Ce que le cœur croit, l’esprit le sait - Jean-Marie Manceau - E-Book

Ce que le cœur croit, l’esprit le sait E-Book

Jean-Marie Manceau

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Beschreibung

Lorsque l’heure de la retraite sonna pour Jean-Marie Manceau, dont l’amour des mots et la passion pour le verbe avaient guidé une longue et belle carrière, il ne pouvait se résoudre à poser la plume. Animé par le désir de transmettre la somme de ses connaissances, sa compréhension de la vie, les fondements de ses certitudes et ce à quoi il avait consacré son cœur, il rassembla ses notes pour créer un dictionnaire imprégné de sa spiritualité, de ses expériences et de ce qu’il observait et entendait dans le tumulte du monde. C’était sa manière de quitter la vie en reculant, en explorant ce qui reste du passé qui perdure et en témoignant du présent qui préfigure l’avenir.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Marie Manceau a mené une vie professionnelle riche et diversifiée. Cependant, ce qui se révèle encore plus fascinant, c’est ce lexique qu’il a entrepris de rédiger après sa retraite, un projet inachevé à sa mort, et qui est désormais le sujet captivant de cette publication..

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Jean-Marie Manceau

Ce que le cœur croit, l’esprit le sait

Le lexique d’une vie

Essai

© Lys Bleu Éditions – Jean-Marie Manceau

ISBN : 979-10-422-0712-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Fidèle aux dernières volontés de mon père, voici la dernière pierre de son lexique bâti à l’aune d’une vie entière, de cœur à sagesse. Nous continuons à converser ainsi par-delà la mort, et il me semble, tous les jours plus intensément, en le lisant et en le relisant, que la vie est là, qui point entre les lignes, où d’autres que moi trouveront une source d’espérance, une promesse de bonheur aux heures de doute et d’incertitude.

Florence Manceau

Épigraphe

Habituez-vous comme moi à ces prodiges que j’annonce et vous connaîtrez l’avenir.

Apollinaire

Quand le soleil d’or sera devenu rouge, que la perle de l’univers sera devenue déserte, et que vous quitterez la terre pour toujours, saurez-vous pleurer ? Ils pleurent aujourd’hui les voyageurs qui quittent un pays qu’ils ne reverront plus.

Demain vous serez bien plus intelligents, bien plus savants, mais saurez-vous frémir et vous émouvoir comme ces êtres préhistoriques qui avaient pris l’habitude d’enterrer leurs morts ? Connaîtrez-vous l’appréhension de Gagarine et d’Armstrong, et la peur insensée de vos ancêtres pour des dangers imaginés ?

J. M. Manceau

Argent

De retour des commissions, après m’avoir repris les sous que je tenais précieusement dans mes petits doigts serrés – les perdre m’aurait valu d’être puni – ma grand-mère me passait les mains sous le robinet en disant invariablement : « L’argent c’est sale, on ne sait pas d’où y vient, tout le monde y touche. » Le précieux, l’indispensable, le « tellement dur à gagner », le « surtout les perds pas », pouvait donc aussi, dans le même temps, inspirer la répugnance.

Le trouble d’un enfant, face à sa première ambivalence, n’était que l’appréhension d’une évidence d’adulte : le rapport à l’argent plongeait le monde dans la schizophrénie. Entre « l’argent sale », marmonné par ma grand-mère penchée sur l’évier de sa cuisine, et le déclamatoire « argent sale, argent qui corrompt » de Mitterrand sur la dépouille de son Premier ministre, suicidé par peur de scandale de concussion, se cache une même ambiguïté. L’une, démunie, fustige son nécessaire ; l’autre, nantie, ce qui le rend puissant et comblé.

Longtemps, la résignation des pauvres fut de mise : « Il pleut où s’est mouillé », « l’argent va à l’argent ». Le réconfort de la culture va aux gens cultivés. Le plaisir du sport comble les bien-portants. Le monde est ainsi fait : ceux qui ont le moins reçoivent le plus. Cette fatalité n’est plus de mise. Le dicton populaire « l’argent ne fait pas le bonheur », baume sur les plaies des démunis, ne fait plus d’effet. Les sans-le-sou sont malheureux et plus rien ne les console. Coluche une fois pour toutes, par une de ses palinodies, a tordu le cou à ce poncif « l’argent ne fait pas le bonheur des pauvres. »

Déjà en 1945, au moment de mourir, Bernanos s’insurgeait : « Je suis un écrivain pauvre et révolté contre un monde où Dieu est de plus en plus absent, et où l’argent est roi. » Un peu plus tard, Cesbron, dans une formulation à la Coluche, condamnait notre civilisation : « Ce monde n’est qu’argent et sexe : corps et biens, ça sent le naufrage. » Plus rien n’est donné à l’homme. L’oxygène échappait encore à la loi de l’échange, c’est fini : à Bangkok vient de s’ouvrir un bar à oxygène. Branché sur un appareil qui fournit de l’air aromatisé à la camomille ou à l’eucalyptus, vous pouvez échapper à la suffocation. Donc aujourd’hui, véritablement, tout s’achète.

Tout s’achète chez les marchands, « mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. » Ils n’ont plus d’amis, mais les plus épris de pouvoir ne peuvent se passer de réseaux de relations. Ils les achètent ! Avec de l’argent bel et bon, ou à l’aide de privilèges qu’ils tirent de leur fonction et qu’ils octroient à ceux dont ils ont besoin. Aucun investissement ne s’avère plus rentable. Car si tout s’achète, tout se vend. Celui que Rivarol pourfendait : « Monsieur de Mirabeau est capable de tout pour de l’argent, même d’une bonne action », a fait des émules.

Tous les jours, un homme politique est mis en examen pour des prises illégales d’intérêts, détournements d’argent public, blanchiments d’argent sale. Les larcins vont de plusieurs millions de dollars à cet avantage cocasse : le député socialiste de Pau, André Labarrère a été mis en examen : en 1996, 1997, 1998 ; il avait fait financer par la collectivité publique la location d’un hall de la foire-exposition de la ville. Une de ses amies intimes, une voyante, y organisait une cérémonie en l’honneur de sainte Rita, la patronne des causes désespérées !

