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Zénaïde Fleuriot

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Beschreibung

Dans son roman intitulé Bonasse, Zénaïde Fleuriot explore les thèmes de la vie quotidienne et de la condition humaine à travers une perspective introspective et subtile. Son style littéraire subtil et poétique nous plonge dans l'univers complexe des personnages et de leurs interactions, explorant les nuances de la psyché humaine. En tant que membre éminent du courant réaliste du 19e siècle, Fleuriot utilise des descriptions détaillées et une narration immersive pour éclairer les aspects les plus profonds de la nature humaine. Zénaïde Fleuriot, écrivain français du 19e siècle, était connu pour sa sensibilité et son talent pour capturer les émotions humaines avec finesse. Sa propre expérience de vie et sa perspective unique sur le monde l'ont menée à écrire Bonasse, un ouvrage qui transcende les époques et continue d'émouvoir les lecteurs aujourd'hui. Je recommande vivement Bonasse à tous les amateurs de littérature à la recherche d'une lecture profonde et enrichissante. Ce roman captivant de Zénaïde Fleuriot offre une réflexion introspective sur la nature humaine et la société, tout en captivant le lecteur avec sa prose raffinée et son exploration subtile des complexités de la vie quotidienne.

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Zénaïde Fleuriot

Bonasse

 
EAN 8596547434184
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII

PREMIÈRE PARTIE

Table des matières

CHAPITRE PREMIER

Table des matières

C’est l’heure où les habitants des grandes cités se préparent à goûter leurs distractions les plus intenses et les plus malsaines. A cette heure mélancolique pleine de charme, le jour s’éteint et le repos de la nuit, si nécessaire, s’impose à toute créature. Mais les gens qui, volontairement ou involontairement, vivent entassés dans des ruches de pierre et de plâtre, secouent ce joug salutaire et courent à des plaisirs qui leur donnent la sotte illusion de prolonger la journée qui finit.

Il n’en est point ainsi de ceux qui habitent vraiment sous le soleil. Rien pour eux n’est dérangé dans le cours régulier des choses; le jour ils agissent, le soir il se préparent au repos, et nous pouvons nous convaincre de cette vérité en jetant un coup d’œil sur la grande place qui forme à elle seule le petit bourg de Kermeneur.

La journée a été chaude et tout le monde respire à sa manière l’air frais du soir. Les ménagères, entourées d’enfants qui commencent leur premier somme en plein vent, sont assises sur le seuil de leur porte, les vieillards ont pris place sur le mur rustique qui endigue les flots bleus de l’Océan, les hommes et les jeunes gens, qui achèvent à peine de serrer les engins de leur travail, se promènent de long en large et devisent paisiblement de choses et d’autres. Le plus souvent, ils sont simplement occupés de l’aspiration régulière qui fait sortir de leurs lèvres, serrées sur un tuyau de pipe, de petits jets de fumée bleue. Tous regardent plus ou moins vers le fond du tableau, où se peint en ce moment le plus splendide coucher de soleil.

Ce spectacle sublime leur est devenu familier, leurs yeux ont été depuis l’enfance éblouis par ces entassements nuageux, encadrés dans la pourpre et dans l’or.

Ils connaissent de longue date leur astre, ses levers et ses couchers également superbes; mais cela est toujours agréable à regarder et cela se regarde toujours.

Ils n’ont peut-être pas la pleine connaissance de cette beauté souveraine.

Ils n’ont fait aucun cours d’esthétique, et la fibre pittoresque n’est pas toujours vibrante en eux.

Néanmoins, il y a un sentiment ou une idée au fond de ces regards qui se tournent involontairement vers le couchant.

Les uns cherchent, dans les péripéties du coucher de l’astre-roi, les pronostics du temps du lendemain.

Les autres, moins pratiques, se laissent aller à je ne sais quel sentiment instinctif dont ils ignorent les premiers la grandeur et, sans le dire, adorent Dieu dans une des manifestations éclatantes de sa puissance créatrice.

De ce nombre est un vieillard aux longs cheveux blancs, pauvrement, mais proprement vêtu. Il contemple le coucher du soleil par-dessus le mur de pierres moussues qui arrondit autour de l’église l’enclos des morts.

Il ne vit pas uniquement de la mer, il ne possède rien sur le sol, le temps du lendemain n’est pas pour lui le sujet de préoccupations spéciales; c’est en amateur, c’est en homme religieux qu’il vient là, tous les soirs, dans le petit cimetière, et qu’il s’installe entre deux vieilles pierres tombales hors d’usage.

Deux autres vieillards, assis en dehors sur les degrés capitonnés d’herbe de l’escalier, lui tiennent à peu près compagnie. Ils échangent de loin quelques paroles sur le spectacle qu’ils ont sous les yeux.

–Le voilà parti, dit l’un d’eux, quand le soleil s’abîma tout à coup dans un linceul de pourpre.

Et ils demeurèrent là, attendant l’autre soleil, le pâle astre des nuits qui, parles soirs d’été, est aussi d’une majesté et d’une beauté sans pareilles. Quelques légers nuages s’étaient fondus à l’horizon et avaient pris peu à peu la forme d’un animal gigantesque, à la fourrure argentée. De ses flancs la lune sortit tout à coup en son plein, large, blanche et lumineuse.

Le vieillard, appuyé contre la pierre tombale, fit retomber sur ses tempes ridées son large chapeau de feutre noir et s’éoigna précisément au moment où ses deux compagnons commençaient un examen attentif de l’astre auquel l’expérience accorde une grande influence sur le temps. Lui remonta lentement la large allée, de son pas lourd, accompagné d’un bruit étrange, d’un cliquetis de ferraille produit par un trousseau de clefs énormes et de forme ancienne qu’il tenait à la main. Il entra dans le temple saint par une petite porte latérale.

Ce vieil admirateur du coucher du soleil était le sacristain, appelé plus ordinairement bedeau dans les campagnes.

