Aventurier de l'Esprit Saint - Alphonse Gilbert - E-Book

Aventurier de l'Esprit Saint E-Book

Alphonse Gilbert

0,0

Beschreibung

Les mémoires rocambolesques d'un globe-trotter de Dieu qui passa sa vie à faire découvrir l'Esprit Saint aux quatre coins du monde. Témoignage de feu !

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 227

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Alphonse Gilbert

Aventurier de l’Esprit Saint

Vie d’un missionnaire spiritain

Préface du cardinal Robert Sarah

Ce livre a été écrit à partir d’entretiens réalisés par Hubert de Torcy, transcrits et mis en forme par Amélie de Labarthe.

Conception couverture : © Christophe Roger

 

Photo couverture : © Josselin de Guényveau

 

Composition : Soft Office (38)

 

 

© Éditions Emmanuel, 2016.

89-91, bd Auguste-Blanqui75013 Paris

www.editions-emmanuel.com

 

ISBN : 978-2-35389-565-6

 

Dépôt légal : 4e trimestre 2016

« Puisque l’Esprit nous fait vivre, marchons sous la conduite de l’Esprit. »(Ga 5, 25)

Préface

par le cardinal Robert Sarah

Je suis très heureux de présenter la biographie d’un prêtre français, le père Alphonse Gilbert, missionnaire spiritain, qui a été pour les séminaristes guinéens de Kindia, dont je faisais partie, un « grand modèle de vie sacerdotale et de droiture intellectuelle »1.

Je voudrais m’adresser au lecteur de ce livre que je n’hésite pas à qualifier de remarquable.

Cher ami lecteur, entre dans cet ouvrage comme on pénètre dans la demeure d’un inconnu à qui on rend visite pour la première fois. Cet hôte qui t’accueille va se présenter à toi. Il va décliner son identité, puis, progressivement, tu vas faire sa connaissance. À partir du seuil de sa maison, tu iras jusque dans la plus belle pièce, sans doute le salon, et là, confortablement installé dans un beau fauteuil, tu l’écouteras attentivement. Alors, au cours d’une conversation à bâtons rompus, il t’ouvrira progressivement son cœur et tu apprendras à le connaître dans sa singularité d’enfant de Dieu promis à l’éternité bienheureuse. Il te montrera le chemin de sa vie ici-bas, avec ses méandres, ses escarpements, et aussi ses lignes droites où l’on respire à pleins poumons le bonheur de vivre sous le regard de Dieu, et tu rendras grâce pour une telle existence qui te montrera, s’il en est besoin, que vraiment Dieu est un Père miséricordieux qui nous aime jusqu’à nous donner sa propre vie par son Fils, l’Agneau immolé sur la Croix glorieuse.

Oui, on ne peut que tirer profit d’entrer dans la perspective de cet « auteur malgré lui ». En effet, dès les premières pages de cet ouvrage assez singulier, on comprend que le père Alphonse Gilbert est tout étonné de devoir raconter sa vie de missionnaire ad gentes, qu’il considère comme banale, ou du moins de peu d’importance – alors qu’il n’en est rien, bien sûr. D’ailleurs, n’évoque-t-il pas, à ce propos, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et sa propre autobiographie, Histoire d’une âme – qu’il avait lue pendant son noviciat –, sainte Thérèse qui avait beaucoup hésité à se confier, elle aussi, parce qu’elle estimait humblement – et à tort – qu’elle n’avait pas grand-chose à écrire ? Le père Gilbert a donc surmonté cette incertitude bien compréhensible, et il s’est en quelque sorte laissé « happer » par le sujet, avec une bonne volonté qui force l’admiration, comme nous allons le voir par la suite.

Le fait que la matière première de ce livre soit constituée d’entretiens enregistrés ne me gêne nullement. Bien au contraire, cela me réjouit, car ce choix permet de restituer, d’une manière que je n’hésite pas à qualifier de savoureuse, la spontanéité du témoignage du père Gilbert. En effet, au fil des pages, c’est le panorama d’une aventure missionnaire passionnante qui se déploie sous nos yeux, une vie totalement consacrée à Dieu et au prochain, c’est-à-dire conforme aux deux commandements du Seigneur, qui constituent la clef du vrai bonheur.

