Capital et entropie - Benoit Lascols - E-Book

Capital et entropie E-Book

Benoit Lascols

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Pourquoi les sciences sont-elles inégales ?
La complexité et le nombre de variables nécessaires pour décrire un système sont les premiers facteurs de succès d’une théorie. Si en astronomie, l’interaction gravitationnelle domine et efface tous les bruits, en économie, le nombre infiniment grand de variables a perdu les économistes dans un chaos dogmatique. L’entropie de l’information condamne le déterminisme newtonien à se soumettre à une expérience unique et non reproductible. Elle explique aussi les échecs de l’économie de l’environnement à percer dans l’économie réelle. En réunissant dans un même plan les dimensions économique et physique, ce livre propose un autre regard sur les obstacles et solutions qui s’offrent à nous pour parvenir à une économie soutenable et durable.

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Benoit Lascols

Capital et entropie

Traité d’économie apolitique

Acte I — Économie et valeur

« What a man see depends both upon what he looks at

and also upon what his previous visual-conceptual experience has taught him to see »

ThomasKuhn

Scène 1 — Économie classique et libertés

Au début des Lumières, les sciences modernes naissent d’un changement de méthode dans l’approche scientifique et vont impulser des changements sociaux et culturels. Pour comprendre les raisons de cette révolution, il faut préciser les contours du mot « science » avant Galilée, Newton et Huygens. Les sciences sont essentiellement empiriques, l’on constate des faits que l’on notifie et consigne. De l’expérience, les sciences tentent d’extraire une forme de simplicité pour établir des lois issues de l’observation. L’expérimentation sensible et subjective est reine : si nous le voyons de cette manière, c’est que cela fonctionne ainsi. Cette méthodologie issue de la civilisation grecque, avec Aristote et Ptolémée entre autres, est parvenue à consolider un ensemble de savoirs. Loin de l’obscurantisme religieux et caricatural que l’on imagine, le Moyen Âge a hérité de ces savoirs. L’Église y joue un rôle assez ambivalent. D’un côté, elle participe à la diffusion des connaissances grecques et d’un autre, elle protège quelques préceptes religieux expliquant l’émergence des lois naturelles. La remise en cause d’un dogme, celui de Ptolémée, défendant une position centrale de la terre dans l’univers, le géocentrisme, révèle une autre vérité, mathématique, et une autre approche, la méthode scientifique. La science n’est plus une simple observation des faits. Elle devient une discussion entre l’expérience et la théorie, elle-même, mathématique et plus objective.

Pour bousculer les dogmes en place, la première étape consiste à attaquer certains piliers. En passant d’un géocentrisme à l’héliocentrisme, la révolution copernicienne change radicalement les référentiels existants et la place de l’Homme dans l’Univers. Un temps financé par l’Église, Copernic rédige puis partage en 1514 et de manière confidentielle ses interprétations dans un manuscrit, De hypothesibus motuum caelestium a se constitutis commentariolus1. Convaincu par l’héliocentrisme, Galilée cherche une preuve expérimentale. Il va développer la lunette, pour enrichir ses observations. Ainsi il parvient à imposer une explication différente aux arguments d’autorités de l’Église, en introduisant une alternative mathématique aux interprétations bibliques. Cette autre interprétation d’une révolution autour d’un point est généralisée par Newton qui développe et formalise une intuition mathématique de la physique des solides. La mécanique newtonienne triomphe, pas forcément en raison de quelques succès expérimentaux assez marginaux à l’époque, mais davantage dans le changement de paradigme. Les lois naturelles ne sont pas divines, mais mathématiques. La révolution scientifique se diffuse lentement dans l’ensemble des couches de la société, pendant le siècle des Lumières, avec l’apparition des mouvements libertaires et humanistes (Voltaire, John Locke, Rousseau). La chute des lois divines entraîne le clergé et la royauté et se couronne d’un cortège de modifications réorganisant la société, jusqu’à la Révolution française, marquant la fin d’un cycle, un changement de référentiel sociétal avec la disparition de la monarchie au profit de la démocratie. L’émergence des sciences fut un précurseur de changements majeurs. D’autres révolutions surgissent de cette révolution scientifique. Dans une Angleterre plus conformiste, la révolution est technologique et industrielle avec l’invention de la Cocotte-Minute par Huygens et Papin. L’introduction des machines bouleverse le rapport au travail et à la production de richesse. Au gré de ces nouvelles pensées et changements de référentiels, une nouvelle science émerge aux croisements de la révolution newtonienne et des courants libertaires : l’économie. Adam Smith y pose les fondations des sciences économiques.

Genèse d’une science sociale

Si le commerce est une pratique ancestrale, il faut attendre la fin des Lumières pour voir apparaître la première théorie le concernant : l’économie. Féru d’astronomie2, admirateur de Newton et de sa méthode, Adam Smith cherche à décrire la mécanique d’un système d’échange de biens et les conditions d’enrichissement des nations. En calquant l’approche scientifique de Newton3 sur l’organisation du commerce, il formalise les lois gouvernant les échanges sociaux, ce qui donne naissance à la science économique.