On médit beaucoup de ce métier de sacristain. On prétend, bien à tort, que ces humbles employés du culte sont possédés du démon de la paresse et courtisent volontiers le dieu du vin. C’est un préjugé. Il en est de très honnêtes, et cela est tout simple, puisqu’ils sont généralement choisis par les braves gens. Je parle ici des bedeaux de campagne. Ceux des villes sont parfois d’une outrecuidance désagréable et d’une désobligeance passée en proverbe. Et les hommes sont tellement portés à l’injustice, que tous les manques de charité dont se rendent coupables les employés subalternes de l’église, qui sont des hommes sans mission, sans caractère et souvent sans instruction, retombent sur les prêtres, qui n’en sont point du tout responsables.

Guillaume Erdu, sacristain à Kermeneur, n’était point de ces gens-là, durs au pauvres, insoucieux de la réputation du clergé qu’il avait l’honneur de servir.

Depuis quarante ans qu’il chante le Kyrie eleison au lutrin, qu’il sonne les cloches messagères de la joie et de la douleur, qu’il creuse les tombes, il n’y a jamais eu à se plaindre de son service. Il respecte les hommes instruits et dévoués avec lesquels il se trouve en contact journalier, il aime sa vieille église gothique, ses cloches, son cimetière, son catafalque noir orné de superbes têtes de mort plus grandes que nature, il aime son métier enfin, et il le remplit en conscience.

Son trousseau de clefs à la main, il traversa la sacristie, pénétra dans le sanctuaire, inclina sa tête blanchie devant le tabernacle sur lequel la petite lampe jetait une lueur rose, et marcha vers un blanc pilier le long duquel pendaient les cordes qui, passant par le plafond enjolivé de fresques dues à une main aussi naïve qu’ignorante, allaient faire vibrer les cloches.

Tout à coup elles se mirent à parler par l’impulsion du vieux Guillaume, qui se servait tour à tour du pied et de la main pour les mouvoir. Bientôt un jeune garçon aux épais cheveux blonds, à la taille svelte, accourut nu-pieds, et, sans rien dire, comme un habitué, se mit de la partie.

Il s’empara de la plus grosse corde, la saisit à deux mains; mais il était bien léger et souvent la cloche, dans son oscillation, le soulevait de terre, ce qui ne nuisait pas au plaisir éprouvé par le petit sonneur.

A un signe de Guillaume il s’arrêta, plia le genou et s’en alla. Et Guillaume lui-même, se saisissant de son trousseau de clefs, descendit l’église en l’agitant avec intention.

Le bas de l’église était constellé de coiffes blanches. A ce son, qui annonçait la fermeture de l’église, elles se mirent en mouvement, et à la jolie clarté lunaire qui, par la porte ouverte, venait rayer de blanc les dalles sombres, on vit des paysannes de tout âge se presser contre le vaste bénitier de pierre encastré dans la muraille. Elles se signaient et disparaissaient. Guillaume sortit le dernier et ferma la lourde porte sans même jeter un regard vers les pieuses femmes, dont les plus ferventes restèrent agenouillées sous le porche, sachant bien que la prière a non seulement des ailes, mais possède la puissance de pénétrer au travers des plus épaisses murailles.

Guillaume était à peine sorti du porche, que le petit sonneur se précipitait vers lui.

–Grand-père, venez vite, dit-il, le facteur a apporté une lettre pour vous.

–Pour moi?

Et le vieillard leva les épaules et hocha lentement la tête.

–Je vous dis que c’est pour vous. Le facteur a lu l’adresse à ma tante Thérèse; il y a dessus: «Monsieur Guillaume Erdu, sacristain à Kermeneur.»

–Ange, je ne crois pas ça. Le facteur a bu un petit coup de trop ce soir, il fait si chaud.

–Vous allez voir, grand-père, vous allez voir.

Et Ange, sautillant sur ses petits pieds nerveux, précéda Guillaume dans l’allée tournante qui aboutissait à la grande porte de la nef, ouverte seulement aux très grands jours et pour les processions. Un peu à gauche se dressait un mur très bas, au milieu duquel un passage avait été ménagé. Ce mur séparait du cimetière et de l’église un jardin où se voyaient beaucoup d’oignons, dressant bien haut, en ce moment, leurs têtes rondes et violettes chargées de graines, quelques menus légumes, une vigne dont les vieilles branches, étayées par des pieux grossiers, formaient une sorte de rideau vert contre le soleil, et deux lauriers élégants qui avaient pris les proportions de petits arbres, et qui devaient produire un assez joli effet de la maison située au fond du jardin.

Cette maison, propriété de la fabrique, n’était guère qu’une grande cabane sans étage.

Le toit de chaume possédait cependant une lucarne posée à l’extrémité de droite sans aucun souci de la symétrie, mais cela avait été fait après coup pour éclairer le grenier; et la cabane restait cabane, avec la porte cintrée qui, en d’autres proportions, eût été digne d’un château, formée qu’elle était par un beau granit coupé naguère dans un fragment de dolmen.

Guillaume passa sans se presser le solide seuil de pierre qu’Ange avait franchi dans une gambade, et entra dans le logis où s’était passée sa longue et paisible vie. Une femme, plus jeune que lui, mais arrivée néanmoins dans la période franchement accusée de la vieillesse, vaquait aux soins du ménage et faisait disparaître, les dernières traces du dérangement qu’avait occasionné le souper.

–Mon frère, dit-elle en assez bon français, vous avez su ce que vous a apporté le facteur?

–Le facteur reçoit plus d’une bollée maintenant en faisant ses tournées, répondit le bonhomme en allant s’asseoir par habitude sur le siège de bois placé sous le manteau de la cheminée, cette lettre-là n’est pas pour moi, Thérèse.

–Elle est pour vous, Guillaume, je l’ai portée chez Mélanie, la couturière, qui lit et qui écrit aussi bien que personne, et elle m’a dit qu’elle était bien pour vous.

–Il fallait lui en faire donner lecture, Thérèse, vous eussiez vu tout de suite ce que c’était.

–Mon frère, on ne sait pas tout ce que peut porter un papier, dit prudemment la vieille femme, qui parlait appuyée sur son grand balai de genêt, je n’ai pas osé faire ça.

