banquette de bois.

— Germain, Francis, je vous confie un de mes biens les plus précieux. Veillez bien sur lui.

— N’ayez crainte, monsieur. Nous le protégerons comme notre propre enfant, répondit Germain, le garde, tandis que le cocher se retournait avec un signe d’assentiment, mais sans piper mot.

— Va, mon fils, que Dieu t’ait en Sa Sainte garde.

— Adieu, père. Je vous écrirai bientôt.

— Allez, Francis, ordonna le chevalier.

D’un claquement de langue, le cocher mit le cheval en mouvement.

Le père resta au bas du perron jusqu’à ce que la voiture eût franchi la porte cochère, tandis que son fils agitait le bras en signe d’adieu.

Pierre-Marie était partagé entre l’appréhension de quitter le toit familial, où il avait vécu jusqu’alors dans le confort et la sécurité, et une grande excitation face à l’aventure qui commençait. Depuis que son frère aîné était parti, il ne rêvait que de le suivre au plus vite. Et voilà que ce jour était enfin arrivé.

Rien que le voyage jusqu’à Brest serait une épopée en soi. Il faudrait bien une quinzaine de jours aux trois hommes pour parcourir les 100 lieues4 qui les séparaient de leur destination. Ce n’était pas une petite expédition compte tenu de l’état des routes ; et le risque de se faire détrousser en chemin n’était pas négligeable. Même les auberges relais n’étaient pas sûres.

Avant de ranger le coffret aux pistolets dans sa besace, Pierre-Marie prit soin de les charger, pour parer à toute éventualité.

Mais le trajet jusqu’à Nantes s’effectua sans alerte notoire. Une seule fois, à la sortie de Machecoul, ils eurent affaire à une bande de trois malandrins dépenaillés, armés de simples gourdins. L’un d’eux avait déjà saisi le mors du cheval pour le faire stopper, mais, à la vue des canons de pistolet et de mousquet qui, en un clin d’œil, hérissèrent la carriole, ils disparurent dans les fourrés sans demander leur reste. Cela mis à part, il leur fallut cinq jours pour rallier la grande ville. Le chemin était en mauvais état, détrempé par les premières pluies d’automne, jalonné de fondrières boueuses. Pour éviter de salir ses beaux habits, Pierre-Marie les avait soigneusement rangés dans sa malle ; à la place, il avait revêtu des culottes et une chemise usagées et s’était drapé dans sa cape. Plusieurs fois, il dut descendre de la carriole pour aider ses compagnons à la désembourber. Ils arrivaient alors au relais crottés jusqu’aux sourcils.

Ils franchirent la Loire à l’ouest de Nantes sur une gabare sans mât qui faisait office de passeur. C’était ce qu’ils avaient trouvé de mieux pour faire traverser le cheval et la carriole. Cela s’avéra un bon choix, car le passage fut rapide et sûr.

De leur point de débarquement, ils rejoignirent le grand axe qui relie Nantes à Brest. La route était beaucoup plus large et en bien meilleur état. De nombreux attelages, carrosses, berlines et autres chariots l’empruntaient ; ils rencontraient aussi beaucoup de cavaliers, nobles et négociants vaquant à leurs affaires, mais aussi courriers du roi, toujours à bride abattue. Ils traversèrent Vannes puis Lorient. Le voyage se déroulait sans encombre.

C’est entre Lorient et Quimperlé qu’ils eurent leur plus chaude alerte. Cette partie du chemin était vallonnée et boisée. La nuit tombait, ils n’avaient pas trouvé où faire halte plus tôt et le prochain relais était encore à une demi-heure de route. Au sortir d’un tournant, une bande de sept ou huit ruffians leur barrait le chemin, à 15 pas devant eux. Germain émit un petit sifflement d’avertissement. Francis fit stopper le cheval et tous les trois apprêtèrent leurs armes.

— À mon signal, nous faisons tous feu sans semonce, puis, monsieur, vous vous mettrez à couvert derrière moi pour recharger les pistolets pendant que Francis et moi on s’occupe d’eux. Prêts ? Feu !

