Autopsie du plaisir - Jean-Paul von Schramm - E-Book

Autopsie du plaisir E-Book

Jean-Paul von Schramm

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Beschreibung

Dans Anatomie du désir, Alban WERNER, jeune philosophe en manque de relations sexuelles abouties, s’était lancé à corps perdu dans des expériences amoureuses toxiques. On le retrouve ici en quête d’amours accomplies, persuadé que le sexe est le marqueur du rapport amoureux, son origine et sa finalité. Mais personne n’est à l’abri des surprises de l’amour…

À PROPOS DE L'AUTEUR

JPaul von SCHRAMM, écrivain, polarologue et empêcheur de dormir.
Après le polar artistique Sans titre et le terrifiant thriller Le ciel, le soleil et la mort, l’auteur vous propose un roman initiatique qui explore sans tabou les arcanes les plus secrets et les plus inavouables du désir.

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JPAUL von SCHRAMM

« Le plaisir est la mort et l’échec du désir. »

Jean-Paul SARTRE (L’Être et le Néant, 1943)

« La morale compose les trois quarts de la vie

et le sexe, la moitié. »

Matthew ARNOLD

« Le sexe est une des neuf raisons qui plaident

en faveur de la réincarnation. Les huit autres

sont sans importance. »

Henry MILLER 

1ère partie

1

Trois coups secs à la porte qui s’entrouvre avant qu’Alban ait prié d’entrer. Le visage de Nathalie s’inscrit dans l’entrebâillement :

⸺ Monsieur Werner, vous allez avoir de la visite ce matin !

La porte se referme aussitôt.

Nathalie, c’est l’infirmière qui s’occupe d’Alban depuis une semaine. Sèche de corps et de voix. Elle remplace Ingrid qui prenait soin de lui depuis le premier jour de son arrivée dans cette unité pour détenus psychiatriques, il y a huit mois.

Avec Ingrid, avec le temps ils s’étaient apprivoisés. Si elle avait vite senti qu’il n’était pas dangereux, elle avait mis du temps à sympathiser avec celui que son dossier décrivait comme un monstre assoiffé de sexe, celui qui, en quelques heures lors de rapports sexuels consentis, avait étranglé ses deux partenaires, une de ses élèves et sa sœur.

Elle ne l’avait jamais interrogé sur ses crimes, il avait failli à plusieurs reprises lui expliquer qu’il n’était pas le prédateur sexuel qu’elle pouvait imaginer, lui révéler quel subterfuge lui avait permis d’éviter la prison et l’avait amené là dans cette l’UHSA.

Tous deux avaient le même âge et le même décalage avec leur époque : lui, philosophe admirateur de Wittgenstein, elle, passionnée par les sixties qu’elle revivait, les déclinant en Beatles, Pop Art, Hervé Bazin et James-Hadley Chase etc…

Ils se comprenaient.

Il aimait son sourire et sa bienveillance.

Elle aimait sa culture et son humour.

Il avait fallu quelques semaines à Alban pour voir en Ingrid une femme.

Au début, sans doute à cause du traitement hormonal, il ne voyait en elle qu’une sorte de geôlière en blouse blanche, dont les cheveux d’un blond nordique tirés en arrière (comme s’ils étaient punis) illustraient sa froideur et son laconisme.

Puis l’atmosphère s’était peu à peu détendue, elle avait mis un peu de douceur dans sa façon de lui dire bonjour.

De son côté, il commençait à surnager. La castration chimique légère (qu’on appelle hypocritement ici « traitement inhibiteur de la libido ») avait été interrompue et une pause avait été décidée dans sa psychothérapie comportementale : les séances d’hypnose eriksonienne avaient été supprimées, sans qu’il sût pourquoi. Sans qu’il eût vraiment compris le concept de « conscientiser » l’acte sexuel.

