Bode Miller - Virginie Troussier - E-Book

Bode Miller E-Book

Virginie Troussier

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Beschreibung

Une biographie fournie du célèbre skieur américain hors du commun !

Il est des grands sportifs dont l’aura dépasse de loin le cadre de leur discipline. Des champions qui ont ébloui par leur talent, leur palmarès et leur caractère hors normes.
Bode Miller est l’un d’eux.

Ce fantasque skieur américain aura tout gagné au cours d’une carrière fulgurante : 6 médailles aux Jeux Olympiques, 5 médailles aux Championnats du Monde et 33 victoires en Coupe du Monde !

Mais c’est aussi par son audace, son style peu académique, sa technique instinctive, artistique, et sa passion de la vitesse qu’il enchantera les fans de ski du monde entier. Une personnalité attachante, entière, romanesque.
Ce livre est non seulement la première biographie consacrée à ce champion exceptionnel, il raconte aussi le monde peu connu du ski de haut niveau, nous entraînant à folle allure et au mépris du danger dans les descentes mythiques du Cirque Blanc.

Un récit à couper le souffle, une ode à la liberté, à la recherche de la ligne de pente la plus parfaite.

EXTRAIT

Depuis toujours, la vie de Bode est dominée par un fort instinct de liberté. Sans cesse, il le répète.
— J’ai eu la chance de pouvoir penser par moi-même. Il est essentiel de laisser les enfants utiliser leur imagination, don le plus précieux de la nature humaine. C’est un privilège d’avoir des parents qui vous laissent la cultiver le plus longtemps possible. L’école, elle ronge chaque jour la créativité. La différence qu’il y avait entre les autres garçons de dix ans et moi était que je pouvais exprimer toute ma folie, parcourir les frontières entre la fantaisie et la réalité, et bien souvent sauter la clôture qui les séparait. Cette différence existe encore probablement avec la plupart des adultes.
Cette ambition nourrit un anticonformisme troublant le règne des fédérations organisatrices de la Coupe du Monde, qui campent sur des principes solides et des règles inébranlables. À force de ne pas fonctionner comme les autres coureurs, Bode intrigue. « Il est différent de tous les autres » explique l’entraîneur de l’équipe de ski des États-Unis, Phil McNichol, qui rit souvent du manque de discipline de son champion. Bode délaisse les nombreuses réunions avec l’équipe, il ignore les rituels avant les départs. McNichol est l’un des rares à accepter que cet individualisme fasse partie intégrante de son génie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née dans les Alpes en 1985, Virginie Troussier fait ses premiers virages à l’Alpe du Grand Serre avant de pratiquer le ski en compétition et de l’enseigner à Saint François Longchamp. Elle est aujourd’hui romancière et journaliste pour Montagnes Magazine, Alpes Magazine et Voile Magazine. Établie entre Paris et La Rochelle, elle anime et produit l’émission littéraire Dans les marges sur RCF. Son dernier roman s’intitule Pendant que les champs brûlent (Éditions La Découvrance, 2017).

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Couverture

Page de titre

En couverture : Bode Miller en plein vol dans la descente du Lauberhorn, à Wengen (Suisse), en janvier 2015.

« Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport […] C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur. »

Françoise SaganAvec mon meilleur souvenir

Avant-propos

Le sport est un révélateur puissant de l’homme, il éclaire les facettes d’une personnalité, dévoile les aspects cachés. Avec l’exercice des sensations, on fouille l’opacité des corps, on explore des motivations profondes. Les situations fortes renvoient à un état sincère, un instinct brut. Essayer de pénétrer l’esprit de Bode Miller, c’est comme essayer de le suivre dans les pentes. Je livre ici un portrait qui est ma vision de sa personne, même si c’est lui, ses courses, ses gestes, ses mots qui l’ont entièrement forgée. Je ne l’ai pas rencontré mais il m’a toujours passionnée, sa liberté et son art m’ont fascinée au point d’inspirer ma vie de skieuse. J’ai eu envie de construire un récit sur son parcours sportif en l’intégrant dans l’univers du Cirque Blanc, en revenant sur chaque lieu mythique du circuit. J’espère que notre funambule y verra un hommage.

Virginie Troussier

Préface

Il a débarqué sur mon écran télé en 1998 lors des Jeux Olympiques, et je me souviens d’avoir été scotché dans mon canapé en regardant un grand machin tout désarticulé se balançant entre les portes.

J’étais stupéfait de voir un mec skier comme cela, à l’opposé de tout ce que l’on m’avait enseigné. Il ne respectait, au premier regard, aucune base du ski alpin, aucun des fondamentaux techniques. Il se lançait dans les virages couché sur l’intérieur, les bras volant de haut en bas, complètement posé sur l’arrière des skis. Je voyais en live un mec au départ des JO skier littéralement à l’envers !

Je ne me souviens même plus si j’étais moqueur ou stupéfait. Ce qui est sûr c’est qu’il venait de me prouver en une descente tout ce que mon mentor, Stéphane Sorrel, entraîneur des Arcs, s’épuisait à me répéter : « Enak, le ski c’est un sport de glisse… »

Oui, le ski est un sport de glisse, au diable la technique, au diable le ski robotisé ! Le ski est un engin de glisse qui se déforme selon le profil des terrains et les appuis du skieur. Le terme « contact ski-neige », que j’ai entendu mille et une fois dans ma carrière, venait enfin de montrer son vrai visage. Il s’appelait Bode Miller. Son ski est le plus félin du monde, Bode est un animal, futé, discret, mais terriblement efficace.