Il observe et commence par quelques constats sur l’origine naturelle de la valeur : « Le manteau de laine, par exemple, qui couvre le journalier, aussi grossier et rugueux qu’il puisse paraître, est le produit du travail conjoint d’une grande multitude d’ouvriers. Le berger, le trieur de laine, le cardeur, le sécheur, le scribouillard, le fileur, le tisserand, le foulon, l’habilleur, et bien d’autres encore, doivent unir leurs talents pour mener à bien cette production domestique. Combien de marchands et de transporteurs, en outre, ont dû être employés pour transporter les matériaux de certains de ces ouvriers à d’autres qui vivent souvent dans une partie très éloignée du pays ! Combien de commerce et de navigation en particulier, combien de constructeurs de navires, de marins, de voiliers, de cordonniers, ont dû être employés pour réunir les différentes drogues utilisées par le teinturier, qui viennent souvent des coins les plus reculés du monde ! Si nous examinions, de la même manière, toutes les différentes parties de son habillement et de son mobilier, la chemise de gros lin qu’il porte à même la peau, les chaussures qui couvrent ses pieds, le lit sur lequel il se couche… la grille de la cuisine où il prépare ses victuailles, les charbons dont il se sert à cet effet, creusés dans les entrailles de la Terre, et amenés jusqu’à lui peut-être par une longue mer et un long transport terrestre… ; si nous examinons, dis-je, toutes ces choses, et si nous considérons quelle variété de travail est employée pour chacune d’elles, nous serons sensibles au fait que sans l’aide et la coopération de plusieurs milliers de personnes, la personne la plus modeste d’un pays civilisé ne pourrait pas être pourvue… de la manière facile et simple dont elle est généralement logée. Comparé, en effet, au luxe plus extravagant des grands, son logement doit sans doute paraître extrêmement simple et facile ; et pourtant on peut dire, peut-être, que le logement d’un prince européen ne dépasse pas toujours autant celui d’un paysan industrieux et frugal, que le logement de ce dernier dépasse celui de beaucoup de rois africains, maîtres absolus de la vie et des libertés de dix mille sauvages nus4. » De la manière la plus efficace possible et en se spécialisant, Adam Smith s’étonne que la société s’organise d’elle-même pour produire n’importe quel bien. Un optimum s’impose entre les différents acteurs sans qu’aucune institution n’influe sur les rouages de cette machine. Cet équilibre naturel, inhérent à une liberté sans autres contraintes que ses préceptes éthiques et moraux, devient le principe qui fonde l’économie comme étant la science des interactions sociales et sa métrique de la valeur. Sa mesure repose sur un cadre libre et dénué de contrainte au même titre que la chute libre d’un corps est déterminée par l’accélération de la pesanteur. Adam Smith en fait le principe fondateur de l’économie : « [Sans restrictions commerciales], le système évident et simple de la liberté naturelle s’établit de lui-même. Chaque homme… est laissé parfaitement libre de poursuivre son propre intérêt de sa propre façon… Le souverain est complètement déchargé d’un devoir [pour lequel] aucune sagesse ou connaissance humaine ne pourrait jamais être suffisante ; le devoir de superviser l’industrie des particuliers, et de la diriger vers les emplois les plus appropriés à l’intérêt de la société5. » Notion philosophique, la liberté devient le terreau du progrès et de l’économie. La complexité des rouages économiques justifie un laisser-faire, plus fort et plus pertinent que n’importe quelle loi sociale. Paradoxalement, les lois naturelles et sociales définissent à la fois un déterminisme économique inaccessible, et servent aussi de gage de liberté donné aux individus pour se déterminer.

La valeur partagée et acceptée lie les individus qui minimisent les efforts pour une maximisation des revenus. Par induction, Adam Smith rapporte tout prix à un équivalent travail, qu’il considère comme étant l’unique source de richesse. Dans son exemple du paradoxe entre l’eau et les diamants, il expose la différence de valeur entre ces deux biens. L’eau est bien plus utile à l’homme que les diamants. Pourtant les diamants sont plus chers. La valeur d’un bien ne réside donc pas dans l’apport vital de ce bien, mais dans la quantité de travail qu’il a fallu pour le produire : « … le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. En effet, son intention, en général, n’est pas de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que (sic) son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspirent, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour l’intérêt général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir6. » Constatant que ce mode d’organisation, poussé par les égoïsmes de chacun, contribue à un optimal collectif, Adam Smith introduit une nouvelle divinité dotée d’une force qui guide l’ensemble des acteurs : la main invisible. Cette force prend forme dans l’intérêt personnel de chacun et concourt à la richesse et au bien commun. La somme des intérêts et volontés de chacun détermine le progrès detous.

Idée anecdotique au départ, cette main invisible, qui pourrait être l’opérateur de « La totalité est plus que la somme des parties » d’Aristote, se comprend bien dans tous les processus itératifs et sociaux. Le progrès scientifique l’illustre. Les progrès majeurs sont l’addition de progrès mineurs. Les petites découvertes des uns entraînent les bonds des autres qui améliorent les théories existantes. Le progrès, qu’il soit technologique, scientifique ou social, s’interprète de la même manière, par l’émergence de phénomènes qui, collectivement et macroscopiquement, créent des choses inconcevables individuellement. Le fonctionnement économique de l’époque ne permet pas de réfuter cette main invisible, injonction nécessaire pour en poser les bases. Cette introduction de mécanismes émergents n’est pas propre à l’économie. Avant qu’Einstein en apporte une explication géométrique, les sciences physiques considéraient la gravitation comme émergente, et son origine n’a pas empêché le développement de la mécanique. Et à ce jour, il reste des phénomènes émergents en sciences naturelles tels que l’entropie, le temps ou la conscience.

La théorie économique se construit autour d’une tension entre des libertés individuelles et une éthique et une morale. Les individus, guidés par une main invisible, sont mis en concurrence. Cela façonne le progrès pour le bien de tous. Organisée autour d’une métrique sociale, la valeur, l’économie prend forme. Mais qu’est-ce que la valeur ?

