Jeanne et Moi - Jean-Paul von Schramm - E-Book

Jeanne et Moi E-Book

Jean-Paul von Schramm

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Beschreibung

Armand a dû attendre ses presque trente ans et la disparition d’une mère tyrannique et castratrice pour se lancer dans la quête de l’âme sœur.
Mais pour cet amoureux de Jeanne d’Arc, velléitaire, maladroit et timide, rien ne sera facile…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après ses derniers polars intrigants « La Menace » et « La Mort n’est rien » qui ont suivi "Autopsie du plaisir", "Un tueur est passé", "Anatomie du désir" et d'autres encore, Jean-Paul von SCHRAMM revient ici au roman classique et aux histoires d’amour.
Mais, comme souvent, son héros est un peu déphasé et c’est ce qui le rend si attachant.

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Jean - Paul von SCHRAMM

Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la naissance de l’amour. 

STENDHAL (Fragments)

L’amour est ta dernière chance. Il n’y a vraiment rien d’autre sur la terre pour t’y retenir.

Louis ARAGON (Les beaux quartiers)

Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant.

Milan KUNDERA (L’Immortalité)

L’amour comme la mort simplifie.

Le vrai nom de l’amour est la simplicité.

1

Samedi 31 octobre.

Armand avait programmé le réveil à 7h30.

À six heures il est debout.

C’est le grand jour.

Trois mois qu’il attend ce jour.

Trois jours qu’il sent le trac monter.

Ce jour peut changer sa vie, ce jour il l’a rêvé, ces derniers temps, mis en scène, joué et rejoué.

Trop peut-être.

Depuis la veille, le début d’un refrain tourne dans sa tête, repart et revient en vagues obstinées :

« Je l’attendais, je l’attendais,

Oh comme je l’attendais ! »

Il comprend vite que cette ritournelle, loin d’apporter de la frivolité dans son attente, attise son impatience et accélère la montée de son trac.

Mais il ne parvient pas à s’en débarrasser ni à en retrouver l’interprète, ce qui commence à l’agacer.

Ils avaient dit 15 h.

C’est lui qui avait proposé l’heure et il s’en voulait déjà.

Encore sept heures interminables à attendre.

À tourner en rond.

À imaginer le pire : ne pas être à la hauteur.

Encore une fois.

Pourtant il sait qu’il ne devrait pas s’inquiéter.

Tous les paramètres concourent à une sorte d’alignement des planètes pour désigner cette date comme bénéfique.

Madame Esmeralda, la « voyante des princes et des présidents » a eu besoin de trois consultations astrales (et d’autant de gratifications) pour déterminer ce jour fatidique.

Cette date, le 30 octobre, quatre jours après son vingt-neuvième anniversaire, marquerait, par le passage à l’heure d’hiver, la fin des incertitudes et des inconstances estivales et l’entrée dans un monde nouveau plus sûr et plus serein.

La météo, qu’il surveille depuis plusieurs jours, annonce un plein soleil avec dans l’après-midi un superbe 16°C, exceptionnel pour la saison.

Et puis, depuis trois mois, Armand s’est préparé à cette échéance.

Il a suivi un régime cétogène et a perdu quinze kilos.

Il a pratiqué avec un acharnement masochiste le body building sous les yeux amusés de gros balèzes.

Il a couronné tous ces efforts par une nouvelle coupe de cheveux chez un coiffeur-visagiste (avec laquelle il peine à se reconnaître), un peeling facial et quelques séances d’UV.

Il est prêt.

Même si ce matin, devant son maigre dressing, il regrette de ne pas avoir pris les conseils d’un coach en relooking.

C’est après la mort de sa mère, six mois plus tôt, qu’Armand s’est lancé dans cette magnifique expérience humaine.

Depuis quinze ans, enfant unique, il vivait seul avec sa mère, devenue dépressive, jalouse et tyrannique depuis que son mari l’avait abandonnée, parti au bout du monde pour une « petite salope ».

Certain qu’aucune prétendante ne pourrait trouver grâce aux yeux de sa mère qui prônait pour lui une abstinence salutaire (« toutes des punaises »), Armand, déjà d’une timidité maladive, avait fini par renoncer temporairement à toute relation féminine, ce dont il s’était persuadé de ne pas souffrir.

Et puis il y avait Jeanne. Jeanne d’Arc.

Sa Jeanne.

