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Dans les années 90, l’autisme était une différence encore mal perçue. À cette période, pour une personne porteuse de ce handicap, l’intégration sociale pouvait alors être longue et pénible. Bastien, mon enfant extraordinaire raconte le tumultueux parcours de Bastien, de sa naissance à l’âge adulte. Il évoque aussi les ressentis de sa mère, les embûches, les colères, mais également les fous rires provoqués par le comportement « étrange » de cet enfant, des imperfections parfaites…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Amoureuse de la langue française, Juliette Monique est une dévoreuse de livres depuis sa plus tendre enfance. Plus tard, pour cette ancienne assistante maternelle, l’écriture devient un exutoire face aux difficultés liées à la pathologie de son enfant. Bastien, mon enfant extraordinaire est le témoignage poignant de l’amour inconditionnel d’une mère pour son fils.
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Seitenzahl: 261
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Juliette Monique
Bastien, mon enfant extraordinaire
© Lys Bleu Éditions – Juliette Monique
ISBN : 979-10-377-7472-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ne laissons pas s’isoler ceux qui
Souffrent d’une différence
Fondation de France
Depuis toujours, à chacun des progrès, des actes et des paroles extraordinaires de Bastien, à chacun des obstacles que je rencontrais, quand je m’insurgeais ou lorsque le chagrin m’envahissait, je consignais mes émotions et les faits sur des feuilles volantes que j’appelle « mes exutoires ». Je les glissais ensuite dans les dossiers qui concernaient mon fils (MDPH, CDES, Éducation). C’était ma façon à moi de me décharger de ma peine ou de conserver mes petits bonheurs.
En triant ces papiers, j’ai retrouvé toutes ces petites tranches de vie. Me vint alors l’idée d’en faire quelque chose. Et si j’écrivais un livre… Je pourrais le faire lire à mes proches. Ainsi, ils comprendraient mieux ce qu’on éprouve lorsqu’on élève un enfant pas ordinaire, un enfant particulier.
Ces phrases, ces lettres que je griffonnais en plein cœur des événements, des incidents ; ces petits mots et ces faits amusants, encore tout chauds, que je prenais grand soin de noter, je les conservais comme des trésors.
En les relisant afin de réaliser ce témoignage, je me suis souvent trouvée envahie par l’émotion qui montait en moi. J’étais tout à coup replongée dans le passé, revivant les scènes les plus drôles, mais aussi les plus affligeantes, avec la même intensité qu’au moment où elles s’étaient produites.
Cet ouvrage traite du parcours de mon fils ainsi que de mon ressenti par rapport aux difficultés et aux obstacles. L’écrire m’a permis de me libérer, de faire la paix avec moi-même.
En ce qui concerne les démarches et les épreuves, accompagner Bastien jusqu’à sa vie actuelle fut un véritable parcours du combattant.
À présent, Bastien est heureux, pour mon plus grand bonheur. Il gagne sa vie. Il s’est extirpé de son étrange prison.
Je n’ai jamais considéré mon fils comme un fardeau, mais comme un cadeau du ciel.
Tous les passages écrits en italique sont des pensées et des lettres que j’ai laissées intactes, sans en changer le temps.
Pour des raisons de confidentialité, les noms des lieux d’accueil de Bastien et certains prénoms sont imaginaires.
Nous étions le 19 mai 1992, c’était une belle journée ensoleillée. Les contractions s’étaient multipliées toute la nuit, il était temps de se rendre à la maternité.
Bastien arrivait avec trois semaines d’avance, mais nous avions hâte cependant de découvrir sa frimousse. J’étais alitée depuis un mois, car le placenta présentait une malformation. Il me tardait donc de recommencer à vivre normalement…
Si elle ne pousse pas maintenant, son enfant risque de s’étouffer !
Que se passe-t-il ? Je me sens bizarre, comme dans du coton. Qu’est-ce qu’ils viennent de dire ? Mon bébé ! Oui, c’est ça, je suis en train de mettre mon enfant au monde… Allez, Monique, du nerf, pousse !
Oui, madame, c’est ça, encore un peu ! Bravo !
…
Où est mon bébé ?