Pourquoi lui seul est-il capable de skier aussi vite ? Sûrement parce qu’en course, il est capable d’afficher autant d’abandons que d’arrivées. Le ski est un amusement, le ski c’est de la sensation, le ski n’est pas exercice que l’on rabâche, le ski se vit, la vitesse se crée.

J’imagine très bien le personnage à douze ans, quand les entraîneurs ne cessent de répéter la position idéale, les gestes techniques à adopter. Je le soupçonne de ne rien écouter et de savoir déjà que le plus important n’est pas de placer une ligne d’épaule, ou un bassin, mais juste de faire en sorte que les skis vivent, de les laisser filer et de produire de la vitesse ! On s’en moque de faire des fautes toutes les deux portes. Si l’on commet des erreurs, c’est que l’on va vite ! L’objectif est de s’amuser, aller jouer à la limite de l’équilibre et surtout ne jamais freiner, quitte à tomber, tomber et encore tomber… Mais à douze ans, si on ne skie pas techniquement dans la norme, eh bien on se fait déjà railler par nos camarades, alors on prend le pli. Lui devait déjà avoir assez de recul pour se dire que faire une manche propre, juste, était d’un ennui incomparable !

Franchement, c’est bien plus bandant d’être à la limite à chaque virage, de prendre des risques à chaque porte, de se sentir vulnérable à tout moment, de se battre pour rester debout et d’essayer d’aller encore plus vite ! Bode est un funambule, il tient debout on ne sait comment, il aborde le sport comme un jeu. Ses parents et son mode de vie hippie l’ont certainement influencé. Sans technique de base, il était le premier skieur avec une éducation touche-à-tout.

À tel point qu’il aurait pu être champion de foot, de golf et peut-être même de tennis ! Je mets 1 000 pièces sur le fait que Bode Miller en match de tennis ne prenait aucun plaisir à gagner un point sur un ace. Non, franchement, il devait construire ses points autour de l’essence même du jeu, jouer le contre-pied, l’amorti caché, le lob dissimulé et la volée en contretemps, imaginée au dernier moment. Au golf ? Quand un trou est annoncé comme par 4 et qu’il faut obligatoirement jouer un fer pour arriver sur le green en deux coups, pensez-vous vraiment que Bode allait jouer le petit coup bien pensé, bien smart, pour s’assurer le par ? Je ne pense pas, non, et je remets 1 000 pièces sur le fait qu’il sortirait son drive pour passer au-dessus de la forêt, de la rivière, pour slalomer entre les trois bunkers judicieusement placés sur le parcours, afin d’attaquer le green en un coup et tenter un eagle !

Quand on parle de Bode, certains vous parleront de sa carrière, mais d’autres uniquement de ses travers ! En ski, des travers, même s’il en mettait entre deux portes, il arrivait à s’en défaire encore plus vite. Alors oui, on peut revenir sur ce qu’il annonce sur le dopage. Mais franchement, ne serions-nous pas tous un peu hypocrites ? Quand il a déclaré qu’Armstrong se dopait, on l’a montré du doigt… Quand il a annoncé qu’il faudrait légaliser le dopage, tout le monde s’est insurgé, mais il ne faut pas être dupe. On sait que la recherche antidopage fait de son mieux, mais que les tricheurs ont encore deux ans d’avance… Alors, de mon point de vue, il joue avec les journalistes, comme il joue sur les skis, toujours à la limite de la faute. Car la vie c’est bien plus marrant quand il y a des vagues plutôt qu’un plat infini !

Bode est un « Ricain », avec ses travers mais aussi sa vision du monde. La vision américaine du sport est malheureusement l’inverse de ce que l’on prêche en Europe et dans d’autres pays. Aux USA, à l’entraînement, on travaille ses points forts et on néglige ses points faibles. En compétition, devant un obstacle, un passage engagé, voire dangereux, l’entraîneur américain fait remonter l’information à son coureur en lui disant : « This is a fucking piece of cake ! » En France, l’entraîneur dira : « Attention, tu vas te faire sortir, prends de la marge ! »

Voilà aussi ce qui fait de Bode ce qu’il est ! Pour lui Kitzbühel est une « fucking piece of cake ». Part de gâteau qu’il pourra déguster tranquille autour d’une énorme bière, dans son camping-car avec le staff qu’il a choisi. Car oui, Bode, c’est ce qu’il attend de son staff, il veut de l’énergie positive, il veut une positive attitude, il ne veut pas un maestro de la technique.

On peut faire l’éloge ou non de ce personnage incroyable, une chose est sûre : il possède quelque chose en plus qui fait de lui un immense sportif, un génie, comme il y en a d’autres dans différentes disciplines. Reste que pour moi, il est et restera le plus grand et le plus beau skieur technique de tous les temps.