Un jour -Alban se souvient très bien de ce jour, parce qu’il pleuvait des cordes et qu’il venait avec fierté de mettre un point final à son livre-, ce jour-là, Ingrid était entrée, ils avaient échangé quelques banalités sur le temps, il avait soudain éprouvé le besoin de la garder plus longtemps auprès de lui :

⸺ Je viens de terminer mon livre ! Enfin presque, je bute encore sur le titre.

⸺ Félicitations !

Craignant que la conversation s’arrêtât là, il s’était lancé :

⸺ Ingrid, c’est joli comme prénom !

⸺ C’est à cause d’une actrice suédoise… que ma grand-mère adorait …

⸺ Ingrid Bergman ?

⸺ Non, Ingrid Thulin.

⸺ Connais pas.

⸺ C’était une des actrices préférées de Bergman…

⸺ Bergman, c’est bien ce que je disais !

Elle s’était mise à rire et ce rire de bon cœur avait été un déclic entre eux : une barrière venait de tomber.

Et il s’en était aussitôt voulu, au moment où elle avait fait un demi-tour sur elle-même pour sortir, d’avoir essayé d’imaginer les formes que sa blouse cachait.

Dans les jours qui suivirent, il baissa les yeux quand elle entrait, s’interdisant de porter le moindre regard insistant sur elle. Cette ascèse ne dura cependant pas. Ingrid était le seul lien qu’il lui restait avec la vraie vie, celle du dehors.

Elle était grande, sans doute un peu ronde mais avec des rondeurs assumées et harmonieuses à la Renoir qui la rendaient encore plus désirable. Mais ce n’était pas la plastique opulente de l’infirmière qui plaisait le plus à Alban. C’était sa peau blanche, d’un blanc laiteux, presque translucide aux avant-bras qui l’attirait dans ce qu’elle avait à la fois de fragile et de maternel, d’émouvant.

Alban, philosophe, ex-chercheur au CNRS qui a besoin de tout intellectualiser, s’était documenté. Il avait trouvé sur internet un article intitulé « Blancheur et altérité » dans lequel on explique que le principe d’une distinction des sexes par la couleur de l’incarnat apparaît dans l’art grec archaïque au cours du VIIème siècle avant notre ère, et combien l’utilisation récurrente de l’adjectif leukôlenos, « aux bras blancs », strictement réservé aux femmes, montre la relation qui unit dans l’imaginaire grec la blancheur à la condition féminine.

Cette parenthèse studieuse l’avait satisfait et convaincu de son innocence. Il avait lu le long article jusqu’au bout, rassuré que son regard ne s’attachât point à une considération sexuelle.

Au fil des jours et des échanges, il s’était créé entre eux une sorte de complicité que leur solitude et leur originalité alimentaient ; elle commençait à se confier à lui et chaque matin il attendait avec impatience le moment où elle entrerait dans sa chambre.

Et puis, la semaine passée, il y avait eu cet incident.

Comme chaque matin, Ingrid était repassée une dizaine de minutes plus tard après sa pause-café.

Elle lui avait montré sur son portable une photo de l’anniversaire des quatre ans de sa petite Aïssata, qu’elle élevait seule, le père de l’enfant étant rentré définitivement au Tchad.

La veille, informé par Ingrid de l’anniversaire d’Aïssata, Alban s’était endormi en s’imaginant présent à la fête, offrant un puzzle en bois à la petite, chantant Happy Birthday, passant la soirée avec Ingrid. Une vraie petite famille. L’idée que quelque chose serait possible entre Ingrid et lui avait adouci sa nuit.

⸺ Elle est adorable, votre fille ! avait complimenté Alban.

Ingrid l’avait remercié d’un sourire ravi. Son visage s’était éclairé, s’ouvrant à lui, et Alban, touché, lui avait rendu un sourire attendri. Pendant quelques secondes, le temps s’était suspendu. Mais elle allait partir maintenant. Ce moment magique ne pouvait pas s’achever ainsi.

Alban s’était avancé vers Ingrid et soudain son corps lui avait échappé. Il s’était jeté sur elle, la plaquant violemment contre le mur de la chambre, enfonçant son genou entre les cuisses de sa victime tout en empaumant la poitrine de la malheureuse qui, surprise, tardait à se défendre. Elle avait fini par le repousser d’une bourrade sauvage.