Il est ici, madame, nous l’avons mis en couveuse, le temps qu’il reprenne des forces.
Pourquoi est-il violet ?
— Ne vous en faites pas, il est tout à fait normal, il est juste resté trop longtemps dans le passage, mais il va bien. Vous avez fait une crise de tétanie et perdu connaissance pendant l’accouchement. Heureusement, vous avez réagi avant qu’on utilise les forceps.
Une infirmière me posait les derniers points de suture, une autre m’exhortait à me réveiller, je m’étais évanouie à nouveau…
Pourquoi le placenta a-t-il cet aspect blanchâtre et velouteux ? demanda une interne.
En effet, c’est étrange, je n’ai jamais vu ça, va chercher le gynécologue.
Le docteur, perplexe, craignant un risque d’infection, ordonna alors qu’on me fasse une injection de Rovamicyne, mais à peine 3 minutes plus tard, je me sentis comme brûlée de l’intérieur, je réagissais mal à l’antibiotique auquel j’étais allergique…
Je n’ai, par la suite, jamais eu aucune explication quant à l’apparence du placenta. Y aurait-il là un quelconque rapport avec la pathologie dont Bastien est atteint ?
Au fil des ans, on nous expliqua que l’autisme peut prendre sa source de bien différentes façons : choc psychologique, X mal terminé, bactérie dans la flore intestinale, allergie au lait ou au gluten, réaction à un vaccin. On a même supposé que les deux chutes que j’ai faites dans l’escalier au cours de ma grossesse pouvaient être la cause du mutisme de Bastien, ou bien que ce serait dû au fait qu’il soit resté longtemps dans le passage, mais ça n’a jamais été prouvé…
Je suis dans un long couloir dont je ne vois pas la fin. Le sol est lisse et sans embûche.
Je me sens désespérément seule, je marche longtemps, puis j’arrive près d’une barrière. Comme elle est fermée à clef, je passe par-dessus et poursuis mon chemin. Plus loin se trouve un trou large et profond, je m’agrippe à la végétation pour le contourner. Brusquement, un feu se déclenche devant moi, je m’élance et parviens à me frayer un chemin à travers les flammes, mais les obstacles se multiplient. Une trombe d’eau déboule, m’entraînant au passage. Je reprends mon souffle et continue d’avancer droit devant, sans regarder derrière. Subitement, un mur se dresse, je repère bien une faille tout en haut par laquelle je pourrais me glisser, mais comment l’atteindre ?
Au fond de mon cœur, je sens que de l’autre côté se trouve quelque chose de merveilleux et attirant, mais je reste là, stoppée, bloquée…
J’aimerais faire demi-tour pour aller chercher une échelle ou un grappin, mais à ma stupeur, le chemin que j’ai parcouru s’est effacé, volatilisé !
Il y a quelqu’un derrière ce mur, je sens sa présence, si j’appelle, peut-être me répondra-t-il, peut-être me lancera-t-il une corde à laquelle me hisser pour me tendre une main secourable… Mais mes cris ne changent rien, je n’obtiens aucune réponse…
Quelque temps après, le même cauchemar me revient, effrayant. Je me retrouve au pied du rempart, je désire plus que tout au monde passer de l’autre côté, je m’y sens attirée. Un passage s’est dessiné sur ma droite, mais son aspect hostile et repoussant fait que je me refuse à l’emprunter.
Soudain, une petite voix se fait entendre… C’est alors que je réalise, le cœur serré, que ce filet de voix est celui de Bastien. Nous nous trouvons chacun de notre côté, séparés par un obstacle terrifiant, un mur immense, infranchissable. Comment nous rejoindre ? Nous éprouvons tous deux une grande détresse, je ressens celle de mon enfant tout comme il ressent la mienne.
Tout à coup, tel un hologramme, son image apparaît, je l’appelle, je veux qu’il fasse un pas vers moi, puis un autre, et encore un autre, qu’il traverse ce mur virtuel, j’ai besoin de le prendre dans mes bras, de le serrer contre mon cœur, de lui dire que tout va bien, que ce n’était qu’un mauvais rêve… Lui ne me voit pas… moi je vois ses larmes… Que puis-je faire ?
