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La berbérité désigne l’essence d’un peuple ancestral. Le monde berbère ou amazigh est le réceptacle d’une culture méditerranéenne plusieurs fois millénaire. Sa contribution, ses origines restent mal perçues. Cet ouvrage apporte une autre perspective, en s'appuyant sur des études antérieures complétées par des apports scientifiques dorénavant irrévocables. Tout était culturellement en place entre la Préhistoire et la fin de la période antique, l’histoire a fait le reste et les gênes demeurent.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Linguiste de formation,
Christian Sorand a mené une carrière d’enseignant dans des écoles internationales aux quatre coins de la planète. Pour lui, la littérature est un ancrage culturel permettant d’appréhender ou de diffuser un savoir, voire une réflexion, débouchant sur une approche identitaire. Ses missions l’ont conduit dans chacun des trois pays du Maghreb. Un long séjour en Algérie lui a alors révélé l’essence de la culture berbère, grâce à des élèves avides de mieux connaître leurs origines.
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Seitenzahl: 452
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Christian Sorand
Berbérité
En quête de l’identité amazighe
de la Préhistoire à la chute de Carthage
Essai
© Lys Bleu Éditions – Christian Sorand
ISBN : 979-10-377-8919-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il semble que tous les peuples de la Méditerranée soient passés par l’Afrique du Nord.
Jean Servier
À toutes les époques, les Berbères sont les oubliés de l’Histoire.
Gabriel Camps
Quel drame de ne pas savoir son histoire de bout en bout.
Boualem Sansal
Mais les Maghrébins sont berbères
– Aujourd’hui comme avant-hier –
Germaine Tillion1
Préambule
Les textes figurant dans cette étude ont été publiés séparément sur une période de plusieurs années. Au départ, l’idée était soit d’entreprendre une réflexion synthétique sur un volet appartenant à l’histoire des Berbères, soit d’intégrer des éléments attestant l’existence d’une identité ethnique justifiée par les avancées scientifiques récentes.
Chaque chapitre tente donc d’aborder une période déterminante de la berbérité. Dans un premier temps, cela a permis de corroborer une recherche consacrée au symbolisme de l’orfèvrerie chaouie2 de l’Aurès. Il s’avérait nécessaire de retrouver le lien historique justifiant les origines caractéristiques des motifs symboliques de l’artisanat berbère.
À vrai dire, ce processus a été bénéfique, car au cours de ces dernières décennies, les découvertes faites sur le terrain et l’évolution des techniques scientifiques ont été telles qu’il devenait nécessaire de réactualiser les données existantes. L’Histoire a parfois tendance à se figer, alors qu’elle évolue non seulement au gré des découvertes archéologiques et anthropologiques, mais aussi parce que la Science s’est dotée de nouveaux outils. Pour ne citer que deux exemples, l’ADN génétique ou les toutes dernières innovations en matière de datation ont permis d’asseoir et d’étendre notre connaissance sur le passé de l’Afrique du Nord.
Reste à savoir ensuite pourquoi le cheminement proposé a été volontairement limité à la période précédant l’arrivée des Romains en Afrique du Nord. Plusieurs facteurs répondent à cette démarche. Tout d’abord, pour expliquer le fait culturel berbère, il paraît nécessaire de remonter aussi loin que possible dans l’échelle du temps. Quand peut-on évoquer l’émergence d’une civilisation berbère ? Quels sont les facteurs justifiant l’apparition d’un ferment de berbérité naissante ? Une telle évolution a été lente, multiple et extraordinairement riche et variée. Tout au long de ces siècles, voire de ces millénaires, on a assisté à l’apparition d’une première identité, forgée au fil du temps. On touche donc ici le cœur du sujet traité. En réalité, l’arrivée des Romains, après la destruction de Carthage, n’a rien changé au fonctionnement d’une identité déjà établie. En d’autres termes, le socle de la berbérité était déjà en place. Il ne fait que continuer à s’étayer et à se développer. Il connaîtra certes une période brillante au tout début de la Chrétienté jusqu’au moment décisif des premières invasions arabes, qui marquent un second tournant. En fin de compte, l’objectif a donc été de limiter le champ d’études consacré à l’émergence de la berbérité. Le choix de la chute de Carthage en 214 av. J.-C. correspond historiquement à l’idée d’une rupture déterminant une ère nouvelle pour le monde berbère. Mais sociologiquement, les fondements culturels antérieurs demeurent inchangés.
La conquête romaine entérine l’avènement d’une nouvelle page dans l’histoire de l’Afrique du Nord. Plus tard encore, la conquête arabe (de 642 à 710) va entamer une déchirure plus radicale et plus durable, sans pourtant affecter véritablement l’essence primitive d’appartenance à un socle antérieur.
La conquête romaine coïncide avec une prise de conscience géopolitique : celle d’un continent sans nom propre véritable. Dans l’Antiquité, les Grecs, familiers de l’Afrique du Nord méditerranéenne, appelaient ce territoire la Libye [Λιβύη, Libue]. En réalité, les Libou étaient un peuple libyque déjà connu des anciens Égyptiens. Le terme « Libou » est d’ailleurs toujours utilisé dans l’idiome nord-africain. On a donné plusieurs explications sur les origines du mot Afrique. Ce terme apparaît au moment de la conquête romaine (Africa, en latin). Le substrat linguistique l’explique peut-être de manière plus prosaïque. En Tamazight (la langue berbère), le mot îfri (pl., ifran) désigne la grotte. La toponymie nous fait retrouver ce terme dans des noms de lieux tels que « Ifri » (village de Kabylie) ou Ifrane (au Maroc). Les Berbères ont toujours eu une propension pour le rocher comme l’a fait remarquer Jean Déjeux. Les Matmata, au sud de la Tunisie, vivent encore dans des habitations troglodytes bien adaptées aux conditions climatiques régionales. Dans la langue arabe, le terme Ifrîqiya [إفريقية] désigne la région comprenant la Tunisie actuelle et l’Est d’Algérie. Quand les Romains s’établissent sur les ruines de Carthage, ils côtoient la tribu berbère locale. Dans une langue consonantique, les voyelles sont souvent volatiles, ce qui explique l’inconsistance orthographique de certains mots. Le passage sonore d’îfri à afri,parfois afru est donc ténu : appeler ce lieu Afri-ca n’est qu’une mutation phonétique transcrivant ce qu’une oreille habituée au latin entend. Il n’y a qu’un pas ensuite pour étendre ce nom à tout un continent, puisque de toute manière il n’avait pas encore été baptisé.
Quoi qu’il en soit, l’Afrique est donc redevable de son nom aux Berbères ! Mais il faut bien admettre que ce peuple est resté de souche africaine.