Récemment, sa mère avait appris que son mari était « en fait » parti pour vivre avec un autre homme et quand elle était en colère contre Armand, fustigeant par exemple son manque d’ambition professionnelle, elle lui lançait au visage cet anathème : « tu finiras pédé comme ton père ! ».

Ce qui, si cela n’avait -on peut en convenir- rien à voir avec l’affaire, produisait sur Armand un effet anxiogène.

Libéré par la mort de sa mère, il s’était donc lancé, à vingt-neuf ans, (après avoir toutefois observé une période de deuil de deux mois pendant laquelle il s’était interdit de déroger aux principes maternels) dans cette grande aventure qu’est la relation virtuelle.

C’est dès les premiers clics qu’il avait fait sa connaissance sur chat.fr.

Très vite ils s’étaient assurés de revendiquer les mêmes valeurs et s’étaient découvert de nombreux points communs.

Dès lors, au bout de deux semaines leur conversation était devenue quotidienne.

Elle s’appelle Clotilde et elle est clerc de notaire. Elle dit qu’il faut aimer les gens et avoir l’esprit de famille pour exercer ce métier.

Dès qu’il eut obtenu son prénom, il en avait recherché la signification : « Typiquement médiéval… on dit les Clotilde amoureuses du couple réussi, de l’équilibre et de l’opiniâtreté dans l’effort. »

Bien sûr, Armand ne croyait pas à ces spéculations.

Mais quand même.

Il était allé plus loin dans ses recherches et avait retrouvé Clotilde, reine des Francs, une femme charismatique qui avait fait baptiser ses fils contre l’avis de Clovis, son époux.

Et puis ce prénom médiéval le rapprochait encore de sa Jeanne. Depuis le cours élémentaire et une longue séquence scolaire sur Jeanne d’Arc, il vouait à la Pucelle un amour fervent. Il assistait chaque année aux Fêtes Johanniques du 8 mai (qui célèbrent la libération de la ville en 1429) et ne manquait jamais, quand il traversait la Place du Martroi, de lever les yeux vers la statue équestre pour saluer sa Jeanne, fière sur son destrier.

Sinon, sa Clotilde à lui aime la musique et l’art contemporain, particulièrement Satie et Klein, qu’elle ne nomme jamais par leur prénom comme si elle était leur exégète.

Armand s’était empressé de lui assurer que c’était également son cas, quitte à bûcher son Wikipédia et à faire des fiches.

De son côté, il lui avait dit qu’il aimait Tom Waits et Bruce Springsteen, que, bien sûr, elle adorait également.

Chaque soir, chacun essayait d’apporter dans la conversation sa touche d’originalité, fût-elle factice, et c’est ainsi qu’à force de se comprendre, ils finirent par se plaire.

C’est donc tout naturellement au bout de deux mois qu’Armand avait suggéré la possibilité d’une rencontre.

Clotilde avait accepté, à la condition que cela ne changeât rien à leur engagement premier, ni audio ni visio, afin, avait-elle ajouté, de conserver à leur rencontre l’esprit d’un premier rendez-vous.

L’explication avait convaincu Armand.

Bien sûr, depuis trois mois il avait essayé d’imaginer à quoi elle pouvait ressembler. Elle s’était juste décrite en se présentant comme « plutôt grande, plutôt mince ». C’est ce double « plutôt » qui inquiétait Armand, qui s’inquiète facilement.

Armand pariait pour une brune, pensant que si elle avait été blonde, elle l’aurait dit.

C’est en mettant au point les conditions de cette rencontre qu’ils s’étaient aperçu qu’ils habitaient à moins de dix kilomètres l’un de l’autre, elle à Olivet au sud d’Orléans, lui à Saran au nord, qu’ils se rendaient quotidiennement au centre-ville pour travailler, qu’ils auraient pu s’y croiser et que c’était peut-être même déjà arrivé.

Les heures passant, quelques doutes remontent à la surface, qu’Armand croyait avoir enfouis.

Clotilde n’avait pas d’âge.

Dès le début, il avait mentionné le sien sans ajouter un cavalier    « et toi ? ».

Elle n’avait jamais donné le sien.

Un jour, elle avait écrit des lignes et des lignes enthousiastes sur l’exposition de Klein de 1958 qui ne présentait rien, des murs vides, dissertant sur la « sensibilité picturale immatérielle » et cela l’avait un peu inquiété.

Et puis il y avait quelques sujets sur lesquels elle ne plaisantait pas, la religion, par exemple.