De Saint-Pierre-et-Miquelon, où il est né dans une famille chrétienne admirable et très unie, à la Guinée, puis Haïti et Rome, en passant par le Canada où il a enseigné pendant quinze ans, et bien sûr la France, notamment durant ses années de formation (du petit séminaire de Cellule, près de Clermont-Ferrand, au noviciat de Piré-sur-Seiche, pendant la guerre, puis à Chevilly-Larue), la vie de ce prêtre spiritain ressemble à une traversée au long cours. D’ailleurs, on peut dire que le père Gilbert connaît bien l’océan Atlantique, qui sépare Saint-Pierre-et-Miquelon de la France, avec son spectacle grandiose et ses dangers, et plus tard, la Méditerranée qu’il lui faudra franchir pour arriver sur le continent africain, cette fois en avion ! Ainsi, en bon fils de marin pêcheur, à peine ordonné prêtre, le père Gilbert s’embarque à Marseille sur un chalutier qui part pour Terre-Neuve, afin de rendre visite à sa famille qu’il n’a pas vue depuis neuf longues années. Les marins de l’équipage l’adoptent tout de suite comme l’un des leurs.

Comment peut-on expliquer cette double capacité à se détacher (quitter sa famille si aimée et sa chère île à l’âge de 12 ans…) et à s’insérer spontanément dans les divers milieux de vie – communautés, séminaires, familles… – où Dieu a conduit ce missionnaire durant sa longue vie ? Le père Alphonse Gilbert nous confie son secret avec une simplicité déconcertante. En regardant la photographie de son ordination sacerdotale, il s’exclame : « Mon ordination, c’est la jubilation avec Jésus ! » En effet, sa famille n’a pu venir à cause de la distance. Alors, pendant que ses confrères fêtent l’événement avec leurs parents et amis, lui revient dans la chapelle. Il raconte : « C’est comme si toute ma vie aboutissait à cet endroit. C’est Jésus qui m’a pris par la main, tout petit, et qui m’a emmené jusque-là. »

Et ce n’est pas tout, car ce qui constitue, à mon avis, la substance de cet ouvrage passionnant à plus d’un titre, c’est la transparence de l’âme de ce prêtre en présence de Dieu, qui se manifeste par des dialogues intérieurs avec Jésus depuis l’âge de 6-7 ans, pendant que, dans l’église de sa paroisse, son père attend son tour pour se confesser au curé.

Avec cet humour dont il ne se départit jamais, le père Gilbert raconte ainsi son premier colloque avec Jésus : « C’est une grande surprise pour moi. Je prie tous les jours, mais jamais Jésus ne m’a parlé comme cela. Dès lors, je prends l’habitude, le dimanche matin, de laisser papa dans la file des pénitents et de rejoindre rapidement le tabernacle. C’est là qu’est née ma vocation. » Et il avoue un peu plus loin que cet « amour d’enfant », qui était « un amour véritable », est « une tendresse infinie de Dieu ».

Beaucoup plus tard, alors qu’il est enseignant au Collège Saint-Alexandre de Montréal, en lisant un ouvrage du mystique flamand Jan van Ruysbroeck (1293-1381), il s’exclame : « C’est l’exacte description de ce que je suis en train de vivre ! », à savoir « les noces spirituelles, l’union définitive avec l’adorable Trinité ». Et avec une pointe d’humour, il nous fait partager son enthousiasme en déclarant : « Pour moi, après la Bible, ce sont les plus belles pages écrites de main d’homme ! »

 

Exprimons notre gratitude au père Gilbert pour ce témoignage si précieux. À mon avis, il est destiné en particulier à tous ceux – et ils sont si nombreux – qui cherchent le Visage de Jésus dans un monde qui, comme le disait le Saint-Père Benoît XVI, « vit comme si Dieu n’existait pas ». Sans oublier nos frères et sœurs qui peinent dans la prière et traversent des nuits de la foi plus ou moins opaques. En lisant ces pages où transparaît la lumière de Dieu, sa présence ineffable, on songe immédiatement aux colloques de Jésus avec le jeune Rédemptoriste vietnamien Marcel Van qui illustrent la voie spirituelle de l’Enfance, celle du docteur de l’Eglise sainte Thérèse de Lisieux – encore elle ! – dont les méditations devraient résonner dans l’âme de chaque prêtre : « Depuis qu’il m’a été donné de comprendre aussi l’amour du Cœur de Jésus, je vous avoue qu’il a chassé de mon cœur toute crainte…2 Je ne puis craindre un Dieu qui s’est fait pour moi si petit… je l’aime !… car Il n’est qu’amour et miséricorde !3 »