⸺ Ça ne va pas, non ?

⸺ Pardon, pardon, désolé, je ne voulais pas… Je vous prie de m’excuser …

⸺ Je vais être obligée de signaler votre comportement.

⸺ Je suis désolé. Je vous promets que ça n’arrivera plus !

Finalement, elle ne l’avait pas dénoncé mais elle avait demandé à ne plus s’occuper de lui.

Alban s’en voulait de ne pas avoir su se maîtriser, persuadé que, s’il avait su attendre, il aurait eu sa chance avec Ingrid. D’ailleurs, il lui avait semblé un instant, quand il avait senti le corps d’Ingrid contre le sien, qu’il s’en était fallu de peu pour qu’elle réagisse favorablement à son assaut : une fraction de seconde, c’était comme si elle avait hésité à se rebeller. Elle se serait donc reprise, par conscience professionnelle, en quelque sorte.

En tout cas, Alban se plaisait à le croire et, la nuit suivante, en entrant dans le sommeil, il s’était autorisé de cette conviction pour reprendre l’expérience du matin là où elle s’était interrompue, espérant secrètement réussir enfin à la mener jusqu’au bouquet final, l’orgasme partagé.

Alban ferme les yeux, se détend. C’est bon. Les seins roulent sous ses mains, sa bouche affolée, écrasée sur la bouche d’Ingrid, cherche à l’aspirer et à la dévorer à la fois, son genou frotte frénétiquement l’entrejambe d’Ingrid dont le corps se tend soudain pour mieux s’offrir. Ils s’entraînent mutuellement sauvagement enlacés jusqu’au lit. Alban arrache la blouse d’Ingrid. Un bouton saute et tombe sur le sol où il n’en finit pas de rebondir avec un petit bruit idiot. À cause de son traitement, Alban craint que son érection ne dure pas, il fait glisser prestement la culotte noire en dentelle d’Ingrid jusqu’à ses chevilles, chiffon qu’elle expulse d’une brève ruade.

Il aurait bien voulu honorer sa partenaire de préliminaires délicats et lascifs, il espère qu’elle prendra sa précipitation pour une irrépressible fougue amoureuse. C’est Ingrid qui saisit son pénis hésitant pour le guider à l’entrée du vagin et, au moment où elle l’aide à y pénétrer, elle sent entre ses doigts le terrible soubresaut et les spasmes et puis aussitôt le jet brûlant qui asperge sa vulve.

Alban sort alors de son demi-sommeil : il vient d’éjaculer dans son pyjama. C’est terrible : même dans ses rêves il n’arrive toujours pas à avoir une relation sexuelle accomplie.

Il n’a pas le courage de se relever pour se doucher. Dormir avec la gluance de son sperme maudit sur son bas-ventre, c’est sa mortification.

Le lendemain, au coucher, il avait voulu se donner une seconde chance, en modifiant quelques détails de façon à atténuer la frénésie de l’étreinte : il n’arrachait plus la blouse (d’ailleurs, comment aurait-elle pu retourner dans le service avec une blouse déchirée ?), il payait de caresses dilatoires pour calmer l’urgence de son désir. Il s’essayait à l’edging. C’est alors qu’Ingrid, devant sa retenue, avait pris l’initiative en s’emparant de son pénis pour le porter à sa bouche et l’engloutir. Fellation fatale : il n’eut pas le temps de la prévenir, son sexe tourmenté venait d’éclater dans la bouche de la gourmande.

Et, tétanisé dans son lit, il venait de nouveau d’éjaculer dans son pyjama, au même endroit que la veille, amidonné par le sperme séché.

Il n’avait pas revu Ingrid depuis une semaine et pensait sans cesse à elle. Il restait persuadé qu’il pourrait y avoir quelque chose entre eux, que c’est elle qui le sortirait de ses déconvenues sexuelles.