Enak Gavaggio, alias Rancho, un fan

1 Birds of PreyBeaver Creek, février 2015

Prêt à s’élancer, Bode Miller se tient au sommet de la vertigineuse Birds of Prey. Le ciel est infiniment bleu, le froid, enfin sec, cingle presque avec bonheur le visage. Le brouillard a englué le massif des Rocheuses ces derniers jours, obligeant les organisateurs à différer de vingt-quatre heures le départ de la course. Les concurrents en ont profité pour affûter leur physique, ils ont aussi tenté de se reposer, mais ce retard a fortement accru la tension, celle qui tord le ventre et gèle les âmes.

Ce matin, derrière la cabane de départ, elle semble épaisse. Les skieurs du premier groupe se préparent. Ils se mettent en condition pour s’élancer sur l’exigeante piste de Beaver Creek, l’une des plus dures du circuit. Il n’y a pas un bruit, à part celui des crochets de chaussures qui se resserrent toujours davantage. Les pieds se compriment progressivement, passant du rouge au bleu, parfois noir, écrasés, déformés, avant de s’encastrer complètement dans la coque et ainsi gagner en précision sur le tracé. Au ski, tout est matière et tout doit devenir fluide. Le rendu des flocons sous la semelle doit s’éprouver, la rigidité des planches, le vent dans lequel il faut s’engager. Non pas pénétrer, non pas s’alanguir, mais s’installer, faire corps avec la nature et le bois de son muscle, la fibre compacte.

Certains coureurs interrogent leurs techniciens, d’autres écoutent les derniers conseils des entraîneurs, la plupart s’échauffent progressivement. Leur tenue est si moulante qu’elle épouse le moindre pli de peau, si ajustée qu’elle semble faite pour observer les formes. Elle laisse apparaître les dorsaux, des armures, et la courbe d’un fessier si galbé qu’il semble en permanence contracté. Mais derrière la force, il y a de la finesse humaine. Les skieurs sont avant tout des perfectionnistes, des esthètes, des acrobates, des sensibles, des folies.

Bode Miller fait preuve d’un calme absolu, la poitrine brûlante comme une forge, la respiration maîtrisée. Il passe tout de même un appel. Il prend des nouvelles de sa mère, rit avec elle, la rassure. On l’entend presque lui confier :

— Je connais bien cette piste, il n’y a aucune surprise pour moi. C’est juste une affaire de sensation et d’envie. Et puis, tu sais, ici, il ne faut pas se poser de questions, il faut y aller !

Bode sait qu’à ce stade de la compétition, le mental, c’est 80 % de la performance. Il regarde qui est au départ, lance des signes et des sourires joyeux à ses concurrents, il s’inquiète sincèrement de la forme de chacun. Les coureurs se scrutent et se comprennent. Leurs nœuds, leurs points, leurs connexions leur sont tangibles. Une veine palpitante le long de la tempe, les regards denses, les mains serrant fort les bâtons, la poigne crispée, tous signaux, même invisibles, le souffle, les lèvres mordues, tout le corps est alerte avant l’attaque.

Bode encourage une dernière fois son camarade de l’équipe américaine, Ted Ligety, avant de s’isoler. Il avale une grande lampée d’air et ferme les yeux. Il imagine le départ : une puissante poussée le propulse dans la pente. Les virages sont sournois, ils accentuent ses appuis sur le ski extérieur. Il enchaîne les courbes, anticipe les mouvements de terrain et garde des repères lointains pour chaque changement de trajectoire. Ses sens sont aiguisés. Il distingue l’ombre des portes sur le blanc immaculé de la piste. Quand manquent les indications visuelles, l’oreille suffit. On perçoit le martelé des carres, l’accéléré des glisses. Il commence à pousser les feux, il cisaille la glace. Il skie et sent son énergie se diffuser. Il franchit l’arrivée, satisfait. Il rouvre les yeux. Il est toujours derrière la cabane de départ et de la même manière, tous les compétiteurs retracent intérieurement le parcours.

Ils font défiler la piste jusque dans ses moindres reliefs. Isolés dans leurs propres résonances, ils s’agitent tels des pantins aériens. Ils font voler leurs membres fluides dans l’air, muscles figés dans des moules, mollets et cuisses tendus comme des sculptures grecques, et lorsqu’ils font tourner leurs bras pour anticiper un virage, leurs gestes semblent rythmer une danse tribale.

Certains sont comme possédés. D’autres, comme Bode, restent assez calmes, mais tous sont concentrés. Il faut continuer de tourner autour de ces portes imaginaires, au rythme du tracé qui ne les quitte pas, avec lequel ils passent et repassent sans cesse les détails d’une trajectoire et qui reste la seule valable. Ils ignorent à ce moment tout ce qui n’a pas trait à la course. Ils se coupent du monde extérieur pour en bâtir un à leur échelle.

Les coureurs maîtrisent toutes les pistes du circuit. Quand les courbes se suivent à plus de 130 km/h, l’improvisation reste habituellement déconseillée. La glisse doit être instinctive, mécanique. Ils ont mémorisé tous les repères. Ils fixent souvent un arbre, un chalet, une hauteur, pour se positionner et garder une bonne ligne. La moindre erreur sur une bosse, une trajectoire plus basse que celle envisagée peuvent propulser le skieur à plusieurs mètres de l’endroit attendu. Ils connaissent la mécanique des forces, ils dessinent les paraboles parfaites en appréhendant les frottements, les résistances, et la moindre aspérité qui pourrait tout bouleverser. Bode croit que seuls ceux qui flirtent avec un danger sérieux peuvent se sauver. Il est devenu un maître incontestable de la vitesse grâce à un engagement hors du commun, qui le pousse souvent au-delà de la limite du contrôle.