Valeur-travail : rattachement de la mesure à son principe

La collaboration et l’échange sont rendus possibles par le partage d’une métrique commune, reconnue et acceptée par le plus grand nombre : la valeur. Cette métrique économique est introduite ainsi par Adam Smith : « Je vais maintenant examiner quelles sont les règles que les hommes observent naturellement lorsqu’ils les échangent [les marchandises] contre de l’argent ou entre eux. Ces règles déterminent ce qu’on peut appeler la valeur relative ou échangeable des marchandises. Le mot VALEUR, il faut le remarquer, a deux sens différents, et exprime tantôt l’utilité d’un objet particulier, tantôt le pouvoir d’achat d’autres biens que la possession de cet objet confère. L’une peut être appelée “valeur d’usage” ; l’autre, “valeur d’échange”. Les choses qui ont la plus grande valeur d’usage ont souvent peu ou pas de valeur d’échange ; au contraire, celles qui ont la plus grande valeur d’échange ont souvent peu ou pas de valeur d’usage. Rien n’est plus utile que l’eau : mais elle n’achète presque rien ; on ne peut presque rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a pratiquement aucune valeur d’usage ; mais une très grande quantité d’autres biens peuvent souvent être obtenus en échange de ce diamant7. »

Deux valeurs coexistent. La première est la valeur d’échange, somme des coûts de la chaîne de production. La seconde est la valeur d’usage, valeur subjective déterminée par chacun en fonction de ses besoins, goûts et préférences, que l’on retrouvera sous le nom d’utilité8. En dépit de la complexité inouïe de la chaîne de valeur, Adam Smith postule que seul le travail détermine la valeur d’un bien. L’ensemble des maillons y contribue. Le travail donne un salaire servant à l’achat de biens. Un équilibre se forme. La machine économique se met en marche : « Le travail a été le premier prix, la monnaie d’achat originelle qui a été payée pour toutes choses. Ce n’est ni par l’or ni par l’argent, mais par le travail, que toutes les richesses du monde ont été originellement achetées ; et leur valeur, pour ceux qui les possèdent et qui veulent les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu’elles leur permettent d’acheter ou de commander9. »

Cette théorie de la valeur-travail est élégante et organise l’ensemble. Par un système fermé de vases communicants : l’on remplit d’un côté avec un salaire, résultat d’un travail ; de l’autre, l’on obtient un pouvoir d’achat permettant de consommer. Cette théorie s’applique à tous les ensembles possibles. La richesse devient la capacité à s’offrir le travail d’un autre. Le paradoxe du diamant et de l’eau illustre cette valeur se substituant à un travail pour en déterminer leprix.

La rente et le profit, fraction de la valeur, sont eux-mêmes la traduction d’un travail évité. Adam Smith et David Ricardo généralisent cette approche dans un système où tous les biens ou services marchands sont réductibles à une valeur-travail qui intègre travail rendu et travail évité. Le travail est la seule variable d’entrée et la seule contrainte à l’organisation et aux échanges. La notion de valeur-travail se conçoit dans un monde en mutation où la ressource primaire reste le travail, bien qu’à l’époque des écrits d’Adam Smith, l’Angleterre soit déjà entrée de plain-pied dans cette nouvelle ère industrielle avec un siècle d’avance sur ses voisins européens.

Cette valeur-travail possède néanmoins une faille : que se passe-t-il lorsque la ressource, autre que le travail, devient rare ? En reformulant le paradoxe de l’eau et du diamant, les marginalistes vont construire une autre théorie, toujours présente dans le paradigme économique.

Valeur-utilité, une simplification pas si neutre

À la fin du xixe siècle, des économistes s’interrogent sur le paradoxe des diamants et de l’eau : « Il est suffisamment clair que, lorsque Smith parle de l’eau comme étant très utile et pourtant dépourvue de pouvoir d’achat, il veut dire l’eau en abondance, c’est-à-dire l’eau si abondamment fournie qu’elle a exercé son plein effet, ou son utilité totale. L’eau, lorsqu’elle devient très rare, comme dans un désert aride, acquiert un pouvoir d’achat extrêmement élevé. Ainsi Smith entend évidemment par valeur d’usage, l’utilité totale de la substance dont le degré d’utilité est tombé très bas, parce que le besoin de cette substance a été presque satisfait. Par pouvoir d’achat, il entend clairement le rapport d’échange contre d’autres marchandises10. »

En recyclant ce paradoxe de l’eau et de diamant, trois économistes, Léon Walras, Carl Menger et William Jevons11, formulent une théorie de la valeur fondée, non pas sur la quantité de travail nécessaire, mais sur la valeur-utilité qu’un individu est prêt à accorder à une part supplémentaire d’un bien. Cette valeur d’usage avait été rejetée par Adam Smith, car trop subjective, rattachée à nos goûts et nos sens, trop éloignée de l’intemporalité des lois naturelles et donc d’un déterminisme physique. Solution endogène et pratique, elle se limite à une opposition entre une offre et une demande, s’absout de toutes contraintes externes à l’économie, et réintègre les mathématiques. En effet, en posant comme principe, qu’un accroissement marginal en quantité fait décroître marginalement la valeur d’un bien, les économistes intègrent le calcul différentiel en économie. Cette théorie donne son nom au courant marginaliste. Ironiquement, les marginalistes construisent une économie libre de toute contrainte, en illustrant un environnement limité, un désert démuni d’eau.