Je lui crie que je l’aime, que je ne l’abandonnerai jamais, que nous finirons par nous atteindre…
C’était un poupon magnifique de 3,480 kg pour 47,5 cm, très brun, avec un épi au sommet du crâne, de grands yeux sombres, un petit nez légèrement aplati et de jolies lèvres rondes.
Les premiers mois, Bastien évoluait de façon normale. Il vidait tous ses biberons et bien qu’ayant un regard déjà fuyant, à un mois et demi, il nous reconnaissait, et à trois mois, il tenait sa tête bien droite. Pourquoi à 5 mois, n’avait-il plus aucun tonus dans le cou ?
À six mois déjà, il évoquait une poupée molle. Sur nos bras, il devenait très pesant.
À l’âge auquel les enfants sont censés se tenir assis, puis debout, et marcher à 4 pattes, il se déplaçait en roulant, un peu comme un tonneau.
Plus grand, il demeurait hypotonique, nécessitant un soutien constant. Dans sa poussette, courbé vers le sol, il regardait défiler le bitume ou les chemins sous les roues, insensible au monde autour de lui.
J’ai souvent pensé que mon enfant souffrait d’un handicap, mais je ne parvenais pas à en parler lorsqu’il était petit.
On m’a fréquemment demandé si Bastien avait une lésion à la colonne vertébrale…
Il était très beau avec de grands yeux intelligents.
Quand j’interrogeais mon médecin traitant au sujet du mal dont souffrait Bastien, il me répondait qu’il fallait lui laisser du temps, que c’était un enfant un peu lent et qu’il finirait bien par démarrer. Mais devant mon insistance, il finit par m’orienter vers une spécialiste en pédiatrie.
Cette dernière me conseilla alors de lui faire passer un examen chez un ORL.
Pendant toute l’auscultation, Bastien garda le regard fixe sans sourciller.
— Je ne sais pas quoi vous répondre, me dit le docteur, tout me paraît normal, mais comme il ne réagit pas, quel que soit le bruit, et que manifestement il tourne la tête vers vous quand vous lui parlez… Revenez me voir quand il parlera, pour l’instant, je ne peux rien pour lui.
Quelques semaines plus tard, je consultai un neurologue. Je le revois encore, secouant notre enfant de droite à gauche, puis de gauche à droite et d’avant en arrière… Il ne réagit pas une fraction de seconde, pas même par un regard mécontent.
Je fis alors part au docteur de mes craintes : je remarquais que Bastien cumulait de nombreux points communs avec des enfants autistes. Il n’écarta pas cette possibilité, mais n’étant pas spécialiste dans ce domaine, me conseilla de retourner voir la pédiatre, car il ne trouvait rien d’anormal chez Bastien sur le plan neurologique.
Il fut aussi examiné par un ophtalmologue, mais cette visite nous laissa une fois de plus sans réponse. Ses yeux étaient normaux.
Normal, Normal ! C’était toujours et encore la même réponse ! Si Bastien était normal, alors pourquoi n’évoluait-il pas normalement ?
J’en étais presque arrivée à souhaiter qu’on lui trouve quelque chose. Au moins, nous aurions un point de départ ! Si nous découvrions la cause de son état, les médecins sauraient comment le soigner et il guérirait ! Pour moi, c’était aussi simple que ça ! Quelle erreur… Plus tard, nous réaliserons que la réalité est tout autre, que ça ne se passerait pas comme nous l’avions rêvé.
Finalement, la pédiatre nous orienta vers un psychiatre pour enfants.
Après plusieurs séances avec le docteur P. Je lui posai la question qui me taraudait :
Bastien est-il autiste ?
— Il en a certains troubles, en effet, mais je pense qu’il détient les moyens de s’en sortir, nous ferons tout pour l’y aider… mais de là à parler d’autisme… m’a-t-il répondu.
Pour ma part, je trouvais cette réponse plutôt évasive. Encore une fois, on ne mettait pas de mot sur l’état de santé de notre petit garçon :
Comment peut-on le guérir ? me risquai-je.
La longue phrase qu’il me servit en guise d’explication signifiait tout simplement : MYSTÈRE !
Nous étions venus chercher une solution, voire même un remède, mais nous repartions avec en tête plus de questions qu’auparavant.