Le terme « Libyen » donné par les Grecs correspondait plutôt aux territoires du nord de l’Afrique. L’Éthiopie [Αἰθιοπία / Aithiopía] a longtemps été l’appellation des territoires situés plus au sud. Par déformation du mot grec [βάρβαρος, barbaros], qualifiant « étranger », on a adopté ensuite le terme de « berbère ». Une appellation qui n’a rien de péjoratif, mais qui contient, il est vrai, une certaine idée d’ostracisme. L’appellation moderne, plus conforme à la réalité linguistique du Tamazight – la langue – lui préfère le terme d’Amazigh [pl. Imazighen]. Traduit en français, ce mot signifie « homme libre ».
Pourquoi alors avoir choisi de conserver dans cet ouvrage le terme de « berbère » ? La raison correspond avant tout à une simple référence culturelle connue, encore suffisamment répandue. Quand on évoque les Berbères, on est en mesure de les situer. La seconde raison est plus circonstanciée ; c’est celle d’un choix voulu. En évoquant la « berbérité », on fait référence à une entité berbère antique. Le terme convient donc mieux au thème choisi dans cet ouvrage. S’il devait y avoir une suite, on pourrait parler alors d’ « Amazighité ». Le choix de cette appellation correspond donc mieux à la réalité historico-linguistique décrite ici.
Malgré tout, il faut clarifier ce que l’on entend par « berbérité », voire « amazighité ».
C’est tout simplement le fait de se sentir en phase avec une culture liée à ses racines ancestrales, le fait d’appartenir à une identité plurielle ancrée dans une langue, dans une histoire et une culture originale, spécifiquement nord-africaine. C’est donc rejeter d’une certaine manière toute assimilation à une culture rapportée qui ne cadre pas avec la réalité de l’environnement tel qu’il est aujourd’hui défini. Il est vrai qu’on touche alors ici à un domaine sensible, qui est à la fois historique et politique. Qui plus est, ce terme est non seulement mal interprété, mais il est devenu imprécis, voire erroné. Les Arabes sont culturellement originaires de la péninsule arabique. Si l’arabe, le phénicien et l’hébreu sont des langues sémitiques, le tamazight est une langue chamito-sémitique, comme la langue copte, issue de l’égyptien ancien. La confusion se fait sur deux niveaux. Elle est d’abord d’ordre religieux en fonction de l’islam. On peut être musulman sans être pour autant arabe. Les Turcs, les Perses, les Malais suivent les préceptes de la religion musulmane sans pour autant être « arabes ». Beaucoup d’ethnies africaines sont également de confession islamique. Le deuxième élément de cette confusion est d’ordre politique. Les luttes d’indépendances coloniales ont conduit au panarabisme, entretenu à la fois par les différents gouvernements de l’Afrique du Nord et par le monde arabe traditionnel. Sociologiquement, on a alors voulu créer une unité nationale en développant une langue unitaire : celle de la langue arabe. Il y a eu donc au départ une volonté politique d’appartenance au monde arabe. Des raccourcis se sont alors mis en place : le Maghreb (terme arabe désignant l’ouest, pays du soleil couchant) est assimilé à une terre arabe, puisque la chevauchée du conquérant Okba ibn Nefâa s’est terminée sur la côte atlantique marocaine… Mais en vérité, le terme « d’extrême occident » a d’abord été donné par les Grecs puisque c’était le lieu où le char d’Hélios plongeait dans les eaux d’un océan appelé Atlantique. Cette contrée était celle du Titan Atlas condamné par Zeus à porter le Monde sur ses épaules et également celle du jardin des Hespérides.
Ainsi arrive-t-on à des aberrations, parfois ubuesques. On entend par exemple un chef d’État qui adresse un message télévisé à son peuple, en arabe classique. Seuls les lettrés comprendront, alors qu’une majorité ne parle que l’arabe dialectal et qu’un grand nombre de femmes surtout n’ont même pas la possibilité de comprendre parce qu’elles ne parlent que le dialecte berbère !
Linguistiquement parlant, on est pourtant en présence d’un formidable potentiel. Quatre langues se côtoient : le tamazight, l’arabe dialectal, l’arabe classique et le français. Être polyglotte est une force, mais il faut que ce soit fait de manière ordonnée, progressive et cohérente. C’est possible, mais cela prend du temps et beaucoup d’efforts. Le Temps justement va faire office…
À vrai dire, le tamazight a depuis fait son chemin. Le Maroc a été le premier pays à jouer la carte du trilinguisme. Ensuite, l’Algérie a entamé le pas. La Tunisie où le bilinguisme est pourtant solidement ancré n’a pas encore sauté le pas.
Et la Berbérité dans tout cela ? Que signifie-t-elle aujourd’hui ? Elle se résume dans le fait d’être soi ; non pas en rejetant telle ou telle culture, mais en pouvant afficher librement et simplement sa propre identité. La langue tamazighte possède une écriture syllabique aussi ancienne que le phénicien. Ce simple exemple montre à quel point la richesse ancestrale a été ignorée. Les mouvements d’indépendance se sont souciés de générer une culture nationale… arabisante. Les Touareg (pl. de Targui) ont miraculeusement conservé l’usage des Tifinagh (les signes de l’alphabet). On a redécouvert leur poésie tardivement au XXe siècle. Les peintures et les gravures rupestres du Tassili et du Fezzan représentent le plus vaste ensemble rupestre de la planète. Or, dans leur phase tardive, elles retracent aussi l’arrivée des Garamantes, ces formidables « conducteurs de chars » évoqués par Henri Lhote, Gabriel Camps et Théodore Monod.
On pourrait multiplier les exemples issus du socle historico-culturel ancré au cœur de l’identité maghrébine. Le temps, sans doute, a favorisé l’émergence d’une conscience ancestrale, qui a refait peu à peu surface. La berbérité est un cordon ombilical auquel se rattache la conscience identitaire actuelle. Et ce socle historique et culturel définit précisément ce qui est appelé ici la berbérité.
Cette longue digression paraissait nécessaire pour parler d’une conscience berbère apaisée, soucieuse d’afficher ses racines, tout en réactualisant l’originalité de son histoire. Intégrée aux valeurs maghrébines du monde d’aujourd’hui, elle a le potentiel d’être une force et de générer un élan identitaire d’une incroyable richesse. C’est bien l’idée défendue ici. Le Maghreb incarne une identité historique à nulle autre pareille.
Les recherches entreprises sur ce sujet ont été inspirées par d’éminents spécialistes qui se sont avérés être de remarquables sources dans ce domaine. Il serait regrettable de ne pas les mentionner ou ne pas les remercier. Leurs travaux ont permis d’asseoir et de documenter l’originalité d’une culture encore peu valorisée. Sans eux, il serait difficile, voire probablement impossible, d’évoquer la force de l’Amazighité contemporaine.