 

Ce récit autobiographique du père Alphonse Gilbert esquisse un portrait tout à fait conforme au prêtre que j’ai connu, en 1962, lorsque, dans la force de l’âge, il avait reçu la responsabilité délicate de directeur du séminaire de Kindia, à 150 kilomètres de Conakry, la capitale de la Guinée. Dans le contexte de la dictature de Sékou Touré, tout était à faire. Le père Gilbert note lui-même dans ses souvenirs que le petit séminaire avait été fermé et qu’il avait fallu se débrouiller pour trouver une autre maison. Notre communauté, formée d’une douzaine de séminaristes, s’était donc installée dans le bâtiment très vétuste d’un ancien foyer de jeunes, transformant deux grandes salles en dortoirs. Nous trouvions auprès du père Alphonse Gilbert un cœur de prêtre débordant de cette tendresse qui lui avait tant manqué durant sa formation, en particulier au petit séminaire de Clermont. Ses homélies et sa vie de prière intense faisaient notre admiration. À son contact, nous progressions dans cette relation toujours plus intime avec Jésus, constitutive de toute vie chrétienne et, a fortiori, de celle du futur prêtre. Voici notamment un souvenir qui ne m’a pas quitté : lorsque l’un d’entre nous s’éloignait du Seigneur (colère, rancœur, attitude peu digne d’un chrétien), le père Gilbert se contentait de l’envoyer devant le Saint-Sacrement pour examiner sa conscience, se confronter avec le Seigneur, déposer humblement devant Jésus Eucharistie l’état de son âme, et retrouver la paix au contact de la douce présence de Jésus. Son attitude éminemment pastorale et cette pédagogie hors pair ne sont-elles pas dans la droite ligne de ce que nous ignorions alors, bien évidemment, et que ce livre nous révèle, à savoir ses colloques intérieurs avec le Seigneur ? Dans ce livre, le père Gilbert corrobore mes propres souvenirs personnels et il ajoute ce fait significatif : « Les plus grands repèrent que nous faisons oraison tôt le matin, mon confrère et moi. Au bout de quelques jours, quelques-uns nous rejoignent. Robert Sarah est parmi eux. Je suis très heureux qu’ils prient avec nous ! »

Six ans plus tard, le père Gilbert dut quitter sa chère Guinée, la mort dans l’âme, à cause de l’expulsion des missionnaires. À peine arrivé à l’autre bout du monde, en Haïti, où il enseigna au Collège Saint-Martial de Port-au-Prince, il connut le même sort, car ce pays des Caraïbes subissait lui aussi la férule d’un dictateur impitoyable, mais à cette différence près : cette fois, les missionnaires avaient choisi de partir d’eux-mêmes pour protester contre l’expulsion de certains de leurs confrères, un geste « prophétique » auquel le père Gilbert ne se soumit qu’à contrecœur.

Puis, il fut nommé Supérieur de la communauté de Chevilly-Larue, où se trouve le lieu de formation des spiritains, une charge qu’il assuma pendant six ans, jusqu’à son transfert à Rome, en 1976-77, où il resta jusqu’en 1988, comme supérieur de la maison généralice et directeur spirituel au séminaire pontifical français, tout en assumant la charge de visiteur des communautés missionnaires de sa congrégation réparties dans divers pays africains. À partir de 1995, il fut procureur des évêques de France. Entre-temps – de 1988 à 1995 –, il était revenu en France où il avait exercé son ministère à la Fondation des Apprentis d’Auteuil. Il vit actuellement dans la vaste maison de Chevilly-Larue, dans laquelle se trouve la chapelle où il a été ordonné prêtre. « J’y vais souvent pour remercier Dieu, le remercier pour tout », confie-t-il.

