Un enfant gâté - Zénaïde Fleuriot - E-Book

Un enfant gâté E-Book

Zénaïde Fleuriot

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Extrait : "« Je veux me faire la barbe ! » Ainsi parlait un homme de dix ans sonnés, le petit Léopold Massereau. En fourrageant au fond d'un tiroir, il avait trouvé une paire de rasoirs usés jusqu'au fer. Saisi tout à coup par le désir de poser en grand garçon, il s'était juché sur un tabouret devant la glace ovale d'une toilette d'acajou, brandissait le rasoir et répétait d'une voix de commandement : Je veux me faire la barbe !"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE PREMIER Le tuteur

« Je veux me faire la barbe ! »

Ainsi parlait un homme de dix ans sonnés, le petit Léopold Massereau. En fourrageant au fond d’un tiroir, il avait trouvé une paire de rasoirs usés jusqu’au fer. Saisi tout à coup par le désir de poser en grand garçon, il s’était juché sur un tabouret devant la glace ovale d’une toilette d’acajou, brandissait le rasoir et répétait d’une voix de commandement :

« Je veux me faire la barbe !

– Quoi ? quoi ? mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends ? » s’écria une voix de femme tout essoufflée.

Et la porte s’ouvrit devant une dame d’une soixantaine d’années habillée avec le soin méthodique particulier à la province.

Entre deux petits bandeaux jaunâtres appliqués sur ses tempes et descendant en festons jusque sur les joues, scintillaient deux yeux jaunâtres aussi, au regard inquiet, mobile, et tout remplis de cette expression particulière qui fait dire des gens qu’ils ne sont pas commodes.

« Marraine, je veux me faire la barbe.

– La barbe ? Où as-tu trouvé ce rasoir, vilain enfant, enfant terrible ? »

Il était peut-être terrible au moral, le petit Léopold ; mais qu’il était chétif au physique, maigre, pâlot et cependant très bien charpenté !

« Là, » dit-il en montrant le dernier tiroir d’un vieux bahut qui, vis-à-vis de la toilette d’acajou, avait tout à fait l’air d’un vieux marquis en habit chamarré et en tricorne, regardant du haut de sa grandeur un petit monsieur moderne en frac noir et en tuyau de poêle.

« Mais on n’ouvre jamais ce tiroir, Léopold, jamais ; il y a plus de deux ans que je ne l’ai ouvert. Il ne contient que des vieilleries. »

Tout en parlant, elle regardait avec inquiétude la main de l’enfant serrée sur le manche du rasoir, et son doigt touchait fiévreusement au milieu de son front un petit objet brillant qui n’était autre qu’une ferronnière.

Oui, Mme Caroline Massereau avait poussé la fidélité jusqu’à garder, en dépit de toutes les modes, cette petite plaque d’or enfilée dans un cordon de soie. Seulement elle n’était plus l’ornement de son front, mais elle se plaçait juste entre les deux petits bandeaux plats qui rétrécissaient malheureusement des tempes déjà singulièrement étroites.

« Léo, reprit-elle, donne-moi ce rasoir, mon enfant.

– Mais puisque je te dis que je veux me faire la barbe ! Fais mousser du savon.

– Tu auras du savon, si tu me donnes le rasoir.

– Me le rendras-tu ?

– Oui, oui ; donne, mon petit chéri, donne, mon Léo. »

Tout en prononçant ces tendresses, Mme Massereau s’approchait du petit garçon et lui arrachait moitié de gré, moitié de force, le dangereux instrument.

Elle le considéra, le retourna dans tous les sens, – et finalement passa la lame sur son doigt.

« Donne, mais donne-le-moi donc bien vite ! s’écria impatiemment Léopold.

– Tiens, » fit-elle en souriant.

Elle s’était assurée que le vieux rasoir n’avait plus de fil et que la lame ne couperait pas plus qu’une lame de bois.

« Fais-moi mousser du savon, reprit Léopold de son ton impérieux et malhonnête.