La décharge simultanée des cinq armes fut d’une redoutable efficacité, puisque trois des assaillants s’affaissèrent et deux autres furent blessés, l’un au bras, l’autre au flanc. Les bandits ripostèrent, mais ils avaient été pris de court par la rapidité de l’action, et leur tir manqua de précision. Les deux valides se précipitèrent néanmoins vers la carriole, mais, là encore, ils furent surpris : Francis avait sauté à bas de son siège muni d’un solide gourdin dont il faisait des moulinets et avançait vers eux au pas de charge. L’un fut touché à la tête, l’autre à la cuisse. Ils rompirent aussitôt l’assaut et refluèrent en clopinant. En quelques instants, les quatre rescapés avaient disparu dans la forêt, abandonnant leurs complices morts sur la route.

— Monsieur, ça va ? s’inquiéta aussitôt Germain. Sa voix était calme, sans trace d’émotion.

— Ouuui, répondit Pierre-Marie, sur un ton un peu hésitant.

— Je vous félicite, monsieur. Vous avez été très courageux. Allez, on recharge les armes, et on reprend la route. Ne traînons pas. Il nous faut arriver avant la nuit. Francis, mets ton cheval au trot.

— Mais, et les morts, rétorqua Pierre-Marie, qu’en fait-on ?

— Rien du tout ! Leurs complices, qui sont certainement tout près d’ici à nous surveiller, reviendront sans doute les rechercher. Sinon, tant pis pour eux, ce ne sont que des racailles. Allez, en route !

Ils arrivèrent peu après au relais où ils racontèrent leur mésaventure, ce qui n’eut pas l’air de surprendre l’aubergiste.

Ce fut le seul vrai aléa de leur voyage. Passé Quimper, ils obliquèrent vers le nord et, deux jours plus tard, étaient en vue de Brest. En découvrant la rade, Pierre-Marie fut émerveillé à la vue des nombreux vaisseaux de guerre qui y stationnaient à l’ancre. Il se disait que, bientôt, il foulerait le pont d’un de ces navires. Cette perspective l’excitait au plus haut point.

Ils durent demander plusieurs fois leur chemin dans la ville avant de parvenir, enfin, à la porte cochère qui marquait l’entrée de l’École des Gardes de la Marine. Elle était située dans une rue étroite, à proximité de l’entrée de la forteresse.

Tandis que Francis gardait la carriole, Germain accompagna Pierre-Marie à travers le passage voûté jusqu’à la loge du concierge. Celui-ci, un vieil homme rabougri avec une jambe de bois, était assis sur un tabouret à l’entrée de son logis, en train de fumer une longue pipe d’écume. Ils se présentèrent.

— Ah, monsieur de Vaugiraud ! On vous attendait. Soyez le bienvenu dans cet établissement. Entrez donc !

Ils se serrèrent tous les trois dans l’étroit local.

— Bien, bien, bien, voyons… Il farfouilla dans ses papiers. En extrayant une liste de noms, il cocha à la plume celui de Pierre-Marie.

— Les cours commencent dans trois jours. Vous êtes à l’heure ! Je vais vous donner un bon d’hébergement pour votre hôtel (il griffonnait tout en parlant). C’est à l’hôtel Saint-Pierre, dans la rue du même nom5, à deux pas d’ici. Je ne vais pas vous embêter maintenant avec les formalités. Vous n’aurez qu’à passer demain.En attendant le début des cours, quartier libre. Visitez la ville… Et prenez garde aux ribaudes, ajouta-t-il avec un rire égrillard, elles n’ont pas toutes que de l’amour à donner !

Ils ressortirent, et le concierge les accompagna en claudiquant jusqu’à la porte cochère.

— Fichue jambe, dit-il en tapotant sa jambe de bois avec sa béquille. Souvenir d’un boulet hollandais, en 78… La Marine, c’était fini pour moi ; c’est mon capitaine de l’époque, M. d’An-ville, qui m’a trouvé cette place de concierge. Que Dieu le bénisse !

Le vieil homme semblait en veine de confidence. Aussi, prétextant d’avoir à repartir avant le soir, Germain prit congé, non sans s’être fait expliquer le chemin à prendre pour aller à l’hôtel. C’était tout près, en effet, ils y furent en quelques minutes.

Après avoir installé Pierre-Marie, les deux hommes lui firent leurs adieux. Comme ils retiraient leur chapeau par respect, le garçon les étreignit avec effusion.

— Merci, mes amis. Vous avez été des gardiens vaillants et de bons compagnons de route. Que Dieu vous garde !

— Peuh, monsieur, rétorqua Germain, nous ne risquons rien. Deux paysans comme nous n’intéresseront personne.

— Je ne manquerai pas de conter vos mérites à mon père. De votre côté, rassurez-le, je vous prie, sur ma bonne santé.