En super-G, comme ce 5 février 2015 aux Championnats du Monde de Beaver Creek, la préparation et la mémorisation sont encore plus importantes qu’en descente. Si en descente, la discipline reine du ski alpin, les skieurs disposent de plusieurs entraînements sur le tracé de la course, étalés en règle générale sur deux jours, en super-G, ils n’ont droit qu’à une seule reconnaissance, à côté du parcours.

Chacun la fait à sa façon. Ce jour-là, à Beaver Creek, elle a commencé tôt. Les coureurs se sont déversés sur le flanc de la montagne, pour inspecter chaque porte, imaginer les trajectoires idéales, se retournant sans cesse afin de retenir les courbes. Les silhouettes des skieurs forment des ombres sur la piste, si longues qu’elles occupent immédiatement les lieux, si grandes que loin d’étouffer la pente, elles l’euphorisent, y tracent des lignes, y ouvrent des diagonales, y inscrivent une présence solide et souple. La reconnaissance est minutieuse pour ceux qui ne laissent rien au hasard, chaque mouvement de terrain s’étudie dans le moindre détail. Bode, lui, est devant, comme à son habitude. La mémorisation du virage crucial n’a jamais fait partie de sa préparation. Il fait confiance à son instinct. Il a préféré ce matin descendre rapidement pour se retirer dans sa chambre d’hôtel et se préparer dans la solitude. Günter Hujara, l’imperturbable directeur allemand de la Fédération Internationale de Ski, le réprimande régulièrement pour cela, mais il ne s’en soucie guère. Il lui est arrivé d’écarter complètement la « réco », à Wengen notamment, en 2005, et il a terminé troisième.

Bode est détendu. Il sait se préparer. Il aborde toujours de manière analytique sa technique et sa façon de l’améliorer. La mémorisation est primordiale, mais l’expérience aussi, car les parcours évoluent peu d’une année sur l’autre. Et de l’expérience, Bode commence à en avoir. À trente-sept ans, il possède l’un des palmarès internationaux les plus impressionnants. Six médailles olympiques, cinq breloques mondiales, huit Globes de cristal et des victoires en Coupe du Monde à n’en plus finir. Inscrite au programme de la Coupe du Monde depuis 1997, la Birds of Prey, la piste des « Oiseaux de Proie », est en outre l’une de ses pistes fétiches. À Beaver Creek, il joue à domicile.

La station de Beaver Creek est située à 170 km à l’ouest de Denver, dans le Colorado. Là-bas, les trottoirs sont chauffés, les hôtels luxueux, on se déplace à l’aide d’escalators au pied d’un domaine skiable époustouflant. L’endroit n’est pas encore un mythe du grand Cirque Blanc, mais c’est déjà une course qui compte. Avant l’ombre de la Saslong à Val Gardena, la spectaculaire et glacée Stelvio à Bormio, l’interminable Lauberhorn à Wengen et la dangereuse et radicale Streif à Kitzbühel, Beaver Creek ouvre souvent la saison américaine avec un tracé exigeant et technique. Cette piste demande du cœur, les émotions sont vives. Bode a déjà remporté ici une victoire en géant en 2005 et trois victoires en descente, en 2004, 2006 et 2011. Cette descente convient parfaitement à ses qualités. Il s’y amuse vraiment, de haut en bas, il n’y a pas deux virages qui se ressemblent, pas deux courbes où il faut utiliser la même technique, ni le même toucher de neige. Bode apprécie la qualité de la préparation de la piste et la variété du tracé. Sa dernière victoire, en 2011, a marqué les esprits tant sa domination avait été totale et sa démonstration parfaite.

Le sommet de la descente hommes se situe à 3483 m d’altitude et l’aire d’arrivée de toutes les épreuves culmine à 2 730 m. La Birds of Prey permet de voir les « gros poumons ». Le motif du rapace s’intègre parfaitement, les coureurs ressemblent à des faucons qui replient leurs ailes et plongent dans l’immensité pour attraper leurs proies. C’est une chute libre à dessein. Le ski est l’un des derniers sports extrêmes où l’on atteint de grandes vitesses sans protection ou presque. Les skieurs comptent parmi les sportifs les plus vulnérables.

