Bonjour ChatGPT - Louis de Diesbach - E-Book

Bonjour ChatGPT E-Book

Louis de Diesbach

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Beschreibung

Vous dites aussi « Bonjour » à ChatGPT lorsque vous lui posez une question ? Et votre robot de cuisine ou robot-tondeuse, vous lui avez donné un nom ? C’est le cas pour la plupart d’entre nous.

Dans cet ouvrage, Louis de Diesbach décrypte avec pertinence les raisons qui engagent les individus à attribuer des caractéristiques humaines aux outils d’intelligence artificielle. Derrière le simple et a priori superficiel échange avec ChatGPT se cachent en réalité des enjeux fondamentaux et un projet de société bien plus vaste. Car dialoguer avec l’intelligence artificielle n’est pas neutre et derrière l’importance croissante des enjeux financiers, les machines influent sur le débat social.

Quel impact les chatbots ont-ils sur nous et notre société ? Quelles limites poser entre l’être humain et la puissance technologique ? À quoi renonçons-nous quand nous nous adressons à un agent conversationnel ? Cet ouvrage interroge et analyse les conséquences de ce phénomène qui met en jeu des questions d’ordre éthique mais également légal, économique, politique et sociologique.

Il offre une réflexion judicieuse et riche d’informations pour exposer les problématiques philosophiques et sociétales et propose des pistes concrètes pour d’ores et déjà construire les bases d’un futur conciliant avec la machine.



À PROPOS DE L'AUTEUR

Louis de Diesbach est éthicien de la technique et consultant en stratégie au sein du cabinet de conseil BCG. Il est également auteur, conférencier et chroniqueur sur les sujets de l’intelligence artificielle et de l’éthique de la technologie.

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Couverture

Page de titre

À Clémence, toujours.

CALIGULA : C’est une vérité toute simpleet toute claire, un peu bête,mais difficile à découvrir et lourde à porter.

HÉLICON : Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ?

CALIGULA : Les hommes meurentet ils ne sont pas heureux.

ALBERT CAMUS, Caligula1

Préface

« Anthropomorphisme » ! Le mot est peu élégant et c’est regrettable, car le mot est important et particulièrement actuel, comme le montre fort bien Louis de Diesbach dans le livre que vous tenez en main.

L’anthropomorphisme qualifie une attitude fréquente chez l’homme ou la femme qui consiste à voir de l’humain là où il n’y en a pas. Cette posture s’observe depuis longtemps et dans de nombreuses circonstances, elle peut concerner tout aussi bien des outils que des phénomènes météorologiques, des lieux ou même des dieux.

L’anthropomorphisme est aussi vieux que… l’anthropos.

On l’observe en Égypte à l’époque des pharaons ou encore dans le monde grec à l’époque de la guerre de Troie. La « raison », le logos de l’époque est surtout mythos-logos, l’homme se croit soumis aux humeurs de dieux multiples aux comportements bizarres et aux allures humaines qui oscillent entre amour et haine, entre joie et tristesse.

Pour l’habitant du pourtour méditerranéen, c’est dans l’Olympe qu’il faut chercher l’explication de ce qui se passe sur la Terre, qu’il s’agisse d’un arc-en-ciel, d’une épidémie ou d’une guerre. S’il tonne, c’est que Zeus tape sur la table. S’il pleut, c’est qu’une déesse ne peut sécher ses larmes.

Ailleurs dans le monde, ce n’était pas fort différent. Comme nous le rappelle Bertrand Russell, les Chinois croyaient que le chien céleste avait parfois une petite fringale et qu’il croquait alors un morceau de lune. C’est en tapant vigoureusement sur des gongs que les habitants faisaient fuir ce dangereux animal céleste et mettaient ainsi un terme… à l’éclipse.

Pendant longtemps, Homo sapiens a voulu attribuer une forme de vie, voire un esprit ou une âme, aux objets. Le fer rouille parce qu’il est malade et il faut tout faire pour redonner le moral au saule pleureur.