— Cela sera fait, monsieur. Prenez bien garde à vous. Que Dieu vous préserve du sort de ce bon concierge ! Adieu, monsieur.

Pierre-Marie regarda s’éloigner la carriole dans le flux d’atte-lages en tous genres qui encombrait la rue. Il avait la gorge nouée et les larmes lui montaient aux yeux, car, cette fois-ci, il était vraiment seul, abandonné à lui-même. Puis son insouciance naturelle reprit le dessus et, ayant contemplé quelques instants le spectacle prodigieux de la ville, tout nouveau pour lui, il pivota sur lui-même comme pour tourner le dos à son enfance et rentra dans l’hôtel.

L’instruction des élèves de l’École se répartissait entre les cours d’instruction générale et les exercices pratiques. L’enseignement des matières fondamentales était dispensé par des jésuites, l’apprentissage des techniques par des maîtres expérimentés en chaque discipline.

Leur journée commençait par la messe, qu’ils entendaient à 6 heures. Puis, après le petit-déjeuner pour lequel ils disposaient d’une heure, ils étaient instruits en différentes sciences jugées indispensables, soit par elles-mêmes, soit par l’application qu’elles pouvaient avoir dans l’art de naviguer ou de faire la guerre maritime. En premier lieu, venaient les mathématiques.

L’arithmétique et la géométrie constituaient les fondamentaux dont se serviraient les maîtres qui auraient par ailleurs à enseigner la navigation, la manœuvre, la construction navale, la fortification, la levée de plans et la théorie du canonnage.

Ensuite venaient le dessin, l’écriture, l’astronomie, la mécanique.

En dépit de leur sévérité légendaire, les pères jésuites avaient bien du mal à maintenir un semblant de discipline pendant ces classes. À part quelques-uns, dont faisait partie Pierre-Marie, la grande majorité des élèves considérait cet enseignement comme superflu, estimant que leur habileté à l’épée et leur naissance suffiraient largement à leur faire gravir les échelons de la hiérarchie. En cela, ils justifiaient pleinement la réputation d’indiscipline, d’arrogance, de peu d’assiduité aux cours, mais aussi de courage, qui les suivait ensuite partout.

L’après-midi était consacré aux exercices pratiques, soit en salle sur maquettes, soit sur le terrain. Les maquettes servaient à l’étude de la construction des vaisseaux et de leur structure intérieure, à l’examen du fonctionnement des différentes machines en usage dans les ports ou à bord (pompes, palans, machines à mâter), à l’analyse de modèles de fortifications. À quai au port, un vaisseau désaffecté était utilisé pour former les élèves au gréement et aux agrès et à la façon d’agréer un navire ; ils étaient aussi censés y apprendre l’usage de tous les cordages et manœuvres, ce qui leur serait indispensable s’ils voulaient un jour commander un navire. Plus rarement, ils allaient à l’arsenal s’entraîner au canon.

Presque tous les jours, les élèves s’exerçaient au mousquet, à l’escrime et à la danse.

Les élèves de petite noblesse, comme Pierre-Marie, qui ne pouvaient pas compter que sur leur nom pour gagner un jour des galons, devaient compenser ce handicap par leur assiduité. C’étaient les plus attentifs et les plus travailleurs. Ils avaient vite été repérés par leurs maîtres qui leur dispensaient des cours particuliers en supplément pour leur permettre d’approfondir leurs connaissances. Cela ajoutait encore à l’ostracisme de classe dont ils étaient déjà l’objet.

Pierre-Marie n’avait que quelques bons camarades, au nombre desquels figurait Armand de Kersaint6, à qui il vouait une grande admiration. En effet, bien que plus jeune de six mois que lui, le jeune comte breton avait déjà fait campagne aux Antilles comme volontaire dans l’escadre du baron Jean-Baptiste Mac Nemara. Il était entré à l’École en même temps que Pierre-Marie pour parfaire ses connaissances. Ils avaient tous les deux de longues discussions ; Armand racontait la vie à bord d’un vaisseau de guerre, tentant de satisfaire l’insatiable curiosité de son ami.

Pierre-Marie ne prenait jamais part aux nuits de bamboche et de débauche qui constituaient l’ordinaire de ses condisciples plus fortunés. Alors que, le matin, il se présentait aux cours frais et dispos, beaucoup montraient les stigmates évidents d’une nuit agitée, les yeux bouffis ou bien ornés d’un coquard bleuissant, les cheveux en désordre et la tenue plus ou moins débraillée. Pendant les entraînements, les accidents dus au manque de sommeil ou à une ébriété mal dissipée n’étaient pas rares. Un jour, pendant un exercice en mâture, un élève rata le marchepied d’une vergue et chuta sur le pont quelques mètres plus bas. Il n’en mourut pas, mais l’École fut terminée pour lui.