Le départ se fait sur un énorme monticule de neige, il est raide, mais un long plat attend les coureurs tout de suite après. Il faut alors travailler avec les mouvements de terrain et laisser glisser les skis. Une partie de la course se joue ici : si le skieur perd une demi-seconde sur cette portion, elle sera difficile à reprendre ensuite. Après le plat, ça se corse sérieusement. Cela devient vraiment pentu, et mentalement, le skieur doit changer d’approche. Il faut skier avec hardiesse. Il faut skier avec engagement. L’attaque, ça coule depuis toujours dans les veines de Bode. Quand arrive le fameux virage du filet, le coureur averti sait qu’il s’agit d’un virage osé. Bode le sait bien aussi, à ce moment-là, il regarde toujours devant, il ne pense pas au filet qui se rapproche, peu importe, il skie comme il le sent. On enchaîne avec un deuxième virage, vraiment en dévers, où il faut réussir à garder de la hauteur pour plonger derrière. Une bosse augmente la difficulté à la sortie, mais là aussi, il faut la prendre avec puissance, sur la bonne ligne, pour embarquer de la vitesse. À la fin du mur, c’est le passage le plus rapide. Le dernier virage avant le plat tourne beaucoup. Puis surgit le fameux Golden Eagle Jump, et là, il se passe quelque chose. C’est un saut qui demande du courage, où l’on ne voit pas la porte suivante. Juste après, au passage de l’énorme compression, le mental doit rester solide. La fin approche, mais il ne faut surtout pas se dire que c’est bon, c’est fini. La concentration reste essentielle même si la fatigue se fait sentir, après une minute cinquante de course. Le dernier saut, le Harrier Jump, propulse le coureur à environ quarante mètres. Aucun relâchement, même minime, n’est possible avant l’arrivée.

Bode connaît le tracé de la descente par cœur. En super-G, le parcours est plus court et les portes tournent davantage, mais cette piste garde tout pour elle sur ce type de course : les passages ardus, les sauts, les portions de vitesse et de glisse. Le super-G est certainement l’une des disciplines les plus difficiles, elle combine la grande vitesse et le réflexe technique. Ce que Bode aime par-dessus tout dans le ski de compétition, c’est la prise de risque et la vitesse pure. Il recherche la vitesse « à secouer les noix », le givre sur le visage et le « claquement des portillons sur les mollets meurtris ». C’est certainement pour cela qu’il est l’un des rares skieurs à courir dans toutes les disciplines. Slalom, géant, super-G, descente et combiné. Peu importe le tracé, tant qu’il peut foncer. Et aujourd’hui encore, Bode compte dépasser ses limites.

Il se sent bien. Il n’a plus disputé de course depuis les finales de la Coupe du Monde à Lenzerheide, en mars dernier. Après son opération du dos à la suite d’une hernie discale, il s’était rendu à la mi-janvier à Wengen, puis à Kitzbühel, où il s’était contenté des entraînements. Il n’avait pas pris le départ de la course, mais il avait malgré tout lancé un signal assez clair à ses adversaires. De ses deux doigts, pouce et index levé, formant presque un revolver, il avait lancé, clin d’œil complice, I’m back ! Depuis, il s’est vraiment entraîné pour être là aujourd’hui. Il donne l’impression d’un être intensément physique, il est sur ses gardes, précautionneux dans ses paroles, immanquablement courtois. Son intelligence s’exprime de manière elliptique, comme à travers un masque.

Une brume légère l’enveloppe et les reliefs prennent leurs distances. Rien n’existe plus vraiment que ses jambes bétonnées et le souffle qui s’impose au silence. Le décor, la beauté des Rocheuses, une pure chimère. Le réel n’est plus que pente. Bode s’approche de la cabine de départ. Cette dernière est pour tous les coureurs un lieu effrayant, où la tension monte, incontrôlable. Ses rivaux soufflent comme des taureaux dans une arène, ils font claquer leurs skis sur la neige glacée. Lui reste immobile et silencieux, regardant fixement les montagnes dans la vallée. Il maintient souvent ce calme impénétrable jusqu’à la dernière seconde. Il tourne la tête, essayant de l’assouplir un peu, sautille légèrement. Il échauffe ses muscles. Il est nu sous sa combinaison en lycra. Il resserre une dernière fois ses chaussures (de deux tailles en dessous de sa pointure normale). Puis il tape ses bâtons, avant de les poser juste derrière le portillon. La plupart des skieurs, à ce moment-là, sont déjà fléchis, le poids faisant vaciller les bâtons, cherchant l’attitude la plus offensive possible. Ils ont devant eux un carrousel géant qui engloutit l’audace. Bode reste droit comme un piquet. Il semble serein, mais garde le couteau entre les dents. Il sait qu’il va opter pour la formule gagnante : ramener tout à la vitesse, se pencher sur l’arrière de ses skis et sculpter des arcs. On s’est beaucoup moqué de la manière dont il descend, de son style non-académique, mais on s’avance rarement pour l’imiter. Les bips retentissent, il offre un coup d’œil à la piste, esquisse un dernier geste de relâchement. Le chronomètre s’enclenche et le dossard 9 jette ses spatules dans la pente.

Et déjà, il attaque. Il s’engage sèchement dès le début de la course. On croirait qu’il accélère dans les difficultés les plus sévères. Le « missile américain », comme on l’appelle, est lancé. Il ne met pas en doute la beauté de la maîtrise pure, les courbes parfaites réduisant les mouvements parasites, mais pour lui, c’est toujours la même ligne bien serrée que neuf compétiteurs sur dix suivront. Bode est plutôt attiré par le sauvage, la vélocité explosive, celle qui détraque les prémonitions, celle qui ne permet pas d’anticiper, il recherche ce moment où chaque parcelle de peau se déforme sous les vibrations, quand toutes les articulations de son corps sont secouées, quand les repères défilent si vite qu’ils en deviennent nébuleux. Pour lui, ne pas aller jusque-là donne une impression de retenue, de demi-mesure, sans vitesse et sans plaisir. Alors oui, il a tout enregistré, il est préparé. Mais la prise de risque reste primordiale pour lui, il sait qu’elle lui réserve de belles surprises. Et c’est ainsi à chaque fois qu’il entre en piste. Bode promet du spectacle. Et le public en raffole.