L’attitude anthropomorphique est celle d’un sujet qui se projette sur les objets qui l’entourent.

Dans un premier temps, il ne s’agit que d’une métaphore innocente. Le salon est accueillant, la musique est apaisante, le vin est sympathique.

Avec le développement des objets mécaniques, les utilisateurs poussent la figure de style un cran plus loin. La voiture négocie gentiment un méchant virage, mais ce n’est pas pour cela qu’elle décide où elle va. La métaphore et la voiture restent sous contrôle.

Aux objets mécaniques, nous n’avons jamais prêté la moindre intention. On ne dit pas d’un thermostat qu’il « désire » garder une température constante dans une pièce, ni d’un siphon qu’il « souhaite » empêcher les mauvaises odeurs. Non, on se réjouit simplement de voir ces outils faire correctement ce pour quoi ils ont été conçus. Nos lunettes nous aident certes à mieux voir, mais personne ne leur dit pour autant « Merci » !

Avec l’arrivée des objets informatiques, c’est comme si brusquement un seuil avait été franchi. Nous serions tout à coup projetés dans une relation d’égal à égal avec les machines ou, pire encore, nous passerions d’un statut d’utilisateur à celui d’utilisé. On entend parfois dire que « le cerveau, c’est un peu comme un ordinateur » ! Ce serait comme dire : « Un plombier, c’est un peu comme un fer à souder. »

Un ordinateur peut certes imiter de mieux en mieux les émotions, mais il reste avant tout un tas de pièces métalliques ou plastiques alimentées par de l’électricité. Un algorithme peut impressionner par sa capacité à simuler les comportements humains, mais cela ne lui donne pas pour autant la moindre humanité. Au carnaval du numérique, les robots sont masqués.

Réaffirmons-le avec vigueur : on n’échange pas plus avec un ordinateur qu’avec un grille-pain. La raison d’être d’un outil numérique est de pouvoir amplifier les gestes intellectuels, parfois de manière impressionnante. Mais cela ne change en rien son statut d’objet technique.

On ne devrait donc jamais parler de « l’intelligence artificielle », mais plutôt d’intelligences artificielles. Il faudrait de plus les appeler par leur nom, Alexa, Watson. Ou ChatGPT.

Un GPS ne « dit » pas de tourner à gauche. Non, dans un GPS, un ensemble de données sont synthétisées et converties en un signal qui imite la voix. Une caméra de surveillance ne « reconnaît » aucun visage. Non, des personnes ont un jour décidé de mettre des caméras partout pour savoir qui est où, et d’en garder une trace.

Une calculatrice ne calcule pas plus qu’une foreuse ne fore. Faire une addition ou faire un trou est plus facile avec une machine, c’est évident, mais la démarche reste celle d’une personne qui a une idée, un besoin, un projet, un plaisir, une raison, une obligation ou une envie de faire ce qu’elle fait, autant de choses qu’une machine ne peut avoir.

Tout comme une foreuse ne sait pas ce qu’est un trou, une calculatrice ne sait pas ce qu’est un résultat. Ce qui apparaît à l’écran ne prend son sens que par rapport au projet de l’être humain qui calcule, car les chiffres ne parlent jamais « d’eux-mêmes ». Ils ne parlent même pas du tout. Big Data est muet. Toute analyse de données se fait suivant des prismes, des modèles, des catégories choisis a priori par un être humain. À toute organisation de l’information correspond une idéologie sous-jacente.

Un ordinateur qui joue aux échecs ne sait pas ce que veut dire « jouer », ni ce que veut dire « échec ». Il ne sait pas ce qu’est un échiquier, ni pourquoi il joue. Il n’a pas plus « envie » de jouer que de gagner, et ne peut être déçu de perdre. Il n’a pas la moindre idée de ce qu’il « apprend », il n’a d’ailleurs pas d’idée du tout.