– Attends, je vais en demander à Marie-Céline. »

Mme Massereau sortit et s’avança sur un étrange palier jeté comme un pont étroit entre les deux parties de la vieille maison. S’appuyant sur la balustrade épaisse qui servait de parapet, elle appela :

« Marie-Céline ! »

Dans le petit renfoncement formé par la cage de l’escalier au rez-de-chaussée, apparut une coiffe blanche ; un visage rougeaud, très honnête, se leva vers le pont, et une voix aussi rude que celle de Mme Massereau était aiguë dit :

« Qu’est-ce qu’il y a, madame ? »

C’était généralement ainsi que correspondaient la maîtresse et la servante.

Le plus souvent il ne s’agissait que d’un simple appel, mais parfois aussi de véritables conversations s’échangeaient entre les deux femmes, et ce bruit de voix animait pour un instant la vieille maison silencieuse.

« Marie-Céline, cria la maîtresse, il veut se faire la barbe. »

Un éclat de rire fit vibrer les cloisons.

« En v’là d’un jeu, madame ! Ne le lui laissez pas faire, il se couperait la figure.

– Le rasoir ne coupe pas, et puisqu’il le veut absolument, fais un peu d’eau de savon et apporte-la tout de suite. »

Cet ordre donné, Mme Massereau rejoignit Léopold toujours juché sur son tabouret et occupé à faire voltiger le vieux rasoir sur ses joues imberbes.

« Avec quoi barbouille-t-on le savon sur sa figure ? demanda-t-il tout à coup.

– Avec un pinceau ; il doit y en avoir un, au fond du tiroir. »

Et Mme Massereau alla s’agenouiller devant le vieux tiroir dont le contenu sentait fort le moisi.

Au moment où elle en retirait un pinceau à barbe, Marie-Céline apparaissait, un petit bol à la main. Le pinceau fut lavé avec soin, et Léopold, le plongeant dans le bol plein d’eau de savon, commença à le faire mousser sur ses joues.

Sa tante et sa bonne, placées de chaque côté de la glace, le contemplaient d’un air ravi ; et lorsqu’il commença à gratter délicatement sa joue droite avec le vieux rasoir, elles se précipitèrent ensemble vers lui pour l’embrasser.

Mais il les éloigna du geste et cria d’un ton rogue :

« Laissez-moi donc tranquille ! »

Il avait à peine prononcé cette parole grossière qu’il demeura tout interdit. Sur le seuil de la porte ouverte apparaissait un homme d’une haute stature, aux formidables moustaches noires mêlées de gris.

Se voyant découvert, le visiteur mit le chapeau à la main et s’avança au-devant de Mme Massereau qui marchait sans empressement à sa rencontre.

« Mon cousin, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait grand-peur, dit-elle en lui tendant la main.

– Sans le vouloir, assurément, Caroline. Jugez-en vous-même : j’arrive, je trouve la porte d’entrée ouverte, j’appelle, personne ne répond, je monte l’escalier, j’appelle de nouveau ; deux éclats de rire me répondent cette fois ; je pousse la porte et je vois mon pupille se faisant la barbe. Il est donc toujours original, ce garçon ? Allons, Marie-Céline, débarbouillez-le bien vite, et qu’il vienne m’embrasser. »

Léopold avait sauté à bas de son tabouret et s’était plongé la figure dans une cuvette. Marie-Céline, armée d’une serviette, le débarrassa de toute la mousse et il vint embrasser le visiteur, qui le regarda quelque temps très attentivement.

« Nous ne payons pas de mine, mon garçon, dit-il enfin ; mon fils Gustave, qui est de ton âge, a la tête de plus que toi.

– Oh ! mon cher colonel, il a bien grandi, s’écria Mme Massereau. Moi qui lui tricote des bas, et Marie-Céline, qui met des rallonges à ses blouses, nous en savons quelque chose.

– Voilà un argument sans réplique, ma chère cousine. Vous ai-je offert tous les souvenirs, toutes les amitiés, tous les respects de ma famille ?

– Je n’ai pas même eu le temps de vous demander des nouvelles. Votre entrée a été si… si inattendue !