–La couturière a dit que ce papier-là pouvait venir de mon oncle Joseph, dit Ange, assis les jambes pendantes sur un angle de la table.

Guillaume hocha la tête et se mit à bourrer sa pipe, courte et noircie par un long usage.

–Il m’a écrit quand il s’est marié, voilà quelque chose comme dix-neuf ans, dit-il; il a oublié Kermeneur. Je ne crois pas qu’il ait écrit. Tout de même si c’était lui, il faudrait voir. Où est la lettre, Thérèse?

Thérèse, sans mot dire, glissa ses doigts dans la haute bavette de son tablier et retira une enveloppe qu’elle se mit à considérer curieusement.

–Tire la lettre du papier, Ange, commanda Guillaume.

L’enfant fit un bond de chat sauvage, qui le plaçà aux côtés de sa tante, et de ses petits doigts hâlés déchira prestement l’enveloppe.

–Lis, dit Guillaume en frottant du revers de son couteau une pierre à fusil, placée entre le pouce de sa main gauche en compagnie d’un morceau d’amadou.

Ange se rapprocha de la fenêtre, qui laissait passer de ravissants rayons de lune et lut, en ânonnant: «Mon che… Mon che G père.»

Puis il s’arrêta court.

–Je ne connais pas la grande lettre qui est après, dit-il; je ne pourrai pas lire ça, c’est écrit trop fin dans des endroits.

–. Comment, dit la vieille tante d’un ton de reproche, vous né savez pas encore lire une lettre, Ange, après tant de jours, de mois et même d’années d’école?

L’école! Ah! vraiment, la bonne tante ne savait pas trop ce qu’elle disait. Jamais Ange n’avait suivi l’école, ni pendant une année, ni pendant un mois, ni même pendant un jour. Il y allait, on ne pouvait pas dire qu’il n’y allât pas.

Son nom, Ange Erdu, était inscrit en toutes lettres sur les. registres; il y avait sur les tables noires toutes sortes de hiéroglyphes écrits avec la pointe de son couteau; à la distribution des prix, il était nommé, il ne savait pas au juste lui-même pourquoi; mais apprendre à lire l’écriture, apprendre l’écriture elle-même, c’était une autre affaire. Le sol inégal de l’école lui brûlait les pieds. L’hiver, il y demeurait assez longtemps, pour avoir le plaisir de tracer des chiffres à la craie blanche sur le tableau noir, et hors cela, il était occupé à creuser des petits navires dans des planchettes de sapin. Quand il pleuvait à torrents, on était sûr qu’Ange Erdu arriverait en classe et ferait du chiffre, la seule chose qui l’intéressât. Il apprenait aussi volontiers par cœur, et vers Pâques de grands progrès s’annonçaient. Mais sitôt que luisait le soleil, l’écolier délaissait si bien l’école, ou y venait si irrégulièrement, qu’il désapprenait bien vite le peu qu’il savait.

Au printemps, il devenait insaisissable, et l’été ce n’était que lorsqu’il faisait bien chaud qu’il ralliait la classe, où il y avait des bancs très bas et une table très haute, ce qui était très commode pour dormir

Aussi devant ce papier couvert d’une écriture irrégulière, embrouillée et fine, il dut confesser son ignorance, ce qu’il fit en ces termes:

–Je ne vois pas des lettres là-dessus, c’est comme de la ficelle mince qn’on aurait nouée; si c’étaient des chiffres, je lirais tout de suite.

–Vous serez obligé d’aller trouver M. le recteur, dit Thérèse; il est bien tard pourtant.

–Trop tard, répéta Guillaume, beaucoup trop tard, Thérèse. Quand M. le recteur entend la cloche du couvre-feu, il fait ses prières et se couche. M. le vicaire, lui, lit dans un gros livre, jusqu’à dix heures. Il faut avoir besoin des sacrements pour aller le déranger. Mettez le papier sur la table, nous verrons ça demain, si nous vivons.

Thérèse obéit, plaça la lettre au milieu de la table, Ange roula dessus un gros galet rond, poli comme du marbre, qu’il avait ramassé le jour même sur la grève, afin que le vent de la fenêtre ne la fit pas envoler, et chacun d’eux procéda aux préliminaires du coucher, dont le principal était une prière plus ou moins longue.

Quand la vieille Thérèse se releva du coin du foyer, son frère ronflait dans le lit clos qui lui faisait face, et Ange, endormi sur sa dure couchette de varech, rêvait qu’il tenait des deux mains une anguille superbe, qu’il poursuivait jusqu’en pleine mer.

Et la lettre demeura là, sous son caillou poli, indéchiffrable et mystérieuse, n’occupant l’esprit, le cœur, ni l’imagination de personne: Guillaume, fort entêté de sa nature, restait persuadé qu’on découvrirait que c’était par erreur qu’elle lui avait été adressée; Thérèse avait la résignation philosophique des âmes simples et croyantes, qui pratiquent à la lettre cette parole évangélique: qu’à chaque jour suffit sa peine, et l’appréhension, cette faiblesse de l’âme, lui était demeurée inconnue. Ange n’était pas encore sorti, même par la pensée, de son étroit horizon, et ne prenait encore nul souci des nouvelles, de quelque nature qu’elles fussent.

Et c’est grâce à cette paix profonde, causée par une ignorance absolue de tout ce qui agite tant de pauvres cerveaux, qu’ils passaient leurs jours tout occupés de leurs travaux faciles et qu’ils goûtaient pleinement le repos du sommeil, ce grand réparateur.

CHAPITRE II

Table des matières

Le lendemain, le vieux Guillaume se réveilla comme à l’ordinaire, aux premières heures de l’aurore, et il s’en allait sonner l’Angelus, sans songer le moins du monde à l’aventure de la veille, lorsque la lettre, étalée sur la table, lui frappa les yeux.

–Bon, voici le papier du facteur, dit-il, je vais le porter à M. le recteur, il me le lira après sa messe.