Un ordinateur ne pense pas et ne comprend pas ce qu’il fait. Car pour vraiment comprendre quelque chose, il est nécessaire d’associer l’intellectuel et le sensoriel. On ne peut comprendre ce qu’est le feu si on ne s’est jamais brûlé, on ne peut comprendre ce qu’est la tristesse si on n’a jamais pleuré.

Arrêtons donc d’attribuer aux machines l’intelligence que nous déployons en les construisant !

Luc de Brabandere

Philosophe d’entreprise

Introduction

« Que dis-tu, ChatGPT ? »

May Ashworth. Ce nom ne vous dit probablement pas grand-chose. Pour être honnête, c’est assez normal, Mme Ashworth n’ayant pas accompli quoi que ce soit qui, à notre connaissance, ne mérite d’entrer dans les livres d’histoire, et l’anecdote dont elle est l’héroïne a sans doute la valeur de son patronymea. Mais, sans le vouloir, May Ashworth nous permet de saisir le contraste saisissant que quelques années, et l’arrivée d’une technologie révolutionnaire, peuvent avoir sur notre perception des choses.

En 2016, cette grand-mère de 86 ans cherche la signification en chiffres arabes du nombre « MCMXCVIII ». Moderne, elle ouvre son navigateur et entre ces mots dans Google : « S’il vous plaît, pourriez-vous me traduire ce nombre romain MCMXCVIII, merci. » Ben, son petit-fils, prend une photo de la requête et la partage sur ce qui s’appelait encore Twitter en taquinant son aïeule qui pose si poliment sa question au moteur de recherche. C’est le genre d’histoires dont Internet raffole : le tweet fait le buzz, est repartagé des milliers de fois, jusqu’à arriver aux oreilles de Google qui ne peut s’empêcher de se fendre d’un merci, et d’une réponse : « C’est 1998 ! » Questionnée sur ses si délicates manières, May Ashworth expliquera qu’elle pensait s’adresser directement à quelqu’un au bureau de Google où de nombreux individus devaient, chaque jour, répondre aux nombreuses questions envoyées par les internautes (elle ignorait sans doute que le nombre de ces requêtes dépassait le millier de milliards). Loin de toute volonté d’anthropomorphiser la machine, la douce grand-mère s’adressait à un ordinateur comme on s’adresserait à un être humain parce qu’elle était persuadée que c’était ce qui se produisait, comme lors d’un appel à un service client. La Toile de l’époque ne put s’empêcher de se moquer gentiment de cette vieille dame qui parlait avec une machine.

Faisons un bond dans le futur d’à peine plus de six ans. Fin novembre 2022, la société OpenAI sort, avec tambours et trompettes, son agent conversationnel ChatGPT, basé sur le modèle GPT3.5b. En quelques semaines, le nombre d’utilisateurs de cette étrange machine s’élève à plus de cent millions : par curiosité, pour être plus efficaces dans leur travail, pour poser des questions, les utilisateurs testent cet outil incroyable, cette « intelligence artificielle » (IA) qui vient s’immiscer au plus proche d’eux. Il y a quelque chose qui lie ces millions d’individus et notre chère May Ashworth : une grande majorité d’entre eux lancent leurs conversations par « Bonjour ChatGPT », et ponctuent leurs échanges de « S’il te plaît » et « Merci ». Si Ashworth était gentiment moquée, il s’agit ici d’un sujet très sérieux et qui permet à des millions de personnes de réaliser les prouesses de cette IA dont ils entendaient parler depuis quelques années mais dont ils ne savaient pas grand-chose. Certes, on savait qu’un ordinateur pouvait battre un humain aux échecs, peut-être même qu’il pouvait l’emporter au jeu de go, mais à part ça, le domaine semblait réservé aux ingénieurs et aux informaticiens.

Puis vint novembre 2022 et l’arrivée de l’IA dans le salon, la chambre, et la vie de tout le monde. Il est désormais possible d’avoir une véritable conversation avec une IA, celle-ci répondant comme un être humain, si ce n’est mieux, et semblant capable de nous comprendre. Après l’agitation, la course à la punchline sur les dangers et risques de cette nouvelle machine, après les envolées des cours de Bourse et les milliards investis vient, peut-être, le temps de la philosophie et d’une réflexion éthique.