Nathalie avait rouvert sa porte et aboyé :

⸺ Soyez prêt pour dix heures !

2

Un visiteur ? Qui donc pouvait bien lui rendre visite ? Après son arrestation et son incarcération à Fresnes, pendant les neuf mois qu’il avait passés en prison, il avait eu, pendant cette période troublée par la pandémie due à la Covid-19, chaque mois la visite réconfortante de Pierre son collègue et ami du CNRS et de son avocate. Ils étaient ses seuls contacts avec l’extérieur.

Il n’attendait bien sûr pas que son père, qui s’était constitué partie civile, vînt prendre de ses nouvelles. Puis, déplacé enfin dans un hôpital psychiatrique mais exilé à sept cents kilomètres de Paris, il n’avait eu aucune visite depuis plus de trois mois.

C’est beaucoup mieux que le parloir de la prison. C’est un petit salon aux murs vert amande, avec trois fauteuils crapauds autour d’une table basse transparente en plexiglas.

Alban s’est installé dans un fauteuil, le regard fixé sur la porte.

⸺ Bonjour !

La longue silhouette d’Albina de Sainte-Maure s’affiche dans l’encadrement de la porte.

⸺ Bonjour, Maître !

Albina de Sainte-Maure, la trentaine, a un physique singulier. Le visage est fin et élégant, noble même, le buste est plutôt étroit mais le corps s’épaissit nettement à partir des hanches sans être pour autant disgracieux. Ses cheveux coupés très court et son costume à la Saint-Laurent donnent à son physique androgyne une touche de masculinité qui en impose.

⸺ Comment allez-vous, Alban ? Dites donc, vous êtes dans une forme resplendissante !

C’est vrai qu’il s’était forgé un corps d’athlète en s’adonnant comme un forcené à la musculation et que son torse torturait maintenant les tee-shirts dans lesquels il flottait naguère. Il s’était laissé pousser les cheveux et avait retrouvé sa barbichette à la Van Dyke qu’elle lui avait demandé de raser pour le procès, la jugeant trop arrogante.

Alban ! La première fois qu’elle l’avait appelé par son prénom, dès sa deuxième visite à la prison (en ajoutant : « Ça ne vous dérange pas que je vous appelle Alban ? »), Alban avait trouvé cette familiarité déplacée et avait eu envie de changer d’avocat. Déjà, le fait que ce soit elle qui lui ait proposé ses services l’avait étonné puis inquiété.

Puis elle l’avait convaincu de son sérieux en préparant un dossier de défense très solide tout en gardant un ton très direct :

⸺ Alban, vous ne voulez plus rester en prison ? Je vous comprends, mais il va falloir choisir : la seule théorie de jeux sexuels, d’une strangulation qui se termine mal… vous appelez ça comment déjà ?

⸺ Asphyxiophilie… Ce n’est pas une théorie, c’est la réalité !

⸺ Je vous crois, je vous crois… Je n’ai jamais essayé… ça doit être orgasmique …

⸺ Il paraît…

⸺ J’en reviens à la théorie de l’accident … cette seule défense de ne pourra pas vous éviter la prison, je le crains. Je ne vois qu’une solution…

⸺ Laquelle ?

Elle avait gagné. Elle lui avait obtenu un non-lieu psychiatrique. La partie avait été serrée. L’avocat du père d’Alban, particulièrement pugnace, martelait qu’Alban avait violé Elsa, sa sœur puis l’avait étranglée pour ne pas qu’elle le dénonce. Qu’il en était d’ailleurs de même pour Charlotte, son élève qu’il avait violée et tuée de la même façon. Ses deux accusations étaient tombées : la police avait trouvé dans le journal intime de Charlotte et dans le téléphone d’Elsa, dans les brouillons, des textes évocateurs qui innocentaient Alban du crime de viol.

Mais cette disculpation n’était pas suffisante. D’abord, elle avait pris la parole. Elle avait une voix grave. « Je vais vous parler de satyriasis, d’hypersexualité, d’addiction sexuelle. C’est une maladie. Mon client, Monsieur Werner est un malade. La place de Monsieur Werner n’est pas en prison. On ne met pas les gens malades en prison. On les soigne. Les expertises psychiatriques auxquelles mon client s’est soumis ont montré que… ».