On pense tout d’abord au regretté Gabriel Camps (1927-2002), préhistorien et anthropologue. L’ampleur de ses travaux et de ses publications reste une mine d’or dans ce domaine. Il a été, entre autres, l’instigateur de l’Encyclopédie Berbère, dirigée aujourd’hui par le linguiste Salem Chaker.
Il faut également évoquer Jean Servier (1918-2000), historien et ethnologue. Il a su transmettre les liens culturels existant entre les Berbères et le monde antique méditerranéen. Ses analyses sociologiques sur le monde rural berbère sont extrêmement détaillées.
L’importance du legs méditerranéen a été reprise par un personnage emblématique, pourtant moins connu : Jean-Bernard Moreau (1928-2010). Céramiste, il a analysé l’héritage du symbolisme méditerranéen dans la céramique algérienne3. Ses réflexions entérinent l’existence d’un lien antique déjà évoqué. Il a été une source constructive au regard de l’analyse de la symbolique berbère consacrée à l’orfèvrerie.
Abderrahmane Lounès, écrivain algérien et ami de longue date, a été un soutien permanent dans l’élaboration des recherches entreprises. Il a su établir des ponts utiles, favorables à la poursuite des travaux de recherche.
L’impulsion finale a été donnée par Mouloud Mammeri (1917-1989), romancier, linguiste et anthropologue bien connu. Il a soutenu et publié les premiers textes parus dans ce domaine. Déjà visionnaire, il voulait rassembler tous ceux qui étaient en mesure de contribuer à étayer la connaissance du monde berbère par le biais de la Maison des Sciences de l’Homme, à Paris. Tassadit Yacine, elle-même anthropologue, a longtemps été la directrice de publication de la revue AWAL-Cahiers d’Études Berbères.
Le fruit de ce travail est donc le résultat d’une œuvre collective, où chacun apporte des éléments destinés à étayer les connaissances du sujet. En parlant des recherches faites dans l’étude des inventions de l’écriture, Silvia Ferrara reconnaît que : le succès ne vient que de la coopération.4
Ce recueil a donc pour fonction d’évoquer les raisons pour lesquelles les Berbères ont entrepris une véritable introspection sur leurs origines, afin de ne plus être ces éternels oubliés de l’Histoire, comme l’a répété G. Camps à maintes reprises.
S’il existe aujourd’hui une conscience amazighe, c’est parce qu’elle stigmatise un profond sentiment d’appartenance à un héritage millénaire, forcément pluriel, mais apparemment viscéral puisque la jeunesse le revendique encore.
La berbérité évoque le creuset qui a forgé l’histoire de l’Afrique du Nord. Ce legs a la vocation d’être reconnu pour ce qu’il est : la marque indélébile de l’histoire de cette partie du continent, sa fierté, mais surtout son originalité. La berbérité, c’est tout simplement la « substantifique moelle » de l’Afrique nord-africaine, l’essence même de son identité actuelle.
Longtemps restées dans l’ombre, les origines des Imazighen (dénomination berbère propre à la langue tamazight signifiant « homme libre ») ont pris une nouvelle direction dans la dernière décennie. Les revendications politico-indépendantistes ont laissé la place à des recherches scientifiques approfondies qui éclairent l’histoire d’un jour nouveau et de façon irrévocable.
Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours, les Berbères ont réussi à garder une identité culturelle malgré les aléas de l’histoire, des religions et de la politique. De l’oasis de Siwa en Égypte jusqu’aux Canaries, et en couvrant une partie du Sahara jusqu’aux rives du Niger, le peuple berbère est la souche maîtresse du nord de l’Afrique. Sans compter que le nom même du continent africain nous vient des Berbères. En effet, lorsque les Romains ont pris possession des terres après la chute de Carthage, le continent n’avait pas encore été baptisé. Or les Berbères de l’actuelle Tunisie vivaient dans des grottes (c’est toujours le cas dans la région de Matmata). « Ifrî » est le mot berbère pour grotte. Les Romains l’ont changé phonétiquement en « afri ». Voilà comment le continent s’appellera désormais « Africa » – la terre des Afri. En arabe, le mot est linguistiquement plus proche : « Ifriquiya ».
Les dernières recherches sur les Imazighen touchent trois domaines des sciences humaines : l’anthropologie, la génétique et la linguistique. Il paraît donc intéressant d’avoir un aperçu sur l’état actuel de ces investigations.
Poursuivant leurs recherches sur le terrain, les anthropologues – grâce au carbone 14 – ont pu accumuler un certain nombre d’évidences. Charles-André Julien(1891-1991), journaliste et historien, fut un précurseur dans ce domaine. Gabriel Camps(1927-2002) entreprit des travaux sur la Protohistoire notamment. Auteur de nombreux ouvrages sur les Berbères, membre du CNRS, il fut également le fondateur du LAPMO5 d’Aix-en-Provence et de l’Encyclopédie Berbère6 dont l’œuvre aujourd’hui est poursuivie par Salem Chaker. On peut résumer ainsi l’évolution des recherches dans ce domaine :
Ces quelques sites ne sont que des jalons historiques. Le Fezzan, en Libye, est le prolongement du Tassili n’Ajjer, mais d’autres sites ont permis également de compléter les connaissances : dans le sud-Oranais, dans le Constantinois, à Bou Sâada, à Djelfa comme à Figuig, Aïn Sefra, Aflou ou Tiaret, pour ne nommer que les principaux. En définitive, il y aurait deux origines : celle attribuée à l’homme de Mechta el-Arbi, ibéromaurisien du Paléolithique supérieur et celle du Capsien, protoméditerranéen, arrivé plus tardivement de l’Est. Dans un ouvrage intitulé L’Algérie des Premiers Hommes, Ginette Aumassip7,spécialistede préhistoire africaine, précise a qu’une telle proposition émise alors que l’on croyait le Capsien contemporain de l’Ibéromaurusien se heurte aujourd’hui à diverses données qui ne permettent plus de comparer ces deux cultures de la même manière.
La génétique, quant à elle, a permis de faire un tableau encore plus précis de ces origines. Une étude comparative entre le chromosome Y (transmis de père en fils) et l’ADN mitochondrial (transmis par les femmes à leurs enfants) a permis en 2010 de montrer que la descendance du côté paternel remonte à 8000 - 9000 ans, due à la migration d’un peuple ibérique. Il y aurait donc eu un brassage des protoberbères venus de l’Est africain. Cette lointaine origine d’Érythrée ou d’Éthiopie remonterait à 20 000 ans. L’ADN des Arabo-Berbères montre que ces derniers seraient en grande partie d’origine ouest-eurasienne (30 000 ans av. notre ère). Entre l’homme de Taforalt ou d’Afalou (à l’ouest) du Paléolithique et le Capsien (de l’Est) du Néolithique, il y a eu donc un premier brassage à l’origine du peuplement actuel.