En se remettant dans le contexte de l’époque, deux options sont possibles pour résoudre ce paradoxe. La première, qui n’a pas été retenue, aurait été de prendre le problème du point de vue du producteur, d’ignorer les besoins de l’acheteur, et de supposer que la valeur d’un bien croît à mesure que sa complexité pour l’obtenir augmente, que ce soit par le travail ou par toutes autres ressources. Il est coûteux d’extraire un diamant à cause de sa rareté. Il est aussi coûteux de produire un verre d’eau en plein désert en raison des coûts d’acheminements ou de forages. Une quantité supplémentaire devient d’autant moins coûteuse que l’expérience acquise a permis d’optimiser la part supplémentaire. Le raisonnement marginaliste tient aussi en conservant le rattachement à la chaîne de valeur et à l’histoire du bien. Mais sa complexité rend la théorie inutilisable : comment isoler la quantité marginale de blé qui a servi à produire le pain nécessaire à l’effort du chercheur de diamant ? Par un astucieux changement de point de vue, les marginalistes proposent une autre explication pour résoudre ce paradoxe et simplifier l’analyse. L’acte d’achat n’est pas déclenché, car un produit existe, mais par la nécessité de l’acquérir. Un verre d’eau dans le désert coûte plus cher, non pas parce qu’il est complexe à acheminer, mais parce qu’il peut me sauver la vie. Notre fonctionnement biologique nous impose de consommer une certaine quantité d’eau et lui donne une valeur. À mesure que mes besoins primaires sont assouvis, d’autres, moins naturels, plus subjectifs et plus consuméristes, apparaissent. Le premier verre d’eau me sauve la vie, le second me désaltère, le troisième me rassure… et chaque nouveau verre perd ainsi de la valeur par rapport au précédent. Une augmentation marginale en quantité fait décroître marginalement la valeur d’une unité de bien. Cela induit la loi « ce qui est rare est cher », et donne en définitive une explication à la valeur d’un diamant.

Cette théorie de la valeur est donc subjective, mais très pratique. Subjective, car elle se détermine par la valeur qu’un acheteur est prêt à mettre pour obtenir un bien. Ce sont les choix individuels qui donnent une valeur aux biens. Pratique, car contrairement à la valeur-travail, elle ne se rattache pas à ce qui constitue le bien, son histoire, sa chaîne de valeur, mais à la confrontation d’une offre et d’une demande. Hypothèse élégante assimilable au principe d’action et de réaction en mécanique12, cette théorie va se développer pour donner naissance à la théorie du choix rationnel. Il réaffirme que toutes nos décisions d’achat, de travail, de vie sont guidées par une volonté de maximiser notre utilité, ou encore égoïstement maximiser un ratio gain/travail à l’échelle de l’individu. Cela fait éclore le courant néoclassique qui se caractérise par une théorie de la valeur de l’instant présent sans aucune considération pour le passé des biens et sans contraintes externes : « Le travail, une fois qu’il a été dépensé, n’a pas d’influence sur la valeur future d’un objet : il a disparu et est perdu pour toujours. Dans le commerce, le passé est à jamais le passé ; et nous partons toujours du bon pied à chaque instant, en jugeant de la valeur des choses en fonction de leur utilité future13. »

Le problème de la valeur est résolu : la rareté est intégrée dans les choix du marché, mais les caractéristiques intrinsèques et le temps disparaissent. La valeur consacre les marchés, point de contact entre offre et demande.

Valeur et principes flous : le poids politique

Il n’existe pas de théorie économique sans une définition de la valeur qui lui est associée. La valeur est centrale et est donnée par les contraintes qui s’exercent sur la société. La valeur est déterminée par un socle social, que l’on accepte. Elle reflète l’accord mutuel que deux parties ont à échanger qui, lors d’une transaction, reconnaissent partager une métrique commune.

Cette définition a des conséquences politiques et organisationnelles. La valeur-travail d’Adam Smith est issue d’un courant libertaire où les individus sont libres de choisir leur place dans la société. Cette liberté relative se fait par les places vacantes dans la chaîne de valeur, et donc dans la constitution d’une société organisée de manière optimale par une main invisible qui distribue les rôles sur les places vacantes. Dans cette explication du paradigme proposée par Adam Smith, les valeurs éthiques et morales sont le prérequis collectif à l’échange. Sur cette notion philosophique, une séparation s’opère entre un déterminisme individuel pour l’économie néoclassique, et un déterminisme social pour le marxisme, inspiré par David Ricardo et théorisé par Karl Marx. Si les deux théories considèrent la valeur d’un bien comme étant un paramètre endogène à la société, l’origine de celle-ci en devient nécessairement politique et les divise. Ainsi elles s’opposent et sont difficilement conciliables sur leurs approches du temps. L’économie classique intègre le temps en reconnaissant comme nécessaires les étapes de la chaîne de valeur. L’autre ignore ce qu’il s’est passé. Cela rend impossibles les tentatives pour les réconcilier ou les fusionner dans une théorie commune.

L’origine du schisme entre les deux économies est étonnante, car elle ne semble pas motivée par de quelconques velléités morales et éthiques, ni même par une cohérence épistémologique, mais par une volonté de simplification. D’un tour de passe-passe, pour simplifier une science qui par nature était complexe, les marginalistes enterrent la chaîne de valeur de Smith, pour distiller ce principe et faire de l’économie une science de l’instant présent. La théorie néoclassique n’a plus rien de classique, si l’on considère la disparation de la dimension temps. Cette hypothèse de l’instant présent installe l’économie dans le court terme, supprime les considérations passées et futures et conforte la société dans des choix égoïstes : la distribution de valeur ne se fait qu’entre les parties impliquées dans l’échange, sans égard pour l’origine ou la destination du bien. Elle marque la transition d’une économie reposant sur les libertés collectives à des libertés individuelles. Elle conditionne les dogmes qui émergeront et le pouvoir que l’on attribuera aux marchés.