 

Cher père Alphonse Gilbert, votre ancien élève du séminaire de Kindia vous remercie pour ce livre au ton incandescent, brûlant d’amour pour le Seigneur, Lui qui vous a appelé à la vie missionnaire en tant que prêtre. Permettez-moi cette conclusion qui, me semble-t-il, s’impose à la fin de cette brève présentation. Il s’agit d’une phrase de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus que vous avez dû longuement méditer pendant votre vie : « Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même ».

1. Robert SARAH, Dieu ou rien, Paris, Fayard, 2015, p. 44.

2. SAINTE THÉRÈSE DE LISIEUX, Les plus belles lettres, Paris, Éd. Emmanuel, 2016, p. 335.

3. Ibid., p. 364.

Ouverture

« Jésus, c’est pour toi et pour toujours ! »

« Jésus, c’est pour toi et pour toujours ! »

Caché derrière le mât d’artimon, cette prière monte de mon cœur et scelle mon appartenance à Dieu. Je quitte pour la deuxième fois Saint-Pierre-et-Miquelon, l’archipel où je suis né. Je laisse ceux que j’aime pour reprendre le chemin austère du séminaire en métropole.

Il fait très beau, ce matin de la mi-septembre 1936. J’ai embarqué avec l’équipage à bord du deux-mâts du père Yvon. Nous allons rejoindre les marins sur le banc de Terre-Neuve, avant de mettre le cap sur Saint-Malo. Sur le quai de mon île de Saint-Pierre, j’ai quitté ma famille, mes amis et mes racines. J’ai refusé les propositions de plusieurs jolies jeunes filles, bien plus belles, à mes yeux, que les Métropolitaines ! Je suis un jeune homme de quinze ans bien comme les autres. Dans cet équipage inconnu, avec ma petite valise, j’hésite une dernière fois à sauter sur le quai pour les rejoindre. Mais non. Je reste. Les larmes remplissent mes yeux et coulent doucement le long de mon visage. Maintenant que je suis seul au pied de ce mât, je ne cherche plus à les retenir… Cet arrachement est terriblement douloureux pour moi.

La brise est si légère que notre embarcation, ses deux voiles hissées, quitte le quai très lentement. Cela m’arrache le cœur. Mon affection pour ma famille et mes amis est si grande ! Avant de virer au bout de la cale pour rejoindre le phare et la haute mer, je regarde vers notre église, en haut de la falaise, sur la lande. Je distingue, par la porte ouverte de ce lieu qui m’est si cher, la toute petite lumière près du tabernacle. Jésus est là. J’ai, à ce moment, la certitude de répondre à son appel. Pour ne plus voir les miens sur le quai, je suis venu me cacher ici, au pied de ce mât. Je sais que je pars pour longtemps. Mais c’est pour Jésus. C’est lui qui me fait vivre.

Tout au long de ma vie, de rupture en rupture, je n’ai cherché que lui seul, animé par l’Esprit Saint.

Oui, ma vie a vraiment été son œuvre à lui !

1

« Quitte ton pays et la maison de ton père » (Gn 12, 1)

L’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon

Je suis originaire de Saint-Pierre-et-Miquelon, dans l’Atlantique Nord, aux portes du Canada. Jacques Cartier prit possession de l’archipel en 1535 pour le roi François Ier. Après les affrontements entre colons français et anglais, ces îles furent définitivement rattachées à la France en 1816. L’île principale, baptisée Saint-Pierre en référence au saint patron des pêcheurs, est la plus petite. Elle abrite la majorité de la population, c’est-à-dire un peu moins de quatre mille personnes dans les années 1920, six mille aujourd’hui. Au Nord, Miquelon-Langlade, dont le nom vient de Michel, est formée de deux longues presqu’îles.