– Et la vue de Léopold se faisant la barbe m’a tellement distrait moi-même ! Va jouer, mon enfant, ne t’occupe plus de moi. Nous nous retrouverons. »

Il donna une petite tape d’amitié sur l’épaule de Léopold et, croisant ses bottes l’une sur l’autre, reprit :

« Dieu merci ! tout mon monde va bien. Ma mère est ce que vous l’avez toujours vue, un peu moins ingambe peut-être ; ma femme jouit toujours d’une santé parfaite, et les enfants, dame ! ça pousse comme des champignons. Édouard, qui n’a pas quatorze ans, m’arrive à l’épaule.

– Déjà ! Et Amélie ?

– Amélie est toujours la joie et l’orgueil de sa grand-mère.

– Et Gustave et Alfred ?

– Gustave et Fédik grandissent aussi. Ce dernier parle comme une petite pie, mais s’obstine à ne pas prononcer les r, si bien que mon brave domestique alsacien ne s’appelle plus seulement Choucroute, mais Choucoute. Gustave est juste de l’âge de Léopold, je crois.

– Il a huit mois de plus.

– Ah ! ceci ne les empêchera pas d’être contemporains. Eh bien, Léopold, tu nous reviens ; approche donc que je passe un peu l’inspection. »

Léopold, qui glissait la tête par l’entrebâillement, avec l’espoir de ne pas être aperçu, courut vers son oncle. Celui-ci le saisit par la ceinture et l’assit sur ses genoux.

Tu ne pèses pas plus que mon petit Fédik, dit-il en riant. C’est un gros garçon qui, ou je me trompe bien, portera comme son père le harnais militaire.

– Alfred sera officier, mon oncle ? s’écria Léopold.

– Je ne sais ; mais il commande déjà son régiment de plomb de la plus brillante manière. Seulement il dit toujours : « Potez… ames ! » – Qu’est-ce que tu regardes ainsi ?

– Ce que vous avez dans votre boutonnière ; ce n’est plus votre petit ruban comme autrefois.

– En effet, il s’est transformé en rosette d’officier de la Légion d’honneur ; une petite coque de ruban assez difficile à gagner, tu peux m’en croire. Voyons, te fait-elle envie ? Veux-tu, comme Gustave et Alfred, être militaire ?

– Moi ? non. Je joue aux soldats, j’ai deux escadrons et un bastion tout armé ; mais j’ai peur des vrais fusils, quand ils partent.

– Par exemple, si tu es une poule mouillée, je te renie pour mon neveu ! s’écria le colonel Dauvellec en faisant mine de déposer l’enfant par terre.

– Mon cher cousin, croyez bien qu’il est très hardi, beaucoup trop hardi même, s’écria Mme Caroline ; il n’est pas de jour où je ne le trouve à cheval sur la balustrade des paliers.

– Cela, c’est de la simple gymnastique, ma cousine ; le garçon le plus timide aime à enfourcher des chevaux de bois. Sais-tu, Léopold, que si tu deviens capon, tu seras perdu de réputation auprès de tes cousins ?

– Je ne suis point capon, s’écria Léopold, qui rougit jusqu’aux oreilles.

– Tant mieux ! Mais revenons à nos moutons. Que seras-tu ?… Marin ?

– Oh ! non, les marins font naufrage.

« Ce que vous avez dans votre boutonnière »

– Civil ? tu seras de la graine de civil. Magistrat ?

– Non !

– Seras-tu percepteur comme ton parrain ?

– Non, mon parrain dit que c’est ennuyeux.

– Quoi donc ? quoi ? Tu seras bien quelque chose, voyons ?

Léopold regarda son oncle en dessous comme pour bien examiner l’effet de sa déclaration et dit :

« Je veux être… pâtissier. »

Le colonel partit d’un éclat de rire et, déposant l’enfant par terre :

« C’est ça, pour manger la boutique ! s’écria-t-il.

– Ah, oui ! il en fera des brioches, dit une grosse voix enrouée, derrière la porte, et surtout il en mangera, mon cher colonel ! »

Et un gros homme, à la figure enluminée et joviale, entra dans l’appartement.