Ce jour-là, il semble seul au monde, évoluant vers d’autres orbites. On ne sait jamais à quoi s’attendre avec lui, mais dès qu’il apparaît dans le tracé, le public ne décroche plus. Bode soulève systématiquement les cœurs. Pour de nombreuses personnes, il est le dernier représentant d’une lignée de skieurs – porteur d’une émotion singulière, indescriptible – une sorte de héros prêt à tout. Une beauté féroce est née.

Sa course est parfaite. Bode est parti pour nous faire un nouveau numéro. Il coupe juste assez près des portes pour ne pas gaspiller le moindre espace. Il veut être au plus proche. Les angles de son corps créent une réelle puissance, augmentant presque la vitesse de chaque virage. Il est en tête après le deuxième intermédiaire. À 55 secondes de course, il domine le leader d’une demi-seconde, une avance énorme. La foule devient folle. Cette avance fait déjà de lui un candidat sérieux à la victoire. On l’imagine sur le podium. Les virages s’enchaînent rapidement jusqu’à l’Eagle Jump, et la sortie est stupéfiante. Puis subitement on le voit expulsé de la compression, jeté dans la pente, en arrière, tournant sur lui-même dans les airs, avant de chuter brusquement, perdant ses skis, le casque écumant la neige et dévalant la piste sur une cinquantaine de mètres. Il glisse sur le dos durant de longues secondes.

En bas de la piste, la déception est immense. Les deux premiers tiers de la course étaient ahurissants. Après quinze ans de carrière en Coupe du Monde, Bode est toujours prêt à pousser ses propres limites quand il y a de l’or à l’arrivée. Il se relève rapidement. Bien que courbé par la douleur, il reste un roc, sourit, salue la foule et regagne l’aire d’arrivée par ses propres moyens. Durant sa chute, l’un de ses skis a entaillé sa combinaison et son mollet. Derrière la ligne d’arrivée, la caméra fait un zoom sur la blessure profonde et sanglante. La plaie est béante, le tendon sectionné. Les images font le tour de la planète.

Son panache, son caractère bien trempé et sa volonté de vaincre enflamment depuis plusieurs années les supporters. Sa façon de revenir et de rebondir après chaque blessure est appréciée. Bode Miller suscite une formidable ferveur populaire, mais la crainte de devoir déjà conjuguer au passé ses belles descentes sur les pics abrupts commence à germer dans les têtes. La violente chute survenue ce jour semble plus lourde que celles qui ont jusque-là émaillé son parcours.

2 Tamarack Ski LodgeAnnées 1980

Le lendemain, Bode est à l’hôpital. Il tend une main hésitante vers son mollet cisaillé, mais l’effroi repousse sa paume gonflée. Il veut plier sa jambe et n’y parvient pas. Comment est-ce possible ? Cette faille si proche le projette dans une incapacité infinie. Il observe les coutures noires, le fil épais qui perce son écorce à intervalles réguliers, formant une grille sur les lèvres de la plaie. Entre ses côtes, sa charpente craque. Sa masse surprend. Sous la blouse en coton blanc, on devine un corps d’une puissance inhabituelle. Les pectoraux saillent sous le tissu. Plus que son imposante carrure, ce qui frappe chez Bode, c’est son visage juvénile, la finesse des traits, pas une trace de coups, pas une cicatrice, une belle rangée de dents blanches et un nez qu’aucun piquet n’aurait même effleuré.

Plus tard, il rassure ses fans par tweet. « L’opération pour réparer le tendon ischio-jambier sectionné de ma jambe s’est bien passée, je me sens chanceux, car les choses auraient pu être plus graves. » Le grand champion de ski, le seul à avoir gagné tant de Coupes du Monde, gît sur un lit d’hôpital. Loin du Cirque Blanc, loin des odeurs d’avant course, celles des pommades, des anti-inflammatoires, de l’huile de lavandin. Loin du claquement répété des fixations au départ, ces clics dynamiques, entêtants, loin du bruit de ferraille des remontées mécaniques et du souffle du vent qui joue des gammes en s’infiltrant sous le casque. Il se tient loin de l’agitation des Championnats.

Bode détient le record de longévité pour un skieur alpin, il disputait peut-être à Beaver Creek son dernier grand rendez-vous. Il devait initialement participer à la descente de samedi, mais ses Championnats sont terminés, a indiqué Alexander Hödelmoser, l’entraîneur de l’équipe américaine de descente. Il avait tout misé sur les Mondiaux cette saison. Opéré d’une hernie discale en novembre, il n’avait participé à aucune course en Coupe du Monde, se contentant des entraînements à Wengen et Kitzbühel. Il espérait toutefois briller à Beaver Creek, il comptait y décrocher la cinquième médaille d’or de sa carrière. Il a connu avec le ski des moments de si grande intensité. Le ski tient une place si complète et si puissante dans sa vie, il recèle de la beauté, de la vulnérabilité, du courage sans limites. Le ski c’était en fait la vie, bien plus qu’un simple sport.