Admission au centre de jour
Quelque temps après, le docteur P. nous présenta Claudette, l’éducatrice qui serait chargée de suivre Bastien au centre de jour où il fut immédiatement admis à 20 mois, en janvier 1994.
Claudette était très douce et patiente. Son professionnalisme ne faisait aucun doute. D’instinct, nous lui avons accordé toute notre confiance, nourrissant l’espoir de voir notre fils rentrer très vite dans la normalité.
Pendant des années, je lui ai régulièrement donné des nouvelles de Bastien. Aujourd’hui, j’ai malheureusement perdu sa trace.
Bastien était un enfant très sage, trop sage, qui ne pleurait presque jamais. Quel que soit l’endroit où on l’installait, que ce soit le lit, la chaise haute, le parc, la poussette, il ne protestait jamais. Quand on lui tendait un biscuit, il ne le prenait pas.
Il répétait des mouvements de balancements et s’isolait en tapant des récipients sur le sol, surtout lorsqu’il y avait de nombreuses personnes ou du bruit autour de lui. Il observait intensément tout ce qui avait la forme d’un cylindre et pouvait faire tourner une roue devant ses yeux, ou rouler une boîte sur le carrelage pendant des heures. Le monde qui l’entourait semblait le laisser indifférent. Même à travers les yeux, la communication demeurait désespérément difficile. Depuis sa naissance, quand nous sollicitions son regard, lorsque Bastien nous regardait en face, il donnait l’impression de percevoir ce qui se trouvait derrière nous. C’était étrange, gênant… Il m’est souvent arrivé de me retourner bêtement (et je ne fus pas la seule) pour découvrir ce qu’il pouvait bien observer derrière moi ! C’était instinctif.
Il se tapait souvent la tête contre le sol, au rythme régulier de métronome. Il se servait beaucoup de ses majeurs et passait de longs moments à observer ses doigts danser à hauteur de ses yeux, les agiter à travers la lumière le captivait. Il positionnait bizarrement ses mains.
Si on voulait l’embrasser, le câliner, il se raidissait. D’après le psychiatre, ce qu’il ressentait s’apparentait probablement à un feu sur sa peau ? C’était exactement l’impression qu’il donnait. Il n’aimait pas être touché et vivait muré dans sa bulle.
Il aimait énormément jouer avec l’eau, lorsque nous allions au bord de la mer, nous l’installions souvent dans le creux d’un rocher contenant encore de l’eau. Il pouvait rester là de longs moments.
Il aimait le contact avec les objets froids tels que les petites voitures et les endroits confinés.
Le sable, la terre et toucher les plantes étaient aussi des occupations qu’il privilégiait, mais pas comme les autres enfants, ça ressemblait plus à de l’observation qu’à des jeux. Il faisait glisser la matière entre ses doigts, longuement, et de manière répétitive. Lorsqu’il en avait assez, il ne supportait pas de voir ses mains salies.
À mon sens, il s’occupait, mais ne jouait pas.
Lucille, sa sœur de 6 ans, s’approchait de lui avec douceur, lui parlant doucement avec une infinie tendresse, lui caressant la joue, le nez ou le menton du bout de ses doigts minuscules, lui racontant de jolies histoires sans jamais le brusquer. À sa manière, elle cherchait à entrer dans sa bulle, comme si elle pressentait déjà les difficultés de Bastien à aborder notre monde.
En revanche, Maxime, son frère de 4 ans, avait plutôt tendance à vouloir le prendre dans ses bras, le couvrir de bisous, le toucher, lui parler haut et fort. Je me souviens de ce que lui disait sa grand-mère : « Arrête, Maxime, tu l’étouffes ! »
Après quelques mois, Maxime commença à se détourner de lui au point de le jalouser. On lui avait donné un petit frère qui ne réagissait pas quand il s’y intéressait, ne souriait pas, ne le suivait pas du regard. Probablement s’est-il senti blessé, meurtri de le voir aussi différent, voire indifférent… Et Maman qui dépensait autant d’énergie pour lui ! Pauvre Maxou, comment un petit bonhomme de 4 ans pouvait-il comprendre ce genre de chose ?