Et il insinua la lettre dans une des poches de sa vieille veste, qui avait reçu toutes sortes d’avaries, mais qui conservait sa riche garniture de velours et ses rangées de boutons de métal. Il se rendit à l’église et sans se soucier du contenu de la missive, il psalmodia avec ses cloches le chant sacré, alluma les cierges et s’en alla dans le chœur, où les deux prêtres de la paroisse, assis sur leurs hauts tabourets de bois, commençaient l’office des morts. La voix cassée, mais encore très forte du vieux Guillaume, se mêla aux voix exercées des deux prêtres. Il ne savait ni lire ni écrire, il n’avait jamais appris le latin, mais la routine suppléait à la science, et ces versets sublimes s’étaient si fortement incrustés dans sa mémoire, qu’il les chantait sans se tromper d’une note ni d’une syllabe. Il connaissait Job sur le bout du doigt lorsqu’il s’agissait de le chanter.

La cérémonie fut relativement courte. Les travaux de la moisson allaient commencer, et les messes de souvenir se disaient de très bonne heure, afin que les braves gens au cœur fidèle, qui venaient faire célébrer le saint sacrifice pour leurs morts, pussent retourner à temps à leurs utiles travaux.

Le recteur, qui avait dit la messe au grand autel, se retrouva le premier à la sacristie et il allait se diriger vers son confessionnal, quand, je ne sais comment, la vue d’un papier blanc qui sortait d’entre les pages de son bréviaire, rappela à Guillaume la lettre qui dormait au fond de la poche de son gilet.

–Monsieur le recteur, s’il vous plaît, dit-il en fouillant dans sa poche, voici un papier que le facteur m’a apporté hier soit, et dont je voudrais bien avoir lecture.

Le vieux prêtre se détourna, prit l’enveloppe, déplia la lettre et lut:

«Mon cher grand-père,

« Papa est malade et ne peut pas vous écrire. Le médecin est venu pour lui et aussi pour ma sœur Eugénie et il a dit que, si elle n’allait pas à la campagne, elle deviendrait poitrinaire, qu’il fallait la faire partir tout de suite. Et comme une dame de notre maison part pour Rennes, jeudi, elle pourrait l’emmener en Bretagne. Écrivez bien vite à papa, si vous voulez qu’Eugénie aille chez vous. Elle est bien contente d’aller à la campagne, et c’est sa marraine qui paye le voyage. Je voudrais bien y aller aussi; mais je suis en apprentissage et papa veut me garder. Et puis vous ne pourriez peut-être pas nous loger, ni nous nourrir toutes les deux.»

–Ça non! interrompit Guillaume.

Adieu, mon cher grand-père, papa fait ses compliments à tout le monde de Kermeneur, et moi je vous embrasse.

Votre petite-fille,

HORTENSE.

Notre adresse c’est: Monsieur Erdu, brocanteur, passage du Dragon, 14.

P.-S. La maladie d’Eugénie s’appelle anémie, et si elle ne passe pas sa quinzième année en bon air pour sûr elle mourra l’année prochaine.»

–Qu’est-ce que cette maladie-là, monsieur le recteur? demanda Guillaume, ce n’est pas une maladie du pays.

–Non, Dieu merci, ce mal est particulier aux grandes villes. C’est moins une maladie qu’un affaiblissement général, causé par une vie mal entendue au point de vue de l’hygiène, une nourriture mauvaise ou insuffisante, et surtout par le manque d’air.

– L’air, c’est la moitié de la vie, remarqua le bonhomme.

–Sans doute, et c’est pourquoi il arrive que ces pauvres gens, qui courent dans les villes pour y vivre plus à leur aise, s’aperçoivent bien vite que les choses nécessaires leur manquent.

–Monsieur le recteur, c’est bien l’occasion de dire cela; vous connaissez bien l’histoire de mon fils. Qui aurait jamais cru qu’un jour viendrait où il serait obligé d’envoyer un de ses enfants chez son père, un pauvre diable de sacristain, qui n’a, pour vivre, que le maigre métier que Joseph a méprisé.

– Je crois bien que votre métier vaut le sien, Guillaume; autrement il n’enverrait pas sa fille manger, si loin, une cuisine comme la vôtre. La prendrez-vous?

Guillaume se mit à se gratter l’oreille.

–Vous savez bien, monsieur le recteur, dit-il, que je n’ai jamais eu lieu d’être bien content de Joseph! C’est sans ma permission qu’il a suivi, tout gamin, les chaudronniers ambulants qui, pour notre malheur, ont passé plusieurs années de suite par Kermeneur, et il ne m’a jamais écrit que quand il ne pouvait pas se passer de moi dans ses affaires. Cependant ce n’est pas d’un bon chrétien de conserver de la rancune, et si la petite est malade et s’il ne sait où l’envoyer, je veux bien la prendre pour quelque temps. Elle aura sa part de soupe et de pommes de terre, place au feu et à la chandelle. Je ne peux pas lui promettre autre chose.

–Thérèse s’en occupera.

Guillaume sourit, non sans malice.

–Pas sans grogner un peu, monsieur le recteur, dit-il. Elle a déjà bien assez de blanchir et de garder Ange, qui est son filleul, et qu’elle a pris tout petit.

–Ce n’est pas le cas pour celle qui vous arrive de Paris, il paraît qu’elle touche à ses quinze ans.

–Quel jour est-ce qu’elle doit venir, monsieur le recteur?

–Jeudi prochain; nous sommes au samedi, il n’y a pas un instant à perdre pour répondre. Ange est-il capable d’écrire cette lettre?

–Lui! il ne savait seulement pas lire celle-là que vous tenez dans vos mains, monsieur le recteur. Ange ne va pas à l’école trois jours sur six. Il aime mieux pêcher des cancres ou godiller dans les bateaux. Écrivez ce mot de billet, s’il vous plaît. Combien ça coûte-t-il pour affranchir une lettre?

–Cinq sous.

–C’est cher, c’est presque la journée d’un homme. Enfin, il faut savoir dépenser. Thérèse achètera le bonhomme bleu chez le marchand de tabac et vous le portera.

–Je vais toujours écrire, Guillaume, ceci se trouvera plus tard. Mais comment viendra-t-elle, cette petite? Une fois arrivée à la gare de Saint-Philippe, elle n’est point à Kermeneur; son père n’ignore pas cela.