Alban avait su, en effet, fort de ses connaissances en psychanalyse, se jouer du test de Carnes et donner aux psychiatres les réponses qui justifiaient son placement dans une unité hospitalière pour détenus psychiatriques.

⸺ Je vais bien, merci ! J’ai enfin terminé mon livre qui sort le mois prochain.

⸺ C’est quoi déjà ? C’est à propos d’un philosophe inconnu, si je me souviens bien, c’est ça ?

⸺ Un philosophe méconnu, plutôt. Mais quand même le plus grand philosophe de la première moitié du XXème siècle, Ludwig Wittgenstein…

⸺ C’est quoi le titre ?

⸺ Wittgenstein, une histoire de famille.

⸺ Pourquoi « une histoire de famille », ça fait pas très philo, plutôt un peu « saga feel good » si je puis me permettre…

⸺ Vous voulez que je vous explique ?

⸺ Oui…

⸺ C’est un peu l’histoire confuse de rapports entre deux frères. Ludwig, le philosophe, aurait sans doute voulu devenir musicien. Mais la place est prise par son frère aîné Paul qui deviendra pianiste virtuose : c’est pour lui que Ravel écrira son Concerto pour la main gauche quand il aura perdu son avant-bras droit au début de la Grande Guerre. Paul émigre aux Etats-Unis, Ludwig en Angleterre et cherche à correspondre avec Paul qui n’ouvrira jamais ses lettres.

⸺ Sympa !

⸺ J’oubliais de vous dire : ils sont respectivement le quatrième et le cinquième garçon de la famille… leurs trois aînés se sont suicidés…

⸺ Ah merde ! Pardon !

⸺ Je parle, je parle. Je ne vous ai pas demandé : comment allez-vous ? C’est gentil d’avoir fait le voyage…

⸺ En fait, vous étiez presque sur mon chemin, je suis en route pour Barcelone où je vais me reposer une quinzaine, j’ai juste fait un petit crochet pour vous rendre visite…

⸺ C’est gentil quand même ! C’est vrai que vous avez l’air un peu fatiguée !

Elle porte une version estivale en lin grège de son habituel costume masculin sous lequel un chemisier blanc est suffisamment échancré sur la peau brune du torse pour indiquer qu’aucune lingerie n’est nécessaire pour soutenir la poitrine. Une poitrine qui intrigue Alban depuis le premier jour. Qui contraste avec le large fessier. Le pack gros cul-petits seins, comme disait son ami Pierre. Un fessier imposant mais harmonieux, et appétissant.

⸺ J’ai eu le coronavirus il y a trois mois environ. Je commence seulement à récupérer, à retrouver la forme.

⸺ J’aime beaucoup Barcelone. J’ai lu récemment La Ville des Prodiges d’Eduardo Mendoza qui raconte superbement le Barcelone de la fin du XIXème…

⸺ Je ne connais pas. À propos d’écrivains sur Barcelone, j’habite dans le quartier gothique sur la Plaça de George Orwell, juste au-dessus d’un petit restaurant qui fait du xifias…

⸺ Arrêtez, ne dites plus rien, je ne veux même pas savoir ce que c’est, vous me faites trop envie !

⸺ Désolée, j’oubliais que…

⸺ Vous pensez que je pourrais sortir quand ?

⸺ Je ne peux pas vous répondre. C’est trop tôt pour l’envisager. Il va y avoir des évaluations… Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire pour rassurer les psys. Et soyez certain que je continue à suivre votre dossier… de loin certes, mais je le suis…

⸺ Merci.

⸺ Et, tenez, je vous promets que quand je remonterai à Paris dans deux semaines, je m’arrêterai vous faire un petit salut au passage !

⸺ C’est gentil.

⸺ Bien, je vais y aller, j’ai encore un peu de route.

⸺ D’accord.