Dès le début, elle avait prévenu : « je suis croyante mais pas pratiquante » à quoi il avait répondu instantanément : « moi, c’est le contraire ! » (Ce qui n’était pas faux puisque sa mère l’obligeait à l’accompagner chaque dimanche à la messe).

Il avait profité du silence qui s’était ensuivi pour corriger maladroitement sa boutade.

La reprise de la conversation avait été un peu fraîche : Armand avait compris qu’il n’était pas passé loin de la correctionnelle.

Armand avait longuement hésité avant d’oser signer son message de la veille « Bises. Armand ».

Clotilde s’était amusée dans son ultime message de ce jeu de mots, à quoi Armand s’était abstenu de répondre qu’il était tout à fait involontaire.

Il était comme ça depuis toujours, Armand : les choses bien, il ne les faisait pas exprès.

Mais les choses faciles devenaient pour lui très vite compliquées.

Il était né un 24 décembre.

Sa mère avait dit que c’était un signe.

Mais elle n’avait jamais dit de quoi.

Une heure avant de partir, Armand s’est rappelé l’intégralité du refrain de la chanson et le nom de son interprète, Michel   Delpech :

« Je l’attendais, je l’attendais

Oh, comme je l’attendais !

C’est elle exactement

C’est elle que j’attendais

Une fille comme elle, c’est ça que j’attendais… »

2

Le Grand Café est une institution, par son histoire, par sa splendeur et pour avoir su se moderniser tout en conservant le lustre passé : chic mais abordable, c’est le lieu de rencontre de toutes les générations, de tous les styles, the place to be, comme le vante la carte.

Armand y va de temps en temps pour observer les gens et imaginer leur vie, un de ses passe-temps favoris. Il prend son air innopensif -innocent et pensif, c’est lui qui a inventé le mot- pour écouter l’air de rien les conversations autour de lui.

Quand il entre dans Le Grand Café à 14h48, une crainte le saisit : qu’elle ait eu la même idée que lui, arriver en avance.

Ouf, il n’en est rien.

Il sait que ça n’est pas si important que cela, mais il ne voudrait pas qu’elle arrive en retard, ne serait-ce que d’une minute : pour un premier rendez-vous, quand même !

On lui a seriné pendant toute son enfance que la ponctualité était la politesse des rois et, malgré lui, il juge la crédibilité des gens à leur exactitude.

À cette heure, le café n’est pas plein.

Les derniers commensaux viennent de partir et il est encore trop tôt pour venir déguster le « pain perdu de mon enfance », gourmandise-signature de l’établissement en cette saison.

Armand a donc pu s’installer à cette table dans l’alcôve près de la fenêtre qui lui offrira un poste d’observation parfait dans l’axe de la monumentale porte à tambour de l’entrée.

Il a posé sur le coin de la table le journal Le Monde qui doit le désigner.

Il a choisi cette marque de reconnaissance car il trouve que ça pose son homme.

Il la verra entrer.

Il la verra sans qu’elle le voie.

Pendant un instant ce sera comme si elle lui appartenait.

Si, un peu quand même.

Il regrette déjà d’avoir choisi l’ensemble décontracté-chic.

Depuis dix jours, étaient étendues sur le lit dans la chambre de sa mère (condamnée jusque-là) les deux tenues qu’il s’était offertes pour ce premier rendez-vous. Une tenue « sérieuse », style endimanché et une autre de type sportswear qui fait plus jeune mais moins fiable.

Pendant ces dix jours, plusieurs fois par jour, il avait ouvert la porte de la chambre, contemplé les tenues étalées sur le lit maternel, fait un choix définitif qu’il remettait en cause la fois suivante.

C’est sûr, il aurait dû choisir l’autre tenue, plus stricte : ça faisait plus cérémonial pour marquer une première rencontre.

Armand, tendu, fixe les vantaux de la porte à tambour. À chaque entrée, une surprise expulsée comme par magie par le tourniquet, son cœur s’accélère et il craint de défaillir.

Non, ce n’est pas elle.

Il en est presque soulagé.

Il doit la reconnaître à son chapeau rouge.

Quand elle lui avait précisé ce détail, il n’avait pas été enchanté.

Les femmes à chapeau lui faisaient un peu peur.

Le serveur, un géant aux bras interminables, n’a guère apprécié d’être renvoyé par son pourtant navré « J’attends quelqu’un ».