Pierre-Marie passait ses jours de liberté souvent seul, parfois en compagnie d’un ou deux camarades, à visiter la ville et surtout le port, partout où l’accès lui était autorisé. Il passait des heures à scruter à la longue-vue les vaisseaux dans la rade pour essayer d’en reconnaître le type. Sur les quais, il observait le va-et-vient des marins, l’avitaillement des navires, tout ce qui pouvait compenser son impatience de naviguer. Il avait appris, dès les premiers jours à l’École, qu’il ne prendrait pas la mer avant la fin de sa première année. Il en avait été très déçu, mais c’était le règlement, et il allait devoir faire avec.

Il passait de longs moments avec le concierge unijambiste. Le vieux marin l’avait pris en amitié lorsqu’il avait constaté que le jeune homme aimait bien écouter ses histoires de combats navals. Non seulement il était intarissable et avait un indéniable talent de conteur, mais ses récits témoignaient aussi d’une vraie expérience de la guerre maritime. Il était maître d’équipage lorsque le boulet hollandais avait mis fin à sa carrière ; ce poste lui permettait d’apprécier les manœuvres des navires pendant les engagements ; il en avait tiré une certaine connaissance en stratégie navale, acquise à l’épreuve du feu.

— Vous voyez, mon jeune ami, disait-il souvent, ce que vous apprenez ici, c’est très bien, mais ce ne sera pas toujours suffisant pour gagner les batailles.

— Que faudrait-il donc en plus, alors ? demandait ingénument Pierre-Marie pour entrer dans le jeu du conteur.

— Face à l’ennemi, ce n’est pas la théorie seule qui vous donnera l’avantage ; il vous faudra être plus malin que lui, faire la manœuvre imprévue qui le prendra par surprise, déjouer ses propres calculs. Tenez, par exemple, je me souviens, c’était en 68, nous étions face à deux Hollandais, nous naviguions à contre…

Et ainsi commençait un nouveau récit. Pierre-Marie buvait les paroles du vieillard, engrangeant dans sa mémoire les finesses, les ficelles et les astuces du métier de capitaine de vaisseau de guerre. Sur la manière de tirer parti du vent, des terres, des fonds, des courants, le concierge était une mine d’informations qu’il saurait un jour mettre à profit. Et c’était bien plus amusant que les leçons du professeur d’hydrographie !

Le sérieux de sa conduite lui valut d’être bientôt considéré comme étant l’un des meilleurs élèves de sa promotion. Les railleries de ses camarades se muèrent en une forme de respect, et, à défaut d’être admis dans leurs cercles, il put jouir d’une relative tranquillité.

À la fin de l’année, il fut, comme tous les élèves de la promotion, convoqué individuellement chez le commandant de l’École. À son entrée dans le bureau, le directeur était en train de compulser son dossier. Il se tint roide en face de lui, impeccable dans son uniforme rouge qui commençait à être juste aux épaules. À la fin de son examen, le commandant referma le document et leva les yeux.

— Eh bien, monsieur de Vaugiraud, je ne vois là qu’éloges de la part de vos maîtres. Tous sont satisfaits de votre travail et de vos résultats. Je vous en félicite !

— Merci, monsieur, répondit Pierre-Marie en rougissant sous le compliment.

— Outre le fait que votre bon comportement nous comble de satisfaction, vos professeurs et moi-même, il ne sera pas sans conséquences sur votre avenir…

— Pardonnez-moi, monsieur, mais que voulez-vous dire ? interrogea Pierre-Marie avec prudence.

— Comme vous le savez, si l’acquisition des rudiments de votre futur métier exigeait que vous restiez à terre cette première année, il n’en sera pas de même l’année prochaine.

— Oui, monsieur.

— À la prochaine rentrée, beaucoup de commandants des vaisseaux de Sa Majesté viendront à cette école recruter les novices qu’ils voudront prendre à leur bord. Ils consulteront les dossiers des élèves et, sachez-le, les officiers du plus haut rang, qui auront préséance, choisiront les meilleurs d’entre vous.

— Oui, monsieur.