Les recherches linguistiques ont contribué à définir encore plus précisément les origines des langues berbères, connues sous le terme de « tamazight ». Elles appartiennent à la famille des langues dites chamito-sémitiques (les langues sémitiques ou le copte égyptien en font partie). Selon les linguistes, l’Afro-Asiatique viendrait d’Afrique orientale entre 10 000 et 17 000 ans. G. Camps disait alors que « la parenté constatée à l’intérieur du groupe Chamito-sémitique entre le Berbère, l’Égyptien et le sémitique, ne peut que confirmer les données anthropologiques qui militent, elles aussi, en faveur d’une très lointaine origine orientale des Berbères.8 » Salem Chaker, universitaire et professeur de linguistique berbère à l’INALCO,9 est le successeur des travaux de G. Camps. Les connaissances linguistiques se sont affinées. On sait que l’ancien libyque a un alphabet et une écriture, les « tifinagh » (pluriel de « tafinek ») qui ont été conservés par les Touareg (pluriel de targui). Les recherches ont encore progressé sur ce sujet. Malika Hachid, diplômée en Préhistoire et en Protohistoire sahariennes de l’Université de Provence, est actuellement directrice du parc du Tassili N’Ajjer. Dans un article intitulé « la plus ancienne écriture d’Afrique du Nord a plus de 3000 ans d’âge10 », elle dit ceci : « Nul doute que l’apparition de l’écriture soit un événement majeur. Ici aussi, comme pour le métal, son apparition dans l’art rupestre est bien plus précoce qu’on ne le croyait et qu’il n’a été partout écrit. C’est donc une plus grande ancienneté que nous allons défendre, mais aussi l’idée d’une origine autochtone de l’écriture des Paléoberbères, indépendante de l’écriture phénicienne ou de sa variante punique auxquelles on l’a souvent liée. L’hypothèse d’une genèse locale de cette écriture n’a rien de nouveau ni d’original, plusieurs linguistes ayant depuis longtemps défendu cette thèse bien avant nous […] ». Cette hypothèse historico-linguistique est pertinente, car selon elle : « On pourrait admettre que les inscriptions associées aux Paléoberbéres du Tassili sont donc les plus anciens témoignages de l’écriture libyque en Afrique du Nord et qu’elles peuvent se situer vers 1300-1200 ans avant J.-C. Or, nous sommes en plein Sahara central, bien loin du domaine phénicien et carthaginois. » Elle conclut donc que : « L’écriture libyque, après une longue gestation à travers l’art géométrique, est très vraisemblablement apparue vers 1300/1200 avant J.-C. » Tout cela se serait fait parallèlement à l’alphabet phénicien.
L’ensemble des données historiques anciennes s’ajoutent aux nouvelles aires des sciences humaines et brossent un tableau plus clair et plus scientifiquement précis des Berbères d’Afrique du Nord. Si les Guanches des Canaries ou les Garamantes du Sahara ont disparu, les autres tribus berbères perdurent dans un contexte pleinement africain. D’ailleurs, en utilisant le terme de « tribu », on rattache nécessairement les Berbères à une spécificité purement africaine. Car c’est de cette manière que l’on peut rattacher l’étude ethnologique des « Imazighen » au reste de l’Afrique. Il y a plus de 45 millions de berbérophones dans le nord de l’Afrique. Le Maroc représente à lui seul 40 % de cet ensemble, l’Algérie 30 %.
Les peuples berbères d’Afrique du Nord – de l’Égypte à l’Atlantique – ont forgé l’identité de ces pays. Comment peut-on imaginer en effet que la conquête arabo-islamique du VIIe siècle, entreprise par une poignée d’hommes, ait pu biologiquement s’imposer jusqu’à aujourd’hui ? Sans vouloir polémiquer, l’identité de cette partie nord du continent ne peut se comprendre que par un brassage, un amalgame qui a conduit à une société qu’on se doit de qualifier d’arabo-berbère. C’est ce qui fait véritablement l’originalité de ces peuples que trop souvent la religion et la politique ont tenté d’oblitérer. L’époque du changement est peut-être déjà là. En 1996, la réforme de la Constitution algérienne fait du Berbère l’une des composantes de l’identité nationale. En 2011, le Royaume du Maroc a promu le berbère deuxième langue nationale dans sa nouvelle Constitution. La question est maintenant de savoir si connaissances et maturité n’arriveront pas un jour à permettre une approche encore plus sereine de ce qui est souvent appelé la question berbère. L’optique paraît simple et le temps aidant, il semble inévitable que l’on arrive à cette réalité inhérente aux cultures nord-africaines. Le tamazight est maintenant enseigné dans les écoles marocaines à l’aide de l’alphabet tifinagh. Il l’est également dans certaines wilayas d’Algérie où il a été introduit.
Dans la foulée de la découverte de l’Homo sapiens au Maroc, on est en droit de se poser quelques nouvelles questions. Notamment, celle de l’impact que cela peut avoir sur une connaissance du peuple amazigh. S’agit-il bien d’ailleurs d’un ancêtre berbère ?
En laissant les paléontologues débattre de cette question sur un plan scientifique, il semble utile d’analyser les conséquences que cette découverte, liée à la Préhistoire et à l’histoire de l’Afrique du Nord, peut avoir sur un plan sociologique.
Le site du Djebel Irhoud au Maroc a été découvert dans une mine située entre Marrakech (à une centaine de kilomètres à l’est) et la ville côtière de Safi (à environ 50 km à l’ouest). Les travaux miniers ont mis accidentellement à jour une grotte dans laquelle se trouvaient des ossements humains et des éclats d’outils de silex.
Des fouilles ont alors été entreprises par le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin (de l’institut Max-Planck de Leipzig et du Collège de France) et par son collègue marocain Abdelouahed Ben-Nacer (de l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine de Rabat). Pour pouvoir effectuer une datation correcte, deux méthodes ont été utilisées grâce à la panoplie des outils lithiques trouvés sur le site :
Or, il s’avère que les deux datations tournent autour de –315 000 ans (avec une marge d’erreurs de +/– 34 000 ans), et que les plus vieux restes d’un Homo sapiens trouvés en Éthiopie datent d’environ –200 000 ans, soit un recul de 100 000 ans ! Bien évidemment, l’analyse des crânes permet de les classer parmi les Homo sapiens, ancêtres directs de notre espèce. Il s’agit toutefois d’un Homo sapiens primitif en fonction de la taille du cerveau que seule l’évolution transformera peu à peu.
Les cinq individus retrouvés ont permis d’établir qu’il s’agissait de trois adultes, d’un adolescent et d’un enfant de 7 à 8 ans. Il faut bien garder à l’esprit qu’à cette époque lointaine de l’Histoire, le continent africain était un vaste espace vert et que le Sahara n’existait pas encore, comme l’attestent les gravures et les peintures rupestres du Tassili-n’Ajjer.