Bastien s’est tenu assis à l’âge de dix mois. Par la suite, il se déplaçait en roulant sur lui-même. Il a marché à quatre pattes le 15 octobre 1993, il avait dix-sept mois. Les tableaux d’éveil commençaient tout juste à l’intéresser.
Il pouvait parfois rester une journée entière sans se souiller. Comme il ne demandait pas, j’avais repéré les heures où il faisait ses besoins pour l’asseoir sur le pot. Il ne protestait jamais.
Il prenait les mêmes repas que nous, mais je devais tout mixer, il ne supportait aucun morceau.
Les regards qui se posaient sur mon bébé me glaçaient le sang dans les veines. Quand on émettait l’hypothèse qu’il pouvait avoir un problème, un mur s’abattait d’un coup, d’un seul. J’avais la sensation d’être écorchée vive. Quand certains membres de la famille venaient me dire qu’il serait peut-être temps de faire quelque chose pour cet enfant, ça me mettait dans une colère noire. Ils n’avaient pas conscience du nombre de spécialistes que nous avions déjà consultés. Il aurait suffi que je le leur dise pour dissiper le malentendu, mais à cette époque, je n’avais aucune envie d’épiloguer là-dessus.
Bébé, il riait rarement. Les choses qui le faisaient rire étaient très particulières.
Parfois, lorsque nous étions en voiture au cours d’une journée ensoleillée, les ombres des arbres et des poteaux sur sa peau l’amusaient beaucoup.
Un matin, il devait avoir environ 18 mois et avait réussi à attraper un livre tout en bas de la bibliothèque, couché sur le dos, il le tenait au-dessus de lui en s’éventant le visage avec les pages. Des grains de poussière s’en échappaient, multicolores à travers les rayons du soleil. Il se tordait de rire. Cet amusement pouvait l’occuper pendant des heures entières.
Souvent aussi, il s’installait en postillonnant dans un rayon de soleil. Cela déclenchait en lui de mémorables crises de fous rires. La première fois que je le surpris à faire cette expérience, je suis allée m’allonger près de lui, afin d’observer ce qui l’amusait autant. Les postillons virevoltaient dans la lumière, de toutes les couleurs. Dès qu’il soufflait de nouveau, les particules de salive se désorganisaient, s’envolaient, changeaient de teinte. Mon bébé recommençait sans relâche, s’esclaffant chaque fois de plus belle.
Voir et entendre mon enfant rire aurait dû me combler de joie, pourtant ça relevait plutôt du supplice. J’avais bien conscience que Bastien était différent des autres bambins de son âge. Déjà, je pressentais des complications pour l’avenir.
En février 1994, il se décidait enfin à nous regarder de temps en temps de façon normale. Il nous répondait, partageait quelques jeux avec nous et se déplaçait à quatre pattes à grande vitesse, surtout pour rattraper son frère ou sa sœur (Maxime 6 ans et Lucille 8 ans). Il prononçait « papa, maman » et « non ! », s’exprimait avec des sons qu’il associait le plus souvent aux gestes et poussait de grands cris.
Le 21 février, à 21 mois, il marchait enfin !
Ce jour-là, j’avais reçu la visite d’un inspecteur de police qui venait recueillir mon témoignage pour une enquête concernant l’entreprise pour laquelle j’avais travaillé quelque temps avant la naissance de Bastien.
Subitement, nous l’avons vu arriver, tout chancelant sur ses deux jambes. L’anecdote nous avait amusés : aurait-il eu peur de la police par hasard ?
En mars, il commençait à manifester ses désirs, son mécontentement, mais demeurait encore extrêmement passif.
Au mois d’avril, il avait de gros chagrins quand on sortait de la pièce où il se trouvait. C’était tellement rare de l’entendre pleurer par le passé !
Il disait « À boire » et « mam », se mettait debout sur sa chaise, ce qui déplaisait fortement à sa maman, et refusait le pot.