La technologie GPT, pour Generative Pre-trained Transformer, n’est pas neuve. Si ChatGPT est basé sur GPT3.5, c’est qu’il y a eu, avant, et pour les initiés, un GPT1, GPT2, GPT3 – et, depuis, un GPT4. Son entrée fracassante dans le quotidien de millions de personnes nous force cependant à (re)penser son impact dans nos vies. On ne peut que se rappeler la claque que fut, en 2013, la sortie du film Her, réalisé par Spike Jonze, dans lequel un homme, Theodore Twombly, tombe éperdument amoureux d’un programme d’IA, Samantha, remarquablement doublée par Scarlett Johansson. Petit à petit, il s’isole et trouve son bonheur dans une relation avec ce qui n’est, finalement, qu’un programme informatique mais qui lui parle (et lui répond) si bien (comme le ferait ChatGPT) qu’on aurait envie de croire à la pureté de ses sentiments – et Twombly est d’ailleurs très heureux d’y croire, lui qui sort d’un divorce difficile et qui ne parvient pas à rencontrer de nouvelles partenaires. Mais le film pose la question directement : « Ces sentiments sont-ils réels ou bien n’est-ce que du code ? »

La même année, un autre épisode de science-fiction vient faire frissonner les spectateurs avides de projections dystopiques. « Be Right Back », le premier épisode de la deuxième saison de Black Mirror, met en scène les personnages de Martha Powell et Ash Starmer, un couple éperdument amoureux. Malheureusement, dès les premières minutes, Ash est tué dans un accident de voiture. Écrasée par le chagrin, Martha se décide à essayer une nouvelle technologie lui permettant de converser avec une IA basée sur la personnalité de son compagnon – ce que l’on appelle aujourd’hui un deadbot. Elle s’adresse à lui avec des « Bonjour » et lui dit « S’il te plaît » et « Merci », comme le font tant de personnes avec ChatGPT. Lorsqu’une nouvelle version permet même à Ash d’avoir un corps, c’est pour Martha l’occasion rêvée de reprendre sa relation là où elle l’avait laissée et de reconstruire sa vie avec cet androïde de l’homme de sa vie. Mais l’utopie s’estompe rapidement et la force avec laquelle Martha se plonge dans cette relation n’a d’égale que celle avec laquelle elle en est écœurée avant de se rendre compte qu’Ash ne peut pas, en réalité, être « right back ».

Aujourd’hui, des études montrent qu’un simple regard d’un robot, et sans doute alors un échange de quelques mots, peut déclencher une émotion chez l’être humain, un comportement altruiste, une envie d’entrer en relation2. Que peuvent alors générer des heures de discussion, où l’humain se livrerait complètement à sa nouvelle amie, se mettrait en danger et s’ouvrirait comme il ne le ferait peut-être jamais face à un autre humain ? C’est bien la question que veut poser cet essai ainsi que celle, peut-être plus importante encore, de comprendre ce qui passe derrière un simple « Bonjour ChatGPT ». Que se passe-t-il quand nous saluons la machine, quand nous lui parlons comme nous parlons à nos semblables ? Quel projet de société se met en place ?

Pour tenter de répondre à cette question, il nous faudra d’abord comprendre pourquoi il est si aisé de s’adresser à une machine, et comment, entre autres, les récits de science-fiction ont rendu si perméables les frontières entre le bon film, la bonne série, et la vraie vie. Entre Black Mirror, Terminator ou encore Her, c’est en fait toute une nouvelle réalité qui se dessine. Comment, alors, dissocier la machine de l’individu ? Sommes-nous vraiment égaux, du point de vue de l’intelligence ? Comment tester nos similitudes, et nos différences, de raisonnement et de vision du monde ? D’Alan Turing à Steve Wozniak, tout le monde y est allé de sa petite expérience pour tenter de répondre à cette étrange question : la machine est-elle l’équivalent de l’humain ?