–Monsieur le recteur, elle se servira de ses pieds comme nous.

–Mais c’est une enfant, elle ne sait pas le chemin, elle aura, sans doute, un petit bagage. Il faudrait au moins lui envoyer Ange, qui connaît la route.

–Monsieur le recteur, Thérèse ne consentira pas à cela. Il y a par la ville de Saint-Philippe un tas de gamins qui sont déjà bien avancés dans le mal et il ne faut point risquer l’enfant. Si on pouvait envoyer la petite lundi prochain, mon cousin le gabarier l’aurait bien prise sans me faire rien payer pour le passage.

–Il va peut-être à Saint-Philippe dans la semaine. Je crois qu’on lui a donné des commissions au presbytère. Il faudrait s’en assurer.

–Je vais le lui demander tout de suite, monsieur le recteur, faites toujours la lettre, et dites à Joseph que je ne refuse pas l’entrée de la maison à sa fille, que nous ferons, pour elle, comme nous avons fait pour lui. Je crois bien que Thérèse n’ira pas contre mon dire. Je vais aller lui conter l’affaire, puis j’irai parler à Vincent le gabarier.

–Vous savez que nous avons un baptême à dix heures, Guillaume.

–Celui de la petite fille du fermier des Roseaux. Il y aura une belle sonnerie à faire, j’emmènerai Ange. Il aime mieux sonner les cloches qu’apprendre sa leçon.

–Il faudra pourtant qu’il s’instruise un peu, s’il veut devenir sacristain, dit le vieux prêtre en souriant.

Et prenant son bréviaire et son chapeau, il quitta la sacristie.

Guillaume, demeuré seul, se livra à quelques menus rangements. Il alla déployer sur l’autel une nappe de serge rouge, destinée à préserver de la poussière la nappe brodée. En passant, il allongea un coup de sabot à une souris qui, croyant le temple désert, s’enhardissait jusqu’à venir rôder autour des marches de l’autel, ce qui la fit décamper au plus vite vers son trou. Cela fait, il regarda l’heure à la vieille pendule, se signa dévotement et retourna chez lui.

Dans le jardin, Thérèse fouillait, avec une bêche, dans un large sillon couvert des pampres fanés de la pomme de terre. En l’apercevant, Guillaume s’arrêta à la barrière formée par une sorte de galet monstre, s’assit dessus et dit tranquillement:

–Thérèse, je vous apporte la nouvelle qu’il y avait sur la lettre d’hier.

La bêche échappa aux mains de Thérèse et elle se tourna tout d’une pièce vers lui.

La curiosité a été, de tous les temps, un défaut d’essence féminine et, en cette humble occasion, cette vérité ne fut point démentie. Le visage de Thérèse exprima soudain un intérêt très vif qui ne s’était pas peint, une fois, sur le visage impassible de son frère.

–Cela nous regarde, Guillaume? demanda-t-elle en rattrapant son outil.

–Oui, oui, cela nous regarde.

–D’où vient la lettre?

–De Paris.

–C’est Joseph qui nous écrit?

–Non, c’est sa fille. Il a deux enfants, vous savez bien. La dernière est malade d’une maladie que M. le recteur connaît bien. Le médecin dit comme ça, que le remède c’est l’air de la mer et c’est pourquoi Joseph va envoyer la petite à Kermeneur.

–Joseph n’est pas gêné, dit la vieille femme en appuyant ses deux mains sur sa bêche, il ne vous a jamais rien envoyé, mon frère; il n’a pas seulement écrit pour la mort de sa sœur, et, à présent, il pense à vous charger de ses enfants quand ils sont malades.

–A cause de l’air, Thérèse, à cause de l’air.

– Pas pour vous bien sûr, ni pour moi, ni pour sa famille, ni pour son pays, qu’il n’aime pas trop. ça s’est vu.

Le père Guillaume la laissait dire et nettoyait sa pipe à l’aide d’une épine qu’il avait arrachée à la haie.

–Si, pourtant, il ne fallait qu’un peu de bon air pour guérir cette petite fille, dit-il, ce serait péché que de ne pas la laisser venir.

–Je ne vous dis pas de lui fermer la porte de la maison, dit Thérèse, qui s était soulagée le cœur vis-à-vis de son neveu, mais qui ne se serait, pour rien au monde, opposée à une chose que sa conscience lui eût montrée comme un devoir à remplir.

–Vous voulez bien qu’elle vienne, Thérèse?

–Oui dé, Guillaume, je ne suis pas encore assez mauvaise chrétienne pour vous empêcher de vous montrer charitable. Une enfant, ça ne coûte pas cher à nourrir, et le jardin nous donnera une grosse récolte cette année. Il y a de nos patates qui pèsent bien une demi-livre… La seule dépense à faire sera d’acheter de la balle pour son lit.

–La voisine nous en donnera, vous verrez ça, Thérèse. C’est elle qui a tenu Joseph sur les fonts du baptême et elle a eu quasiment autant de chagrin que nous quand il est parti.

–Je crois bien que la balle ne nous coûtera pas cher. Seulement vous ferez bien de raccommoder une des planches de ce vieux lit qui est dans la chambre. Vous savez que, quand on met les oignons dessus, à l’automne, ils roulent dans la place, ce qui prouve que les planches sont pourries

–J’arrangerai cela, un de ces jours, dit Guillaume qui, sans être menuisier, se servait fort adroitement de la scie et du rabot au besoin.

Je vais voir un peu maintenant si Vincent va à Saint-Philippe jeudi; car c’est ce jour-là que la petite arrive de Paris. Il n’y a que lui qui, ce jour-là, pourrait la ramener.

–Tenez, voilà son bateau qui vient à la jetée, dit Thérèse en jetant un coup d’œil vers la mer. Allez bien vite, Guillaume. Vous savez que, quand Vincent a fait une bonne pêche, il s’en va à l’auberge et qu’il n’y a plus moyen de tirer de lui une seule bonne raison.