Avec La Rochefoucauld, l’on peut se contenter d’un haussement d’épaules : « L’intérêt mène le monde, les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. » Ou bien prendre au sérieux la menace de Bernanos : « Le pas des mendiants fera trembler le monde. »

Afin que l’enrichissement frauduleux des puissants cesse d’alimenter la révolte des miséreux, mais aussi le découragement des besogneux et celui des entreprenants, il faut sauver le politique et déculpabiliser puis vanter la rentabilité. Sauver le politique c’est simple : il suffit, de la même façon que l’on a procédé à la séparation de l’Église et de l’État, entreprendre la séparation de l’argent et du pouvoir. Donner une image positive de la rentabilité sera plus long : depuis des lustres, faire des bénéfices est vilipendé. Aussi il est salutaire, dès maintenant et vigoureusement, tout en punissant l’argent du talent enfoui, non partagé, non réinvesti, d’encourager le créateur de richesse, de féliciter et donner les gagneurs en exemple. Mais comment un gouvernement socialo-écolo-communiste pouvait-il comprendre cela ? Décourager le goût d’entreprendre, le goût du risque, de l’aventure économique par le plomb de l’impôt, c’est une faute pour le plus grand nombre. À quoi pense-t-il donc quand il vote ? Le scrutin démocratique est une bien curieuse alchimie !

Ne pourrait-on pas sur le parvis de Bercy afficher la parabole des talents ? Ayant sous les yeux la paradoxale conclusion : « À tout homme qui a, l’on donnera et il aura du surplus, mais celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a », le ministre des Finances ne serait plus tenté de ruiner ses contribuables investisseurs, ces généreux qui font diminuer le nombre de ceux qui ne savent pas où mettre leur talent. Trop ! Ce serait trop. Alors la pensée de ce pétrolier suffira : « L’argent c’est comme le fumier ; vous l’entassez, ça pue la merde ; vous l’étalez, ça fait pousser les fleurs. »

En plus d’une excellente cuisinière, ma grand-mère était une fleuriste pleine de talents.

Amitié

Le banquet s’achève, les rires fusent, les sourires de connivence baignent la salle, l’osmose a gagné l’assemblée des convives : des membres de tout niveau de notre entreprise, de « la maison ». Partager le pain et le vin ruine l’affirmation d’Aristote : « Il n’y a de véritables amitiés qu’entre égaux. » Cela confirme le génie de Jésus de Nazareth dont le message, selon Érasme, n’est « rien d’autre qu’une véritable et parfaite amitié. Nihil apud quam vera perfectionaque amicitia. »

Oh ! Bien sûr, parfois, en prenant la parole pour remercier les organisateurs et résumer les actions à conduire avant de nous réunir à nouveau, est montée l’envie d’imiter Platon : « Oh ! Mes amis, il n’y a pas d’amis. » Pour avoir entendu des critiques se lever de-ci de-là, ou bien poindre la jalousie, ou une velléité d’autoritarisme, il apparaissait qu’entre « mes chers amis » de cette réunion (session, congrès, séminaire, symposium, selon le nouveau langage managérial), et celui murmuré à mes proches, il y avait différence, différence d’intensité, de perfection pour suivre Platon. Au regard de l’essence de l’amitié, de l’amitié en soi relevant d’un modèle idéal hors du temps et de l’espace, une amitié vécue mérite-t-elle ce nom ? C’est la question posée par ce célèbre paradoxe.

Oui ! Tout ce qui tend à apaiser, créer de la synergie, unir, mérite d’être appelé amitié : c’est se trouver en route vers la parfaite, la platonique, car, en tout domaine, dans ce monde éphémère, nous ne serons jamais qu’en devenir.

Ainsi que Gide, « j’ai besoin d’amitié comme du pain ». Et je me vois encore révolté par la découverte, sur la conciergerie du château de Caradeuc à Bécherel, de cette inscription : « Amici pateant fores, coeterie maneant foris- Aux amis que les portes soient ouvertes, aux autres qu’elles soient fermées. » Comment se faire des amis en vivant ses portes closes ? Il est vrai que Louis René de Caradeuc de la Chalotais, procureur du roi, avait cette devise que je combats toujours : « Arrête ton cœur ! », autrement dit que la raison l’emporte sur les sentiments.

Partout où je me trouve, voilà mon ambition : œuvrer par amitié. C’est facile aujourd’hui dans le monde associatif. En leur apprenant le français, Lisa la Chinoise, Avdylhamid le Kosovar et son épouse macédonienne sont devenus des amis de nationalité française. Hier, dans le monde du commerce et des affaires ? Une provocation, un combat : prouver que la réussite économique se nourrit de l’amitié ! Un bon patron m’y a donné l’exemple, des mauvais ont voulu s’y opposer ; leurs médiocres résultats finissaient toujours par nous donner raison, ainsi qu’à Mattéo Ricci, un missionnaire et scientifique jésuite de la fin du XVIe siècle : « Seule une entreprise où l’amitié a sa place peut prospérer. » Fort de cette conviction, il a réussi à rapprocher l’Empire chinois de l’Occident, son Institut à Shanghai y travaille encore !

Personne ne quittait l’entreprise sans être convié à une dernière amicale assemblée, et quand il fallait la conclure, c’était presque en demandant pardon de le faire : « Rompre le silence. Le silence comme un rempart, un espace qui enveloppe toute vie en commun. L’amitié se passe de paroles, la complicité quotidienne suffit. Et puis il est des soirs, comme celui-ci, où le cercle, par la force des choses, va se distendre et où les mots viennent aux lèvres. Merci de me laisser vous dire un moment l’amitié façonnée à la forge du travail. »

L’amitié c’est agir, produire, mais aussi apprendre ensemble à affronter l’avenir.

L’amitié, c’est aussi la fidélité à ceux qui ne sont plus là. Ils dorment sur ce plateau venté, entre le Loir et l’Ire, où j’ai conduit par « monte à r’gret » (ma grand-mère appelait ainsi la rue qui mène du château au cimetière), plus de cent dépouilles, revêtu de la soutane noire, marchant devant le cheval du corbillard et fixant le train du cortège.

Ce propos est vraiment écrit à propos, le samedi 13 novembre 2010 ; c’est la journée de la gentillesse ! Oublions le dicton : « trop gentil, trop con » car l’avenir du monde n’a jamais commandé avec autant d’urgences le souci de l’autre, la bienveillance, la bienfaisance. L’amitié, dans la guerre économique mondiale, nous aidera à nous conforter les voisins, et, de proche en proche, le « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » fera comprendre aux puissants qu’ils n’ont plus le pouvoir.

Senso l’amista de que sarié lou monde.

Sans l’amitié que deviendrait le monde.

Frédéric Mistral

Amour

L’ordre alphabétique met Amour après Amitié, c’est aussi l’ordre du cheminement vers la perfection ; l’amour étant l’amplitude de l’amitié, son comble. « Avant de jeter le filet de l’amour, il faut tendre l’hameçon de la sympathie », recommande Saint-Jean-Chrysostome. L’amitié aide la vie, l’amour la donne, l’assure, et jusqu’aux dépens de la sienne. Voilà, tout est dit.

Il ne reste plus qu’à s’intéresser à la délectation des philosophes et des poètes pour l’amour, coupé en morceaux, devenu éros, passion, sexe, instinct, agapè, philia, charité ; au dédain de Chamfort : « l’amour n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes », à l’espérance céleste de François Mauriac après la déception terrestre : « l’amour aura le dernier mot, j’ai cru que la grâce du Père pénétrerait ce monde féroce. »

L’humour n’épargne pas l’amour, Feydeau s’en amuse : « le grand tort que vous avez mesdames, c’est de toujours rechercher un homme que vous aimez, alors que vous seriez plus heureuse avec un homme qui vous aimerait. » Et Guitry : « Qu’est-ce qu’il y a de mieux au monde ? Aimer. Et après ? Être aimé. Pourquoi vaut-il mieux aimer qu’être aimé ? C’est plus sûr. » Et Jean Yanne : « l’amour c’est du sport, surtout quand y en a un qui ne veut pas. » Du sport puisque dans notre monde d’instantanéité, comme au rugby, après la touche, le placage.

L’art de vivre moderne se bâtit dans la précarité, l’éphémère – Un graffiti sur un pupitre d’écolier : « je t’aime jusqu’à dimanche dernier délai » ! – Sept minutes de tête-à-tête entre un homme et une femme pour « rendre » ou « laisser » ; c’est blind date (rendez-vous à l’aveugle) inventé par un rabbin de New York en 2002 pour que les jeunes pratiquants juifs puissent trouver époux et épouse !

Chacun vit pour soi dans l’ivresse de l’instant, hypnotisé par son nombril. L’amour n’est plus que tendreté du cœur et tendresse du cul. Ceci est traduit par Henry Clews dans une sculpture du parc de son château de La Napoule. Il se représente sous les traits d’un don Quichotte dénudé, autour de lui des figures satiriques de bourgeois imbéciles, en face, Jésus, Marie et Marie-Madeleine, au milieu, un amour ailé se regarde et se touche le nombril.

La norme devient l’autonomie. L’amour, la joie que l’on éprouve à vieillir ensemble : ringard ! Dans un magasin très achalandé, un vendeur : « Vous êtes mariée ?

— Oui.

— Depuis longtemps ?

— Depuis quarante-cinq ans. »

Sur notre couple, tous les regards se tournent stupéfaits : des dinosaures !

Le couple se construit contre les fatalités quotidiennes. Contre le « ça » freudien. Le coup de foudre est la rencontre de deux fulgurances inconscientes – mon Ève à moi est sortie de ma Côte d’Azur un mois d’août – Puis arrive le temps de l’amour mature que l’éloignement momentané peut renforcer, « l’absence est une pierre de touche pour les vrais attachements », dit Lacordaire, et Guillaume Apollinaire : « Je pense à toi mon Lou, ton cœur est ma caserne. » La vie à deux devient alors un projet, et la fidélité, dimension de l’immortalité, loin d’un carcan, une force qui fait devenir.

En amour, comme en toute aventure, il faut se souvenir de Sénèque : « Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il va », et de Pierre Teilhard de Chardin : « c’est inévitablement s’aimer que de regarder tous ensemble passionnément dans une même direction. » L’amour, c’est quand une femme, penchée sur les fourneaux de sa cuisine, lance à son mari qui écoute un disque de Marie-Claire Alain dans le salon : « C’est toi qui joues, chéri ? » Où, quand à la Saint Valentin, on peut se dire : « Heureusement qu’on s’a ». L’amour crée, régit et sauve tout, « j’aime t’aimer, tu es ma vie », il tient de la construction du monde, du cheminement de la création : c’est la même force qui engendre la vie et qui me fait t’aimer. Cet appel à la joie d’Apollinaire, pour le mariage de son ami André Salmon, a été, et sera lu dans toutes les cérémonies de mariage de la famille :

« Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes

L’amour qui emplit ainsi que la lumière

Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes

L’amour veut qu’aujourd’hui

Béatrice et Christian

Dominique et Nathalie

Étienne et Adeline

Cécile et Christophe

se marient. »

L’amour est don et ne se dépense point, au contraire dit Saint Exupéry : « Plus tu donnes, plus il te reste. »

Le drame arrive lorsque la réciprocité n’est plus là. Les tragiques et les lyriques en larmes s’emparent de la partition.

Racine :

« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »

Corneille :

« Et ton cœur insensible à ces tristes appas

Se figure un bonheur où je ne serai pas ! »

Malherbe :

« Et moi je ne suis rien quand je ne la vois pas. »

Un latin cité par Pétrarque :

« Odero si potero ; si non invitus amabo.

Je te haïrai si je peux ; si non je t’aimerai malgré moi. »

La réciprocité n’est plus possible quand la passion allume des exigences excessives, jusqu’à celle de posséder l’être aimé entièrement, corps et âme. Pour exprimer cette passion, au-dessus des milliers d’expressions de toutes les littératures du monde, perce l’aveu de Phèdre, traduit ainsi par Racine :

« Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachées :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. »

Excédé par l’amour passé au scalpel, d’un côté, sexe, sensualité, jouissance asservissante du corps, de l’autre, sentiment extase, jouissance libératrice de l’esprit, l’élève rebelle a frisé, si non l’excommunication, du moins l’exclusion de l’établissement scolaire tenu par des prêtres diocésains. En cours d’instruction religieuse animée par le professeur de grec, il avait osé démontrer que Sapho, la merveille de la poésie antique, et Sainte-Thérèse de Lisieux, la petite sœur de l’Enfant Jésus, parlait du même amour, de l’Amour quoi !

« Tu es venu, tu as bien fait : j’avais envie de toi. Dans mon cœur tu as allumé un feu qui flamboie. » Qui parle ? La grecque ? La normande ? La grecque ici.

« Ô phare lumineux de l’amour, je sais comment arriver jusqu’à toi, j’ai trouvé le secret de m’approprier ta flamme. » Qui parle ? La normande ? La grecque ? La normande là.

« Ton petit oiseau veut devenir la proie de ton amour. » De la normande ? De la grecque ? Eh bien de la normande !

« Pars en joie, souviens-toi de moi. Ah ! Tu sais comme je t’aime ! » De la grecque ? De la normande ? De la grecque.

Le rebelle fut sauvé, je crois, par le professeur de français. La veille, à la question lancée à la cantonade : « Existe-t-il aujourd’hui un Ronsard ? Un Musset ? Un Verlaine ?

— René Guy Cadou, répondit-il immédiatement en se levant. » Puis, dans l’étonnement et la curiosité générale, il récita ce qui est pour lui encore, cinquante-cinq ans après, la plus belle déclaration d’amour :

« Sans t’avoir jamais vue

Je t’appelais déjà

Chaque feuille en tombant

Me rappelait ton pas

La vague qui s’ouvrait

Recréait ton visage

Et tu étais l’auberge

Aux portes des villages. »

Art

Ce nom vient de la racine indo-européenne « are » : adapter, ajuster. L’art, c’est faire avec habileté, talent, maîtrise, tous les métiers et exercices manuels : cuisine, jardinage, déplacement, sport… C’est aussi la bonne manière de se comporter, de penser, de parler et de se taire.

Tenons-nous en ici au moyen de créer de la beauté, le moyen de satisfaire à la fois les sens, l’intelligence et le cœur, « jusqu’à l’extase », selon Emerson.

Le goût de l’ornementation révèle une tendance primitive de l’homme ; il le distingue de l’animalité, au moment même où il se met à enterrer ses morts. Ce qui amène Malraux à écrire : « Il n’est qu’un acte sur lequel ne prévalent ni la négligence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort. » Un artiste n’a pas besoin d’être compris, admiré, sa récompense : l’exaltation créatrice. La création, c’est avec la recherche du bien et du beau, ce qui arrache à la mort.

L’art est un effort pour créer à côté du monde réel un monde d’images et de sentiments désintéressés, un monde plus beau jusqu’à l’idéal. Platon est le premier grand représentant de l’idéalisme : « l’artiste travaille l’œil fixé sur l’être immuable et se servant d’un pareil modèle. » L’artiste ne recherche pas la ressemblance mais à créer ce qui dans son esprit correspondait à un type de beauté parfaite.

Mais l’idéalisme risque de produire des œuvres froides, manquant de vie. Puis l’idéal est-il commun à tous les arts ? Fixer son esprit sur un idéal de beauté avant de peindre, de sculpter, possible, mais avant d’écrire un poème, une symphonie, un roman ? L’idéal pour tout artiste de toute discipline, c’est d’avoir sa propre façon de percevoir et d’expérimenter la réalité et toute la complexité du monde. Par l’artiste, par ses vues particulières, le monde s’éveille et dit ce qu’il est. Tout artiste est un révélateur.

Mais le réalisme a aussi ses limites, l’art serait inutile s’il ne faisait que doubler la nature. L’artiste interprète la nature. « Toute peinture, dit Léonard de Vinci, est chose mentale. » Se méfiant du réalisme, Beethoven sur la partition du premier violon de la symphonie pastorale a jugé nécessaire d’écrire : « Plutôt expression de sentiments que peinture. » Zola leur fit écho : « L’art c’est la nature vue à travers un tempérament. »

Et Mark Twain précise : « Toute œuvre est le produit de la race, du milieu, du moment. » À partir du moment où mon professeur de seconde a commenté cette citation, l’exercice d’explication de texte où je me perdais dans l’expression de mon ressentiment, devint une construction charpentée. Et puis, en première, avec Flaubert, j’accède au plaisir d’écrire. Pour celui qui soumettait tous ses textes au gueuloir, le fond et la forme sont indissociables, « où la forme, en effet manque, l’idée n’est plus. » Chercher l’une, c’est chercher l’autre, quand la forme est parfaite, alors seulement l’idée est juste.

Sous leur forme extrême, idéalisme et réalisme sont à repousser, mais on peut les concilier en unissant ce qu’elles ont de juste l’une et l’autre. Bergson exprime cette idée : « De sorte qu’on pourrait dire que le réalisme est dans l’œuvre, quand l’idéalisme est dans l’âme. » Exprimant sa vie intérieure, même lorsqu’il représente le monde extérieur, l’artiste crée à côté du monde réel un monde idéal, « un monde intermédiaire entre la vie et la mort », dit Maurice Barrès.

Nés d’une origine commune, la danse, l’exclamation et la mélodie, les arts se sont de plus en plus éloignés les uns des autres, tout en continuant très souvent à s’influencer. « L’Œuvre d’art », écrit René Huyghe, « est un fil à vif où circulent toutes les forces de l’histoire ». Les musées devraient de plus en plus travailler à mettre en résonances, peintures, sculptures, musiques, extraits littéraires, et parfois d’époques différentes. Qu’ils fassent comprendre la synesthésie : la perception simultanée par des sens différents. C’est ce qu’enseigne Rimbaud : « À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles. »

Le musée de Tessé du Mans, bravo à lui ! à côté du « Sommeil d’Élie » de Philippe de Champaigne, expose « L’ange blessé » de deux artistes contemporains, Pierre Comoy et Gilles Blanchard : une photographie retouchée à la peinture d’un jeune homme se touchant le cœur. Dans la salle de la renaissance florentine et siennoise, baignant dans les madrigaux de Palestrina, court sur les murs cette citation du peintre contemporain, Laurent Corvaisier : « Je me sens vivre bien quand je parle le langage sans paroles des formes et des couleurs. »

Bonheur

De par son étymologie (bon-eür), longtemps ce mot voulut dire bonne chance. Ce n’est qu’au XVe siècle qu’il prit le sens de félicité, bien être. Mais il garde encore aujourd’hui une trace de dépendance originelle au coup de dé, au hasard qui favorise ou non les projets, les désirs, les rêves. De toute façon, dit Stendhal « il faut aller chaque matin à la chasse au bonheur ». « L’homme n’est heureux », dit Alain « que de vouloir et d’inventer. » La vie c’est d’abord un projet qu’il faut se donner, et le poursuivre avec enthousiasme, alors il nous fait devenir ce que nous voulons être. Plus nous agissons, plus nous nous investissons, plus la part laissée à la fortune du pot diminue. Plus j’ai travaillé, plus je me suis appliqué, plus j’ai respecté les valeurs de ma société, de ma maison Comptoirs Modernes, plus j’ai aidé mes collègues de la grande distribution à le faire, plus la chance m’a souri. Il faut cesser « de voir le bonheur comme un but » a dit Pascal, repris trois cents ans plus tard par Saint Exupéry : « Si tu veux comprendre le mot de bonheur, il faut l’entendre comme récompense et non comme but. » Alors le rejet des autres, la porte qui se referme, l’examen raté, l’entretien manqué ne sont que des ralentisseurs momentanés, mais pas des entraves définitives au bonheur. Le bonheur tient dans sa recherche. Or il devient de nos jours un challenge (prononcé à l’anglaise, le défi paraît plus rude, plus intrépide) ; l’échec devient une honte, un malheur. Et alors : « Malheur ! » à celui qui le laisse voir. Nous sommes probablement la première société dans l’histoire à « rendre les gens malheureux de ne pas être heureux », dit Pascal Bruckner. Désormais à la dramatisation chrétienne de la salvation et de la perdition, fait pendant la dramatisation laïque de la réussite et de l’insuccès. Alors la jalousie va régner et saper le bien être. Sans amour, sans amitié, sans souci du bien commun, qui peut être heureux ? Celui qui ne regarde que son nombril est tout prêt à sombrer dans le malheur. « La meilleure manière d’atteindre le bonheur, c’est de le donner aux autres » ; Baden Powell traduit ainsi le « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimé ». L’empereur Aurélien : « Il n’y a pas bonheur sans service » est très près de Jésus : « Ce que vous faites au plus petit, c’est à moi que vous le faites. » Il faut que les riches se mettent au service des pauvres. Ce n’est pas une civilisation nouvelle, c’est le comble du christianisme qui doit arriver, libéré de ses rites, de ses dogmes, dans le mariage du pragmatisme et de la spiritualité.

Charité

Il y a soixante ans, afin de susciter et d’encourager les vocations sacerdotales, les évêques avaient organisé un grand séminaire au théâtre antique de Fourvière.

« L’apôtre des lépreux », « le vagabond de la Charité », Raoul Follereau en était l’animateur. Des jeunes étaient venus de toute la France, son message allait déterminer leur avenir. Allaient-ils le suivre, comme il les pressait dans sa conclusion ? « Seule la Charité sauvera le monde, oui, s’aimer ou disparaître. Il faut choisir tout de suite et pour toujours. » Comme le jeune homme riche de l’Évangile de Marc qui, à l’appel du Christ de tout donner aux pauvres et de le suivre, « s’assombrit… et s’en alla tout triste », beaucoup s’en allèrent tête baissée. Non, ils ne sacrifieront pas une carrière qui leur permettra de faire vivre une famille née de l’amour. Ils ne se donneront pas corps et âme à la Charité. Le sacrifice total de soi ? L’abnégation absolue ? Au-dessus de leur force.

En quittant les gradins, j’ai relevé la tête, honte et tristesse écartées, car m’est venu à l’esprit le message de « la charte de Charité », celui de l’équilibre cistercien de Saint Bernard : « Justice et miséricorde se sont rencontrées ». Il sera pardonné ce refus du sacrifice. Le mystère chrétien est contenu dans cet écartement entre Charité et Justice qu’il appartient à chacun de réduire.

Et pourtant la Charité est toute simple et sans calcul. Saint Paul le prône dans sa deuxième lettre aux Corinthiens : « La Charité excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. » C’est le message évangélique primordial. La Charité doit donc être pratiquée, hors de l’état clérical, au-delà de la vie amoureuse et familiale, au travail et dans toutes les relations sociales, puisque ce sont les trois quarts de la vie des hommes. Aucune justice n’est véritable si elle n’est illuminée par la Charité : « Summa justitia, summa injuria. ». Mais, aucune charité n’est authentique si elle n’est pas éclairée par la vérité et la justice. Fort de cette charité-là, tu peux alors suivre Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux ! »

La justice ne suffit pas à vaincre la pauvreté, il faut encore de la Charité, de la solidarité disent les laïcs d’aujourd’hui. Mais un monde sépare solidarité et Charité. Cette dernière est « d’un autre ordre », disait déjà Pascal qui ignorait la première, ou plutôt lui donnait un autre sens : l’union des créanciers face à un débiteur !

Depuis, le terme solidarité s’est socialisé ; il finit par signifier un lien qui permet que la sécurité et le bonheur des uns ne soient pas payés de l’insécurité et du malheur des autres. Que de travail encore ! Puisque dans les piscines municipales est affichée : « Votre piscine est aussi la mienne. Lavez-vous avant d’entrer » ; et dans les trains, le métro, les bus : « Aidez-vous à voyager les uns les autres ! »

La Charité, le plus grand des mystères chrétiens, ne veut plus dire qu’aumône. « Or, dit Paul de Tarse, quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, s’il me manque la Charité, je ne suis rien. » Sans amour, sans Charité : si avec les sous je ne donne pas un sourire, la solidarité n’est qu’un feu de paille. Sans Charité, la solidarité s’éteindra.

La solidarité, pourquoi le chrétien s’abaisse-t-il à employer ce mot socialisant ? Il a dans son vade-mecum un terme qui fait des miracles : Charité. C’est à pleurer de prendre l’un pour l’autre. C’est prendre Kouchner, le sac de riz sur les épaules, face aux caméras, pour le Christ sous les huées des pharisiens, le dos barré des bras de la croix. La solidarité, c’est seulement un état de fait : nous sommes embarqués sur le même bateau, la simple raison nous commande de nous entraider, si nous ne voulons pas sombrer.

La Charité, c’est l’amour des autres, l’agapé platonicienne, l’amour fraternel et divin, la rencontre des autres. La morale laïque et républicaine, après Liberté et Égalité, en 1848 seulement a intronisé Fraternité. Eh bien ! malgré ce réajustement, ça ne marche pas. La déchristianisation ne pouvait qu’entraîner la perte de l’Espérance : habiter un mode unifié, où tous les hommes seraient au service les uns des autres, dans la vraie liberté, la Charité qui rend fort de cette évidence : le plus lointain des hommes est encore mon prochain. C’est là que commence le bonheur, a expliqué Jean-Paul II lors de son voyage en France en 1980.

Thérèse de l’ Enfant Jésus a montré comment se mettre en marche sur le chemin de la Charité. Il consiste d’abord à supporter les défauts des autres, « puis à s’étonner de leurs faiblesses » (ce qui sous-entend l’a priori favorable qu’on porte à l’autre), enfin « à s’édifier des plus petits actes de vertu qu’on leur voit pratiquer. »

Le spirituel chassé, le matérialisme a repoussé la compassion pour le triomphe de la compétition, la gagne, le record, le dépassement (pas de soi) des autres, le défi au vis-à-vis. La concurrence est devenue impitoyable dans tous les domaines, industriel, commercial, sportif, mais aussi personnel : l’amour, quand l’éros et l’agapé cessent de faire un, n’y échappe pas, le divorce se généralise. L’amitié aussi trébuche : tu ne peux garder certains amis (les faux) sans les épater. Attention, l’exaltation du chacun pour soi, c’est la source de la barbarie. La menace de Saint Paul devrait être criée sur tous les toits : « L’esclavage viendra si vous vous mordez les uns les autres. » La société doit ses malheurs à son vide spirituel. Si, enfin, nos fervents laïcs pouvaient voir l’évidence : Charité est un instrument bien plus efficace que solidarité.

Faire grandir la Charité, selon ses dons et sa force, voilà le devoir du chrétien. Quand je fermerai les yeux, je voudrais avoir la force de dire à mon épouse et à mes filles : « Le trésor que je vous laisse, c’est le bien que je n’ai pas fait, que j’aurais voulu faire et que vous ferez après moi. »

Chef

Pourquoi les chefs sont-ils vilipendés ? « Il est cocu le chef de gare. » « Mort aux vaches ! » Pourquoi deviennent-ils des responsables, des agents principaux, des chargés de mission, des managers ? Alors que je regardais des gamins arriver à l’école, je compris. Ils rentrent ensemble ; mais, déjà, ils forment deux populations : les tisserands et les élagueurs.

Les élagueurs, impatients, hargneux, préoccupés d’eux-mêmes, menés par une obsession : couper, dès qu’ils naissent, les liens avec les autres. Les autres ? Des concurrents à supplanter, des rivaux à évincer, des ennemis à éviter. Les élagueurs ne seront jamais davantage que ce qu’ils sont.

Les tisserands, attentifs, enjoués, accueillants, portés par un besoin : tisser des liens avec les autres. Les autres ? Des équipiers à réunir, des alliés à convaincre, des amis à rechercher. Les tisserands seront toujours plus que ce qu’ils sont : agrandis des autres.

Dans le tout jeune âge, les premiers, frénétiques, désireux de paraître, de se faire reconnaître comme les meilleurs, sont plus assurés, plus déterminés. Alors on leur promet un bel avenir : « ils ne s’en laisseront pas compter. » Et se fiant aux apparences, c’est parmi eux que les éducateurs choisissent les responsables des animations, les capitaines sportifs… Voilà promus les va-t-en guerre ! Les seconds réfléchis, n’aimant pas se mettre en avant, sont laissés dans leur coin. Comme beaucoup de choses en ce bas monde, l’éducation marche à l’envers. Ceux-ci, il faudrait les encourager à s’exprimer, à se montrer, à les mettre à même d’illustrer la béatitude : « Heureux les doux, ils posséderont la terre. » Ceux-là au contraire, les contenir, leur apprendre à ne plus trépigner, mais à réfléchir, à tendre la main avant le poing. Alors de par le monde, il y aurait moins de « petits chefs », moins de « grands chefs », plus de chefs.

L’appellation chef supporte mal le qualificatif. Affublé de « petit », le chef a beau se dresser sur ses ergots en maniant l’autoritarisme, il descend de son piédestal. Paré de « grand », le voilà gonflé d’ambitions sans rapport avec ses moyens, il flotte dans des vêtements trop grands pour lui.

Gouverner, c’est prévoir. Mais ce n’est pas jouer les devins, car simultanément, il importe de dégager des moyens et de les ordonner, de les mettre en rapport avec les prévisions ; ceux-là insuffisants, celles-ci sont utopiques ; ceux-là trop conséquents, celles-ci sont dérisoires ; dans les deux cas, il y a perte d’énergie.

Et après ce n’est pas : « je m’en lave les mains. » Encore faut-il tout au long des réalisations, se référer aux prévisions. Mon premier parton trouvant cet aspect du rôle du chef : Prévoir-Organiser-Contrôler (le POC) un peu trop mécanique, aimait à dire : « Je fais souvent le point des prévisions non réalisées, et des réalisations non prévues ! »

Une façon d’enrichir cette conception du chef horloger, du mécanicien de précision, c’est d’en venir à la conception étymologique du chef : « KAP » en indo-européen, d’où caput en latin, chapitre, chapiteau, capitaine, capital en français ; le chef est à la tête. Cela amène deux implications : celle de la clef de voûte, celle du berger.

La première permet de considérer comme fausse, tendancieuse, démagogique la représentation du pouvoir sous la forme d’une pyramide inversée : au sommet les exécutants, en bas le chef devient un Hercule jongleur tenant en équilibre l’édifice sur son chef ! L’image de la clef de voûte s’avère plus exaltante et plus exacte ; faire reposer l’ensemble non plus sur sa base, mais sur son sommet, c’est permettre aux entreprises de s’élancer, de grandir, de nourrir des rêves bien au-delà des utopies. Chez celles-là, le poids des responsabilités n’entrave pas l’action appliquée, sereine des exécutants. Sur le chef, en haut, qui voit plus loin, qui perçoit les moindres pressions de l’environnement ; sur l’ensemble, ils peuvent s’appuyer, compter sur celui, comme le définit Jean Jaurès, « qui procure aux autres la sécurité en prenant pour soi les dangers. »

La deuxième implication, celle du berger, « du bon pasteur », amène Edmond Michelet, le saint ministre de Charles de Gaulle à la vision évangélique du chef : « Le serviteur capable d’aider les équipiers à se comprendre, à se pardonner, à s’accepter parce que le premier il a compris et pardonné. » S’en inspirant, une école de managers les définit comme des importateurs de problèmes, des exportateurs de calme, de plaisirs ; avant d’aimer diriger, ils doivent aimer ceux qu’ils conduisent, les aider à donner le meilleur d’eux-mêmes, à grandir, à se dépasser. Jean-Pierre Rives voit là le rôle premier du capitaine d’une équipe de rugby : « Il doit convaincre chacun qu’il peut donner plus que ce dont il se croit capable. »

Mais, pour être clef de voûte et berger, avant d’apprendre à prévoir, décider, juger, sanctionner, le chef doit apprendre à écouter, sentir, analyser, comprendre, aider. Si l’éducation enfantine le prépare mal à ce rôle, le moule des grandes écoles l’en écarte. On apprend à nos élites politiques, industrielles, commerciales à tout savoir sur tout, à répondre à tout, à trouver des solutions à tout. Omniscient, comment l’être dans ce monde changeant où la connaissance « varie aussi bien que l’Euripe », murmure Apollinaire après Héraclite (ce n’est pas nouveau !) ? Comment faire confiance à des conducteurs, des bergers qui n’écoutent pas les brebis ? Ils n’écoutent pas et n’écouteront pas : on ne leur a pas appris. C’est la seule chose négligée. Sauver la face, paraître, ne pas déchoir, on leur a appris cela aussi, et même avec beaucoup d’insistance depuis que la télévision fait et défait les carrières. On les entraîne : autant de trous, autant de chevilles. Il faut être pertinent, à l’instant. L’aveu de ne pas connaître, de ne pouvoir apporter une réponse serait une calamité. La présence d’esprit l’emporte sur le jugement. Des cas multiples, compliqués, des « études de cas » émaillent les cours. Il faut apporter des solutions aux problèmes posés, définis. Or ils passent à côté de l’essentiel, du plus difficile aussi : pour cerner les problèmes, les percevoir, il faut savoir regarder, on ne l’apprend pas non plus ; puis en délibérer, en débattre afin que les solutions s’imposent à tous. Voilà comment on crée du consensus. Nos bergers ne savent plus mener le troupeau ; les brebis, sans confiance envers les pasteurs, errent.

Je mesure ma chance. Mon père et mon premier « grand patron » se ressemblaient. Chacun à leur manière, ils ont essayé de faire de moi un chef. Ils ne donnaient jamais d’ordre, de directives, de consignes, mais des explications, des conseils et des encouragements. Ce qu’ils attendaient de moi était tout entier dans la passion de la famille, du métier, de « la maison » qu’ils me faisaient aimer. Dire que les trois quarts des jeunes cadres français sont incapables de donner la raison sociale de leur entreprise, telle qu’elle est définie dans ses statuts ! Ils me révélaient à moi-même, me donnaient le goût de faire, puis d’entreprendre. Quand l’échec survenait ? « Voilà une ânerie que tu ne feras plus », « une erreur qui ne vous tentera plus ». Détestant le pathos, l’un dissimulait son affection en m’apprenant à sarcler la planche de carottes que mon ballon venait d’endommager ; l’autre son attachement par une considération économique : « Vous voulez que je me sépare de ce garçon ? Je sais qu’il ne commettra plus cette erreur. Son remplaçant ? Si, à coup sûr. Je ne vais pas payer deux fois pour la même faute. »

Quel bonheur d’avoir connu deux chefs qui ont mérité d’avoir autorité sur moi ! Leur ai-je dit ? Leur ai-je montré ? Assez ?

Culture

André Malraux la définit ainsi : « … c’est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes que nous et qui sont notre plus haut secours dans le monde moderne, contre la puissance des usines de rêve. »

La culture n’est pas la connaissance, mais une démarche, une attitude, une prise de conscience, une manière de sentir et de vivre, un besoin de s’exprimer et la maîtrise pour y parvenir. Edouard Herriot va jusqu’à dire : « C’est ce qui reste quand on a tout oublié. » Dans cet exercice, les diplômes sont moins utiles que ses lectures, ses voyages, ses amitiés, ses aventures. Il faut de la patience et du respect de l’autre, ça ne s’apprend pas que sur les bancs des facultés.

Ainsi Jacqueline de Romilly a rendu les grands textes grecs accessibles à tous. Ils sont indispensables pour comprendre le sens des règles communes et vivre dans le respect mutuel. Les Athéniens ont inventé la démocratie et la manière d’en combattre les dérives : démagogie, oubli du bien commun… C’est à remettre sur le métier, vite ! Le jour de ses obsèques, Ouest France cite un passage de « L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne » : « La Grèce ancienne n’est pas, pour nous, un modèle à retrouver ; ce qu’elle nous apporte est le principe premier, l’idéal à atteindre, en somme l’élan qui peut aujourd’hui encore nous aider et nous unir. »

Nous sommes tous des Gallos-Romains et quelques-uns sont des « Gallos-Romains hellénisés » comme se définit Lucien Jerphagnon, philosophe, historien de la pensée antique. Il faut que les hellénisés redeviennent plus nombreux.

Les hellénisés et les chrétiens. Beaucoup de touristes au Mont-Saint-Michel demandent aux guides : « Mais où sont les reliques de Saint-Michel ? » La culture historique ne fait point trop défaut : ils savent que les pèlerinages du moyen âge devaient leur célébrité au prestige des reliques qu’ils offraient à la dévotion. La culture religieuse se perd, même l’archange des lumières sombre dans l’obscurantisme ; le laïcat, la peur d’être taxé d’intolérance, de prosélytisme, de sectarisme, fait son œuvre. La crèche vivante au pied de la cathédrale du Mans provoque chaque année la révolte des libres penseurs et militants laïcs : « Nous ne contestons pas la crèche, explique un conseiller municipal, mais le fait que celle-ci soit sur la place publique et financée par des fonds publics. La mairie viole, à cette occasion, deux articles de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Pour nous cette animation n’est pas culturelle, mais bel et bien cultuelle. » Je lui réponds : « Monsieur, sans culte il n’y aurait point culture. Heureusement que le culte d’un jeune génie palestinien nous offre bien autre chose que le spectacle désespéré des pères Noël accrochés aux balcons, ou pendus aux cheminées. » L’histoire des trois petits cochons est interdite par une directrice d’école afin de ne pas choquer les petits islamistes. Il nous faut prendre les usages des Africains, des Maghrébins, au nom de l’enrichissement par la parade des cultures. Mais eux ne doivent pas prendre les nôtres, en vertu du respect des différences, voyons !

Le progrès naît de la diversité des cultures, mais aussi de l’affirmation des personnalités. Or, nous avons abandonné la nôtre. Le 25 juillet 2004, l’Académie provençale, de la butte de Saint-Gatien au monument aux morts de Cannes La Bocca, donne l’aubade dans l’indifférence générale ; elle chante l’hymne provençal, « La Coupo Santo » de Frédéric Mistral, devenu un inconnu chez lui.

L’homme ne meurt pas, son corps disparaît, mais il transmet quelque chose ; ne pas recevoir ce legs, c’est s’appauvrir. Or notre époque, contrairement à celle de nos ancêtres qui vivaient pour l’avenir, ne vit que pour elle, refuse toute transmission : après elle le déluge. Elle refuse le message de la culture, fabuleux dépôt de l’effort de l’homme pour s’arracher à l’animalité et vaincre la mort. Ce qui arrache à la mort ? La création, la quête du beau et du bien. Malraux le dit ainsi : « La culture est l’ensemble de toutes les formes d’art, d’amour et de pensée qui ont permis à l’homme d’être moins esclave. »

Il faut sauver notre tradition de civilisation et de culture, non pas en la fixant avec nostalgie, mais en la rajeunissant sans cesse. Il importe de remettre hellénisme et chrétienté dans notre vie de tous les jours, c’est-à-dire encourager fortement un retour à la conscience et la responsabilité. Sortons de la bouillie d’idées veules, d’images sans beauté, d’attitudes sans honneur, dans laquelle nous nous débattons.

Deux phares se sont allumés qui autorisent l’optimisme : la notion de culture redéfinie dans les entreprises ; le retour du sentimental au niveau du rationnel.

Les entreprises, aux prises, il est vrai, avec des contraintes de plus en plus mesurées, s’aperçoivent néanmoins que le culte du chiffre est insuffisant pour créer la cohésion. Elles ont besoin de retrouver leurs racines et les valeurs qui les ont fait se développer. Les Comptoirs Modernes, une entreprise de la grande distribution, ma « maison » pendant trente-six ans, a redéfini ce qu’elle entendait par culture : « ensemble des valeurs que l’on partage, des comportements que l’on affiche, des règles que l’on observe. Tout ce qui fait que sur l’essentiel, on finit par se ressembler sans rien abandonner de notre personnalité. »

L’autre lueur de l’espérance est le renouveau, après le XVIe siècle et la renaissance, de la culture du sentiment caractérisée par la vivacité des émotions et le désir de gratuité (le bénévolat n’a jamais été aussi actif). Le mal de la fin de XXe siècle a été de refuser inconsciemment, comme un cheval devant l’obstacle, de faire le pas, résolument, vers un monde plus sentimental. C’est la chance qui s’offre au christianisme, chargé d’influx émotionnel, de revivre.

Répandre autour d’eux, en les pratiquant ouvertement, en les expliquant, les valeurs vivifiantes apportées par ce maître à vivre qu’est Jésus de Nazareth, c’est le devoir de ceux et celles qui ont eu la grâce de le rencontrer. Si non, gare ! Oh ! Pas à l’enfer demain, mais à la négligence méprisante de leurs semblables aujourd’hui. « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, il ne sert plus qu’à être jeté dehors et piétiné par les hommes. »

Démocratie

La démocratie, le pouvoir du peuple selon son étymologie « est le meilleur des régimes, mais nuance Démosthène, à condition que les citoyens soient vertueux (virtus, force d’âme). » Or ceux-ci, dans tous les pays du monde en sont arrivés à la confondre avec la capacité de consommer de plus en plus, et avec une permissivité qui finit par avoir raison des devoirs familiaux, moraux, sociaux. L’individualisme forcené, l’exacerbation du désir et de l’envie et de la possession, voilà l’image que les états démocratiques donnent à ceux qui vivent sous la botte d’une dictature. La gouvernance occidentale ? Une servitude comme une autre. Se lèvera-t-il un guide pour dire le souci de l’autre, l’équité, le partage ? Le Christ, muselé par la laïcité, nous a quittés depuis trop longtemps.

Dans « De la démocratie en Amérique », Tocqueville a mis en garde contre deux dangers : L’État, au nom de la majorité au pouvoir, peut brimer toutes les libertés individuelles, c’est la dictature du peuple. « La démocratie n’est pas seulement la loi de la majorité », précise Clément Attlee, « c’est la loi de la majorité respectant les droits des minorités. » L’individu, profitant du régime qui lui permet de s’exprimer, peut penser et agir, affranchi des convictions, des souhaits et des besoins des autres. La démocratie favorise l’individualisme.

Le remède à ces dangers est à la fois politique, juridique et spirituel. Politique : la décentralisation inspirée du principe de subsidiarité des moines bénédictins, la défense des libertés locales, sociales en favorisant le développement des associations. Juridique : l’indépendance de la Justice. Spirituel : la recherche d’absolu, de transcendance, l’amour des plaisirs immatériels, c’est un moyen, un chemin assuré pour créer plus de cohésions, plus d’entraides, et assurer l’avenir des sociétés démocratiques.

Où en est la démocratie française, qui au nom de « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » donne des leçons au monde ? La France est une pseudodémocratie télévisuelle qui couvre des petits totalitarismes de partis. Le chef a seul accès à la télévision, avec quatre ou cinq affidés ; ça arrange les médias qui veulent des personnalités repérables.