Quelle que soit finalement la réponse, il sera important de comprendre les différents mécanismes derrière ce « Bonjour » que nous adressons au chatbot d’OpenAI : ceux qui régissent la machine, bien sûr, mais aussi ceux qui nous poussent à l’anthropomorphiser. On peut se demander si May Ashworth, par son grand âge et son manque d’affinité et de culture techniques, a peut-être plus de chance de considérer un ordinateur comme une personne, ou si, au contraire, l’âge n’est pas un facteur qui pousserait, ou non, à l’anthropomorphisme. On questionnera les limites de ce mécanisme psychologique et les situations où, évidemment, parler à un ordinateur ne suffit peut-être pas.

Ces discussions nous mèneront alors au nœud du problème et de notre questionnement : que se passe-t-il quand nous anthropomorphisons ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette étrange conversation que nous avons avec une machine mais que nous n’osons parfois pas avoir avec notre frère, notre amie, notre famille ? La technique n’est pas neutre, elle ne l’est jamais, et elle porte toujours en elle un projet de société : quand nous saluons ChatGPT, quelle est la nature de ce projet ?

Le lecteur voudra alors, et c’est bien normal, qu’on esquisse des pistes d’exploration d’une éthique des chatbots. Le philosophe Gilbert Hottois disait que l’éthique de la technique se trouvait toujours à cheval entre des questionnements métaphysiques et des problèmes de philosophie politique. Ce sont là deux voies qu’il nous faudra explorer en proposant de renverser l’histoire de notre rapport à autrui pour remettre la relation, la conversation et l’échange au cœur de notre rapport au monde. À l’extase de Homo deus, un Homo socius – un homme du lien – nous semble préférable, et une évolution de la technique dans ce sens est cruciale pour l’avenir de notre vivre-ensemble.

Ces questions peuvent sembler triviales, et on peut se dire que, finalement, ce n’est qu’un outil à qui on peut demander d’écrire dix phrases sur les ânes dans le style du rappeur Booba, ou bien qu’il s’agit d’une excellente boîte à idées capable de générer dix nouveaux pitchs de start-up à la seconde. C’est rigolo et pratique, certes, et ChatGPT s’exécutera sûrement sans broncher, mais l’IA n’est pas, n’est plus, qu’une affaire d’innovation insouciante pour informaticiens en quête d’action. Début 2023, un jeune Belge s’est donné la mort après plusieurs semaines de discussion intense avec un chatbot reposant sur une architecture similaire à celle de ChatGPT. Son épouse est persuadée que sans ces échanges avec une IA, son mari serait toujours des nôtres3. Par ailleurs, le Japon a même un mot pour désigner des jeunes qui préfèrent vivre reclus chez eux, à communiquer avec des personnages de jeux vidéo et des agents conversationnels, et à éviter la confrontation que peut représenter une vraie conversation : les Hikikomori. Penser, ou repenser, un vivre-ensemble et un projet politique est dès lors crucial lorsque les interactions humains-machines peuvent prendre le dessus sur celles avec nos semblables. Derrière le « gag » d’un « Bonjour ChatGPT » se joue en réalité bien plus que quelques lettres tapées à toute vitesse sur un clavier.

En 1979, le philosophe Hans Jonas nous avertissait déjà sur « l’énormité des forces de la technique » qui imposait « à l’éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant »4. Près d’un demi-siècle plus tard, ces forces technologiques ont crû de manière exponentielle et chaque « Bonjour ChatGPT » nous remet, d’une certaine façon, face à nos responsabilités. Quand on aperçoit les diverses conséquences d’un projet technique des plus voraces – isolement, dépression, suicide, mais aussi perte de dignité, effritement de notre liberté ou de notre rapport à autrui –, il apparaît crucial d’apporter une réponse à cette étrange inversion : en traitant les robots comme des humains, ne finissons-nous pas par traiter les humains comme des robots ?

a Littéralement, ash-worth peut se traduire par « valant une cendre ».

b Le modèle GPT3.5 est un modèle de langage développé par OpenAI. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une amélioration de la troisième version de ce modèle.