Les marchés travestissent la valeur des biens et supposent la société non pas comme une structure, mais comme une série d’individualités. Pour éviter l’écueil d’un individualisme et rétablir des équilibres collectifs, les institutions publiques y édictent des règles avec une paradoxale violation des libertés au sens néoclassique. John Maynard Keynes, puis Paul Samuelson tenteront ainsi de justifier le rôle des États dans l’économie. Ils s’opposeront aux néolibéraux, refusant tout interventionnisme et idéalisant le marché, une divinité intouchable et parfaite.

Mais ces nuances de libertés ne sont-elles pas la traduction de contraintes physiques ? Dans une science amputée de la dimension temps, comment intégrer l’origine des biens et introduire le développementdurable ? N’est-ce pas paradoxal de parler de soutenabilité dans une économie atemporelle ?

Scène 2 — Économie de l’environnement et contraintes

La thermodynamique est une science jeune par rapport à la mécanique newtonienne. Mais sa genèse est une réponse aux limites pratiques des trois lois universelles du mouvement et de la loi de la gravitation de Newton. Elle se base sur l’existence d’une quantité qui se préserve : l’énergie. Il s’agit du premier principe de la thermodynamique. Objet de querelles, ce principe de conservation fut la clef de voûte des sciences physiques, en unifiant mécanique, électronique et chimie.

La genèse de la thermodynamique démarre avec la mécanique newtonienne, et la conviction que quelque chose doit se conserver. René Descartes mesure et établit que la quantité de mouvement (m.v) se conserve. Ce résultat expérimental est attaqué par Gottfried Wilhelm Leibniz, qui montre qu’une autre quantité se conserve (m.v2). Il nomme cette quantité la force vive qui est, au coefficient près, égale à l’énergie cinétique que nous connaissons. Gottfried Wilhelm Leibniz l’oppose à la force morte qui deviendra plus tard l’énergie potentielle. Bien que le terme force soit inapproprié, car faisant référence à une autre mesure physique, celle de l’énergie, qui ne sera introduite que deux siècles plus tard, il justifie son propos avec la notion de force absolue : « Il y a déjà longtemps que j’ai corrigé et redressé cette doctrine de la conservation de la quantité de mouvement et que j’ai mis à sa place la conservation de quelque autre chose d’absolu… la conservation de la Force absolue. Il est vrai que communément on ne paraît pas être assez entré dans mes raisons ni avoir vu la beauté de ce que j’ai observé. Mais comme quelques-uns des plus profonds mathématiciens se sont rendus à mon sentiment, je me promets avec le temps l’approbation générale14. » Cette mesure et le ton provocateur de Leibniz donnent naissance à la querelle des forces vives qui ne sera atténuée qu’en 1750 par Jean Le Rond d’Alembert, pour qui les deux lois de conservations ne sont pas incompatibles. Entre-temps, Jean Bernoulli tente d’associer le travail et la force. En 1717, il propose une définition mathématique, comme l’expression du produit d’une force par une distance. Cette quantité, cantonnée à l’expression d’un travail mécanique, reste réductrice par rapport à la mesure plus englobante de l’énergie. Mais elle va se développer grâce à l’intuition qu’une quantité semble se conserver.

Les découvertes de Galilée, de Newton et Huygens fondent certes les sciences modernes. Mais cela ne s’est pas fait sans quelques doutes et quelques hésitations. Le processus de mise en place de ce concept fut long et rappelle, dans sa chronologie, quelques débats économiques actuels. Dans le domaine économique, des attaques du paradigme néoclassique ont mené chaque fois à de nouvelles révolutions. La révolution qui nous intéresse, est écologiste et fut amorcée dans les années 1960. Elle repose sur une économie radicalement différente, l’économie de l’environnement. Initiée par des économistes (Paul Samuelson, Nicolas Georgescu-Roegen, Kenneth Boulding, Herman Daly entre autres), mais aussi par des scientifiques issus d’autres secteurs (biologistes, physiciens…), celle-ci a redéfini un cadre compatible avec un développement économique soutenable : l’économie devient un sous-système de son environnement, dépendant de ce dernier et asservi par des réservoirs et exutoires.

Les graines du rapport à la nature

Si l’économie d’Adam Smith s’est développée autour du concept de liberté, ses prémices se rattachent à une organisation naturelle dénuée de toutes considérations éthiques et morales. Carl von Linné, naturaliste suédois, pose dans la première moitié du xviiie siècle les bases de « l’économie de la nature » grâce à sa classification des espèces. L’économie de Linné fait référence à l’organisation de nature qu’il traduit par une taxonomie construite d’unités et taxons, qui s’organisent en hiérarchies déterminées par leurs attributs. Cette notion deviendra plus tard l’écologie, séparant ainsi une illusion anthropocentrée d’une réalité naturelle pour deux sciences aux objectifs et principes radicalement différents, respectivement l’économie et l’écologie.

À la même époque, les physiocrates, qui pourraient être considérés comme les fondateurs de la science économique15, imaginent un système social polarisé sur l’agriculture et inspiré par le fonctionnement du corps humain. Cette théorie est proposée par Francois Quesnay, médecin du roi, et le marquis Victor Riquetti de Mirabeau. Ils estiment que la seule activité productive, source de richesses, est l’agriculture. Seule la Terre produit des richesses renouvelables. Précurseurs du libéralisme avant même les écrits d’Adam Smith, ils préconisent une administration décentralisée, un impôt unique, proposent des réformes révolutionnaires sur la liberté de commercer toujours en vigueur16, et inspireront Léon Walras, père du marginalisme. Que ce soit chez Carl von Linné ou les physiocrates, l’économie est associée à une organisation en lien étroit avec la nature. Ce lien s’est éteint dès lors que les théories se suffisaient à elles-mêmes. Que ce soit la valeur-travail ou la valeur-utilité, les écosystèmes disparaissent du paysage avec des principes qui omettent leurs rôles. La quête de simplicité mène à l’abandon du socle physiocratique au profit de lois endogènes à la société, et à des incohérences qui seront marginalisées dans une philosophie où les égoïsmes nécessairement consensuels possèdent un avantage autoréalisateur indéniable.