La population de Saint-Pierre, au début du XIXe siècle, est principalement constituée de descendants de marins originaires du Pays basque, de Bretagne et de Normandie, venus s’installer à proximité des eaux très poissonneuses de Terre-Neuve. Notre église de Saint-Pierre, consacrée par Mgr Légasse aux Saints Cœurs de Jésus et de Marie en 1907, témoigne des liens très forts entre l’archipel et le Pays basque. Sa restauration a été largement financée par les familles des armateurs basques qui ont laissé leurs noms sur les vitraux. Mgr Légasse lui-même était originaire du Pays basque français. L’architecture intérieure de l’église, avec ses tribunes, est caractéristique des églises basques. À l’origine, les tribunes étaient réservées aux messieurs, tandis que les dames et les enfants étaient dans la nef. Cette coutume a rapidement évolué car les jeunes messieurs de la tribune se plaçaient toujours de sorte à pouvoir épier leur demoiselle en bas !…

La pêche à la morue est l’activité principale de l’archipel. Elle rythme la vie quotidienne des îles, dans un esprit d’entraide générale. Les campagnes de pêche commencent au printemps et s’achèvent à la Saint-Michel, fin septembre. À cette date, le froid arrive et l’archipel, balayé par les vents et soumis à un climat très rude, adopte son rythme hivernal.

La pêche est très bonne sur le banc de Terre-Neuve. Chaque matin, entre trois heures et quatre heures, les marins quittent le port sur leur doris, petit bateau en bois à fond plat. Ils relèvent les lignes qu’ils ont posées la veille. Une fois à terre, la morue est séchée et salée. Ainsi, elle se conserve jusqu’à sa vente, à la fin de la campagne.

La morue de Terre-Neuve est très recherchée. Les pêcheurs la vendent à des armateurs métropolitains, souvent bordelais. Cet énorme poisson – il peut mesurer plus d’un mètre de long ! – trouve sur nos rivages la température idéale pour s’épanouir et se reproduire. Très convoité, il attire des équipages du monde entier. L’espèce, rapidement trop exploitée, s’est raréfiée, mais les Saint-Pierrais, qui n’ont pas les deux pieds dans la même botte, ont trouvé d’autres poissons à pêcher, par exemple le thon. Ils se sont mis aussi à pêcher le requin bleu, très recherché par les Japonais. Aujourd’hui, des chalutiers saint-pierrais continuent la pêche et, à Miquelon, les coquilles Saint-Jacques se ramassent encore à la fourche !

Les femmes des marins s’occupent du capelan, petit poisson pêché pour être consommé, mais aussi utilisé comme appât. Au printemps, on dit qu’il « roule sur le rivage ». Le capelan arrive en bande, souvent en même temps que le brouillard. Les femmes et les jeunes qui ne vont pas à l’école s’occupent de le faire sécher et de le ranger dans des barils. Il sera vendu en métropole avec la morue. L’encornet de la rade, ainsi que certains coquillages, servent aussi d’appât sur les lignes.

Pour nos prêtres, prêcher sur la pêche miraculeuse est un exercice difficile, car les marins saint-pierrais connaissent rudement bien leur affaire !

Mes origines familiales

Comme beaucoup de familles de l’île, mes origines sont très variées. Mon grand-père paternel est né à Champeaux, un petit village au sud de Granville, en Normandie. Le lieu-dit « La Gilberterie » rappelle, aujourd’hui encore, ce quartier de la famille Gilbert. En passant dans le village, alors que j’allais prêcher une retraite pour les Trappistes de Bricquebec, il y a plusieurs années, j’ai retrouvé, dans les registres, la mention du baptême de mon grand-père à Champeaux. Marin sur un trois-mâts du banc de Terre-Neuve, et probablement blessé durant son exercice, il fut envoyé à l’hôpital de Saint-Pierre. C’est ainsi qu’il rencontra ma grand-mère, Marie-Joséphine Olano, dont la famille, d’origine basque espagnole, gardait le phare de Langlade. Ils se marièrent. Mon grand-père a continué la pêche. Mon père, André, est né à Miquelon. Le registre de l’île nous apprend que la famille de mon père quitta Miquelon quand il avait environ sept ans pour aller s’installer à Saint-Pierre. La pêche était probablement meilleure dans cette anse.