Soudain le chapeau rouge à larges bords jaillit du tambour sur un manteau noir à col en fourrure.

Des lunettes à grosse monture et une bouche vermillon à faire peur achèvent le portrait.

Le chapeau rouge s’immobilise devant la large travée centrale, jette un regard circulaire.

Armand se recroqueville, voudrait entrer sous terre. Il fait glisser le journal qu’il récupère sous la table pour le rouler serré et le plonger dans la poche intérieure de sa parka.

Le nez levé, le chapeau étudie la maigre assistance.

Armand la regarde par en-dessous tout en essayant de passer les bras dans les manches de sa parka suspendue au dossier de sa chaise et à l’enfiler en se levant.

Elle n’avait pas mentionné son âge.

C’est vrai qu’elle n’avait pas d’âge.

Dos à l’entrée, en pas chassés, Armand parvient à se désenclaver de son alcôve, puis, slalomant entre les tables, arrive enfin à l’entrée des toilettes hommes où il se réfugie. Il se débarrasse aussitôt de son journal dans la poubelle à côté des lavabos.

Quand il ressort quelques minutes plus tard, il s’aperçoit qu’elle est toujours là.

Le comble, elle s’est installée à la place qu’il occupait.

C’est elle qui maintenant observe l’entrée des nouveaux clients.

Armand traverse la vaste salle, droit comme un i, avec l’impression d’avoir le dos criblé par une dizaine de paires d’yeux réprobateurs au fait de sa lâcheté.

Elle était arrivée à 57, avec trois minutes d’avance. C’était déjà ça.

Armand lui en savait gré.

Mais le chapeau rouge, finalement, non.

Il était rentré chez lui, pas fier mais soulagé.

Il avait aussitôt fermé son compte sur chat.fr : il craignait de ne pas savoir s’excuser, pire, de se laisser convaincre par Clotilde de reprendre leurs échanges.

Un instant, en la voyant entrer, il avait senti sa vie en péril.

Comme une menace.

Il l’avait échappé belle.

Au retour, en voiture, il avait commencé la liste de tout ce qu’il ne pourrait plus faire s’il vivait avec une femme comme Clotilde.

Et puis elle aurait voulu gérer les comptes et refaire la déco.

Elle aurait mangé des biscottes au petit déjeuner et appuyé sur le haut du tube de dentifrice.

Elle aurait monopolisé la salle de bain et confisqué la plupart des cintres.

En rentrant le soir, elle aurait mis des mules chinoises.

Le craquement des biscottes le matin, le staccato des mules le soir, lui qui détestait le bruit, merci bien.

Elle aurait fait patiner l’embrayage de sa P1800 … non, ça non, il ne lui aurait pas laissé le volant de sa Volvo, tout ce qui lui restait de son père.

Ses cinq minutes pour finir de se préparer en auraient duré vingt. Dix minutes pour « J’arrive ! », quinze pour « Je suis bientôt prête ! ».

Comme sa mère, elle aurait brandi « toujours » avec autant de mauvaise foi que « jamais » et « tout » avec autant d’acrimonie que « rien », sa mère qui lui assénait : « Tu fais toujours tout de travers ! » ou bien « Tu ne fais jamais rien comme tout le    monde ! »

Il avait bien fait.

Sa fuite ne lui paraissait plus le signe d’une lâcheté mais le sursaut du bon sens.

Presque un acte de courage.

3

Vers 19h, Armand sort la bouteille de Porto de sa mère du bar-bibliothèque et s’en sert un petit verre « pour fêter ça ».

Il vient quand même d’échapper à une tentative d’assujettissement, merde !

La corde au cou.

Réclusion à perpétuité.

Il boit une petite gorgée.

De toute façon, elle aurait fini par croiser quelqu’un de plus ceci ou de plus cela… « De toute façon », voilà qu’il parle comme sa mère maintenant, qui abusait de cette locution qu’elle plombait souvent d’un « on n’y peut rien » ou bien qu’elle verrouillait si nécessaire par un « quand bien même » sans appel.

Un fatalisme qui lui minait le moral.

Et puis, avec Clotilde il aurait fallu faire l’amour.

Être à la hauteur.

Encore.

Ne pas faillir.

Faire l’amour, cette perspective l’effrayait autant qu’elle l’excitait.

Au Moyen-Âge, « faire l’amour » signifiait « faire la cour ».