Il échangea de cordiales poignées de main avec son visiteur, alla se jeter tout essoufflé dans un fauteuil et tendit en avant son chapeau et sa canne.

Mme Caroline comprit ce geste et s’empressa de le débarrasser.

Puis la conversation recommença par tout ce qui a été dit plus haut ; on se recommuniqua des nouvelles de famille. M. Dauvellec reparla avec complaisance de sa mère, de sa femme, de sa fille, de ses garçons, de sa fille surtout, dont le nom seul amenait un sourire très doux sur son mâle visage, et de son petit Fédik, qui parlait de tout, sur tout, mais ne se décidait pas à prononcer les r.

« Nous restez-vous quelques jours, colonel ? demanda M. Massereau en dénouant sa cravate pour se donner un peu d’air.

– Je ne fais que passer. Appelé à Rennes pour une affaire de famille, j’ai pensé qu’il était sage de bifurquer jusqu’ici afin de m’enquérir un peu de mon pupille et de régler en même temps la petite affaire de succession qui est entre les mains du notaire de votre ville, M. Moison.

– Tout à l’heure en effet il me faisait demander votre adresse actuelle par son saute-ruisseau.

– Était-il à son étude ?

– Il y est de neuf heures à midi, régulièrement. »

Le colonel se leva.

« Si vous le permettez, Caroline, dit-il à Mme Massereau, je vais sur-le-champ traiter cette première affaire avant le dîner, ce qui me permettra de vous consacrer toute l’après-midi.

– Allons, dit M. Massereau en faisant un immense effort pour se lever. »

Et il ajouta en se secouant :

« Caroline, vite ! »

Mme Massereau fit rapidement le tour de l’appartement et se représenta avec le chapeau et la canne.

« Mes gants.

– Lesquels ?

– Les noirs… non, les gris… non… les noisette. »

Mme Massereau se précipita vers un tiroir, et en revint avec une paire de gants soigneusement enveloppée dans du papier de soie.

Son époux prit le paquet en faisant un signe mystérieux, et tout en le dépliant il murmura :

« Bon déjeuner, ma femme, des huîtres… du sauterne… de celui du coin, à gauche. J’amènerai peut-être le notaire. »

Et, relevant tout à coup la tête, il poussa un formidable hum ! et suivit M. Dauvellec.

Mme Massereau restée seule, le papier de soie entre les doigts, se mit, tout en marmottant entre ses dents, à le plier, à le déplier, à le tirer dans tous les sens. Tout à coup elle dépliait le léger tissu, et son regard s’y attachait fixement comme si elle y voyait apparaître des caractères inconnus et effrayants ; puis elle le pliait et le repliait vivement pour le déplier de nouveau. Elle en fit successivement des carrés longs, des losanges, des triangles ; elle alla jusqu’à le rouler en cornet ; enfin, le pliant en quatre, elle le jeta dans le tiroir d’où il était sorti, et, gagnant l’étrange palier, elle appela :

« Marie-Céline !

– Qu’est-ce qu’il y a, madame ? répondit la voix rude de la paysanne.

– Où est Léopold ?

– Ici, ma foi ! à me taire endêver. Veut-il pas mettre des patates à cuire dans la cendre de mon fourneau !

– S’il n’y a pas danger qu’il se brûle les doigts ou qu’il mette le feu, laisse-le faire et monte me parler pour le ménage.

– Mais, madame, s’il mange toute la matinée, il ne pourra point dîner.

– Si, si ! cria la voix perçante du petit garçon, je dînerai bien quand même ; va-t’en, va-t’en, puisque marraine t’appelle. »

Marie-Céline, tout en grommelant entre ses dents, se livra à un remue-ménage de casseroles, puis se décida à monter les quelques marches qui la mettaient à même de converser avec sa maîtresse.

« Eh bien ! il s’agit du déjeuner, sans doute, dit-elle en rattachant un coin de son blanc torchon à sa ceinture ; faut dire que M. le colonel arrive un bien mauvais jour. »

Mme Massereau lui fit un signe mystérieux d’appel, et rentra dans la chambre à pas précipités.

« Quelle nouveauté donc, madame ? » demanda la servante en se précipitant à sa suite.