Le vieux. Guillaume, saisi par la justesse de l’argument, se leva et marcha vers la jetée où arrivait, toutes voiles au vent, le lourd et solide bateau, qui servait de coche maritime à Kermeneur, et qui avait à l’avant cette étiquette écrite en grosses lettres blanches: Les Deux-Brères-Kermeneur.

Guillaume attendit patiemment que le vieux marin qui dirigeait la gabare eût cargué toutes les voiles, amarré toutes sortes de choses à bord et jeté le grappin. Accoté contre une pile de sacs, récemment débarqués d’un chaland, le vieux sacristain paraissait se trouver là uniquement pour le plaisir de voir partir et arriver les petites embarcations.

Au moment où le batelier sautait sur la jetée, un rouleau de corde sur l’épaule, le bonhomme appela:

–Vincent!

L’homme détourna vers lui un visage cuivré, sillonné de rides profondes, un visage honnête et hardi qui avait été fort beau avant que la fatigue d’un travail excessif ne fût venue y déposer son stigmate.

–Qu’est-ce que c’est, cousin Guillaume? dit-il d’une voix rauque.

–Il y a que mon fils Joseph m’envoie sa fille jeudi prochain et que je serais bien aise si tu allais, ce jour-là, à Saint-Philippe. Car autrement, je ne vois plus comment la pauvre petite reviendrait jusqu’à Kermeneur.

–Cousin, j’ai justement un chargement mercredi. Je mets à la voile mercredi soir, et je reviens le lendemain. A quelle heure arrive l’enfant?

–Je ne sais pas.

–D’où arrive-t-elle?

–De Paris; mais c’est une dame de Rennes qui la conduit.

Vincent leva la main droite et mit son bonnet de peau de travers sur ses épais cheveux roux, ce qui était le signe qu’il allait réfléchir profondément.

–Voilà, dit-il après une minute de silence, je n’aurai rien à faire dans l’après-midi, j’irai à tous les trains ou. plutôt je resterai à la gare fumer ma pipe. Les employés me connaissent bien et il n’y aura qu’à dire à la petite de demander Vincent, le gabarier de Kermeneur.

Guillaume fit un signe d’assentiment et remonta la jetée à la suite de Vincent et de son rouleau de cordes.

A l’entrée de la place le gabarier prit à gauche et le vieux Guillaume, tournant à droite, marcha vers une maisonnette à la façade fraîchement reblanchie, au-dessus de laquelle était clouée une large planche peinte en noir qui portait, écrits à la craie, ces mots: «Débit de tabac».

Il entra, se fit servir pour deux sous de tabac à fumer, qu’il serra dans sa vieille blague, et demanda un bonhomme pour affranchir une lettre. Il paya le tout, prit le timbre entre le pouce et l’index de sa main gauche et se dirigea vers une habitation antique dont le pignon pointu touchait presque au chevet de l’église.

Il entra comme un habitué dans la cour rustique et s’adressant à une vieille femme, qui venait de tirer à grand’peine un seau plein, d’un puits profond au bel encadrement de granit:

–M. le recteur est-il au presbytère? demanda-t-il.

–Non, Guillaume, il est allé voir le petit mousse malade de Kerbellec.

–Eh bien, Catherine, voici ce que vous lui direz, s’il vous plaît, de ma part: c’est pour mettre dans la lettre qu’il écrit pour moi.

Et les yeux quasi fermés, pour ne pas se laisser distraire, il redit mot à mot la conversation qu’il venait d’avoir avec le gabarier.

–C’est bien, dit Catherine qui avait écouté avec attention, je comprends votre affaire.

–Et voici ce que vous lui donnerez, ajouta Guillaume en tendant vers elle son pouce et son index fermés sur le petit timbre bleu.

–Un timbre-poste, dit Catherine, qui avait plus de rapports que qui que fût dans la paroisse avec le facteur, M. le vicaire recevant un journal quotidien.

–Oui, , ça coûte cinq sous et ce n’est pas gros pour le prix. Prenez-le, Catherine, et donnez-le, s’il vous plaît, avec ma commission à M. le recteur.

Catherine prit lu timbre de ses doigts encore humides, le fixa avec une épingle à sa piécette noire, et s’en alla, vers la maison, portant son lourd seau de bois.

Guillaume revint vers la maisonnette aux lauriers, uniquement pour voir s’il n’était pas temps de s’occuper des préparatifs du baptême annoncé. Il parla brièvement à sa sœur, qui raccommodait le gilet d’Ange, du résultat de sa visite à la jetée, puis il s’en alla à ses affaires et il ne fut pas plus question de la petite arrivante chez le sacristain, que si jamais son nom n’avait été prononcé sous les solives enfumées.

CHAPITRE III

Table des matières

Il n’était plus du tout question de la petite malade dans la chaumière des Deux-Lauriers, où l’on ne causait guère du reste, ce qui n’empêchait pas Thérèse de s’occuper de son installation. Tous les jours elle arrachait quelque chose du lit clos établi dans le petit appartement qu’on appelait la chambre, et qui n’était que la continuation de la cuisine, dont une cloison sans porte le séparait quelque peu.

Les pommes de terre, jetées au fond du lit de bois comme dans un coffre, avaient été entassées dans un coin, les engins de pêche avaient été suspendus aux poutres. Il y avait là des filets avec lesquels Ange aimait à poursuivre les crevettes, une vieille seine qui avait servi à Guillaume et qu’il prêtait de loin en loin à quelques pêcheurs amis, et la fouëne, sorte de trident à quatre pointes, avec lequel il allait encore à la pêche des congres ou à celle des anguilles.

Tous ces préparatifs se faisaient petit à petit et sans bruit. La nouvelle paraissait de si peu d’importance, qu’elle n’avait pas encore été annoncée publiquement.