Si les physiocrates et Adam Smith proposent chacun une organisation naturelle et harmonieuse dans le fonctionnement économique, une autre réflexion va faire éclore des incohérences entre démographie et économie. Thomas Robert Malthus, prêtre anglican, est le premier à remettre en cause l’existence de l’équilibre naturel et harmonieux proposé par Adam Smith. Il comprend qu’indépendamment de toutes limites, les rythmes d’accroissements sont incompatibles17 : « La population, lorsqu’elle n’est pas contrôlée, augmente dans un rapport géométrique. La subsistance n’augmente que dans un rapport arithmétique. Une légère connaissance des chiffres montre l’immensité de la première puissance par rapport à la seconde. En vertu de cette loi de notre nature qui rend la nourriture nécessaire à la vie de l’homme, les effets de ces deux puissances inégales doivent être maintenus égaux. Cela implique un contrôle fort et constant de la population par la difficulté de subsistance. Cette difficulté doit se situer quelque part et doit nécessairement être sévèrement ressentie par une grande partie de l’humanité18. » Il ne formule pas un plafond exogène qui serait lié aux ressources de la planète, mais une limite endogène liée aux différences de rythmes des modèles socio-économiques (d’un côté la démographie et de l’autre les facteurs de production).

En dehors de toute éthique et morale, sa solution, la pire, est une limitation des naissances, au risque que la nature s’en charge : « La nature elle-même, dans les périodes de grande pauvreté ou de mauvaises conditions climatiques, ainsi que de mauvaises récoltes, intervient pour limiter l’accroissement de la population de certains pays ou de certaines races ; ceci, bien sûr, par une méthode aussi sage qu’impitoyable19. »

Cité par les pires et les meilleurs20, haï en raison d’une absence d’éthique dans ses propos, enterré à plusieurs reprises21 pour ses solutions liberticides, Thomas Malthus sera néanmoins une source d’inspiration, loin des idéologies eugénistes de la première moitié du XXe siècle. Interloqués par ses conclusions, Charles Darwin et Alfred Wallace s’en inspireront pour construire la théorie de l’évolution des espèces.

Antérieures à l’ère industrielle, ces réflexions malthusiennes seront reléguées par le progrès, et oubliées un temps au profit des travaux de John Stuart Mill sur les états d’équilibres. Autre génie anglais de l’économie inspiré par David Ricardo, il reprend l’idée d’une évolution asymptotique et orientée vers un équilibre économique inexorable et heureux. Conséquence de cette main invisible, cet état est stable et naturel : « Les économistes politiques ont toujours dû voir, plus ou moins distinctement, que l’accroissement des richesses n’est pas sans limites, qu’à la fin de ce qu’ils appellent l’état progressif se trouve l’état stationnaire, que tout progrès dans les richesses n’est qu’un ajournement de cet état, et que chaque pas en avant en est une approche. Nous sommes maintenant amenés à reconnaître que ce but ultime est à tout moment assez proche pour être pleinement visible ; que nous sommes toujours sur le point de l’atteindre, et que si nous ne l’avons pas atteint depuis longtemps, c’est parce que le but lui-même vole devant nous. Les pays les plus riches et les plus prospères atteindraient très vite l’état stationnaire, si l’on n’apportait pas de nouveaux perfectionnements aux arts productifs, et si l’on suspendait l’afflux des capitaux de ces pays vers les régions [pauvres] de la Terre22. » En invoquant une nature nécessairement parfaite, un parlementaire nous annonce la croissance zéro comme étant le but ultime, le Graal économique à conquérir. Il estime même que les Pays-Bas en sont proches.

En suggérant l’atteinte d’une harmonie naturelle bienfaisante, John Stuart Mill et David Ricardo s’opposent ainsi à Thomas Malthus. L’idée d’un équilibre naturel bénéfique va dominer, celui-ci étant en résonance avec d’autres principes de stabilité, dont celui de moindre action proposé un siècle plutôt par Pierre Louis Maupertuis. Il est néanmoins en contradiction avec l’impitoyable second principe de la thermodynamique, le chaos entropique, découverte contemporaine à Mills et source de vifs débats à l’époque.

L’atteinte de cet l’équilibre prédit par Mills est contrecarré par trois événements. Premièrement, les révolutions technologiques s’amorcent et ses soubresauts repoussent cet équilibre. Puis les bulles boursières et la spéculation, qui ne sont pas intégrées aux modèles, marquent avec la crise de 1929 le premier contre-exemple23 et confrontent les économistes à l’image d’Épinal qu’ils ont construite. Finalement, la Seconde Guerre mondiale achève le dogme pour le remplacer par un autre. La croissance devient une obligation politique promise par la fontaine de Jouvence du progrès technologique. Après avoir supposé qu’il repousserait l’échéance fatidique de Malthus et heureuse de Mills, le progrès rédempteur se mue en précurseur de croissance, dopé par la reconstruction et la consommation. Les modèles économiques évoluent d’un objectif de croissance nulle à une croissance nécessaire, objectif entretenu par une compétition entre modèles politiques. Si les équilibres ont ainsi évolué, d’autres interrogations, au-delà des réflexions de Thomas Malthus, ont éclos.