Mme Massereau se tourna tout d’une pièce vers elle et, croisant les bras :

Que vient faire le colonel ici ? dit-elle.

– Dame ! vous le savez mieux que moi sans doute. Madame sa femme a-t-elle pas du bien de nos côtés ?

– Il a son homme d’affaires, sans compter mon mari qui s’est toujours occupé de ses intérêts. Ce n’est pas pour cela, non, non, Marie-Céline : il vient pour Léopold.

– Pour Léopold ?

– Tu sais aussi bien que moi qu’il est son tuteur.

– Et que le petit a ses dix ans. Comme le temps passe !

– Je ne souffrirai pas qu’il nous le prenne.

– Le prendre ! il pourrait nous le prendre ?

– Pourquoi pas, puisqu’il est son tuteur ? Ah ! si M. Massereau avait voulu jouer des pieds et des mains, il aurait été nommé tuteur, et je ne serais pas toujours sur le gril, craignant qu’on ne me prenne un enfant que j’ai élevé, qui est le fils de ma nièce, qui sera mon héritier.

– C’est vrai qu’il est tout ça, madame.

– Je ne pourrai jamais m’habituer à me passer de lui.

– Ni moi. Il est taquin et endiablé, mais bon enfant. Gardez-le, madame, gardez-le. Qu’est-ce qu’il en ferait, M. le colonel ? Est-ce qu’il n’a pas un tas d’enfants, lui ?

– Et nous, nous n’avons que Léopold ! « Il le mettrait au collège. Quand il m’écrit, il ne me parle jamais que de ce collège.

– Mais le collège, c’est une école ; il n’en manque pas des écoles par la ville, madame.

– Pas comme celle qu’il lui faudrait. Mais il est bien jeune, et si M. Massereau s’y était bien pris, nous aurions tout droit de le garder. C’est lui qui pousse les Dauvellec à s’occuper de Léopold ; il leur écrit sans cesse, disant que je le gâte, qu’il est désagréable, tout cela sur le ton de la plaisanterie ; mais à force de plaisanter on arrive à ses fins. »

Marie-Céline prit un air très futé :

« Monsieur n’est-il point jaloux un brin, madame ? dit-elle. Depuis quelque temps il est toujours après l’enfant, à table surtout. Il ne faudrait plus donner les meilleurs morceaux à M. Léopold, c’est cela qui fâche Monsieur.

– Léopold demande ce qui lui convient, il n’y a pas de mal à cela, et je me prive bien pour lui, moi. Mais ces hommes sont bien égoïstes, ma pauvre fille ! Tout pour eux, c’est leur devise. »

Marie-Céline baissa gravement la tête en signe d’assentiment.

« Aussi je me garderai bien de consulter mon mari en cette affaire, reprit Mme Massereau avec volubilité ; si Léopold s’en allait, je mourrais d’ennui avec M. Massereau, qui devient une vraie marmotte.

– Dame ! ça lui fait du bien de dormir, madame ; les gros hommes comme lui ont toujours un œil à moitié clos, à ce que j’ai remarqué. Pour dire le vrai, je crois qu’il mange un brin de trop et qu’il aime trop les bons morceaux. Ça ne vaut rien pour la santé, disent les anciens.

– Mon mari est une bonne fourchette assurément, et je pense que nulle part il ne trouverait une cuisine meilleure que la sienne. Ah ! je lui passe bien cette manie-là : qu’il me laisse Léopold. S’il t’en parle, Marie-Céline, dis-lui bien que nous ne sommes pas disposées à le laisser faire. Ne t’en va pas abonder dans son sens comme tu le fais quelquefois. Il a envie de le lâcher, nous ne serons pas trop de deux à le retenir. J’ai aussi à te recommander de ne rien dire des espiègleries de l’enfant, pendant que le colonel est ici.

– Pourtant, madame, s’il fait de grosses bêtises comme c’est son habitude ?

– Nous l’en punirons après ; mais dans le moment, taisons-nous. Ces Dauvellec ne se connaissent pas en enfants, ils ont leur genre d’élever les leurs, qui sont gentils, je ne dis pas non, mais dont je n’aime pas les manières. Léopold serait très malheureux chez ces gens-là.