Trois de mes amies et moi étions enceintes en même temps. Le bébé de Patricia est né huit jours avant la naissance de Bastien, celui de Danielle la veille, et celui de Viviane cinq mois après. Les semaines, puis les mois s’écoulaient et je constatais que l’évolution de ces bambins était totalement décalée par rapport à celle de mon petit garçon. Ils étaient tous beaucoup plus éveillés que lui. C’était pour moi très douloureux à vivre. J’étais déjà maman de deux autres enfants, j’avais vingt et un neveux et nièces et j’exerçais le métier d’assistante maternelle, par conséquent, j’ai vu grandir toute une ribambelle de gamins. Je savais donc d’expérience que Bastien n’évoluait pas normalement. Je m’inquiétais sérieusement.
Depuis quelques semaines, ma sœur accueillait Bastien une demi-journée par semaine.
Tu as tant fait pour lui, Gillette ! Je te remercie de tout mon cœur ! Elle exerçait le métier d’assistante maternelle et gardait plusieurs enfants. Nous espérions que le contact avec d’autres petits l’amènerait à s’épanouir, à communiquer.
Comme il ne parlait pratiquement pas et ne tentait aucune approche, Gillette eut l’idée de lui prendre doucement la main, pour lui faire caresser la joue de la personne qui s’adressait à lui. Ainsi, il se trouvait juste en face de son interlocuteur, les chances d’éviter son regard étaient donc amoindries. Quel meilleur moyen pour dire bonjour !
Après quelque temps, il effleurait de lui-même les visages sans qu’on lui tienne la main.
Jean, un ami, fut très sensible à ce geste :
C’est très agréable et touchant, on dirait une petite plume, m’avait-il confié.
Cette pensée m’avait beaucoup amusée, car Gillette avait surnommé son neveu Plume brune, en raison d’une mèche rebelle au sommet de son crâne.
Pascal (mon mari) et moi discutions très peu des troubles de Bastien, je le sentais agacé dès que j’abordais le sujet. Il prétendait que j’agissais de manière démesurée, se butait et me répondait que notre fils n’avait probablement rien de grave, qu’il finirait bien par démarrer. Si seulement il avait eu raison !
Bastien, âgé de deux ans, était parvenu à souffler ses bougies comme un champion. Il essayait très maladroitement de boire au verre, mais à cause de ses gestes saccadés, il s’arrosait beaucoup. Il commençait à escalader de petits obstacles, emboîtait des jouets les uns dans les autres, demandait de rares câlins, dansait et chantonnait.
Sa démarche était surprenante, sur la pointe des pieds, il paraissait presque glisser, telle une plume si légère qu’elle ne peut se plaquer au sol.
Nous étions installés dans une petite pièce très éclairée par de larges baies vitrées. Des tables et des chaises de toutes petites dimensions étaient disposées près d’un grand tapis imprimé d’une multitude d’instruments de musique multicolores. Des étagères étaient couvertes de jouets de toutes sortes, de crayons, de livres, de peluches et de poupées. Un authentique téléphone rouge d’ancien modèle trônait sur un meuble dont les tiroirs arboraient chacun un prénom. Aux murs, des dessins, des peintures et un petit train en carton dont chaque wagon servait de support à une photo d’enfant. Ce petit univers me plaisait beaucoup. C’était frais, coloré, gai et dynamisant. Mon petit garçon passait de nombreuses matinées ici. Cette idée me rendait heureuse.
Pascal, assis non loin de moi, restait silencieux. Nous attendions que le docteur P. fasse son apparition. Claudette nous avait invités à nous asseoir, car elle prenait congé d’un garçonnet. Le docteur P. était un homme très gentil, doté d’un physique agréable et d’une voix très chaleureuse…
Parlez-moi de Bastien, dit-il, était-il désiré ?
J’estimais sincèrement cet homme et les questions qu’il nous avait posées jusqu’alors nous avaient semblé pertinentes, mais celle qu’il venait de formuler me choquait. Qu’insinuait-il ? Que Bastien était un accident ? Que nous lui en voulions d’exister ? Que nous ne l’aimions pas suffisamment ? Je me tournai vers Pascal, espérant une intervention de sa part, mais il n’en fit rien. Il restait là, muet comme une carpe. Que pouvait-il bien penser à cet instant précis ?
— Je devine à quoi vous faites allusion, répliquai-je. Comment osez-vous penser une chose pareille ?