— À ce titre, étant l’un des meilleurs élèves de cette promotion, il y a toutes les chances que vous soyez admis au bord d’un officier d’état-major ou peut-être même d’un amiral.

— J’en suis très heureux, monsieur, dit Pierre-Marie, frémissant de bonheur.

— Ce sera le prix de votre sérieux. Encore une fois, félicitations, Vaugiraud.

— Merci, monsieur.

Le commandant prit deux rouleaux sur son bureau.

— Voici le brevet qui sanctionne votre année de scolarité. Et voici une lettre d’appréciation de vos maîtres que vous remettrez à monsieur votre père. Par ailleurs, je vous prie de bien vouloir lui adresser mes compliments et mes salutations.

Pierre-Marie prit les rouleaux des deux mains en s’inclinant.

— Je n’y manquerai pas, monsieur, dit-il respectueusement.

— Bien, je vous souhaite un bon congé. Ne soyez pas en retard pour la rentrée. Cela ternirait la bonne opinion que nous avons de vous. Et reposez-vous bien, car l’année prochaine sera plus dure.

— Oui, monsieur.

— Allez, maintenant, Vaugiraud. À nous revoir bientôt, conclut le commandant, congédiant ainsi son jeune visiteur.

Pierre-Marie sortit du bureau directorial, contenant avec peine l’allégresse qui l’emplissait. Il savait que l’embarquement des élèves obéissait à un ordre de préférence, mais il était persuadé jusqu’à présent que, si la naissance n’était pas l’unique critère, elle entrait pour beaucoup dans la position sur la liste. À cet égard, il ne se faisait guère d’illusion sur le rang de l’officier qui le recruterait, sans pour autant en être affligé. Et voici qu’une tout autre référence venait de lui être dévoilée, qui, elle, lui donnait toutes les chances d’obtenir une affectation de premier choix. Cela changeait toutes ses perspectives d’avenir, de façon inattendue et inespérée.

Il fit le retour aux Sables-d’Olonne dans une berline de voyage. Les autres passagers regardaient d’un air curieux ce jeune homme vêtu d’un uniforme rouge sous une veste bleue, et qui avait, somme toute, fière allure. Lui, de son côté, souriait à la vie, heureux de son état et anticipant avec délectation les deux mois à venir.

La famille lui réserva un accueil digne de l’enfant prodigue. On s’extasia sur son beau costume, sur le fait qu’il avait forci, sur sa belle mine. Sa maman le serra fort contre elle, follement heureuse de retrouver son enfant en si bonne santé.

— Comme tu as grandi ! s’extasiait-elle en le tenant à bout de bras.

Son père, quoique plus réservé, s’épanouit en prenant connaissance de la lettre du commandant de l’École.

— C’est bien, mon fils ! Je suis très fier de toi ! Tu as fait honneur à notre nom. Je n’en doutais pas : Germain m’a conté combien tu avais été vaillant pendant ton voyage à Brest.

— Ce n’était rien, père. Juste un petit accrochage.

— Ta modestie aussi nous fait honneur. Bien, raconte-moi un peu ton année, pria-t-il son fils en l’entraînant vers son cabinet.

Pierre-Marie lui en fit le récit. Il raconta en détail la vie à l’École, les matières enseignées, les professeurs. Quand il en vint aux perspectives de promotion que lui avait laissé entendre le commandant de l’École, le chevalier exulta.

— Bravo, mon garçon. Retiens bien ceci : le travail trouve toujours sa récompense. Eh bien, si tu sais montrer ta valeur à tes supérieurs, tu tiens là l’opportunité de porter au plus haut le nom des Vaugiraud. Viens que je t’embrasse, en bon fils que tu es !

Les deux hommes s’étreignirent, heureux de cette complicité nouvelle qui venait de naître entre eux.

2. À partir du début du xviiie siècle, ce fut l’une des deux manufactures d’armes à feu destinées à la Marine royale.

3. Livre tournois, ou simplement « livre » à partir de 1720. La livre pesait 0,312 g d’or pur. Une livre de 1755 équivaudrait à environ 12 euros de 2014. 1 livre=20 sous=240 deniers. L’équivalence soulève de délicates questions en raison des besoins de l’époque et des coûts de fabrication. À titre indicatif, le salaire horaire moyen était de 1 sol 6 deniers, le salaire journalier de 1,3 L.1 kg de pain coûtait 0,25 L, un miroir de 4 m2 2450 L.