Du côté maternel, mon grand-père Salvat Lafourcade, basque, était aussi marin sur le banc de Terre-Neuve. Lors d’une escale, il fut conquis par l’île… et par Marguerite Fitzpatrick ! D’origine anglaise, la jeune demoiselle travaillait au service d’une famille de Saint-Pierre. De son côté, dès qu’elle le vit, il lui plut aussi. À la fin de la campagne de pêche, il resta sur l’île et ils se marièrent. Ils eurent six enfants, dont quatre filles : Jeannette, Marie, ma mère, Joséphine et Anita. Leur premier fils, Désiré, mourut en bas âge et Alphonse, tué à Verdun à vingt-cinq ans, a laissé une très belle trace dans la famille. C’était un jeune douanier d’une grande bonté. Il est enterré près de la grande croix du cimetière de Saint-Pierre. Je porte le prénom de cet oncle, mort héroïquement quelques années avant ma naissance.

Mes parents ont ainsi grandi ensemble à Saint-Pierre et se sont mariés. Ma mère était institutrice en maternelle. Elle parlait anglais couramment. Elle était distinguée, très cultivée et écrivait admirablement. Elle m’a écrit des milliers de lettres.

Une vie de famille simple et extraordinaire à la fois

Je suis né à Saint-Pierre le 11 septembre 1921.

Mon père a l’habitude de dire qu’il exerce les deux plus beaux métiers du monde : pêcheur, comme les apôtres, et menuisier, comme saint Joseph. À la fin de sa campagne de pêche, quand son poisson est livré et qu’il a reçu sa paie des armateurs, il change de métier pour l’hiver et devient charpentier jusqu’en mars. C’est un très bon charpentier, très compétent. Même chose pour la pêche.

Sur nos îles, en septembre, l’approche de l’équinoxe annonce une période de tempêtes. Mes parents étaient encore dans leur cabane de pêche lorsque ma mère ressent les premières contractions, au début de la nuit. Paniqué par la tempête, mon père monte dans son bateau pour aller chercher Madame Norgeot, la sage-femme de Saint-Pierre. C’est le moyen le plus rapide pour rejoindre le port. Le vent souffle terriblement, la mer est vraiment déchaînée. Effarée par les conditions météo, la sage-femme accepte, non sans crainte, de se rendre aux côtés de ma mère, pour qui elle a beaucoup d’affection. Mon père m’a raconté avoir mis des couvertures et des coussins au fond du doris pour installer au mieux Madame Norgeot et lui avoir recommandé de fermer les yeux et de se laisser conduire. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à la maison, dans la nuit noire, au cœur de la tempête. J’ouvre les yeux sur ce monde vers cinq heures du matin, paisiblement. Madame Norgeot prend une bonne tasse de café et mon père la ramène en ville, par la route cette fois, dans une voiture à cheval.

Je suis le troisième d’une fratrie de quatre enfants. André, l’aîné de notre famille, est né en 1914. Marguerite, la deuxième, est ma sœur chérie. Je joue beaucoup avec elle. Elle n’a que deux ans de plus que moi. Elle est pour moi un modèle de charme, de piété et de douceur. Cela ne l’empêche pas de bien savoir ce qu’elle veut ! Maman est très fière de sa fille. Émile est le cadet, il a deux ans de moins que moi. Nous formons tous les quatre une joyeuse bande. Malgré le climat rude de notre île, le froid, l’hiver et les intempéries, nous grandissons dans une ambiance familiale chaude et intense. Nous avons une vie à la fois simple et extraordinaire, entourés de parents vraiment très chrétiens. L’hiver, nous vivons dans notre maison de ville recouverte de bardeaux bleus, et l’été, dans notre cabane de pêche.

Mes parents sont présents à toutes les cérémonies de l’Église. Ils sont aussi investis dans des mouvements. Ma mère fait partie des Mères chrétiennes. Mon père appartient au groupe des Hommes du Saint-Sacrement. Une fois par mois, ceux-ci prennent un temps d’adoration eucharistique et un prêtre leur donne une causerie sur le sens de l’Eucharistie. Il doit y avoir une cinquantaine d’hommes dans ce groupe, et plus, certainement, chez les Mères chrétiennes.