Je n’ai jamais douté de l’amour que mon mari porte à ses enfants. Je pense qu’il souffrait autant que moi de voir notre petit emprisonné dans son mutisme. Nier le fait que Bastien souffrait d’un handicap était probablement sa façon à lui d’alléger sa peine.
Tout petit déjà, je m’efforçais à le stimuler. Dans sa chambre, les couleurs de la décoration étaient très gaies. Bastien ne s’intéressait pas aux peluches, même de couleurs vives. Il ne s’est jamais attaché à un doudou, je l’entourais donc essentiellement de jouets éducatifs.
Comme Bastien avait besoin de moments de retrait, j’avais installé dans un coin du salon, un petit matelas et des coussins que sa grand-mère avait recouverts d’un tissu aux couleurs vives. Les motifs qui le décoraient représentaient des lettres de l’alphabet portées par des petits nounours et des petits lapins. Ainsi, lorsqu’il se sentait envahi, il allait de lui-même s’y réfugier. Ce petit coin douillet resta en place jusqu’en 2003, quand nous avons déménagé à Rezé. Bastien a cessé de s’en servir vers l’âge de onze ans, il préférait alors se replier dans sa chambre.
J’accompagnais toujours Bastien au centre de jour, mais Claudette ayant suggéré de m’absenter le reste de la matinée, je m’éclipsais après avoir embrassé mon fils, sans oublier de lui expliquer que même si je disparaissais un moment, je reviendrai à coup sûr le chercher. Je trouvais le temps très, très long en attendant l’heure de reprendre le taxi pour rentrer à la maison. J’arpentais donc régulièrement le centre commercial qui se trouvait à quelques pas de là. Ah, ce centre commercial… j’en ai visité chaque magasin, vu chaque recoin des dizaines de fois, au point de ne plus pouvoir y mettre les pieds encore aujourd’hui (en 2016).
À chaque rendez-vous avec un nouveau professionnel de la santé, je priais Dieu pour qu’un miracle se produise.
En juin 1994, après avoir fait examiner Bastien sur toutes les coutures, nous avions décidé de consulter un ostéopathe.
Je me souviens qu’il prit un air gêné pour nous faire part de son diagnostic : les os de son crâne ne bougeaient pas, la partie supérieure n’était pas censée être fixe. Cependant, il soigna notre fils avec un dévouement exemplaire. Notre enfant fit beaucoup de progrès après chacune de ses interventions.
Quel changement !
Bastien manifestait quelques petits signes de jalousie. Il lui arrivait de convoiter le jouet d’un copain.
Il essayait, sans y parvenir, de mettre ses chaussures ou de faire tenir un objet sur sa tête, mais savait lancer et courir. Petit à petit, il apprit à s’essuyer la bouche, faire demi-tour en courant, mais aussi… à mordre dans les objets ! Il parvenait à boire au verre sans mettre de la boisson partout autour de lui et, bien que maladroitement, mangeait seul à la cuillère.
Bastien répétait quelques mots et en prononçait quelques-uns de lui-même : « Arrête, dada », « ateau » pour bateau ou gâteau.
Lorsque je répondais au téléphone, il faisait beaucoup de bruit pour attirer mon attention et demandait plus fréquemment à être sur les bras. Il imitait le bruit des voitures, montrait son nez, ses yeux et ses cheveux.
Il aimait qu’on lui coure après et qu’on le chatouille (uniquement la famille très proche) et commençait à taquiner Maxime et Lucille. Nous constations aussi de moins en moins de mouvements de balancements. Pendant les fêtes de famille, il s’était moins isolé qu’à son habitude et acceptait un peu plus le contact visuel.
Nous savourions le plaisir de l’entendre chantonner « a o u o a i è e a i è… e… : Bateau sur l’eau… » Il rugissait comme un lionceau, posait le téléphone sur son oreille en disant allô et savait transvaser.
En juillet, Pascal s’était cassé le pied, alors Bastien soufflait sur son plâtre avec un petit air désolé et compatissant.
Bastien possédait donc en lui un grand potentiel. Il nous démontrait jour après jour qu’il éprouvait des sentiments, qu’il pouvait avoir envie ou non de faire certaines choses, qu’il lui serait possible de s’épanouir, mais aussi qu’il était préférable de ne pas le brusquer.