Bode ne le montre pas, mais l’idée d’arrêter la compétition l’effraie. Ne plus courir signifie déserter le Cirque Blanc et ses sauts de cinquante mètres, ses pentes inégalées, des sensations que seul ce sport peut provoquer. Sentir la vie dans les os à chaque saut, à chaque impulsion de pied sur la bosse, le corps compact et secoué, qui reconquiert un autre espace, là où tout croît et s’élargit, s’accorder avec tout ce qui respire. Si la compétition l’a aimanté, s’il a tant travaillé durant toutes ces années, ce n’est pas pour collectionner les trophées. C’est parce que déjà tout jeune, il était connecté à l’extérieur et à son corps physique comme personne. Il aimait toucher le sommet de la montagne et descendre sans freins. Mais aussi parce que rien ne peut procurer une sensation équivalente à celle d’une descente de Coupe du Monde. La tension presque inhumaine, le souffle envolé, lorsque l’on surplombe la glace bleue à une vitesse dépassant toute limite, rendent dépendants.

Il en connaît les dangers, les chutes, les douleurs interminables, la tête à l’envers. Mais les déchirures, les fractures, les poignets luxés, les yeux pochés, les chapelets d’hématomes sont vite oubliés, ne subsiste que le souvenir parfait des extases. Il existe un principe d’intensité unique. Il se souviendra longtemps de chaque geste, chaque piste. Bode trouve aussi son plaisir sur d’autres terrains, il affectionne de nombreux sports. Le ski lui a procuré une précision redoutable, une efficacité gestuelle et une connaissance précise de son corps. Il vit de nombreux plaisirs, mais il aime l’excitation de la vitesse qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Évidemment, il va falloir se relever après cette nouvelle chute. Après les erreurs, il aime l’aspect introspectif d’une course. Le sport n’est que partiellement affaire de victoire, il a aussi à voir avec l’échec. La défaite, la déception, la blessure – voilà des choses que l’athlète doit supporter. Une course permet une connaissance de soi. Elle est une expérience absolue, qui redéfinit les limites des hommes, et peu d’entre eux ont conscience de leurs possibilités. Sur le tracé, ils ne récoltent que ce qu’ils sèment au vent.

Bode pourrait continuer une saison pour relever un dernier défi et peut-être enrichir son palmarès. Se confronter une année de plus au danger et à la vitesse. Comment peut-on remplir une vie sans les sensations de la compétition ? Le skieur devient tributaire, et qui ne le deviendrait pas, de sa propre adrénaline. Le ski permet de toucher des vitesses extrêmes, jamais atteintes pour l’homme sans aide mécanique. Il faut aimer se faire fouetter par les piquets, être catapulté à travers les clôtures de protection, accepter les gelures au visage, engager son corps tout entier, le jeter face aux fauves.

Quand Bode a commencé le ski, il a très vite su qu’il ne pouvait se contenter de rester un skieur ordinaire. Il lui fallait l’équipe nationale. Il était un jeune homme doté de qualités paradoxales : plus complexe, plus enclin à l’autoanalyse qu’il ne semblait disposé à le reconnaître en public. Il a contré de nombreuses spéculations sur son avenir de champion précoce, en répétant aux journalistes que sa vie était très simple. Mais aujourd’hui, tout ne semble pas si facile, il hésite. Il pense à sa famille. Il va être père une nouvelle fois, dans trois mois à peine. Il pense aux jours paisibles et heureux. À sa future responsabilité. À son corps qui commence à souffrir.

Cependant Bode est prêt à tout. Il en a vu d’autres. La résistance à la douleur et au froid, il connaît : il a vécu toute sa jeunesse dans un lieu hostile, sans autre chaleur que celle des bûches coupées chaque année. Il a une certaine morale de l’effort. Les forêts sauvages l’attirent depuis toujours. Enfant, il y passe des heures, cherchant un souffle, un écho, la neige jusqu’aux genoux, apprivoisant toutes les saisons. Il regarde le soleil pour se guider. Il sait lire l’heure dans le ciel. Là, dehors, il ne dépend que de lui et c’est tout ce qui importe. Il se délecte du simple fait d’être seul. Du crépitement des tempêtes de février au calme imperturbable de l’été. Il n’a pas vraiment changé. Franconia est en lui.

Là-bas, l’hiver est long. Le froid gaine la ville, accentue les perspectives, découpe les sons, coupe les gestes et le ciel prend dans tout cela une part surdimensionnée. La terre est rude, baignée de journées à onglées, frappée d’un blizzard propre à fêler les crânes. Franconia est un village dans les White Mountains du New Hampshire qui possède une belle entaille dans sa roche, un grand canyon aux raides parois. Une formation rocheuse étonnante sur le col de Franconia Notch, face aux falaises de Cannon Mountain, dessinait comme un visage d’homme, laissant apparaître un menton pointu, un sourcil distinct, des yeux curieux, une force intérieure évidente. C’était une des apparences humaines les plus parfaitement gravées au monde. Les locaux l’appelaient The Old Man of the Mountain. La roche s’est effondrée le 3 mai 2003. Ce fut une crise pour la région.