4. La lieue de Bretagne et d’Anjou valait 2 300 toises d’environ 1,80 m, soit un peu plus de 4 km.

5. Rue Saint-Pierre, actuellement rue de Siam. La Marine avait acheté cet hôtel trois ans auparavant (10 août 1752) pour y loger les élèves de l’École, jusqu’alors hébergés dans un bâtiment de l’arsenal.

6. Guy-Armand de Coëtnempren, comte de Kersaint, brillant officier de Marine, conventionnel, fut guillotiné à Paris le 4 décembre 1793 après avoir démissionné suite à la mort de Louis XVI.

CHAPITRE DEUXLa prise du Greenwich

Les cours reprirent à l’École à la mi-septembre. Un mois s’écoula sans que rien ne vînt troubler la routine des classes et des exercices de l’après-midi. Puis, à partir du début novembre, une certaine fébrilité s’empara des élèves : la rumeur courait que plusieurs vaisseaux étaient arrivés et que les embarquements allaient commencer. Pierre-Marie put vérifier le bien-fondé de ces informations le dimanche suivant en allant observer les navires en rade, comme il en avait coutume : de nouvelles unités étaient bien à l’ancre.

En effet, quelques jours après, le processus des affectations commença. Les élèves en connurent vite le schéma : à des heures variables de la journée, plusieurs d’entre eux étaient appelés au bureau du commandant ; lorsqu’ils retrouvaient leurs camarades un moment plus tard, c’était pour faire leurs adieux. Tout excités, ils annonçaient le nom du navire sur lequel ils allaient embarquer et surtout celui de son capitaine. Beaucoup de ces noms prestigieux n’évoquaient rien pour Pierre-Marie, peu au fait de la subtile hiérarchie qui régnait dans la haute noblesse. Mais les hurlements et les acclamations qui, parfois, saluaient l’annonce lui disaient assez le rang de l’officier. Seuls lui étaient connus les noms de capitaines cités par son ami Armand, ou ceux que leurs hauts faits de guerre avaient rendus célèbres. Kersaint, justement, avait été l’un des premiers appelés, et Pierre-Marie n’en avait guère été surpris.

Les effectifs des classes s’effilochaient semaine après semaine, mais Pierre-Marie n’avait toujours pas été convoqué. Passé la première quinzaine de novembre, ne restaient de la promotion qu’une quinzaine d’élèves, et Pierre-Marie les connaissait pour être parmi les plus mauvais éléments. Amer et déçu, il remâchait sa déconvenue en maudissant le directeur et ses bonnes paroles. Ah, il s’était bien fichu de lui, avec son prétendu avancement au mérite ! C’étaient bien les plus fortunés qui avaient les meilleures places, comme toujours.

Tandis qu’il ruminait de sombres pensées un après-midi gris et humide, vers la fin du mois un personnage haut en couleur faisait son entrée dans le bureau du commandant. Âgé d’une soixantaine d’années, corpulent, la perruque poudrée, il portait l’uniforme d’amiral ; sur son gilet, brillait la croix de chevalier de l’ordre de Saint Louis. Cet homme imposant, rayonnant d’autorité naturelle, avait pour nom Hubert de Brienne, comte de Conflans ; en presque cinquante ans de carrière, il avait accumulé un palmarès impressionnant ; les missions et combats auxquels il avait participé dans tout l’océan Atlantique ne se comptaient plus ; décoré dans plusieurs ordres, ex-gouverneur général de Saint-Domingue, ex-lieutenant général des armées navales, c’était un personnage considérable. Pour couronner un parcours déjà exceptionnel, le roi l’avait élevé quelques jours plus tôt, le 14 novembre, à la dignité de vice-amiral de la flotte du Ponant7. Cette distinctionfaisait de lui un des plus hauts gradés de la Marine royale, avec son alter ego, le vice-amiral de la flotte du Levant8.

Jovial, il salua le directeur en habitué des lieux.

— Ah, ça fait plaisir de se retrouver en ce vénérable établissement ! Ça me rappelle ma jeunesse !

Il ne manquait pas, à chaque visite, d’évoquer les années 1740, où il était lui-même directeur de l’École.

— Alors, mon cher commandant, m’avez-vous gardé quelques bonnes recrues ?

— Heureusement que vous m’avez fait tenir ce message, monsieur l’amiral, par lequel vous m’informiez de votre retard. Plusieurs bons élèves étaient déjà placés. Mais j’ai pu à temps vous réserver un de nos meilleurs éléments.