⸺ Bon, à dans deux semaines alors. Et je vous promets qu’à mon retour à Paris, je fais le point avec les institutions judiciaires. Et si vous avez des problèmes, vous avez toujours mon numéro de téléphone, non ?

⸺ Merci. Je… je voudrais vous demander encore quelque chose…

⸺ Oui ?

⸺ Heu… Vous pourriez me montrer vos seins ?

Elle éclate de rire, hausse les épaules puis fait un petit salut d’adieu du bout des doigts et sort en effaçant son corps dans la porte à peine entrebâillée.

Alban soupire. Quel imbécile incorrigible !

Au moment où il se lève pour regagner sa chambre, la porte se rouvre, Albina réapparaît la veste ouverte, déboutonne prestement les boutons de sa chemise et offre sa poitrine. Une seconde, puis ferme sa veste sur son torse et sort à reculons et s’évanouit dans l’embrasure de la porte. Comme un mirage. Comme si elle n’était pas entrée. D’ailleurs, un instant, Alban se demandera si ce n’était pas son imagination qui lui jouait des tours.

Des seins petits et ronds érotisés par une large aréole brune, comme une anomalie délicieusement obscène. Une vision à couper le souffle, qui, il le sait déjà, le poursuivra longtemps.

Une fois de retour dans sa chambre, Alban s’allonge sur son lit et fait le point. C’est un peu confus.

Une chose est sûre : fût-il satyriase ou pas, ou simplement obsédé sexuel, il n’était pas guéri.

Les projets sont flous mais pressants à la fois.

Il veut partir d’ici au plus tôt.

Il veut aussi exorciser ses échecs rêvés avec Ingrid.

Et revoir les seins d’Andalouse d’Albina.

Ça oui.

3

Le printemps est dehors. Sa lumière blonde inonde la pièce et caresse la petite table où Alban vient de s’installer. Il a ouvert son grand cahier rouge où, chaque jour il note, gribouille ou dessine ses impressions. Ce sont souvent des aphorismes à la Lichtenberg.

Celui du jour lui plaît :

« Albina a un « i » de plus qu’Alban

Il est dans l’effet que font

Ses seIns sur ses sens ».

Et quand il se sent inspiré, il écrit quelques vers.

C’est le cas aujourd’hui.

Le premier vers tombe alors d’un jet et puis la suite coule de source.

« Quand elle dégrafa son corsage

Sur son corps sage

De ses seins apparut l’aréole

Du désir, noire auréole … »

Alban, curieux de nature, à qui rien ne doit échapper, a cherché xifias sur Google. Outre le nom d’un petit village de Laconie dans le Péloponnèse, le mot désigne aussi un plat d’espadon grillé, huile d’olive et citron. Satisfait, il s’imagina un instant en terrasse en train de le déguster à Barcelone sur la Plaça Orwell en compagnie d’Albina face à lui, largement décolletée.

L’idée de partir d’ici, de s’évader - parce qu’il s’agissait bien de cela, il était un détenu surveillé - ne l’avait à ce jour jamais effleuré.

Les journées s’écoulaient, prévisibles et rassurantes, entre les traitements, les séances de musculation et ses nouvelles recherches sur Engels. Il n’avait à s’occuper de rien pour lui, c’était confortable. Il aurait même pu dire que l’absence de liberté n’était pas aussi pesante que ça.

Mais le départ d’Ingrid, l’apparition d’Albina et les premiers jours du printemps l’avaient soudain réveillé : la vie était là, dehors. Tout s’y épanouissait, sans lui.

Comme il n’avait jamais envisagé de s’enfuir, il n’avait aucune idée du meilleur moment pour tenter l’aventure. Ni de comment s’y prendre. S’il lui semblait que partir la nuit serait plus discret et laisserait de l’avance à sa fuite, cette solution posait deux questions : d’une part, comment sortir de nuit de sa chambre verrouillée de l’extérieur, d’autre part, où aller en pleine nuit à pied ?