En 1860, l’épuisement des ressources de houille en Angleterre nourrit quelques inquiétudes partisanes à la Chambre des communes. Interrogé, William Stanley Jevons, père du marginalisme, part d’un constat : « En vérité, le charbon ne se situe pas à côté, mais totalement au-dessus de toutes les autres matières premières. C’est l’énergie matérielle du pays — l’aide universelle — l’élément qui apparaît dans tout ce que nous faisons. Avec le charbon, pratiquement toutes les prouesses sont possibles, voire faciles. Sans lui, nous voilà rejetés dans la pauvreté laborieuse des temps anciens. Une fois cette réalité devenue familière, il ne surprendra personne qu’année après année, nous buvions des rasades toujours plus grandes d’un matériau possédant un si grand nombre de qualités et des pouvoirs si miraculeux24. » D’une mise en garde sur la compétitivité anglaise (il n’est pas encore question d’épuisement des ressources à l’échelle mondiale), il prédit un pic de prospérité qu’il associe à un pic de production du charbon (le pétrole aura raison de lui). Il avertit du mirage économique des ressources naturelles accessibles gratuitement, et mentionne le paradoxe qui porte son nom : « L’idée selon laquelle un usage plus économe du combustible équivaudrait à une moindre consommation est une confusion totale. C’est l’exact contraire qui est vrai. […] Tout ce qui conduit à augmenter l’efficacité du charbon et à diminuer le coût de son usage a directement tendance à augmenter la valeur du moteur à vapeur et à élargir le champ de son utilisation25. » Nous pourrions être surpris que le père du marginalisme soit aussi clairvoyant sur les contraintes qui s’imposent à nous. Mais le problème n’est pas tellement dans la théorie, mais dans le dévoiement et la cannibalisation qu’elle a opérée sur toutes les solutions économiques (ce point sera développé plus tard avec la règle de Hotelling, les taxes pigouviennes, ou encore le théorème de Coase).

L’ancrage de l’économie se fait par l’unique théorie marginaliste, qui se suffit à elle-même : les prix sont fixés par le marché, et le marché est efficace, car il détermine les prix26. Elles guident la valeur des échanges par laquelle les individus d’une société acceptent d’interagir. Les contraintes ne sont jamais exogènes et s’expriment dans une machine flexible et réactive qui les internalise : esthétiquement infaillible. Retirer cette hypothèse revient à remettre en cause les marchés et à détruire l’économie. À aucun moment, des paramètres extrasociaux ne peuvent remettre en cause le fonctionnement de la machine. L’offre et la demande s’adaptent et se suffisent, mais comme démontré par Jevons, cette appréciation est arbitraire. D’autres impératifs économiques altèrent cet idéal supposé élastique et malléable comme la nécessité de maintenir une activité, un actif à rentabiliser… Par ce biais et non sans quelques incohérences, les économistes intègrent les impératifs exogènes.

Dans l’entre-deux-guerres, stimulées par la révolution darwinienne, des réflexions émergent sur la similarité entre biologie et économie et la nécessaire ouverture de cette dernière à d’autres domaines. Deux siècles après les physiocrates, Alfred Marshall, père des externalités, propose un parallèle entre biologie et économie. Il dénonce une économie mécaniste et son illusion mathématique, qu’il souhaite remplacer par une économie biologique et organique. Ces idées restent marginales jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Réveillé par une polarisation sociale et politique, l’Homme découvre les menaces qui pèsent sur son existence. L’économie de l’environnement peut éclore.

L’éclosion de limites naturelles

Après deux guerres mondiales, et en pleine guerre froide, alors que la planète comprend qu’elle peut s’annihiler, Kenneth Boulding, économiste, s’interroge sur les fondements de l’économie et ce vers quoi elle s’oriente : « La Terre fermée du futur requiert des principes économiques quelque peu différents de ceux de la Terre ouverte du passé. Par souci de pittoresque, je suis tenté d’appeler l’économie ouverte “l’économie du cow-boy”, le cow-boy étant le symbole des plaines illimitées, étant également associé à l’insouciance, à l’exploitation, au romantisme et à la violence, caractéristique des sociétés ouvertes. L’économie fermée du futur pourrait également être appelée “l’économie de l’homme de l’espace”, dans laquelle la Terre est assimilée à un vaisseau spatial unique, sans réservoirs illimités de quoi que ce soit, qu’il s’agisse de l’extraction ou de la pollution, et dans laquelle, par conséquent, l’homme doit trouver sa place dans un système écologique cyclique qui est capable d’une reproduction continue de la forme matérielle, même s’il ne peut échapper aux apports d’énergie. La différence entre les deux types d’économie apparaît surtout dans l’attitude à l’égard de la consommation27. » Même s’il existe quelques interrogations antérieures sur les capacités de la planète, il s’agit de la première fois qu’un économiste interroge les contraintes exogènes de l’économie28.

En parallèle, dans un article « La Tragédie des biens communs », le biologiste Garrett Hardin alerte sur le devenir d’un monde géré par une économie libérale. Cet article, écrit en 1968, éclaire sur l’incompatibilité entre liberté et contraintes naturelles. En partant d’un simple exemple, un pâturage en libre accès, il montre que ce ne sont plus des lois à croissances différentes qui posent problème, mais une limite infranchissable et incompatible avec nos valeurs morales : « L’aspect le plus important de la nécessité que nous devons maintenant reconnaître est la nécessité d’abandonner les biens communs dans la reproduction. Aucune solution technique ne peut nous sauver de la misère et de la surpopulation. La liberté de se reproduire apportera la ruine à tous. » Il interroge sur un système de valeur (centré sur la liberté de choisir) où une offre bornée et gratuite se confronte à une demande égoïste. Il en déduit un échec certain d’un système absurde où la natalité est l’unique variable de régulation et conclut : « La liberté, c’est la reconnaissance de la nécessité29. » Il est rejoint trois années plus tard par les conclusions du rapport deRome.