Sûr qu’il aurait été davantage à son aise pour trousser le lai que pour trousser la gueuse.

Les créatures hystérotiques qui crient « oui…oui… » quand elles jouissent, il en avait plein les oreilles dans ses rêves.

Des « femelles en chaleur », comme celles contre lesquelles sa mère l’avait mis en garde.

En fait, pour éviter toute comparaison, l’idéal serait de rencontrer une débutante, comme lui.

Ou bien, pour qu’il n’y ait pas d’enjeu, recourir aux services tarifés d’une professionnelle.

Il s’était fixé une échéance : être en couple dans l’année avant ses trente ans.

Armand boit une nouvelle gorgée.

Dire qu’il avait failli tomber dans son propre piège.

Clotilde lui avait fait peur.

Une femme qui porte des chapeaux a forcément envie d’en remontrer aux autres et soif de pouvoir.

Le chapeau, c’était une façon de dire merde aux autres. Une forme de mépris.

Pas étonnant qu’elle fût encore célibataire à son âge… incertain, avec son look intimidant.

Il regrette juste de ne pas avoir entendu sa voix.

Il est sensible aux voix.

Il y a dans le quartier une jeune Italienne rousse et corpulente qui l’émeut, avec dans sa voix comme des brumes toscanes et des voiles de laryngite convalescente.

Et puis il aurait cédé, elle aurait fini par lui faire payer la reconnaissance qu’elle pensait lui devoir.

C’est bientôt l’heure de la météo.

Armand ne manque jamais la météo du week-end sur la 2 car la présentatrice lui plaît particulièrement avec son air nunuche qui va si bien avec ses jeans moulants, son décolleté profond et sa bouche trop grande.

Sa mère vivante, il était sommé de changer de chaîne quand elle apparaissait (« Une honte, on est où là, au Lido ? »).

Armand est fasciné par le fuseau de ses cuisses, davantage encore quand elle est de profil pour aller chercher Strasbourg et que le retrait de la hanche exalte le galbe des fesses.

Elle s’appelle Anita, elle porte ce soir un pantalon imprimé léopard comme une seconde peau sur des bottines à hauts talons.

Armand a murmuré entre ses dents un « la salope ! » attendri.

« Après l’embellie de ces derniers jours, on retrouvera donc des normes de saison. Je vous rappelle que cette nuit nous passons à l’heure d’hiver, attention, ne vous trompez pas, il faut reculer vos montres et vos pendules d’une heure, quand il sera trois heures il sera deux heures, vous allez donc gagner une heure de sommeil… Demain, nous serons le 31 octobre, pensez à souhaiter bonne fête à tous les Quentin et, malheureusement, vous l’avez vu, comme dit le dicton : « À la Saint Quentin, la chaleur a sa fin ». Ce soir, ne manquez pas… ».

   Armand pose son verre.

Anita vient de dire quelque chose d’important.

Il se frotte les mains et regarde sa montre comme à chaque fois qu’une idée déterminante lui vient.

Deux ou trois fois par jour.

Gagner une heure, elle a dit, la léoparde.

Et pourquoi pas gagner une heure chaque jour ?

Dormir, c’est mourir un peu.

Vite un papier !

Un stylo !

Un qui marche !

Cela ferait donc 365 heures par an, environ… quinze jours gagnés, vingt-trois rapportés au temps de veille moyen, c’est-à-dire 1140 jours pour les cinquante années qui lui restaient statistiquement à vivre : un bonus de trois années.

Purée ! Trois ans gagnés.

Et pourquoi pas deux heures par jour ?

Six ans de vie gagnés.

Ces deux heures, il les placerait logiquement entre onze heures, heure habituelle de son coucher et une heure du matin, à cheval sur minuit.

Armand s’accorde un nouveau verre de Porto qu’il estime bien mérité.

Comme pour chaque nouvelle idée, son excitation ne résiste pas longtemps à la réalité des choses et retombe penaude comme un soufflé mal cuit.

Ces deux heures gagnées, encore fallait-il trouver à quoi les employer.

Encore fallait-il les vivre.

Comment occuper deux heures de plus chaque jour quand on s’ennuie déjà ferme pendant son temps libre ?

Un autre écueil surgit aussitôt qui aurait dû d’emblée l’alerter : il fera nuit.

Et il a peur de la nuit.

Peur du noir.

Chez lui, le soir, depuis qu’il est seul, toutes les pièces de la maison, jusqu’à celle des toilettes, sont éclairées.