C’est dans l’après-midi qu’un criminel dans la série policière allemande Schimanski lui offrira le seul plan possible, une solution radicale qu’il ne se sentait toutefois pas capable de mettre en œuvre.

Dans la soirée, il avait parcouru la dernière partie du texte « La Sève du corps et de l’esprit » qu’un thérapeute lui avait suggéré de lire. Ce dernier paragraphe intitulé « Impératif de continence » l’avait laissé perplexe. L’auteur y rappelait que dans les anciens textes du yoga et du taoïsme, l’union sexuelle, comprise comme un moyen d’atteindre la « béatitude suprême », ne doit jamais s’achever par une « émission séminale ».

Il citait même un ésotériste colombien du XXème siècle qui prétendait qu’il faut « se retirer de l’acte sexuel avant le spasme et ne pas répandre le Semen, ni dans la cavité vaginale ni en dehors, ni à côté, nulle part », ce qu’il appelait joliment « renverser le vase d’Hermès ».

Cette pratique qui préconisait un coït interrompu sans éjaculation paraissait illusoire à Alban ; en revanche elle rallumait en lui l’idée d’un soft sex, c’est-à-dire sans pénétration, qui, dans un premier temps devrait lui éviter des déconvenues.

Cette lecture avait méchamment réveillé sa libido qui reporta aussitôt ses élans sur Ingrid.

Dans son esprit, Ingrid devenait celle qui pouvait le sauver en le libérant de ses inhibitions et de ses pulsions, parce qu’elle était celle avec qui il avait misérablement failli dans ses rêves, parce qu’elle se devait de lui offrir la réhabilitation sans laquelle il ne retrouverait ni la sérénité vitale ni l’estime de soi censées le guérir.

Ne trouvant pas le sommeil. Alban essaie de rassembler tout ce qu’il a appris d’Ingrid au cours de leurs conversations pendant ces derniers mois.

Les informations lui reviennent, en vrac. Elle habite à Toulouse, mais pas au centre-ville, dans le quartier de Bonnefoy. C’est à vingt-cinq kilomètres de l’hôpital. Elle vit seule avec sa petite fille. Sa maison, dont elle a fait récemment ripoliner (c’était son mot) la façade, se trouve, « c’est bien pratique ! », juste à côté d’un fast-food … c’était comment déjà le nom … La Fabrique du Burger, c’est ça … elle avait précisé « Fabrique avec un Q majuscule », son burger préféré c’est le Belfast. Les frites sont excellentes, les Ottawa sont les meilleures. Et même que parfois, au moment de Noël, ils font des burgers au foie gras. Mais elle n’a jamais osé essayer. Elle a une Clio, heureusement parce que son garage n’est pas bien large.

Agité, Alban se relève. Sur sa tablette, il affiche le plan du quartier de Bonnefoy. Ça y est, il a trouvé le fast-food en question, c’est La FabriQ du Burger, il saisit maintenant la remarque sur le « Q ». La version satellite offre une vue panoramique sur la rue, qui s’appelle Avenue de Lavaur. Et on voit bien au n°27, la maison d’Ingrid avec sa façade repeinte et la petite porte de son garage.

Avenue de Lavaur : pourquoi Lavaur ? Lavaur est une ville du Tarn. Capitale du Pays de Cocagne, qui plus est.

Merci Wiki, lâche Alban, pouce en l’air.

Restait à élaborer un plan de bataille. On était vendredi. Ingrid s’était vantée d’avoir obtenu de ne jamais travailler le dimanche. Ce serait donc pour demain soir.

Depuis huit mois qu’il était là, il avait sympathisé avec tout le personnel médical et pénitentiaire et on ne le prenait pas pour un individu dangereux, on ne le regardait plus comme un détenu mais comme un malade inoffensif et il lui semblait qu’au fil du temps la surveillance s’était relâchée.

Il avait toute la journée du samedi pour tout préparer.

Cette veillée d’armes l’excite soudain. Sans attendre, il note les détails du trajet qui le conduira jusqu’à Ingrid.