Cependant, le matin même du jour fixé pour l’arrivée, quelques bonnes filles, amies de Thérèse, entrèrent, au sortir de la messe, pour visiter l’installation et proposer généreusement d’apporter ce qui pouvait y manquer. Thérèse accepta une couverture de lit qu’elle ne possédait pas et qu’elle essayait de remplacer par de vieux jupons cousus ensemble, et une boîte de cirage dont elle ne faisait usage, pour elle-même ni pour ses connaissances, que deux fois l’an. Personne ne gênait ni ne contrôlait ses derniers préparatifs, Guillaume était à l’église occupé de ses fonctions de sacristain, et Ange, assis les pieds pendants sur la jetée, assistait au départ des bateaux qui profitaient de la marée montante pour mettre à la voile.

Tout à coup une voix forte le héla.

–Ange.

Puis la voix ajouta.

–Veux-tu venir au-devant de ta cousine à Saint-Philippe?

Ange bondit sur ses pieds: c’était son oncle Vincent le gabarier qui lui jetait cette invitation de derrière son foc.

–Mon oncle, attendez un peu, cria-t-il d’une voix perçante, je vais demander à tante Thérèse.

–Le flot n’attend pas, répondit Vincent toujours caché derrière sa voile.

Mais Ange, que l’invitation touchait au cœur, avait pris sa course. Peu lui importait sa cousine; mais vivre quelques heures entre le ciel et l’eau était un plaisir qu’il aurait acheté cher et qu’on lui proposait pour rien.

Sur la place, il arrêta net son élan. Son grand-père descendait l’escalier du cimetière et n’était plus qu’à quelques pas de lui.

–Grand-père, cria-t-il, mon oncle Vincent me propose d’aller à Saint-Philippe.

–Pourquoi faire? dit le bonhomme.

Ange allait repartir: «pour m’amuser», mais il réfléchit une seconde, et se rappelant tout à coup le prétexte à donner:

–Pour aller au-devant de ma cousine, dit-il.

–C’est aujourd’hui, c’est vrai, répondit le grand-père avec beaucoup de calme.

–Grand-père, voulez-vous? le bateau va partir.

–Tu seras mouillé, dit le vieillard en regardant vers le nord, il y a des grains dans le temps.

–Ça m’est égal, dites, voulez-vous?

–Va, va, tu iras à la gare, tu reconnaîtras la petite et tu lui parleras mieux que Vincent ou Marianne.

Ange tourna de joie sur lui-même, et, sans en demander davantage, s’élança vers la jetée. Au moment même où la gabare faisait son premier pas sur le flot l’ enfant tomba à pieds joints sur le pont, presque sur les genoux de Marianne, la femme de Vincent, qui aidait à la manœuvre.

–Bon, dit-elle en riant, te voilà, Ange! Va-t’en aider ton oncle. Il vente trop fort, le voilà déjà obligé de prendre un ris.

Ange ne se le fit pas dire deux fois. Il proposa ses services à Vincent, qui l’utilisa immédiatement en le faisant saisir, de ses doigts agiles, les petites ficelles qu’il fallait nouer pour relever un peu la voile. Cela fait, le ris pris, ils filèrent vite, poussés par le vent qui soufflait à l’arrière, et portés par le flot qui de l’Océan venait refoulant les eaux du golfe dans la belle rivière qui aboutissait à Saint-Philippe.

La navigation, ainsi rendue facile par le concours de tous les éléments, ne dura qu’une petite heure. Le bateau entra, toutes voiles déployées, dans le port pittoresque de Saint-Philippe, et alla se ranger contre le quai en compagnie d’une dizaine d’embarcations de même importance.

Ange aida au débarquement des marchandises, puis s’en alla pieds nus courir la ville, à la suite de sa tante, qui avait grand nombre de commissions à faire. La matinée fut ainsi employée en travaux dont l’enfant prit sa bonne part.

A midi, tout était fini, ou à peu près. Il fut convié à puiser dans la soupière, qu’on servit aux gabariers sur la belle table de chêne de l’auberge dite de l’Ancre-d’Or, dont la porte ouvrait sur le quai. Un gros morceau de pain et une sardine grillée, accompagnés d’un bol de cidre, complétèrent ce repas, qui comptait parmi les meilleurs qu’Ange eût faits. Il faut bien le dire, Vincent lui permit même de tremper ses lèvres roses dans le petit verre plein d’eau-de-vie qu’il partageait avec sa femme.

Le repas fini, le batelier alluma sa pipe et prit le chemin de la gare, une lourde boîte sur l’épaule. Ange suivit, fort curieux de voir un chemin de fer, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

La gare avec ses maisons de brique, ses fenêtres à larges vitres, ses employés en uniforme, lui parut tout à fait digne d’admiration.

Mais, comme c’était surtout le chemin de fer qu’il voulait voir, il laissa son oncle dans la gare même et alla s’accrocher, comme un petit singe, à la barrière qui ouvrait à l’intérieur. De là, il vit arriver et partir plusieurs trains de voyageurs et de bagages, ce qui l’intéressa si vivement, qu’il oublia complètement que sa cousine de Paris se trouvait peut-être parmi ces foules, qu’il trouvait énormes et qui, en réalité, ne formaient que des groupes peu nombreux.

Vincent le gabarier y pensait davantage. Quand le train descendant arriva en gare, il alla se poster contre l’étroite sortie des voyageurs. Il vit passer quelques familles et deux ou trois personnes isolées, qui n’avaient pas le moindre rapport avec l’arrivante. L’après-midi se passa ainsi. Ange, ne voyant plus rien venir sur la voie ferrée, se décida à aller rejoindre son oncle.

–Nous resterons la nuit sur les vases, si nous ne partons pas avec la marée, dit celui-ci avec un hochement de tête plein d’ennui. Si elle n’arrive point par le premier train qui vient là-bas, nous partons, filleul. Elle arrivera à Kermeneur comme elle pourra, c’est la marée qui nous commande.

–Un train, cria Ange, voici un train qui arrive, j’entends le sifflet.

Et il s’élançait vers la barrière; mais Vincent l’arrêta en laissant tomber sa lourde main sur son épaule.

–Entre avec moi, dit-il, on a peut-être mis sur la lettre que tu l’attendrais, elle te reconnaîtra.

–Non dè… répondit Ange.

Et, néanmoins, il suivit le batelier jusqu’à la petite boutique de livres et de journaux, placée juste en face de la porte d’entrée.