– Ils peuvent donc le prendre tout de bon ? Je croyais que c’était pour faire peur à Léopold que Monsieur lui dit sans cesse quand il est méchant :

“ – Attends, attends, Monsieur Je-veux, quand ton tuteur va te reprendre, tu en verras de belles !”

– Eh ! s’il n’avait aucun droit sur lui, je ne m’embarrasserais pas de sa visite. Cependant, nous verrons bien. Tu n’as rien de pressé à faire à la cuisine, maintenant. Va conduire Léopold à l’école.

– L’heure est passée, madame.

– Qu’importe ! j’ai dit la semaine dernière qu’il était malade ; mais aujourd’hui il est nécessaire qu’il y aille, que cela lui plaise ou non. »

Ce disant, Mme Massereau se leva et descendit suivie de Marie-Céline, qui riait et qui disait :

« Il va geindre, faudra voir ! »

Lorsqu’elle franchit le seuil de sa cuisine, son sourire s’effaça et, bondissant vers le fourneau allumé :

« Bon Dieu ! dit-elle, quelle imagination il lui a pris ! Voyez, madame, tout mon beurre est fondu, il en a jusqu’au bout du nez. »

Léopold, assis les jambes pendantes sur un des angles du fourneau, le nez et le menton tout reluisants de graisse, creusait délicatement une pomme de terre fumante et, sans s’effrayer de l’exclamation furibonde de Marie-Céline, glissa dans le trou du beurre emprunté à une assiette posée près de lui. Mais il n’avait pas remarqué que la chaleur du fourneau allumé atteignait l’extrémité du plat, et que d’un côté le morceau de beurre s’écoulait en huile.

Prendre son plat d’une main, le petit gourmand de l’autre, fut l’affaire d’une minute pour la vigoureuse cuisinière.

« C’est la dernière, ricana le petit garçon en léchant sa pomme de terre, je me moque bien que tu serres le beurre ! »

Mme Massereau s’avança vivement entre eux, et, regardant Marie-Céline d’un air d’intelligence, lui faisant de la main un signe éloquent, elle dit :

« Allons, il ne le fera plus, il ne le fera plus. »

Et, se détournant vivement, elle entraîna Léopold qui faisait de triomphantes grimaces à Marie-Céline et lui tirait vilainement la langue. Ils arrivèrent l’un traînant l’autre dans la chambre du premier, qui était évidemment celle de l’enfant. Là, Mme Massereau lui fit passer un rapide examen et finalement prit une éponge mouillée.

« Viens que je te débarbouille, commanda-t-elle.

– Pourquoi ? je ne veux pas me laver.

– Tu as du beurre sur le nez, sur les joues, partout. »

Léopold se plaça devant une glace et, devant ce qu’il vit, ne résista plus ; mais pendant l’opération il demeura devant la glace, louchant, tirant la langue et se faisant le plus laid possible.

« Maintenant un coup de peigne, dit Mme Massereau de sa voix la plus suave, et te voici tout à fait gentil pour aller à l’école.

– À l’école ? cria l’enfant, je ne veux pas aller à l’école.

– Voyons, mon Léo, ne te mets pas en colère, ton congé est fini, tu n’es plus malade.

– Je veux être malade !

– Ne fais pas le méchant comme cela. Où sont tes livres ?

– Je ne sais pas.

– Cherche-les pendant que je mets mon chapeau, j’irai moi-même te conduire.

– Cela m’est bien égal !

– Voyons, sois gentil, mon Léo, cherche tes cahiers et tes livres. Je serai prête dans cinq minutes. »

Mme Massereau sortit, et Léopold chercha une boîte de soldats de plomb qu’il se mit à aligner paisiblement.

« Léopold, as-tu tes livres et tes cahiers ? demanda tout à coup la voix de Mme Massereau à travers la cloison.

– Je ne les ai pas trouvés, répondit Léopold, qui plaçait un canon sur son affût.

– Regarde dans le cabinet, ton sac de cuir doit être pendu à la patère. »