Jusqu’à maintenant, la paléontologie admettait que les ancêtres des Berbères étaient soit issus des Capsiens, aujourd’hui disparus, à l’est (région de Gafsa, au sud de la Tunisie), soit des Ibéromaurusiens (apparentés aux Néandertaliens d’Europe) établis sur le littoral méditerranéen et atlantique…
Le fait d’avoir trouvé, semble-t-il, un Homo sapiens au Maroc étaye l’idée de l’origine africaine de l’espèce humaine, et de sa lente progression vers le nord, à une époque où le Sahara est encore inexistant. En définitive, rien d’étonnant à ce que cette lente migration se soit établie ici. On ignorait malgré tout l’Homo sapiens dans la frange occidentale nord du continent africain.
Or, l’une des premières retombées de cette découverte fait – une nouvelle fois – qu’elle élimine une mythique origine proche-orientale de ce peuple appelé « berbère » par les Romains. L’ethnologie moderne préfère dorénavant le terme « Amazigh » en conformité au nom indigène.
La linguistique avait déjà démontré que la branche chamito-sémitique du Tamazight (langue berbère) était africaine, vraisemblablement apparentée aux anciens Éthiopiens. Déjà, les travaux de recherches du professeur Gabriel Camps incitaient le linguiste Salem Chaker à penser que « les Berbères possèdent une écriture alphabétique (consonantique) qui leur est propredepuis la protohistoire. Les inscriptions les plus anciennes ont pu être datées du VIe siècle avant J.-C (Camps, 1978)11 » Salem Chaker ajoute que « l’émergence de cette écriture renvoie à une dynamique socioculturelle largement interne à la société berbère. Il semble bien que cette approche nuancée – une émergence endogène, au contact d’une civilisation porteuse de l’écriture – est désormais admise par la majorité des spécialistes.12 » En d’autres termes, on évoque alors une forme panafricaine des Tifinagh (caractères de l’alphabet libyque).
Il sera donc intéressant d’étudier, l’heure venue, les conséquences matérielles d’un Homo sapiens indigène sur la civilisation berbère contemporaine. Considérant l’état de nos connaissances actuelles, voici ce à quoi on peut s’attendre :
Plus que toujours, l’Amazigh peut revendiquer son rôle d’« homme libre » (traduction du mot Amazigh). L’Homo sapiens du pays ? où le char d’Apollon disparaissait chaque jour dans le grand fleuve Océan, faisait déjà partie de la culture de tous les autres peuples du bassin méditerranéen.
C’est ici qu’Atlas portait le monde sur ses épaules et qu’Héraclès a terminé le 11e de ses travaux. Le mythe n’est-il pas déjà l’expression d’une certaine réalité qu’il nous faut décrypter correctement ? Les signes symboliques appartenant à l’art et à l’architecture constituent également une sorte de langage visuel transmis pour sublimer les langues et le temps. C’est donc l’ensemble de toutes ces données, appuyées par la science, qui nous permettent de mieux connaître le passé.
Il y a 315 000 ans en tout cas, on était encore bien loin du temps, au VIe siècle de notre ère, où une armée, arrivée au galop du Levant, allait porter la parole de Mahomet jusqu’au « pays du soleil couchant » (le Maroc, en arabe المغربal-Magrib). La religion n’est que le vernis d’un édifice derrière lequel se cache une tout autre réalité.
La femme amazighe rechigne à voiler son visage, car elle n’a rien à cacher. Gardienne de la tradition ancestrale, elle sait par la symbolique de ses tatouages et de ses bijoux qu’elle demeure la poutre maîtresse de la maison familiale aux traditions ancestrales remontant jusqu’à la Préhistoire.
On voit comment, après chaque découverte, le peuple amazigh commence à mieux s’identifier. Les morceaux épars du puzzle prennent forme au fil du temps grâce à l’évolution des connaissances. Une véritable prise de conscience émergeant des nouvelles données scientifiques incite à repenser l’Histoire, voire à la réécrire. S’il y a déjà bien du nouveau à l’extrême ouest13, il faut peut-être s’attendre à en apprendre davantage, côté est. Quand les fouilles de Carama (région du Fezzan, en Libye) entamées par l’université anglaise de Leicester reprendront, il est vraisemblable que l’on fera un pas de plus dans l’histoire du monde amazigh. Car les Garamantes, peuple libyque, conducteur de chars14, se révéleront peut-être comme un maillon terrestre essentiel entre le nord de l’Afrique et celui de l’Afrique de l’Ouest.
La ressemblance troublante entre les éléments visibles de la croix ansée égyptienne, symbole de vie et de fertilité, et la statuette de la déesse Ashanti de la fécondité au Ghana est telle qu’il faudra songer à étudier un lien éventuel. Les Phéniciens sont allés jusqu’au golfe de Guinée. On sait également que les Carthaginois ont fait appel aux Garamantes pour le commerce subsaharien. Or, l’analyse du signe de Tanit15 semblerait indiquer un lien possible ; tel est le cas peut-être aussi du signe de la croix touarègue (« la croix d’Agadez ») ou même de certains éléments rencontrés chez les Dogons du Mali. Que dire encore au sujet des Peuls, peuple métis ? Seraient-ils les descendants des hommes de la culture néolithique du Tassili n’Ajjer ? Autant de suppositions incitent, pour le moment à la prudence, mais n’invitent pas moins à formuler des hypothèses. Il apparaît en tout cas primordial que différentes branches scientifiques puissent collaborer afin d’avoir une approche pragmatique des différentes données obtenues.
Le rôle joué par l’Afrique du Nord dans ces échanges lointains n’a pas fini de nous étonner. Peut-on encore ignorer davantage le peuple amazigh dans l’Histoire ?
Quand on se penche sur le lointain passé de l’Afrique du Nord, on s’appuie nécessairement sur ce que l’anthropologie a pu découvrir et expliquer. On est donc confronté aux analyses scientifiques faites à partir d’ossements humains, d’animaux, voire d’objets divers retrouvés dans des sépultures. La datation au Carbone 14, et plus récemment celle de la thermoluminescence, permettent d’établir des périodes dans certaines conditions favorables.
Dorénavant aussi, les avancées de la biologie utilisent l’ADN mitochondrial (lignée maternelle) ou la génétique sur le chromosome Y (lignée mâle). C’est ainsi qu’une étude génétique, faite en 2009 sur des momies guanches aux Canaries, a permis de confirmer l’origine berbère de la population autochtone.
L’archéologie intervient dans des périodes plus récentes lorsqu’on se trouve en présence de gravures ou de peintures rupestres. Ces dernières ont une fonction de message symbolique. Il s’agit en quelque sorte d’une forme ancestrale du pictogramme, à l’origine de certaines écritures, sumérienne, égyptienne, chinoise, et même libyque puisque les origines de cette dernière écriture restent encore incertaines.