Mes parents nous éduquent chrétiennement, sans faire d’excès. Nous avons une vie familiale normale, avec le Seigneur et la Vierge Marie au milieu de nous. Les mois d’octobre et de mai, plus particulièrement consacrés à la Vierge, sont toujours marqués d’une attention particulière. Nous nous retrouvons fréquemment pour la prière du soir. Après la prière, nous embrassons nos parents puis nous montons l’escalier pour rejoindre nos chambres. En me glissant sous mes draps, je découvre avec bonheur la brique chaude déposée par maman pour réchauffer mon lit… De sa voix merveilleuse, elle nous chante une berceuse. Nous nous endormons rapidement, le cœur en paix. Mon père, très bon lui aussi, reste toujours attentif à l’épanouissement de ses enfants. Nous avons une vie de famille vraiment très douce et heureuse.

Le matin, nous partons à l’école avec maman. Elle s’occupe de la classe maternelle. Pendant l’hiver, quand l’île est recouverte de son manteau immaculé, nous faisons le chemin en traîneau, bien emmitouflés. Nos deux chiens, Nez Blanc et Médor, connaissent parfaitement la route. J’aime beaucoup cette expédition. À notre retour de classe, l’après-midi, maman nous prépare le goûter : un bon bol de lait très chaud et des tartines avec de la morue grillée. Un vrai régal ! Nous reprenons rapidement des forces et nous réchauffons. Ce moment est délicieux. J’ai alors souvent la permission d’aller jouer au football avec mes copains, avant de faire mes devoirs. Je suis le capitaine de notre équipe.

Un soir, après l’école, mes copains me proposent d’aller voir le magnifique bateau de guerre amarré à quai depuis peu. Ce navire est extraordinaire pour nos yeux de garçon de dix ans… Nous filons vers le port. Sur la passerelle, le marin de garde nous propose de visiter le navire. Nous sommes tout heureux ! Il nous montre les canons et nous explique leur fonctionnement. Devant nos yeux écarquillés, il nous fait même visiter l’intérieur du bateau. Jus de fruits, petits gâteaux… nous sommes reçus comme des rois ! Lorsque nous sortons de la cabine, la nuit est tombée. Une nuit noire. Nous n’avons pas vu le temps passer…

Je monte alors jusqu’à la maison le plus vite possible. Essoufflé, j’ouvre la porte en toute hâte et je découvre que le repas familial se termine. Silence de mort. Je réalise mon erreur. Ils se sont inquiétés pour moi. Une minute passe. Deux. Mon père rompt le silence et me demande la raison de mon absence. Je lui réponds. Il m’envoie me coucher. Assis sur mon lit, la tête entre les mains, je pleure. Jamais papa ne m’a parlé ainsi. Et jamais non plus je ne me suis couché sans dîner et sans recevoir le traditionnel bisou du soir. Le lendemain matin, je promets à papa de ne plus recommencer. Il m’embrasse. C’est terminé. Nous n’avons jamais reparlé de cette histoire. C’est mon unique souvenir de punition.

Sur nos îles, les traditions familiales et les fêtes ont une grande importance. Comme l’hiver est long et rude, nous nous retrouvons régulièrement entre cousins. Ma mère, décorée du prix de la meilleure pâtissière de Saint-Pierre-et-Miquelon, nous fait à chaque occasion des gâteaux extraordinaires. Comme mon frère aîné, je suis enfant de chœur. À tour de rôle, nous servons la messe. Il fait bon retrouver nos amis paroissiens dans notre église bien chauffée !

Un soir de 1932, alors que je rentre tranquillement de l’école, mon père vient à ma rencontre sur le chemin et me fait monter rapidement dans un camion. À la maison, ma sœur vit ses derniers instants. À neuf ans, elle succombe à une péritonite, vraisemblablement. En entrant dans sa chambre, je découvre le docteur et le prêtre auprès d’elle. Nous sommes tous réunis à son chevet. J’entends ma sœur chérie offrir sa vie au Seigneur avant de mourir. Cela marque mon cœur d’enfant. Je vis cette épreuve intimement uni a Jésus. Personne ne s’attendait à pareil événement… Nous nous apprêtions, en ce jour de la fête de saint André, à fêter mon père et mon frère. Maman a rangé les gâteaux dans le buffet. Cet événement douloureux est un moment important de notre histoire familiale. Régulièrement ensuite, nous allons prier sur la tombe de Marguerite avec nos parents, sûrs que notre sœur chérie est près de Jésus.