Si tout se passe bien, il devrait pouvoir prendre le TER de 21h01 à la gare de Muret qui arrive à 21h19 à la Gare de Toulouse-Matabiau. De là, le bus de la ligne 39 l’emmènera à proximité, une centaine de mètres environ, de chez Ingrid, arrêt 280 Hauts-de-Bonnefoy.

Après, plus tard, de Toulouse il lui serait facile de rejoindre Barcelone par le bus ou par le train.

Alban s’est recouché. Il ferme les yeux. Il se voit devant chez elle. Il vient de sonner à la porte. Le carillon résonne gaiement. Il n’est pas très tard, à peine 22 h. Il colle son oreille à la porte. Il entend les pieds nus pressés d’Ingrid qui miaulent sur le carrelage. La porte s’ouvre. Ingrid porte une chemise de nuit courte en satin, noire avec de fines bretelles et de la dentelle sur le décolleté. Elle vient probablement de se doucher, tout son corps exhale une odeur de chaud et de vanille. De consentement. Des épaules d’albâtre. Le décolleté s’ouvre sur le profond sillon qui sépare les seins…

Alban peine à déglutir.

Une fraction de seconde d’étonnement. D’incrédulité, presque. Puis deux êtres qui se jettent l’un sur l’autre dans une étreinte passionnée.

Il s’était pourtant interdit de renouveler ce genre de rêve érotique. Mais cette fois, la mise en scène était parfaite.

Et puis il s’agissait en fait d’une répétition.

4

Il fait gris ce samedi matin quand Alban ouvre un œil. Mais les services de Météo France promettent une belle journée « après dissipation des brumes matinales ».

Cette nuit, dans son rêve, après l’étreinte dans l’entrée, il avait essayé de nouveau avec Ingrid la technique de l’edging, pratique qui consiste à contrôler l’embrasement sexuel : il s’agit de faire monter l’excitation jusqu’au bord de l’orgasme puis de stopper net. Et de répéter à plusieurs reprises cette opération « montagnes russes ». Cette charge ascensionnelle en vagues successives contrariée au dernier moment, en retardant l’orgasme, en décuplait l’intensité quand il intervenait enfin au bout de la torture. Théoriquement. Car cette nuit, dans son rêve, Alban n’a pas tenu longtemps. Il n’y eut même pas de seconde vague : dès le premier assaut, en se retirant, il a rendu les armes et inondé le ventre d’Ingrid.

Il en a conclu que, s’il voulait être crédible et respectable, pour donner le change, il ne lui restait plus que la chevauchée sauvage et brutale du hussard pour justifier la précipitation de son éjaculation. Pour le moment.

En plus de cette nouvelle déconvenue et de la grisaille du matin, son cauchemar récurrent, qui l’avait épargné depuis quelques jours, l’avait repris et tourmenté au milieu de la nuit.

Tout cela avait quelque peu éteint l’euphorie de la veille.

De nouveau donc, il s’était réveillé vers quatre heures du matin ruisselant de sueur. Il chevauchait le corps de sa chère Elsa, sa sœur adorée, les doigts noués autour de son cou. (C’est elle qui avait insisté pour tenter cette expérience d’asphyxiophilie, malgré la mise en garde d’Alban qui venait de pratiquer dramatiquement ce jeu sexuel en étranglant Charlotte, son élève, une Lolita effrontée). Elsa suffoquait tout en glatissant : « Serre plus fort ! Allez, je t’aime ! Serre plus fort ! ». Comme à chaque fois, affolé par les yeux révulsés d’Elsa, il essayait de dénouer ses doigts tétanisés autour de son cou. En vain.

Une seule fois, au début, une nuit quand, après éjaculé dans le corps sans vie, il s’était jeté sur elle en la secouant, elle avait fini par tousser en s’étranglant puis coassé d’une voix d’outre-tombe : « Putain, qu’est-ce que tu m’as mis ! ».

Depuis, quand le cauchemar survient il essaie de retrouver ce moment, pour corriger l’issue fatale de ce drame.