Le New Hampshire l’employait comme symbole sur son sceau d’État. Il surveillait, il protégeait, pouvait-on dire, les résidents du village de Franconia. Ses habitants ne ressemblent à aucun de leurs voisins. Ils endurent des tempêtes froides et soudaines. Ils connaissent les écorces et les pierres de chaque bois, chaque montagne. Les enfants de Franconia exploitèrent l’un des premiers téléskis à corde jamais construits aux États-Unis, le long de la rivière Sugar Hill. Ils apprennent aujourd’hui encore à skier là où les terrains le permettent, mais principalement sur le flanc de Cannon Mountain, au nord de la falaise qui soutenait le vieil homme. Ils passent des après-midi entiers à dévaler les pentes abruptes et à bosses qui plongent vers Echo Lake. Ce sont généralement de petites bombes, la plupart d’entre eux sont en jeans et skient sur de vieilles planches. Ils ne se soucient guère de leur style, seul le jeu compte.

Ce fameux téléski révolutionnaire, c’est le grand-père de Bode qui en est à l’origine. Jack Kenney inaugure le domaine de Tamarack Ski Lodge en décembre 1946 avec une corde et une seule piste. Le ski au New Hampshire débute ainsi, à l’aide d’un vieux moteur de voiture. Jack et Peg Kenney ont développé leur affaire peu après avoir acheté un immense terrain, avec une ferme et une grange. Leur rencontre est parfaite, elle a lieu sur les pistes. Peg est à cette époque la skieuse la plus rapide de l’équipe féminine des États-Unis. Elle ne vit que pour sa passion. Jack, lui, est un officier de marine en permission, qui meurt d’envie de recevoir une leçon de ski. Il se promet que, s’il survit à la Guerre, il retournera en Nouvelle Angleterre pour ouvrir une auberge de ski. Dans son esprit, il n’y a pas de plus beau métier que l’exploitation d’une auberge de ce type.

Le rêve se concrétise dans la plus grande joie. Les Kenney possèdent un esprit entrepreneurial irrépressible qui ne manque pas d’audace. Ils vivent difficilement leur premier hiver au Tamarack Ski Lodge. À Franconia, à l’ombre du Mont Kinsman, la température peut se maintenir sous les – 20° durant un mois entier et frôler les – 40° sur les sommets. Jack tient son journal tous les soirs. Il évoque ses tracas, ses bonheurs, il le remplit de factures alimentaires, d’esquisses pour toutes sortes d’inventions mécaniques, de mots d’inquiétude parfois, mais aussi de notes d’espoir. Le jour où la corde commence enfin à fonctionner correctement, il écrit : « La joie est à son comble ! La vie peut être belle ! Un skieur utilise notre remontée ! »

Le domaine skiable ne réussit cependant pas à rivaliser avec d’autres stations environnantes. À la fin des années 1950, les Kenney transforment leurs terres et leurs bâtiments en camp de tennis d’été, un lieu accueillant, avec des instructeurs compétents. L’objectif est de rendre le sport accessible aux familles. C’était déjà de cette manière qu’ils géraient l’auberge de ski. L’accessibilité réduit les profits, mais ils préfèrent ouvrir leur centre à tous. Le camp de tennis de Tamarack connaît un bel essor. Bode repense souvent au fait que la construction de terrains de tennis lui apprit à regarder une terre et à en voir la configuration, les creux et monticules. Il assimile la géographie des terrains.

Woody Miller rencontre Jo, l’aînée des cinq enfants de Jack et Peg, ici, à Tamarack. Il aime donner des leçons de tennis. Il est médecin, mais préfère venir travailler ici, parfois sans salaire. Il y trouve un refuge à l’abri de la vie réelle, sans difficultés ni obligations. Il aime tellement y séjourner qu’il mettra volontairement un terme à sa carrière. Il désire plus que tout rester sur ces terres en compagnie de Jo. Le camp de Tamarack et la construction de terrains de tennis deviendront leur activité principale. Encore aujourd’hui, ce lieu prospère sous l’impulsion des membres de la famille. Bode en reste toujours un des principaux conseillers. Les grands-parents réussirent à transmettre une structure familiale en inculquant un profond sens des responsabilités.

Jo et Woody sont des personnes indépendantes, toutes deux proches de la nature. Leur livre de chevet s’intitule Living the Good Life (« Vivre la bonne vie »), de Helen et Scott Nearing, un célèbre manifeste de 1954 sur l’autosuffisance. En 1974, Jo et Woody entreprennent de construire la cabane dans les bois où Bode passera son enfance. Ils s’inspirent de la maison que les parents de Jo construisirent dans la propriété – une grande structure angulaire. Ils veulent une habitation semblable, sans électricité ni eau courante, au cœur des cèdres, des bouleaux, des érables, des peupliers et des sapins baumiers. Ils choisissent un endroit relativement plane, loin de la route, près d’un ruisseau de montagne. La butte au centre de la clairière fait penser à une tête de tortue sortant de sa carapace. L’endroit devient un repère, ils le nomment Turtle Ridge. Ils construisent la première partie de la maison sans outils électriques. Ils retournent la terre. La façade de cette habitation à étages descend jusqu’au bord du ruisseau.