On voit donc comment, au fil des âges, on passe lentement d’une période préhistorique à celle d’une protohistoire annonciatrice de l’Histoire, dont l’écriture et le développement social de la cité sont les clés, du moins selon les critères actuels.
La considération préhistorique suscite deux remarques majeures.
La première repose sur un consensus scientifique universel s’accordant à situer les origines de l’Homme dans la zone périphérique du Rift africain. Il faut tout même préciser à cet égard, que l’on pensait que les premiers Homo Sapiens venaient de l’Afrique de l’Est, il y a 200 000 ans et étaient sortis d’Afrique, il y a 120 000 ans.
Malgré tout, une remarque apparaît alors au regard des dernières découvertes et de l’utilisation de techniques de précision des datations – quand elles sont possibles. En d’autres termes, ce sont des données, susceptibles d’être remises en question. Cela peut donc avoir une influence sur l’échelle chronologique dans des limites inconcevables jusqu’alors.
Ainsi, la datation concernant le site marocain du Djebel Irhoud fait-elle reculer le lointain héritage de l’Homo Sapiens de 100 000 ans16. Non seulement, l’âge de l’homme moderne date dorénavant de 300 000 ans, mais il remet en question son origine purement est-africaine en l’étendant au nord-ouest du continent.
Toutes les recherches entreprises sur l’Afrique du Nord illustrent donc ces observations précédentes, en obligeant à recadrer les données, comme c’est le cas du site de l’Homo Sapiens du Djebel Irhoud.
Quand on se penche sur l’origine du peuplement du nord de l’Afrique, plusieurs questions viennent à l’esprit.
Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions, il faut donc déblayer un certain nombre de renseignements recueillis principalement par l’anthropologie, l’ethnologie, la biologie et la linguistique, parfois aussi grâce à la toponymie.
Le sujet des conditions physiques et géographiques
Cette première considération n’est pas toujours faite de façon très claire. Or la simple étude d’une carte permet parfois d’illustrer quelques particularités physiques et de répondre en partie à certaines questions migratoires.
1. Géographie
Voici ce que révèle ce qu’on appelle de nos jours la géopolitique.
L’étude d’une carte fait apparaître trois axes majeurs.
Il existe tout d’abord un lien continental sud/nord. Ceci peut paraître anodin a priori, mais souligne d’une part les chemins possibles des migrations, et d’autre part les lointaines origines linguistiques du tamazight [ⵜⴰⵎⴰⵣⵉⵖⵜ], langue berbère dont l’appartenance chamito-sémitique remonte à l’Éthiopie, à l’ancien égyptien (le copte en étant une version contemporaine). On pourrait également ajouter le phénicien, langue sémitique par excellence , qui, bien qu’originaire du Levant, a profondément influencé les îles et les côtes de la Méditerranée.
La seconde observation porte sur le bassin méditerranéen proprement dit. Situé au nord du continent africain, ce vaste espace maritime sert de trait d’union à trois continents (africain, asiatique, européen). Il s’agit d’un axe est/ouest ayant joué, on le sait, un rôle capital, en particulier dans l’histoire du monde antique, mais aussi dès la Protohistoire, comme cela sera évoqué.
Par ailleurs, en relevant certains détails topographiques du monde méditerranéen, les distances maritimes proches de la côte continentale nord-africaine révèlent les constatations suivantes, permettant de mieux saisir le phénomène migratoire, qui est apparu dès la Préhistoire :
Dans la partie occidentale du bassin méditerranéen, il existe deux goulots majeurs :
Si l’on considère maintenant la façade atlantique, la distance entre Tarfaya (au Maroc) et l’île de Fuerteventura (aux Canaries) est de 120 km. En d’autres termes, elle est légèrement inférieure à celle du canal de Sicile.
On saisit mieux alors comment ces coordonnées géographiques ont joué un rôle majeur dans les migrations et dans tous les transferts culturels qui ont eu lieu.
Ce sera d’ailleurs le cas pour les colonnes d’Hercule et le canal de Sicile à la période de la Protohistoire comme l’analyse en cours le montrera.
Toutefois, il semble opportun de faire ici une légère digression concernant le petit archipel maltais. Daniel Rondeau, écrivain fasciné par la culture méditerranéenne, a été l’ambassadeur de France à Malte, et a écrit le récit de son séjour dans un ouvrage intitulé, Malta Hanina17(Malte la Généreuse, dans la langue sémitique maltaise). Alors qu’il reçoit Yves Coppens en visite sur l’île, voici ce qu’il écrit : « L’histoire de Malte avant l’écriture parle déjà de démesure. Ses premiers habitants ont érigé une trentaine de temples vers 3500 av. J.-C. […] Leur histoire s’écrit avant les Pyramides, avant la Grèce. […] Pour Yves Coppens, ces vestiges sont ceux d’une civilisation agricole, venue du Moyen-Orient, par bateau, avec leurs troupeaux. Ils ont occupé siècle après siècle, tous les rivages et toutes les îles de Méditerranée, quelques millénaires avant Jésus-Christ » [pp.95-96].
Dans ce même livre, il dira d’ailleurs « qu’il ne faut jamais sous-estimer la géographie. Elle assigne souvent notre rôle dans l’Histoire ».
2. Climat
Une évolution climatique s’est opérée en fonction de la désertification de l’espace saharien. Ce phénomène a donc été déterminant a posteriori.
Le processus de désertification du Sahara a commencé il y a environ 25 000 ans. Or, un nouveau changement climatique s’est, semble-t-il, produit, il y a 15 000 ans, et a provoqué un retour d’humification qui a duré environ 6000 ans. L’art rupestre du Tassili n’Ajjer et du Fezzan attestent de cette période où l’on trouvait encore des lacs et une faune africaine composée d’éléphants, d’hippopotames et de crocodiles. Les gravures et les peintures rupestres du Tassili n’Ajjer datent d’environ -6000 à -7000 ans av. J.-C. et s’étalent jusqu’au début de notre ère18.
Le phénomène de désertification est ensuite revenu. À noter qu’il s’est d’ailleurs amplifié de 10 % au cours de ce dernier siècle. Comme le texte D’où venaient les éléphants puniques19 en fait état, il a longtemps existé des poches vertes jusqu’à une période récente, correspondant à la fin du XIXe et même au tout début du XXe siècle.
Le Sahara n’a donc pas été un obstacle pour les migrations de la période préhistorique où cet immense espace offrait peu de différence avec celui du reste de l’Afrique.
Pendant la période protohistorique, il existait vraisemblablement encore des espaces verts conséquents où gueltas et lacs alimentaient en eau les palmeraies. Ceci explique pourquoi les Garamantes, peuple libyque de la région de Carama, au Fezzan, faisaient le commerce entre l’Afrique sud-saharienne et la côte méditerranéenne.