L’hypothèse de départ est la même : des ressources limitées. La méthode diffère. Là où, grâce à une expérience de pensée, Garrett Hardin alerte sur une inconsistance entre modèle économique et capacités finies, le « rapport Meadows », à partir d’une simulation informatique, alerte sur l’inertie des systèmes à capacités finies. La première version paraît en 1972 sous le nom « The Limits to Growth » ou « Rapport du club de Rome » (Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers). Construite par des ingénieurs, cette modélisation, nommée World3, simule une économie mondiale simplifiée. Les auteurs démontrent les conditions d’un effondrement et dressent des pistes pour l’éviter. Une conclusion identique à celle de Garrett Hardin amènera les mêmes vives critiques d’économistes, pas habitués à manipuler d’autres contraintes que l’offre et la demande.

Malgré ces interrogations fortes sur la transposition des modèles économiques à un monde fini, la théorie néoclassique résiste, mais au prix d’un divorce. Un schisme se produit entre d’un côté des néoclassiques conservateurs qui chercheront des trésors d’ingéniosité pour préserver un système, et d’un autre côté, un nouveau cadre pour l’étude de l’économie, l’économie de l’environnement, contraint de repartir d’une feuille blanche et de réinventer un monde qui n’existe pas. Ces deux branches se retrouvent à défendre un principe de soutenabilité faible pour le paradigme dominant, et un principe de durabilité fort, en rupture, pour l’économie de l’environnement.

Les deux branches de l’économie de l’environnement

La soutenabilité faible est un cas particulier de la règle de Hotelling proposée en 193130 dans une période où la question ne porte pas forcément sur les limites de l’offre, mais plutôt sur les mécanismes de relance. Le dogme se charge de répondre aux inquiétudes et la règle d’Hotelling s’inscrit dans une tradition endogène de l’économie néoclassique. À sa façon, elle introduit formellement la notion de renouvelable dans la théorie néoclassique. Harold Hotelling y démontre que « le prix unitaire d’une ressource naturelle non renouvelable doit croître à un taux égal au rendement des autres actifs économiques ».

La règle de Hotelling est ressortie des placards à l’occasion d’une autre crise, celle du choc pétrolier. Robert Solow l’amende et quelques années plus tard John Hartwick propose le principe de durabilité faible. Après avoir assisté à une conférence sur la gestion de la rente pétrolière en Norvège, il cherche l’optimum à la question suivante : comment investir la rente pour que celle-ci se transmette aux générations futures ? Il suppose que le capital naturel se substitue à n’importe quelle autre forme de capital reproductible, humain et technique, ou autrement dit, tout ce qui n’est pas du terrain, ou des droits d’exploitation sur des ressources non renouvelables. Cas spécifique de la règle de Hotelling, il considère que l’économie et les équilibres internes qui la gouvernent se chargent de maintenir une balance entre capital naturel et capital économique. Ceci est contestable. En premier lieu, cela suppose que le capital naturel et les équilibres sont parfaitement connus : aberration dans une économie de l’instant présent. En second lieu, l’économie n’intègre que très rarement un capital naturel31. Les ressources fossiles, même si elles sont assujetties à un droit d’exploitation, sont sous-évaluées. Enfin, il suppose que les marchés intègrent la durabilité et les informations à long terme qui n’existent pas. Il suppose l’existence d’une conservation sans préciser son origine. Le capital émerge naturellement, puis se conserve. Le capital naturel, préalable à toute activité, n’existe donc que lorsqu’il commence à être exploité. Avant il n’existe pas, après il n’existe plus, mais entre les deux il se conserve.

Élégante dans le contexte néoclassique et anthropocentré, cette règle devient maladroite dans un environnement physique limitée. Ainsi elle ne répond pas aux logiques de surexploitation et de concurrence acharnée d’autant plus importante qu’une ressource s’affaiblit ou que les actifs doivent être rentabilisés. Plus impitoyables que l’éthique et la morale, d’autres lois naturelles sont ignorées. Absent du principe de soutenabilité faible, le principe entropique prédit une qualité décroissante au fil des transformations et usages. Fondamental en physique et loin de tout équilibre, le principe entropique explique la diffusion et la chaleur, le remplacement de l’ordre par le désordre, et par extension les phénomènes de pollution.

Dès lors, quelle serait une bonne méthode d’évaluation du capital naturel, capital que mentionne Harold Hotelling et préalable à toute activité économique ? Sans clairement répondre à la question, les détracteurs de la soutenabilité faible et les militants d’une soutenabilité dite forte affirment qu’il n’existe pas de substitution possible aux ressources naturelles. Les conclusions paradoxales de la soutenabilité faible les amènent à repenser les dépendances entre environnement et économie.

La soutenabilité forte se concrétise avec la reconnaissance d’un cadre exogène à l’économie, représenté par les limites de notre environnement. Elle considère l’économie comme un sous-système évoluant dans un système plus vaste, un écosystème, la biosphère. Là où l’économie classique se suffisait à elle-même (indépendamment des facteurs limitants du système dont elle hérite), elle intègre les bornes et caractéristiques physiques du système amont dans lequel elle se développe. L’un des pères de cette branche, élève de Nicholas Georgescu-Roegen, Herman Daly, propose en 1990 trois critères pour définir la durabilité32 matérielle ou énergétique. Premièrement, le rythme de consommation des ressources renouvelables ne doit pas excéder le rythme de régénération de ces mêmes ressources. Puis, le rythme de consommation des ressources non renouvelables ne doit pas excéder le rythme auquel des substituts renouvelables et durables peuvent être développés. Enfin, le rythme d’émission de pollution ne doit pas excéder la capacité de l’environnement à absorber et assimiler cette pollution.