Chapitre 1

« D’où viens-tu, ChatGPT ? »

Entre réel et fiction

Il serait sans doute possible d’écrire plusieurs livres sur les origines et l’évolution de l’anthropomorphisme et sur cette volonté quasi biblique de l’être humain de vouloir, à son tour, créer la vie. L’Histoire donne sans doute raison à Serge Tisseron, lorsque celui-ci disait que « l’être humain est une créature dont la préoccupation narcissique n’est jamais satisfaite5 » et on trouve des traces d’anthropomorphisme sur certaines sculptures qui ont plus de quarante mille ans. Il s’agit généralement de statuettes en ivoire personnifiant des animaux ayant des postures humaines et qui nous rappellent que, déjà, l’homme se représentait le monde via son propre prisme, ramenant tout à sa propre nature.

Nous pourrions ouvrir notre chapitre un peu plus tard, à l’Antiquité, avec la légende de Pygmalion ou bien avec celle de Dédale. Le premier, un sculpteur grec descendant d’Athéna et d’Héphaïstos, projette des traits humains sur une statue, Galatée, une somptueuse jeune femme d’ivoire et de volupté. C’est un célibataire endurci, meurtri par les mœurs des habitants de son île, qui s’enferme dans son art comme dans sa solitude. C’est alors que la déesse Aphrodite, touchée par la sensibilité et l’amour sincère du sculpteur pour sa création, décide de donner vie à Galatée pour qu’elle puisse épouser son créateur. La légende rappelle le génie humain, la bonté des dieux (eux-mêmes profondément anthropomorphisés) et l’amour pour la création.

Dédale, quant à lui, est souvent pensé comme étant un des premiers chercheurs transhumanistes, poursuivant ses travaux et ses expériences loin du regard des habitants de l’Olympe. Il en viendra même, on connaît l’histoire, à se créer et se greffer des ailes pour échapper au labyrinthe dans lequel le roi Minos l’avait enfermé. Son fils, Icare, s’approcha trop dangereusement du soleil et endommagea la qualité de son excroissance technique, l’emmenant dans une chute mémorable, rappel bienvenu du danger de l’hubris humain. Son père poursuivra son voyage ailé jusqu’en Sicile, où il trouvera le repos après avoir enseveli son fils. L’inventeur athénien peut être vu comme un précurseur du progrès technique pour sauver l’humanité, voire comme un penseur post-humaniste très en avance sur son temps.

Nous aurions également pu nous pencher sur la mythologie juive et la légende du golem qui narre la création mystique d’un humanoïde d’argile dont le but premier est de protéger ou d’assister son créateur. Quatre sages auraient modelé cet être avec de la terre glaise et on retrouve ici une histoire similaire à celle de Pygmalion : l’humain qui crée la vie. Qu’il s’agisse, dans le cas du sculpteur antique, d’une compagne pour combler la solitude et le célibat ou, dans le cas de la mystique juive, d’un être protecteur, les créations humaines n’ont pour but premier que la servitude et la soumission à leur prétendu divin créateur.

Si ces mythes et légendes forgent indubitablement la vision que nous avons de l’anthropomorphisme et des créatures que nous amenons à la vie, c’est pourtant un peu plus tard que nous voyons un véritable déclenchement d’une technique profondément anthropomorphique, toujours au confluent de la fiction et du réel. Cette perméabilité entre fable et réalité ne peut être mieux incarnée que par Lord Byron, considéré comme l’un des plus illustres poètes anglais, à cheval sur les XVIIIe et XIXe siècles. Si l’œuvre de Byron mérite certainement qu’on s’y intéresse davantage, c’est plutôt une coïncidence, une de ces « ruses de l’Histoire », qui nous pousse aujourd’hui à évoquer son nom. En effet, l’auteur de Childe Harold’s Pilgrimage se trouve au croisement de deux existences magistrales, féminines, dont le génie a certainement largement dépassé celui du jeune poète : Ada de Lovelace et Mary W. Shelley.