Préhistoire et protohistoire
Traditionnellement, la Préhistoire commence avec une période communément appelée l’âge de la pierre et se termine au Néolithique. La transition avec la Protohistoire se fait dans une période appelée Chalcolithique (l’âge du cuivre) juste avant l’âge du bronze précédant l’âge du fer.
Les gravures du Tassili n’Ajjer semblent indiquer qu’à une certaine époque, il y a eu un premier choc migratoire entre un peuplement négroïde originel et de nouveaux arrivants venus du nord dont les Touareg (pl. de targui) en seraient les descendants. Le peuple libyque des Garamantes (originaire de Carama en Libye) est vraisemblablement à l’origine de cette mutation ethnique. Gabriel Camps20 a surnommé les Garamantes les « conducteurs de chars ». Il faut bien comprendre qu’il s’agit ici d’une époque charnière située entre la fin de la Protohistoire et le début de l’histoire antique.
À ce stade, il semble également utile de faire la réflexion suivante au regard de l’évolution de l’Homme. Les recherches concernant la Préhistoire sont admises comme étant sujettes à des réajustements périodiques en fonction des découvertes paléontologiques venant modifier notre connaissance sur les origines de l’Homme. L’exemple le plus récent est celui des révélations faites au sujet de l’Homo Sapiens du djebel Irhoud. L’analyse scientifique apporte trois éléments cruciaux sur les connaissances antérieures :
Le site du djebel Irhoud révolutionne toutes les données antérieures, non seulement sur une existence purement est africaine, mais il réfute l’exclusivité orientale en recadrant une origine primitive au nord-ouest du continent.
Il n’en demeure pas moins que l’origine africaine de l’Homme reste entière. Elle s’étend à tout un continent au lieu d’être cantonnée à une seule zone géographique.
Si l’on poursuit la réflexion à la Protohistoire et à l’Histoire telles qu’elles nous ont été révélées jusqu’à la période contemporaine, le XXIe siècle semble remettre en question la manipulation politique qui a souvent été faite. De plus, un phénomène nouveau fait son apparition. Il concerne l’embarras occasionné par des découvertes récentes révolutionnant des données historiques établies, supposées être politiquement correctes. Pour illustrer cette observation, on pourrait citer l’exemple des fouilles de Göbekli Tepe en Anatolie, dont la datation en fait le site le plus ancien connu à ce jour (9 500 av. J.-C.). Si on se réfère au livre de Yuval Noah Harari21, la révolution agricole date d’il y a 12 000 ans. Or à cette période, il paraît impensable qu’un peuple agricole, nomade de surcroît, puisse être à l’origine de l’ingéniosité et des techniques employées sur le site découvert. À titre indicatif, pour mieux situer Göbekli Tepe sur l’échelle du Temps, le site de Mohenjo-daro dans la vallée de l’Indus date de 3 000 av. J.-C. et celui de Stonehenge de 2 500 av. J.-C. La période historique commence conventionnellement aux alentours de 3500 av. J.-C. et correspond aux tablettes d’argile de l’écriture sumérienne.
L’objet de cette réflexion indique qu’il semble plus aisé aux paléontologues et aux archéologues de modifier l’état de nos connaissances, alors que les historiens semblent souvent rechigner à modifier le cours de l’Histoire établie, réfutant même parfois d’admettre une contribution scientifique imparable ; voire tout simplement de remettre en cause certaines vérités. Claude Lévi-Strauss écrivait déjà : « Je ne suis pas loin de penser que, dans nos sociétés, l’histoire a pris la place de la mythologie en occupant la même fonction.22 » Le cloisonnement des recherches scientifiques était auparavant un sérieux handicap qui est aujourd’hui dépassé. Dans la préface de l’ouvrage de G. Camps, cité en référence, Salem Chaker,23 linguiste à l’Inalco, écrit : « Les historiens, les archéologues, les linguistes, les ethnologues… poursuivaient chacun leur chemin sans qu’aucune connexion ne soit établie entre les disciplines. »
Au XXIe siècle, il semble impératif de repenser le passé de l’Homme en fonction de la science et de l’état actuel de nos connaissances.
Pour revenir à la période concernée dans cette analyse, voici ce que l’anthropologue Gabriel Camps24 a écrit au sujet de la « Berbérie » : « On condamne leurs ancêtres à un rôle entièrement passif lorsqu’on les imagine, dès le début de l’Histoire, recevant de l’Orient une civilisation toute formée qu’ils acceptèrent avec un plus ou moins grand enthousiasme. Une poignée de navigateurs orientaux, véritables démiurges, auraient apporté à une masse inorganique et sauvage dépourvue de la moindre culture tous les éléments d’une véritable civilisation longuement mûrie sur la côte phénicienne. J’ai déjà montré qu’à l’arrivée de ces premiers navigateurs phéniciens,les Libyens n’étaient pas de pauvres hères, des sortes d’Aborigènes encore enfoncés dans la primitivité préhistorique. Depuis des siècles, des échanges avec les péninsules européennes et les îles, comme avec les régions orientales de l’Afrique, avaient introduit les principes d’une civilisation méditerranéenne qui, pour l’essentiel de sa culture matérielle s’est maintenue dans les massifs montagneux littoraux du Rif jusqu’aux Mogods ».
Cette digression paraît être utile dans la poursuite de la considération entamée sur la Préhistoire et la Protohistoire de l’espace berbérophone nord-africain.
Car, pour revenir à des considérations purement géographiques, le territoire de l’Amazighité est de 3,840 km d’Est en Ouest, depuis l’oasis de Siwa, en Égypte, jusqu’à l’île de Fuerteventura aux Canaries. Il est d’environ 2 000 km, du Nord au Sud, du Cap Bon en Tunisie, au fleuve Niger.
Aux origines connues du Maghreb
Les éditions Actes-Sud ont récemment publié dans la collection Babel un ouvrage fondamental de Gabriel Camps25, intitulé Les Berbères, Mémoire et Identité, préfacé par le linguiste Salem Chaker.
Gabriel Camps a été avant tout anthropologue, même si son aire de prédilection de la Berbérie l’a souvent mené à être historien, linguiste et même ethnologue. C’est donc en se référant à son savoir qu’il est possible de faire le point initial sur l’état actuel de nos connaissances du monde berbère, antérieur à l’histoire antique méditerranéenne.
Le tableau rétrospectif qui suit ne peut encore tenir compte de l’existence de l’homme du Djebel Irhoud, tant que les travaux en cours n’auront pas apporté des éléments nouveaux scientifiquement établis. Bien entendu, l’éventualité de futures découvertes pourrait étayer la chronologie du passé nord-africain semblant chaque fois reculer davantage.