Pendant la pub à la télé, Armand se lève soudain du canapé et passe dans toutes les pièces qu’il éteint d’un doigt nerveux.

Puis il traverse vite le couloir soudain sombre et retourne se rasseoir dans le canapé où il s’immobilise, le cœur battant.

La maison lui paraît plus silencieuse et plus inquiétante aussi car le moindre bruit semble plus difficile à identifier.

Le courage, ce n’est pas ne pas avoir peur, c’est réussir à vaincre sa peur, récite-t-il.

Bon, il y avait encore du chemin à faire.

4

Et pourquoi ne pas commencer cette nuit même ?

Faire un premier essai.

Rien que pour tordre le cou à cette idée qui s’avance à pas de  loup : je commence demain.

Ce serait une première victoire sur la procrastination qui d’habitude finit toujours par gagner.

Une heure seulement peut-être pour une première expérience ?

Une évidence s’impose : il faudra sortir de chez lui pour vivre ces deux heures.

Se promener dans son quartier de la périphérie n’a pas grand intérêt.

Heureusement, dans deux mois, à partir de janvier, la maison de sa mère vendue, il aura son appartement au centre-ville d’Orléans.

En attendant, c’est décidé, il prendra sa voiture pour se rendre à Orléans où errer sera plus agréable.

Et puis comme ça il déduira le temps des trajets aller-retour sur les deux heures obligatoires, il n’y a pas de petit profit.

Sauf ce soir, puisqu’on a dit juste une heure.

Et si, pour la peine, il s’infligeait une pénalité compensatoire ?

Ce soir, il se sent prêt à de petits sacrifices : quand on vient d’échapper à l’enfer, il n’est pas mauvais de montrer un peu d’abnégation.

Depuis longtemps il repousse ce pensum suggéré par sa mère : lire chaque soir deux pages du Robert et apprendre deux nouveaux mots.

Elle n’est plus là, ce n’est pas comme s’il s’était laissé imposer cette corvée.

Ce serait comme un dernier hommage.

Après tout, il lui devait bien ça.

Il l’avait tuée quand même.

Il n’avait pas le courage de la quitter.

Elle ne l’aurait pas supporté.

Alors il avait bien fallu faire quelque chose.

Bon. Autant commencer maintenant.

« Abasie », impossibilité de marcher résultant d’un manque de coordination des mouvements et « abattée », chute en piqué d’un avion à la suite d’une perte de vitesse, sont les mots du jour.

Quitte à s’infliger une punition.

À onze heures dans la voiture, contact, la circulation est fluide et moins de dix minutes plus tard il se gare dans le quartier des Halles.

Il a fixé son itinéraire. Il va remonter lentement les arcades de la rue de la Rep’ jusqu’à la place du Martroi par la droite, faire un tour de la place puis redescendre les arcades jusqu’à la Loire.

Il a plu.

Il reste de l’humidité dans l’air comme un voile brumisé par une petite brise joueuse.

Au loin des voitures chuintent sur la chaussée mouillée.

Il aimerait bien savoir où elles vont.

Si elles partent ou si elles rentrent.

Les rues sont vides.

Sous les arcades, il s’attarde devant quelques vitrines pour gagner du temps, pour compenser les zones d’ombre où il presse le pas.

Ça n’a pas suffi.

À mi-parcours, il est loin d’avoir dépensé la demi-heure statutaire.

Il décide de remonter vers la gare.

Il se met à pleuvoir.

Une pluie fine et têtue.

Le genre qui mouille sans rien dire.

Armand aime la pluie.

Pas toutes les pluies : il aime être sous la bruine, sous le crachin.

L’averse, il aime bien la regarder par la fenêtre,

Les gens qui aiment la pluie ne peuvent pas être tout à fait mauvais : il n’y avait pas une phrase comme ça ?

De retour, il est partagé.

Cette balade nocturne lui laisse un goût d’inachevé.

Certes, il a en partie vaincu sa peur de la nuit -il est conscient d’être passé dans des zones protégées- mais une simple promenade ne suffisait pas à justifier un projet aussi ambitieux.

Il savait ce qui lui manquait, qui serait indispensable à la réussite de son entreprise.

Il lui fallait de l’humain.

De l’humain à partager.

Ce n’est pas à la banque qu’il l’avait trouvé parmi ses collègues conseillers financiers, envieux, retors et médisants.