Notre chérubin reproduisait régulièrement un rituel étrange : il introduisait son majeur dans tout ce qu’il trouvait de creux, par exemple un verre en plastique, une petite boîte ou un orifice dans un jouet, puis il faisait tourner l’objet dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. C’était très intrigant.
Petit garçon, il était irrésistiblement attiré par l’eau. Les sorties, les pique-niques ou le camping devinrent un véritable enfer. Impossible de le quitter du regard. C’était une obsession. À la plage ou au bord d’un lac ou d’un étang, il fallait sans cesse lui courir après, car il avançait vers l’eau sans avoir conscience du danger. Nous recherchions des lieux de vacances sans points d’eau, évidemment impossibles à trouver.
Au cours d’une sortie avec des amis, les hommes laissaient tremper leurs lignes et Viviane, avec qui je faisais une partie de scrabble, me fit remarquer que je devrais peut-être le lâcher un peu et m’occuper plus de mon jeu. Bastien était entouré d’autres enfants dont son petit dernier, Gaël, plus jeune que le mien de cinq mois. Je me raisonnais alors, essayant de me persuader qu’elle avait raison. Après tout, mon gamin n’était pas seul…
À peine avais-je relâché mon attention qu’un pêcheur nous interpella :
Eh oh là-bas ! Il y a un gosse qui prend un bain de boue ici, il ne serait pas de votre tribu par hasard ?
Mon sang ne fit qu’un tour, il avait mis si peu de temps pour s’éclipser en direction de la rivière ! Il était couvert de vase de la tête aux pieds !
Cet incident fit bien rire toute notre petite troupe, il faut bien reconnaître que voir les hommes faire la chaîne pour rapporter des seaux d’eau propre de la rivière, afin de rincer ce sacripant, était vraiment risible.
Je me rendais à l’évidence : je ne devais en aucun cas relâcher ma vigilance. Viviane pensait bien faire en me conseillant de le laisser vivre. Avec un autre petit, elle aurait probablement eu raison, mais pas avec ce chenapan.
Pendant une autre balade, des lentilles recouvraient la surface du plan d’eau autour duquel nous nous promenions. Soudain, ce galopin extirpa sa main que j’avais eu tant de mal à glisser dans la mienne, pour courir droit vers l’étang. Alerté par mes cris, Pascal le rattrapa au vol, juste avant qu’il n’y tombe.
— Où vas-tu comme ça ? Tu veux tomber dans l’eau ?
Bastien parut très étonné lorsque j’y plongeai les doigts pour lui faire prendre conscience du danger. Il répéta le même geste, puis toucha la verdure à côté avec une expression de surprise sur le visage. Manifestement, il s’était figuré que c’était de l’herbe.
Bastien découvrit une autre bêtise à renouveler d’innombrables fois : il introduisait tout ce qui pouvait y entrer, à travers les grilles des convecteurs. Ça allait de la petite cuillère aux minuscules jouets en plastique, en passant par les crayons, les perles ou les feuilles de papier. Combien de fois ai-je dû sortir la pince et le tournevis, pour en extraire du plastique qui empestait la pièce en fondant, ou un morceau de carton qui risquait de mettre le feu à la maison ?
Combien de fois me suis-je écroulée en larmes, désespérée, vociférant que cet enfant allait me rendre folle ? Combien de doutes ? Je me disais quelquefois que Bastien n’était pas né dans la bonne famille. Que je n’étais pas à la hauteur de la mission qui m’était imposée et que je n’étais peut-être pas capable d’élever un enfant atteint de cette différence.
J’ai la certitude, au fond de mon cœur, que dans cette coquille parfois hermétiquement close, se cache un adorable bambin, débordant d’amour et de tendresse.
La fin de l’été 1994 se profilait. Depuis quelques mois, au niveau de la communication avec qui que ce fût, notre enfant ne progressait pas beaucoup. En revanche, il acceptait de bonne grâce de nous remettre un objet quand nous le lui demandions. Lui, qui se servait principalement de ses majeurs, commençait à utiliser ses index. Sa démarche, auparavant aérienne, semblait un peu moins flottante.