En tout état de cause, les connaissances actuelles apportent un éclairage plus lucide sur la Préhistoire et la Protohistoire du Maghreb.
On s’attend alors à trouver les indices d’une réponse scientifiquement établie sur les origines du peuple amazigh, en évitant l’écueil de passer par des considérations historiques lointaines et problématiques, voire par des conjectures purement politiciennes. À juste titre, Gabriel Camps pose la question suivante26 : « Et si les Berbères venaient de nulle part ? »
Évidemment, une telle considération soulève le questionnement des origines de l’Homme. Nous venons tous de quelque part dans la longue échelle du Temps. Somme toute, il est convenu d’accepter les premiers arrivants comme les détenteurs du droit au sol. Ainsi en est-il des Aborigènes d’Australie ou encore des Amérindiens. Sachant que l’ascendance des Berbères date de 9 000 ans, G. Camps ajoute donc la remarque suivante27 : « Cette arrivée est si ancienne qu’il n’est pas exagéré de qualifier leurs descendants de vrais autochtones.»
À l’heure dite, voici ce que l’on est en mesure de déterminer scientifiquement sur ces origines.
1. L’homme Atérien
Une première découverte a eu lieu en 1922 sur le site de Bir el-Ater – à l’origine de cette appellation – au sud de Tébessa, dans le nord-est algérien. Cette industrie lithique appartient au Paléolithique moyen africain et est localisée dans toute la partie nord-ouest de l’Afrique jusque dans le Sahel, en Mauritanie et au Niger. L’Atérien couvre une période allant de 130 000 à 30 000 ans, quand il disparaît.
Le plus vieux site date de 145 000 ans au Maroc (Ifri n’Ammar). Plusieurs autres sites ont été trouvés au Maroc, mais également en Algérie, sur le littoral d’Oranie et en particulier près d’Arzew et de Mostaganem.
Gabriel Camps28 insiste sur l’originalité de cette industrie n’existant nulle part ailleurs. « C’est dans le nord-ouest de l’Afrique, et plus précisément peut-être sur le littoral proche d’Oran, que fut inventée une forme d’emmanchement, caractéristique de cette industrie, en dégageant par retouches alternes une sorte de soie ou pédoncule dans la partie inférieure de l’outil en pierre. Cette technique de fixation de l’outil à son manche, inconnue du Moustérien européen, fut appliquée à tous les types d’armes ou d’instruments ».
2. L’homme de Mechta El-Arbi (Ibéromaurusien)
Une première découverte a été faite dans le Constantinois en 1912 sur le site de Mechta el-Arbi, près de Chelgoum el-Aïd. Puis, en 1928, des restes identiques furent également trouvés à Afalou bou Rhummel dans la région côtière de Béjaïa29.
Avant de découvrir d’autres sites dans les régions littorales et telliennes, on a d’abord évoqué une origine européenne ou orientale. « On compte aujourd’hui plus de cinq cents individus –, donnant une connaissance très précise de cette population.30 » Or, il est apparu qu’il s’agit en fait d’un homme d’origine locale, cousin de l’homme de Cro-Magnon, peuplant cette région septentrionale de l’Afrique du Nord et ayant une industrie, nommée Ibéromaurusienne. « Les anthropologues spécialistes de l’Afrique du Nord admettent aujourd’hui une filiation directe, continue, depuis les Néandertaliens nord-africains (hommes du djebel Irhoud) jusqu’aux Cromagnoïdes que sont les hommes de Mechta el-Arbi. L’homme atérien de Dar es-Soltane serait l’intermédiaire, mais qui aurait déjà acquis les caractères d’Homo sapiens sapiens. »31
Comme cette analyse a déjà fait mention des Guanches aux îles Canaries, il paraît utile de préciser qu’il s’agit d’un de ces groupes ibéromaurusiens, à l’origine de ce peuplement migratoire. « Les hommes de Mechta el-Arbi étaient encore nombreux au Néolithique, particulièrement en Algérie occidentale et sur le littoral atlantique. C’est à cette époque qu’un groupe traversa le bras de mer qui sépare les îles Canaries du continent africain et peupla cet archipel. »32 Ginette Aumassip confirme bien l’assertion de Gabriel Camps : « Ce ne sont pas des Cro-Magnon venus d’Europe, mais bien des Mechta el-Arbi nord-africains qui, ayant franchi la centaine de kilomètres qui sépare le Cap Juby de Fuerteventura, peuplèrent les premiers l’Archipel canarien. »33
L’arrivée d’autres hommes fera que l’homme de Mechta el-Arbi va progressivement s’effacer, sans véritablement disparaître. À ce propos, G. Camps ajoute la remarque suivante concernant les ancêtres des Berbères : « On ne peut cependant placer l’homme de Mechta el-Arbi parmi les ancêtres directs des Berbères.34 On sait pertinemment aujourd’hui que la population actuelle […] appartient aux différentes variétés du type méditerranéen. »35 Une telle confirmation émane des travaux effectués sur le génome nord-africain36.
3. Le Capsien (Proto-méditerranéen)
Chronologiquement et surtout culturellement, il s’agit d’un moment essentiel dans l’évolution de l’homme en Afrique du Nord, car les Proto-méditerranéens sont perçus comme étant les véritables ancêtres des Maghrébins. Géographiquement parlant, venus du Proche-Orient, ils se sont d’abord étendus d’Est en Ouest, puis du Nord au Sud.« L’homme de Mechta el-Arbi n’a pu donner naissance aux hommes protoméditerranéens. Ceux-ci, qui vont progressivement le remplacer, apparaissent d’abord à l’est, tandis que les hommes de Mechta el-Arbi sont encore, au Néolithique, les plus nombreux dans l’ouest du pays.»37
Cette aventure a commencé il y a environ 9 000 ans. C’est-à-dire au Néolithique. Elle a duré du VIIIe au Ve millénaire. Venus de l’Est du continent par vagues successives, les Proto-méditerranéens semblent d’abord s’être fixés dans la région de l’ancienne Capsa, dans le sud tunisien, où se trouve aujourd’hui la ville de Gafsa. Cette industrie préhistorique a donc reçu le nom de capsienne en fonction du lieu de cette découverte.
Comme on a tout d’abord trouvé leurs traces dans des « escargotières », ils ont été affublés – non sans une certaine pointe d’humour – de « mangeurs d’escargots ». Les outils de pierre des Capsiens se composent de lames et de lamelles d’une grande finesse. Toutefois, ce qui caractérise les hommes de cette période, c’est avant tout leur remarquable talent artistique. G. Camps précise même que leurs œuvres d’art « sont les plus anciennes en Afrique et qu’elles sont à l’origine des merveilles artistiques du Néolithique. Elles sont même, et ceci est important, à l’origine de l’art berbère. »38