–Attention! commanda Vincent.

Ange braqua ses yeux bleu de mer sur la porte qui s’ouvrait devant chaque voyageur, lorsque celui-ci avait remis son billet de place à l’employé.

Quelques hommes passèrent les premiers, plusieurs dames suivirent, puis quelques paysans.

–Personne, dit Vincent, embarquons.

Et il tourna les talons; mais Ange le saisit par sa vareuse.

–Mon parrain, il y a encore une petite fille à la porte, dit-il.

Vincent se détourna.

A la porte vitrée apparaissait une adolescente au teint pâle, dont la toilette sordide avait, néanmoins, je ne sais quoi d’élégant et de gracieux. L’ouvrière des grandes villes, habile à chiffonner pour son usage les vieilleries dont on lui a fait présent, ou les étoffes bon marché qu’elle achète de sa bourse, est seule capable d’allier ainsi l’élégance avec la pauvreté.

Après avoir parlementé avec l’employé, comme une personne peu habituée à voyager, la fillette s’avança en hésitant, jetant autour d’elle un regard triste et fatigué.

Cette enfant malingre, à la taille aplatie, aux grands yeux cernés, aux lèvres décolorées, cette pauvre fille que la misère semblait avoir serrée comme dans un étau, produisait, néanmoins, un tel effet de demoiselle sur Vincent et sur Ange, avec sa toque emplumée, ses bottines éculées à double rang de boutons, ses gants, ses franges, qu’ils n’osèrent pas lui adresser la parole quand elle passa devant eux.

Mais, en la voyant continuer à regarder à droite et à gauche, d’un air désolé, en la voyant demeurer seule et visiblement inquiète, ils se dirent que cette petite-là était peut-être celle qu’ils venaient chercher et qu’il fallait en avoir le cœur net.

Cependant, quand Vincent fit un pas en avant pour s’avancer vers elle, Ange, saisi de timidité, le tira par la manche:

–C’est une demoiselle, dit-il, ce n’est pas Eugénie, vous verrez, mon parrain.

–C’est une demoiselle dont les souliers sont percés et qui ne mange pas son content tous les jours, répondit rudement le batelier; laisse donc, filleul, une bonne jupe de drap lui vaudrait mieux que cette machine à ballon qu’elle a autour de son pauvre corps.

Et marchant vers la fillette, qui regardait en ce moment dans la cour:

–Qui attendez-vous, ma petite, dit-il en adoucissant sa voix, vos parents de Kermeneur, peut-être?

–Oui, répondit-elle, M. Vincent Cozic, mon oncle. Vincent fit claquer la paume de sa main sur son genoux droit, et riant bruyamment:

–Les messieurs comme moi, dit-il, il y en a à paver les routes. Enfin, ce n’est pas pour dire que je n’en vaux pas beaucoup qui s’intitulent comme ça, on ne sait pas au juste pour quelle raison. Ma petite, je suis Vincent Cozic, le gabarier bien connu le long de la rivière de Saint-Philippe, et si vous êtes Eugénie Erdu, la fille de Joseph Erdu, la petite-fille de Guillaume Erdu, le sacristain de Kermeneur, un brave homme, nom d’une trombe! je vous emmène, ce soir, par mon bateau.

–Je m’appelle Eugénie Erdu, répondit la fillette, un peu suffoquée par ce style et par cet accent.

Vincent lui tendit les deux mains.

–C’est dit, embarquons, dit-il.

–Mais mes bagages?

–Donnez-moi votre billet.

Elle ouvrit avec une certaine peine, un porte-monnaie de cuir de Russie dont le ressort était cassé.

–Voici le billet, dit-elle.

–Très bien! Ange, file avec elle vers le port, et dis à la femme d’appareiller. Ce petit-là, c’est votre cousin, Eugénie, c’est un Erdu aussi, lui.

Eugénie jeta un regard si étonné et si dédaigneux vers le petit nu-pieds, que celui-ci, qui la regardait amicalement, s’éloigna d’elle en disant:

–Allez avec elle, mon parrain, je porterai la caisse.

–Ange, tu dis des bêtises; tu n’a pas encore les épaules d’un homme. Filez, filez, le vent fraîchit; il faut que nous soyons au port dans une demi-heure. Suivez-le, Eugénie, suivez-le, il connaît la route. Ange, diable d’Ange, ne cours pas si vite, attends-la.

Ange ralentit un peu le pas, et Eugénie le suivit, son petit panier au bras.

Ils n’avaient pas fait un kilomètre qu’Eugénie s’arrêtait, tout essoufflée.

–Nous n’allons pas vite pourtant, dit Ange en la regardant avec compassion.

–Oh si! dit-elle, trop vite.

Elle respira longtemps, s’assit sur le revers du talus, et ajouta:

–Et puis j’ai faim, je crois.

Ange porta vivement la main à sa poche, et en retira un morceau de pain.

–Voulez-vous ça? demanda-t-il.

La faim rongeait en effet les entrailles de la pauvre petite, dont la bourse était absolument vide, et à laquelle la personne qui l’avait conduite à Rennes n’avait pas songé à donner de provisions de voyage. Elle saisit le pain grossier qui lui était présenté et y mordit à belles dents.

–Voulez-vous des mûres, demanda Ange qui s’enhardissait.

–Qu’est-ce que c’est que cela?

Il partit d’un éclat de rire.

–Vous ne connaissez pas les mûres, c’est très bon, vous allez voir.

Et s’élançant sur le petit talus couvert d’épaisses broussailles, il se mit à cueillir de très belles mûres d’un noir luisant, et il en apporta une poignée à Eugénie qui, les ayant goûtées, les déclara excellentes, ce qui amena Ange à continuer sa cueillette.

Il retombait une seconde fois près d’elle, son chapeau plein de mûres à la main, quand un pas lourd retentit sur le sentier caillouteux.

C’était Vincent qui arrivait, portant sous le bras, comme un joujou, la petite malle d’Eugénie.

–Allons, les enfants, en route, dit-il, il ne s’agit pas de goûter aux mûres de la route, mais de s’en aller vite pour profiter du jusant.