La première est née Ada Byron, fille de Lord Byron, en 1815, et n’a reçu la reconnaissance qu’elle mérite que tardivement. Fait peu commun pour l’époque, Ada reçut une éducation approfondie en mathématiques et en sciences pour lesquelles elle démontrait une habileté remarquable. Elle poursuivit ses travaux en calcul différentiel puis se dévoua entièrement à travailler sur la machine analytique développée par le mathématicien et inventeur Charles Babbage, une étrange mécanique qui porte les prémices de ce qui deviendra l’ordinateur. C’est précisément pour cette machine qu’Ada Lovelace avait rédigé ce que l’on peut appeler un programme devant être exécuté par l’outil, faisant ainsi de la mathématicienne britannique la première « programmeuse » de l’Histoire. Si son nom s’est quelque peu perdu au fil des années, la chercheuse revint sur le devant de la scène avec les récentes découvertes et avancées en informatiquec et récupéra la place de pionnière qui lui était due.

Lord Byron était également proche de Mary W. Shelley, une autre pionnière de l’époque mais dans un genre différent : la littérature. C’est en effet en 1818, soit tout juste au moment de la naissance de la jeune Ada, que Shelley publie un livre qui a traversé les frontières et les âges : Frankenstein. L’histoire d’un esprit brillant qui, obnubilé par sa quête narcissique de créer la vie, donne naissance au monstre que l’on connaît. La genèse de cette œuvre a vu le jour lors d’un séjour à Genève que Mary Shelley et son époux ont passé, entre autres, en compagnie de Lord Byron. Au cours d’une soirée maussade de l’été 1816, ce dernier propose à ses amis de rédiger une histoire glaçante et terrifiante, donnant ainsi naissance au futur chef-d’œuvre de Shelley : une histoire d’un monstre et de son créateur – ou d’un monstre et de sa création –, où chacun côtoie la mort, la violence, mais aussi la douceur d’une après-midi de lecture et la chaleur d’une bonne compagnie. En créant ainsi la vie, Victor Frankenstein nous offre une réflexion sur ce qui lui donne la peine d’être vécue, et nous interroge sur la nécessité technique d’un progrès toujours plus immense et déifiant.

Lord Byron et, avec lui, le XIXe siècle nous ouvrent la porte sur ce qui ne peut manquer de nous étonner : une étrange fluidité entre la fiction et le réel, entre la fable et la technique, entre le mythe et le progrès. Déjà à l’époque,

le docteur Frankenstein incarn[ait] le paradigme de l’homme moderne pour lequel le rêve de la raison était déjà en train de devenir, aux yeux de la jeune romancière et de ses amis révolutionnaires romantiques, le cauchemar de l’esprit.6

Les années passent et ce mauvais rêve ne fait que s’amplifier et se concrétiser. Aujourd’hui, chaque « Bonjour ChatGPT » porte en lui cet équilibre délicat entre ce rêve de la raison et cette angoisse de l’esprit. Une harmonie toujours complexe entre progrès et innovation.

Deux événements, peut-être, peuvent nous permettre de donner encore quelques éléments de contexte. Tout d’abord, le XIXe est également l’ère de la révolution industrielle et de son accélération fulgurante du progrès technique puis technologique. De la machine à vapeur au fordisme en passant par le téléphone et le moteur à explosion, c’est toute une industrie, et, avec elle, un projet de société, qui se mettent en place. Concomitamment, et sans doute pas par hasard, le philosophe Friedrich Nietzsche déclare que « Gott ist totd », ouvrant ainsi une lutte sans merci pour être digne de prendre sa place. « Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant7