Chant prométhéen - Yannik Pisanne - E-Book

Chant prométhéen E-Book

Yannik Pisanne

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Beschreibung

D’où venons-nous ? Comment se fait-il que nous dominions la Terre aujourd’hui alors même que nous sommes les plus chétives et les plus débiles créatures que les dieux aient créées ? D’où nous viennent notre génie, notre espérance, notre désir d’idéal ? Des Olympiens ? Impossible : ils nous méprisent et nous avilissent. Et pourtant, certaines divinités, envers et contre tous, n’hésiteront pas à faire preuve de générosité et d’« humanité » pour nous permettre de mieux les moquer, les oublier ou pire, les reléguer au rang de mythes enfantins…
Suivez les aventures de ces dieux très humains depuis la fondation du monde jusqu’à aujourd’hui et venez découvrir que votre vie, ô pauvres mortels, fut, plus souvent que vous ne le croyez, suspendue à la seule lutte entre deux volontés.
Les derniers sont désormais les premiers : après ce livre, vous saurez pourquoi !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur certifié en lettres modernes et en lettres classiques, enseignant de collège, de lycée et d’université, Yannik Pisanne est un passionné de grec, de latin, de philosophie antique et de français. C’est en voyant la vacuité des uns hypnotisés par leur ego, l’orgueil des autres à jouer à Dieu, l’inculture volontaire et grandissante organisée par l’Éducation nationale, le délitement des valeurs comme le sacrifice, le respect, l’honneur, l’abnégation et le courage, et l’abrutissement de nos jeunes par les écrans, que l’auteur a voulu, humblement, arracher les uns et les autres à leur vanité. Il leur propose des exemples de vie qui toutes, qu’elles furent amicales ou hostiles envers les hommes, furent franches et honnêtes et partant de là, exemplaires car vivantes.

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Yannik Pisanne

Chant prométhéen

Roman

© Lys Bleu Éditions – Yannik Pisanne

ISBN : 979-10-377-3564-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature : mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas1 que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. Travaillons donc à bien penser… »

Pensées, Pascal

Pour Yves, la plus belle figure de grand-père qui exista.

À Caro, Sarah et Matthieu

À BM

À Shelby

Exegi monumentum aere perennius.

« J’ai bâti un monument plus durable que l’airain. »

Horace (Odes, III, 30, 1).

Facit indignatio versum.

« L’indignation crée le vers. »

Juvénal (Satires, I, 79).

Un jeune qui dévore un livre cherche des réponses à ses questions ou des exemples à suivre ; un adulte, à se divertir de lui-même ou à se consoler des hommes.

L’auteur

Préface

Toute mon existence, je me suis fait une certaine idée de la divinité2.

Qui suis-je ?

Je suis Intelligence et Science, je suis Vouloir et Savoir.

Qui suis-je ?

Je suis un Titan.

Qui suis-je ?

Je suis Prométhée, fils de Japet.

Je prends le stylet aujourd’hui car je suis le mieux placé pour témoigner de la malignité des dieux, de l’humanité de Zeus et de la débilité des humains.

Durant toute mon éternité, j’ai en effet combattu l’injustice divine pour aider les hommes, quitte à m’attirer les foudres et l’ire de Zeus le Tonnant, Zeus le puissant fils de Cronos. Maintes fois j’ai agi, chaque fois je fus châtié.

Et les hommes m’oublièrent.

Mais j’affirme ici que je ne regrette rien et même, j’ose croire que ma contribution à l’Histoire des hommes sera reconnue un jour, car les humains ne doivent pas oublier d’où ils viennent et ce qu’ils étaient avant moi.

Cette éternité d’actions représente toute ma vie, et je veux être jugé aujourd’hui par mes débiteurs, à savoir les créatures humaines, attendu que les Olympiens m’ont condamné.

Ma règle est identique à celle qui a toujours régi ma vie : je n’ai rien caché de mes pensées ni de mes actes, rien caché non plus des pensées ni des actes des autres – quand je les connaissais.

Toutefois, c’est non sans difficulté que j’expose mes mensonges et mes faiblesses aux êtres qui me furent chers ou qui furent mes alliés, et c’est avec honte que j’exposerai mon erreur majeure de jugement sur le maître de l’Olympe. Comme j’ai commis une erreur, il faut le dire sans jamais trahir les faits : ainsi tout le monde profitera de mon expérience et les chances de reproduire la même erreur diminueront ; cela vaut aussi pour mes réussites, chacun en tirant des leçons qui porteront leurs fruits lors des futures épreuves de leur vie d’homme.

Athéna me demanda un jour pourquoi j’avais tant favorisé les humains. Je lui répondis :

— Parce qu’ils ne méritent pas de vivre ainsi.

— Certes, mais pourquoi eux ?

— Au début, ils avaient un rôle à jouer. Après, je me suis attaché à eux : ils devinrent comme des frères. Plus que des frères même : des compagnons d’armes, des compagnons de vie. Des amis.

— Prométhée se prendrait-il pour un dieu ? me sourit-elle.

— N’est-ce pas le rôle d’un dieu d’aider les Hommes, comme un parent le ferait pour son enfant ?

Car je le crie haut et fort : il n’y eut jamais d’autres créatures dans les divers âges du monde qui ne méritassent plus qu’Elle, la créature humaine, d’être aidée. Voici la dure réalité : les Hommes ont été traités plus mal que les rejetons d’Ouranos, de Cronos, plus mal que les animaux, que la terre elle-même.

Les héros sont les hommes qui ont affronté l’injustice et l’opprobre. Les héros sont les femmes qui ont relevé le front face au Destin implacable, qui ont été, toutes, plus fortes que tous les hommes. Les héros sont les Hommes qui ont combattu pour permettre à leurs enfants de devenir ou de rester libres au milieu des décombres divins et humains.

Une race qui accepte de son plein gré de se sacrifier est plus que brave : elle est immortelle. Car ceux qui périrent ont vaincu, ceux qui survécurent lutteront encore et vaincront, en portant haut le témoignage que l’Humanité, comme toute civilisation, est invincible dès lorsqu’elle n’oublie pas ou ne renie pas ses racines.

J’entends certains de vous me répondre : ce n’est qu’un mythe !

Je leur répondrai ceci : les mythes grecs, ce sont les Grecs ; le mythe grec, c’est la Grèce ; et leur héritage, c’est nous, c’est moi et c’est vous car ils sont à plaindre les captifs dont l’univers se borne aux étroites frontières de l’instant fugitif où le destin les a placés. Ils sont et seront tels des galériens rivés à leur banc de rame, dont le regard s’arrêtait aux parois d’une mouvante prison et que le bruit de leurs chaînes empêchait d’entendre le chant infini de la mer.

Comme l’écrira si magnifiquement Guillaume le Breton3 : « Cette histoire est miroir de vie ; chacun pourra y trouver bien et mal, beau et laid, sens et folie, et faire son profit de tout. »

Prométhée, fils de Japet.

Zeus et Cronos

La genèse

Bien sûr, le monde existait lorsque je naquis.

Depuis très longtemps : depuis la nuit des temps exactement.

Seules des légendes à propos de la création de l’Univers « expliquaient » mon monde. Quelle est la part de fiction et quelle est la part de réalité ? Nul ne le sait, pas même les dieux. D’ailleurs est-ce important ? La beauté de la Geste est plus belle que la beauté des gestes accomplis. Seul cela compte aujourd’hui.

Bien des raisons nécessitent cependant le retour aux origines et je dois introduire certains personnages qui auront tous une action directe ou indirecte sur le cours de ma vie et de la vôtre : aussi je ne doute pas que cette genèse ne vous instruise à bien des égards au même titre que si vous tourniez les pages d’un vieil album photo dans lequel trôneraient sous la poussière les portraits de vos ancêtres. Je serai toutefois concis.

Au commencement, il n’y avait rien, un « rien » que les Grecs nommeront « Chaos ». De ce rien naîtra mystérieusement Éros.

Comme cela.

Ce premier « dieu » n’était pas le chérubin potelé armé d’un arc qui volettera plus tard autour d’Aphrodite.

Non, Éros n’était pas un « dieu » au sens courant du terme, mais une force, un principe de vie, de survie, une énergie qui pousse des êtres à s’unir. Éros est « le plus beau parmi les dieux immortels,/lui qui délie les membres et dompte,/dans les poitrines de tous les dieux et de tous les hommes,/l’esprit et la volonté raisonnable », écrira Hésiode le poète4.

Immédiatement après, sans aucune relation de cause à effet, Gaïa naquit. Comme cela elle aussi. Gaïa : la Terre, la Vie, la Matrice. Chaos était Rien et Gaïa était Tout, un Tout immédiat et un Tout à venir.

Puis Gaïa engendra Tartare, lieu aride parsemé d’étangs glacés, de lacs de soufre et de poix bouillante, là où toutes formes de torture physique et psychologique sont assénées. Cet endroit brumeux et terrifiant épouvantera les hommes mauvais et/ou parjures ainsi que les dieux punis et/ou vaincus qui, précipités dedans, ne s’en échapperont jamais et y souffriront éternellement.

À présent que la base de son monde – le châtiment pour ceux qui lui désobéiront – était créée, elle pouvait bâtir dessus en écrivant les livres de sa Loi, sources de vie, source de La vie.

Alors Gaïa dit : « Qu’il y ait un Ciel qui épouse la Terre » et il en fut ainsi ; donc elle enfanta seule le premier maître de l’univers : Ouranos, le Ciel. « Seule » car si les dieux peuvent tout faire – ils sont des dieux –, les déesses, elles, peuvent toujours plus car elles sont femmes. Donc, à partir de cette « époque », le Ciel épousa parfaitement la Terre : il n’existait nul espace entre ces deux mondes, entre Eux.

La surface de l’un correspondait exactement à celle de l’autre.

Puis Gaïa dit : « Que les terres s’amoncellent et créent le continent et que les eaux sous le Ciel s’amassent et créent la mer » et il en fut ainsi ; avec Ouranos, elle enfanta Ouréa5 – les Montagnes – et Pontos6 – la Mer : la géographie terrestre que les Humains connaîtront prenait forme, mais en Elle.

Pour les Grecs comme pour les civilisations pré-antiques et antiques, la cosmogonie et la théogonie7 ne faisaient qu’un.

Ensuite, Ouranos et Gaïa engendrèrent ensemble douze Titans, six garçons et six filles, dont Okéanos – l’Océan – qui était si puissant qu’il entourera la terre8, mais aussi mon père Japet et le « petit dernier » Cronos. Ensuite vinrent les trois Cyclopes9 aux noms évocateurs : Brontès ou « le tonnerre », Stéropès ou « l’éclair » et Argès ou « la foudre ». Enfin naquirent les plus terrifiantes créatures engendrées depuis la nuit des temps : les Hécatonchires, « choses » dotées de cent bras et de cinquante têtes chacune10.

Les entrailles de Gaïa emprisonnaient un univers grouillant de vies aussi violentes que puissantes. Mais cet état de fait ne pouvait durer sempiternellement car une prophétie plus qu’ancienne prétendait que tous les rois des dieux successifs devaient être un jour abattus par l’un de leurs multiples rejetons.

Ouranos, bien qu’étant un dieu, était pénétré au plus profond de son cœur par cette terreur : il dirigea donc l’univers d’une main de fer, refoulant sans cesse les désirs de Gaïa de libérer ses enfants retenus prisonniers en elle. Conséquemment, cette deuxième génération ne disposait donc d’aucune chance de voir le jour – au sens propre comme au sens figuré du terme – car la peur d’Ouranos annihilait tout amour filial et tout amour conjugal.

Dans son esprit, ceci perdurerait « jusqu’à la nuit des temps ». Si l’Histoire avait été une divinité, assurément elle eût été la plus sage car elle dira sans jamais se tromper : « tant qu’il le pourrait ». En effet, la haine du père qui emprisonnait ses enfants emprisonnait ses enfants dans la haine de leur père. Ce qui ne pouvait pas s’éterniser, même pour un dieu.

Et c’était oublier Gaïa elle-même…

Ainsi, un jour, la déesse-mère en eut assez et ce fut sans doute elle qui forgea ce dicton qui ne s’est jamais démenti depuis : « ce que femme veut, Dieu le veut », et lorsque le dieu est une déesse : « ce que femme veut, femme obtient. »

Elle poussa donc ses enfants à la révolte :

— Qui de vous osera défier Ouranos ?

Les Titans, courageux mais pas téméraires, furent trop sots pour saisir l’occasion ; les Hécatonchires quant à eux, tout en bruit et en fureur, ne furent pas même avertis car, déjà à cette époque, ils étaient jugés trop dangereux, même pour leurs alliés. Quant aux trois Cyclopes, ils ne comprirent pas même la question… Seul Cronos l’entendit et, secondé par mon père Japet, le plus rusé de tous, ils mirent au point un stratagème pour se libérer avec la complicité active de leur mère.

— Que ton bras ne faiblit pas ! l’admonesta-t-elle.

Le propos ressemblait davantage à une menace qu’à un encouragement car Gaïa était la première de tous à vouloir s’affranchir de la tyrannie céleste. Ce n’était qu’une question de temps car Ouranos n’allait pas tarder à vouloir s’unir de nouveau avec Gaïa.

Le moment arriva enfin : Cronos s’arma d’une serpe de fer dentelée et changea l’ordre et la face de l’univers. En effet, lorsque Ouranos pénétra Gaïa, son rejeton saisit de sa main gauche le sexe de son père et le trancha de sa main droite11. Puis il jeta le membre sectionné tandis qu’Ouranos, de douleur irradié, se retira brutalement de Gaïa, créant malgré lui l’espace entre le ciel et la terre, entre Ciel et Terre.

Une goutte de la divine semence plut sur la terre : Éris en naquit, déesse éponyme de la discorde ; une autre dans l’océan Okéanos : Aphrodite, la sœur jumelle de la première, déesse de la passion amoureuse, jaillit des flots tels que Botticelli la peindra merveilleusement sortant de l’écume12.

La gémellité de ces sœurs explique la gémellité de ces sentiments semblables mais uniques, proches mais opposés, dans une relation amoureuse, la première prenant souvent place de la seconde lorsque l’Amour disparaît brutalement, victime des outrages du temps et/ou de la bêtise humaine, ou, de manière plus romantique, la seconde remplaçant la première dès lors qu’on prend le temps de prendre son temps pour connaître l’autre.

Naquirent aussi de cette même semence, des créatures haineuses et maléfiques, notamment les Erynies13, déesses de la vengeance.

Mais revenons au nouveau monde qui venait de naître : l’espace ainsi créé permettait dorénavant aux rejetons d’Ouranos et de Gaïa d’enfin s’ébrouer, sous le regard furieux de leur géniteur Ouranos, le regard excité de leur libérateur Cronos et le regard heureux de leur bienfaitrice Gaïa.

Notre monde en deux dimensions – le temps et l’espace – prenait forme peu à peu.

Cronos était le nouveau souverain : « le Roi est mort. Vive le Roi ! »

Le décor étant maintenant planté, laissez-moi vous raconter mon histoire, ma vie et mon destin qui, en fait, sont votre histoire, votre vie et votre destin.

La folie des dieux

Après la fin de la « Guerre Primitive » qui intronisa Cronos, enfin libérés de leur prison maternelle, tous les Immortels doués d’une conscience eurent la conviction de vivre dans un monde parfait. Imaginer le contraire n’eût pas été naturel car le « vieux » tyran avait été renversé et le nouveau maître, « jeune » donc plein de promesses, semblait plus « moderne » : les dieux aussi ont besoin de certitudes, fussent-elles des mensonges.

Forts de leur aînesse, les Titans imposèrent cette idée que dorénavant la vie serait plus douce. D’autres atouts les confortaient dans cette opinion : tout d’abord la victoire de l’un des leurs même si le plus jeune d’entre eux, ensuite l’absence d’ennemis, enfin leur parenté fraternelle avec le nouveau maître des dieux et des lieux.

Les Cyclopes tout en orages et en tempêtes l’acceptèrent d’autant plus facilement qu’ils étaient idiots et que, pour eux, le droit d’aînesse valait tous les arguments du monde – du moins s’en persuadèrent-ils grâce aux promesses des Titans. Quant aux Hécatonchires, comme lors du coup d’état de Cronos contre leur père, ils ne furent pas même consultés toujours à cause de leur dangerosité et de leur imprévisibilité. Par prudence donc, Cronos préféra exiler les Cyclopes et les Hécatonchires dans le centre des enfers car ces êtres pouvaient à eux seuls précipiter son monde dans le chaos sans même s’en rendre compte. Imaginez dès lors s’ils étaient instrumentalisés par quelque volonté supérieure…

Le nouveau monde étant apaisé, tous pouvaient se croire hors de tous dangers. Toutefois, la croyance en un bonheur éternel eût été satisfaite si le nouveau maître des dieux avait été sage… Car voilà, Cronos décida, comme son père jadis, de tyranniser ses sujets pour le même motif : la fameuse prophétie. D’une main de fer, protégé par son armure éblouissante et par sa connaissance de l’histoire qu’il avait lui-même écrite, il imposa son pouvoir et sonna le glas des espérances : les Titans quittaient une oppression pour une autre, une petite cage pour une plus grande.

La seule différence résidait dans la taille de la cage.

En effet, si forts et plus nombreux étaient tous ces dieux, tous dépendaient du bon vouloir du conquérant d’Ouranos, renforcé par sa victoire aussi perfide qu’éclatante. Cette trahison eut dû d’ailleurs les avertir, mais après tant de millénaires d’angoisse et d’humiliations, nul n’avait voulu obscurcir les espoirs par des questions dont tous craignaient les réponses. Les Titans, d’abord surpris puis résignés – « philosophes » diront certains pour justifier leur inaction ou leur lâcheté –, voulaient donc dorénavant se contenter d’occuper la deuxième place dans le nouvel ordre cosmique. « C’était mieux que rien », se rassuraient-ils : ils ne voyaient pas que la longe se raccourcissait toujours plus.

Mais Cronos souffla le chaud et le froid. Il inventait ce qui serait plus tard une devise royale : divide ut regnes14.

Pour tous, chaque lendemain était pire que la veille. La « jeunesse » du souverain qui avait été primitivement source d’espoirs devint source d’angoisses car cela promettait de très nombreux siècles sombres avant qu’hypothétiquement il ne fût renversé comme jadis leur père ; l’inexpérience du roi qui avait été originellement motif à relativiser devint source d’inquiétudes car cela augurait de très nombreux millénaires injustes et chaotiques avant qu’il ne gagnât, là encore hypothétiquement, en sagesse et en retenue.

Le roi était ou un enfant tyrannique, ou un enfant inculte. Dans les deux cas, l’avenir n’était certain que d’incertitudes douloureuses.

Mes parents anciennement terrifiés sous le règne d’Ouranos craignaient dorénavant sous celui de Cronos d’être déclassés au mieux, précipités dans le Tartare au pire. Ce n’était qu’une question de temps ou d’opportunités pour que Cronos y jetât à leur tour les Titans récalcitrants ou trop indépendants : l’avenir était lourd de sombres présages pour ceux qui comprenaient la course des événements et qui osaient la regarder en face.

Et mes parents étaient assurément de cette espèce…

Mais pouvait-on résister à la destruction des libertés de tous et à la collaboration silencieuse de la majorité ? Seuls de surcroît ? Quoi entreprendre quand ceux que l’on estimait les plus forts, les plus inébranlables, se transformaient en rhinocéros15 comme les autres, suivant le troupeau et ne passant leur vie qu’à chercher, la tête baissée, de verts pâturages, source unique de contentement et de plaisir ?

Les forces de mes parents étaient insignifiantes ; de plus, l’unité titanesque fut détruite par le mariage de Cronos avec l’une d’entre eux, Rhéa. Mariée et enceinte, elle n’était plus la même et si elle fut avant une titanide forte, indépendante et douée de caractère, dorénavant elle ne s’intéressait plus qu’à elle et à sa future progéniture, couvée par Gaïa qui, complice volontaire ou non de Cronos, annihilait chez elle, consciencieusement, méticuleusement, tout ce qu’elle avait été durant sa jeunesse, pour la métamorphoser en une mère « modèle ». Sentant le vent tourner, les plus vindicatifs des autres Titans s’étaient opportunément ralliés à Cronos : de chevaux, ils étaient devenus des ânes.

Sauf mes parents.

Quelles étaient les chances de voir à l’avenir les cinq frères et les six sœurs contre leur traître de maître ? Le rapport de force les défavorisait maintenant, pour peu qu’il ne le fût pas dès le début.

Leur seule chance d’entreprendre quelque action, sans même penser à réussir, eût été de libérer les Cyclopes et les Hécatonchires contre Cronos… Avec toutes les conséquences afférentes… Le bénéfice avantages/risques ne penchait absolument pas vers la victoire ou la défaite mais trop nettement vers le doute, un doute mortel dans tous les cas, et pas nécessairement pour Cronos.

Mon père, le plus clairvoyant de tous les dieux, pleurait donc sur l’avenir :

— Où est le renouveau inspiré par un changement de tête au sommet du pouvoir, renouveau sans lequel le nouvel ordre cosmique n’est qu’une illusion ?

Il ne lui restait donc qu’une action à accomplir : ne pouvant combattre aujourd’hui pour la liberté, il ferait en sorte que la lutte soit engagée plus tard par d’autres : ses fils.

Nous. Moi.

Sa famille devint donc sa priorité, et cela passait par une descendance, ce qui relèverait haut le flambeau de son nom et de son renom. Je naquis donc, moi Prométhée, avec la méfiance en héritage et avec un héritage à accomplir : celui de dépasser mon père, au risque de devenir un être dégénéré.

Dorénavant, mes parents Japet et Clymène aux jolies chevilles pourraient être humiliés, leur couple exilé, leur amour brisé, être en proie à la souffrance, la moquerie, le mensonge ou pire, l’indifférence ; mais dans des milliers d’années, tout cela passerait car l’indestructible destin des Titans émergerait par les fils de Japet, et les vexations jamais totalement oubliées ressurgiraient par Atlas à l’âme violente, Menotios trop plein d’orgueil, moi le subtil, ou Épiméthée le sot.

Japet, à la différence de Cronos, avait compris que ce n’était pas la fin d’une époque : ce n’était que le commencement d’une nouvelle. Il fallait juste faire preuve de patience, de beaucoup de patience. Le chat était en chasse.

La folie des Titans

Appliquant à la lettre ce que Sun Tzu écrira magnifiquement plus tard16, il avait « offert » à ses sujets une porte de sortie alors qu’il assiégeait toutes leurs libertés : leurs hésitations, leurs espérances de s’en sortir dignement, leurs peurs, leurs lâchetés avaient résolu la plupart à abandonner la lutte avant même de combattre tandis que mes parents, acculés dans leurs principes et leur honneur, ne pouvaient et ne voulaient que combattre jusqu’au bout, jusqu’à la mort, même s’il leur fallut feindre.

Mais son pouvoir se condamnait à terme car il devait malmener tous et chacun pour affirmer son pouvoir. Surtout, il devait surveiller ses rejetons car il connaissait lui aussi la prophétie fatidique aux rois olympiens en même temps que les « joies » de la paternité.

Donc, détesté car craint par ses sujets, haï par sa femme et ses enfants, Cronos s’enfermait inexorablement dans la solitude du pouvoir, celle de la peur ainsi que dans celle de son palais. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que les graines de la tyrannie de Cronos ne produisissent les causes de sa perte.

Aucun être, si immortel, si puissant, si roi fût-il, ne pouvait résister indéfiniment à la combinaison d’autant de haines qui, pour peu qu’elles formassent une coalition de circonstances, seraient implacables et invincibles. Mais Cronos demeurait dans le déni de ces élémentaires notions de survie, ne pensant qu’à se maintenir, même si cette attitude lui attirait toujours plus d’inimitiés chaque jour.

Ne pouvant le forcer à changer de politique, Japet voulut le convaincre que sa gouvernance était un suicide :

— Le pouvoir ne peut se fonder uniquement sur la force ! Provoquer l’ire de ses sujets est une donnée à ne pas ignorer sempiternellement.

Mais Cronos ne l’entendit pas :

— Je suis le maître de l’Univers et nul ne me dictera jamais sa loi ! Je contrôle les éléments !

— Mais tu ne contrôles pas les esprits.

— Crois-tu ? Ne les vois-tu pas tous agenouillés devant moi ? Soumis devant moi ?

— Tous les corps oui mais tous les esprits… Non.

Rien n’y fit.

Mon père devait alors choisir : ou être fou avec les fous en mentant, ou prendre le risque d’être marginalisé, voire d’être tué pour avoir dit la vérité. Demeurer Lorenzo ou devenir Lorenzaccio17 ? Mais pour le moment, le risque était trop grand pour sa famille et son but : qu’il meurt était pour lui acceptable, mais que Cronos s’en prenne à sa famille, et le projet de sa vie s’évanouissait dans le Tartare ténébreux. Il décida alors d’aller à l’encontre de la déraison générale en paraissant le moins possible auprès du maître des Immortels, car il savait que, pour hypothétique qu’il trouvât une oreille complice ou compatissante, il n’en serait pas pour autant suivi. Pire : il serait dénoncé ! En outre, mentir indéfiniment lui était impossible sans froisser son honneur.

Par bravade, caprice ou bêtise, Cronos continua donc à gouverner en despote non éclairé : cela eut une influence éternelle sur notre éducation et notre instruction, nous les enfants de Japet, car chaque millénaire durant lequel notre père n’était pas puni de son absence auprès le roi, il en profitait pour nous inculquer la force et la volonté de relever l’honneur des Titans en général et de notre famille en particulier. Investi d’une mission prophétique, il nous transmettait le flambeau de l’espoir et nous plongeait, tel Jean-Baptiste avec le Christ plus tard, dans la religion de la liberté et de l’amour.

Donc, sans aucun opposant ni contradicteur, Cronos se maintint au pouvoir une éternité : tandis qu’il châtiait les Immortels en les privant de tel ou tel pouvoir, de telle ou telle responsabilité, de telle ou telle distinction, ils prêtaient à d’autres ces mêmes pouvoirs, ces mêmes responsabilités, ces mêmes distinctions. Il avait transformé une race fière et noble d’Immortels en vils courtisans : les Titans pensaient n’avoir vendu que leur probité alors qu’ils avaient soldé leur honneur.

Mais n’allez pas croire que Cronos n’était pas très intelligent : pour se préserver des dieux, il s’entourait de leurs enfants qu’il gratifiait de cadeaux et d’honneur. Les plus crédules voyaient en lui un bienfaiteur, un dieu bon ; les plus lucides, moi le premier, ne voyaient dans ce stratagème qu’une opportunité pour dresser un bouclier enfantin entre lui et les autres, entre lui et ses potentiels ennemis, entre lui et d’éventuels conjurés. Le frapper, ou essayer de le frapper, revenait à tuer les enfants qui, sans aucun doute, seraient les premières victimes de sa vengeance.

Ainsi donc, ses hôtes étaient devenus ses otages. En même temps, il en profitait pour les « éduquer », les formater, les dresser contre les autres, se composant une armée personnelle dévouée.

Nous n’échappâmes pas à la règle mes frères et moi : nous aussi nous dûmes grossir les rangs de sa garde privée. Quand je demandais à mon père retiré de la vie politique pourquoi Cronos nous gardait, il me répondait :

— S’il ne devait garder que quelques enfants autour de lui, ce serait surtout vous et non les autres. Les autres n’ont en effet aucun intérêt pour Cronos car il possède déjà leur esprit ; mais vous, mais toi, il ne vous contrôle pas et cela l’inquiète. C’est pourquoi, pour ne pas éveiller les soupçons, tu te dois de jouer la comédie dans cette pantomime des gueux. Ton heure viendra. Sois patient.

— Mais je suis inquiet : Épiméthée semble adhérer aux opinions de Cronos ; d’ailleurs, j’ai remarqué qu’il le garde à ses côtés plus que les autres enfants…

— Je sais. Épiméthée est aussi faible que tu es intelligent, aussi fragile que tu es malin, aussi sot que tu es réfléchi. Cronos a bien compris que dans notre famille, même si nous nous aimons, Épiméthée est le seul qui puisse nous trahir en laissant échapper, à son insu, des paroles échangées à la maison. C’est pourquoi je te demande de faire particulièrement attention à tes propos devant lui. D’accord ?

— Je ferai attention, Père.

Le temps s’écoula invariablement jusqu’à ce que vienne le moment tant redouté par mon père : Cronos, irrité de l’attitude réservée de Japet à son encontre, essaya de l’acheter. Cronos voulut aussi honorer ma mère. Mais Japet était rancunier et Clymène avait de la mémoire : mes parents faisaient leur la devise « Timeo Danaos et dona ferentes »18 et ils avaient raison car l’acte d’apparente générosité de Cronos s’accompagnait de cet avertissement :

— C’est un prêt. Son terme ne dépendra que de ton obéissance. Rejoins-moi et aide-moi à gouverner.

Mis au pied du mur, mon père ne pouvait plus esquiver la décision et donc l’abdication ou le combat :

— Les grandes places sont comme les rochers élevés : les aigles et les reptiles seuls y parviennent19, Cronos.

— Les autres ne disent pas cela.

— Ces « autres » n’ont même pas leur bêtise à eux. Si les autres Immortels n’ont pas prêté attention à cette phrase prononcée dans un sourire, moi, je l’ai recueillie précieusement dans mon esprit.

Les lames étaient sorties de leur fourreau à présent.

— Au contraire, rétorqua Cronos : ils ont plus d’esprit que toi car maintenant ils participent à la marche du monde en étant à mes côtés. Tu as critiqué ma gouvernance jadis, mais n’est-ce pas un peu facile que de le faire sans vouloir engager ta responsabilité, sans vouloir, toi « le défenseur des Titans opprimés », essayer de changer cela en m’éclairant de tes lumières ?

Cronos avait tendu son piège. Mais mon père l’avait deviné :

— Les courtisans ont le pas sur les vrais gens d’esprit comme ayant l’honneur de représenter les êtres importants.

— Ne serait-ce pas une forme de vanité, mon ami ?

— Absolument pas : l’amour de soi-même n’est pas un défaut aussi bas que l’abandon de soi-même20.

— Il m’est impossible de t’estimer comme tu veux l’être, ironisa le fils d’Ouranos.

Il n’était plus possible alors à mon père d’esquiver davantage et de différer la lutte : à demeurer sur la défensive, il risquait de perdre sans honneur car sans avoir combattu.

— En ce qui te concerne, je n’ai pas cette difficulté : tu es un tyran. Rien de plus. Rien de moins.

— J’aime ta franchise, mentit le maître de l’Univers.

Cronos ne pouvait évidemment pas accepter ce refus qu’il considérait comme un échec. Aussi la pression devint plus forte à mesure du temps qui s’écoulait et, soucieux de ne pas attirer davantage les foudres de Cronos sur sa famille, Japet dut se résoudre, finalement, à composer avec son ancien ami et complice : il accepta avec dégoût ses cadeaux empoisonnés : corruptio optimi pessima21.

Il est faux de dire que le prix du silence est sans danger : par amour pour les siens, mon père préféra être roseau plutôt qu’olivier.

Cela engendra la haine dans son cœur car, même s’il n’abdiquait pas l’honneur d’être une cible, il avait dû abdiquer son honneur pour que nous ne devinssions pas une cible.

Cette haine paternelle coulerait dans les veines de ses fils.

Japet fut anéanti par ce qu’il jugeait être au fond de son cœur une compromission indigne, d’autant plus qu’il lui était impossible d’oublier car le temps n’a pas de prise sur les Immortels donc sur leur mémoire. Sa devise était : « ni pardon, ni oubli » et cela était d’autant plus vrai qu’il l’infligeait à tous les membres de sa famille, lui le premier.

Dès lors, jamais plus je ne l’ai vu sourire sans que dans ses yeux, une ombre fugace vînt voiler le pétillement de son esprit et la joie naturelle de son cœur.

Une lumière s’était éteinte et elle ne brillerait plus jamais.

C’était donc un Titan brisé qui nous embrassait, nous les porteurs des flambeaux de l’espoir. Parallèlement, une terreur le saisissait dès lors qu’il songeait que nous ne pussions pas être à la hauteur de l’honneur familiale : c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il insista autant sur notre instruction et notre éducation, avec au cœur des enseignements : l’histoire.

Les autres Titans qui s’étaient déshonorés en acceptant les « cadeaux » du nouveau despote ou en déposant leur sens critique en justifiant ses actes, conditionnés dans leur servitude et emprisonnés dans leurs compromissions, ironisèrent sur le consentement de mon père qu’ils prirent tous pour se dédouaner comme une abdication, lui qui avait été toujours prompt à refuser la main que Cronos lui avait toujours « généreusement » tendue.

Ils rirent de lui sans comprendre qu’ils riaient d’eux-mêmes tandis que Japet pleurait sur l’honneur titanesque et personnel définitivement avili.

Il eût été inutile de les convaincre de leur bêtise car chez les sots, l’ingratitude est sœur de l’oubli chez les Hommes et de la mauvaise foi chez les dieux. En somme, il n’y avait rien à gagner avec des gens qui n’avaient rien à perdre car ils avaient déjà tout perdu, à commencer par leur fierté et leur honneur.

Le complet avilissement et la complète servitude des Titans devant Cronos provoquèrent la disparition totale d’une opposition même larvée. Bien pire : les dispositions titanesques à l’égard du tyran, si défiantes ou virulentes furent-elles au début, basculèrent aussitôt dans une obséquiosité parfois sincère. Cette pensée unique unifia les différentes obédiences derrière le chef.

Il n’y avait plus qu’une seule tête visible.

Le nouveau monde s’assombrissait.

La race des Titans s’était éteinte.

Du moins Cronos le croyait-il… ou voulait le croire.

Le début de la fin…

La fin des résistances titanesques acheva de faire accroire à la promesse et aux apparences d’une prospérité infinie. Un optimisme en des lendemains toujours enchanteurs régnait, allant de pair avec l’ignorance de presque tous au sujet de la malédiction pesant sur les souverains des cieux éternels. On ne cessa de fêter, de danser, pour se prouver que « tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes », comme s’en moqueront plus tard Voltaire22 et Huxley23.

Dans cette ère de collaboration active, chacun, amnésique volontaire de l’Histoire ou optimiste idiot devant l’Avenir, espérait que cela durât à jamais.

Mais deux cerveaux entrevoyaient différemment l’issue fatale de cette succession de festivités : tandis que Cronos attendait avec angoisse, Japet attendait avec impatience.

Et pourtant, le roi ne ménagea pas sa peine pour arrêter la roue du Destin. Même son intervention auprès de sa mère fut vaine : la Destinée avait frappé Ouranos au profit de l’un de ses fils et, maintenant qu’il allait être père à son tour, le Destin frapperait Cronos au profit de l’un de ses fils. Il est des forces que même les dieux ne peuvent combattre avec succès.

L’Histoire, déjà à cette époque, était « un perpétuel recommencement », comme le dira l’adage ; seuls les personnages et le décor avaient changé et changeraient encore : le bonheur de Cronos avait été jadis bâti sur ce dénouement dramatique et son malheur aujourd’hui se fondait sur ce dénouement tragique.

Dès lors, toutes les joies accumulées avec tant de fourberies s’évaporèrent. Le repos de l’âme, qui est la plus grande des richesses qu’un être puisse posséder, fût-il un dieu, s’évanouit ; le si puissant et si immortel roi était plus malheureux que ne le seront jamais les Hommes. Les innombrables honneurs et preuves de soumission ne le satisfaisaient plus : il en venait même à jalouser mon père dans son simple bonheur domestique de ne pas avoir au-dessus de son cou cette épée de Damoclès.

Quant à Japet justement, même s’il était rancunier, il ne jouissait pas de la future déchéance de son roi car il se questionnait déjà sur l’après-Cronos, étant entendu que son temps touchait inexorablement à sa fin. L’avenir serait-il plus clément ou pire ? Nous savions ce qui nous allions perdre, mais nous ignorions qui nous allions « gagner ».

Mais Cronos n’était cependant pas décidé à abdiquer sans combattre : ne pouvant arrêter la roue du Destin, il pouvait, peut-être, la ralentir, voir la faire dérailler.

Et voilà comment il s’y prit :

Si son père Ouranos avait emprisonné ses enfants dans le ventre maternel, Cronos ne le pouvait plus car Rhéa était aussi femme que Gaïa l’avait été et nul dieu n’avait été capable d’empêcher la déesse-mère de parvenir à ses fins : sa fille, hantée par son enfance enfermée dans les entrailles maternelles ne voulait pas faire revivre cela à ses enfants et Cronos le savait bien. En outre, travaillée par Éros le dieu primitif principe de vie, il ne pouvait plus contrecarrer son désir d’être mère. Pire : il était lui-même victime de cette force qui le poussait à vouloir des enfants même s’il savait que l’un d’entre eux causerait sa perte un jour…

Forcé de composer avec la « Nature » impérieuse et invincible, il élabora cependant un stratagème qui, pour aberrant qu’il fût pour Rhéa, n’en demeurait pas moins efficace : il laisserait Rhéa accoucher, mais aussitôt né, il avalerait son enfant !

Lorsque Japet apprit l’expédient que le roi avait choisi pour se maintenir, il ne put s’empêcher de penser que ce n’était qu’une question de temps avant que Rhéa, comme Gaïa sa mère plus primitivement, ne trahît son époux.

— C’est ubuesque : décidément, le roi se meurt ! souriait-il devant l’incongruité de la ruse. N’a-t-il rien appris de son passé, de notre père ? N’a-t-il rien appris de notre mère ? La stupidité de l’un et l’énergie de l’autre n’ont-ils pas semé en lui quelques graines de raison et de prudence ?

Je parvins à la même conclusion car, à cette époque, j’avais déjà derrière moi quelques années de pratique gouvernementale par procuration, suivant toujours mon père dans ses démarches officielles. Il me tardait alors d’entrer véritablement en lice mais mon père me l’interdisait, disant à chaque fois que je m’impatientais :

— Tu auras ton lot de batailles, avec beaucoup de défaites et parfois des victoires pour emplir ta vie, et avec suffisamment de souffrances pour regretter ton immortalité.

Et lorsque je mettais en avant mon expérience, il se plaisait à rétorquer ce qu’un grand tragédien24 écrira magnifiquement :

— L’expérience n’est que la somme de nos erreurs. Et tu ne t’es pas assez trompé.

Le stratagème inventé par Cronos mit provisoirement fin à sa terreur, mais s’accrut à chaque accouchement tandis que s’accroissait la colère de Rhéa.

Quel être censé n’aurait-il pas deviné que cette rancune privée allait se métamorphoser en haine sourde et ainsi provoquer un cataclysme universel ? Par quel aveuglement peut-on se convaincre que cela va pouvoir perdurer ? Même les dieux ne sont parfois pas plus avisés que les hommes…

Des rumeurs bruissèrent rapidement.

Ironiquement, nombreux parmi ceux qui avaient moqué mon père des millénaires plus tôt, le sollicitèrent très discrètement cela va sans dire, sur le futur, nul n’ignorant plus que Rhéa vivait de plus en plus mal dans l’ombre de son époux et que Gaïa dans les coulisses appuyait sa fille contre son fils.

Mon père répondait invariablement avec prudence aux « amis » soudains, aux ambitieux toujours, se souvenant que les premiers qui encensent sont les premiers à critiquer :

— J’ai de la peine pour Rhéa et de la pitié pour Cronos. Mais j’ai peur pour nous car nul ne sait, pas même moi, ce que l’avenir nous réserve, d’autant qu’il est dans les mains de deux femmes, Rhéa et Gaïa qui, tôt ou tard, se retourneront réciproquement contre leur époux et leur fils.

L’inquiétude rendant injuste, mon père ne voulait pas être, de près ou de loin, considéré par Cronos comme celui qui aurait voulu profiter de sa faiblesse ; aussi chassa-t-il vite les dieux soudainement inquiets quant à leur sort et soudainement fraternels avec mon paria de père il y a peu encore : « n’accueillez pas d’hirondelles sous votre toit » ! dira parfaitement le proverbe25.

Durant cette période, Histié la Consolatrice, Déméter l’Intrépide, Héra Gamostolos gardienne de la loi naturelle unissant l’homme et la femme, le puissant Hadès qui a un cœur impitoyable et le retentissant Ebranleur du sol Poséidon naquirent mais ne virent jamais le jour, avalés sitôt nés.

Donc le grand Cronos dévora ses premiers enfants « dès l’instant où chacun d’eux du ventre sacré de sa mère descendait à ses genoux car son cœur craignait qu’un autre des altiers petits-fils d’Ouranos n’obtînt l’honneur royal parmi les Immortels »26.

Mais vint le jour où Rhéa mit au monde Zeus, le père des Hommes et dont le tonnerre fera vaciller la vaste terre.

La Nature comme le Destin ne connaissant pas la ligne droite, la destinée se montrerait naturellement tortueuse, donc imprévisible, même pour le très puissant Cronos. Mais qu’est-ce qui avait changé entre les cinq premiers enfants et ce dernier ?

Rhéa. Rhéa avait changé et cela, rien ni personne ne pouvait aller contre. Car Rhéa, cette fois, n’envisageait pas du tout que son petit dernier fût englouti par son époux : elle alla en suppléante baiser les genoux de ses parents afin qu’ils l’aidassent à dissimuler le nouveau-né après l’accouchement.

Elle n’eut pas à insister beaucoup pour obtenir l’assistance d’Ouranos et de Gaïa : d’une part, le premier voulait se venger de son rejeton et, bien qu’il semblât en meilleurs termes avec son fils, il gardait une rancune tenace, voire éternelle, car l’indignité infligée l’affligeait ; d’autre part, la seconde, qui avait enduré les mêmes affres, voulait épargner à sa fille cette torture.

Conséquemment, la stratégie fut vite arrêtée et la tragédie de Cronos écrite, d’autant plus implacable qu’elle fut rédigée à plusieurs mains malveillantes.

Comme l’écrira Ésope dans l’une de ses fables27 : « parfois, Destin est plus fort que Prévoyance. »

Il est toujours difficile, pour des comploteurs qui posent en principe de survie la nécessité de tromper un tyran, de, tout d’abord, garder secrets les détails de l’exécution du crime, ensuite, de s’assurer de la neutralisation de l’ennemi le temps nécessaire à l’accomplissement du crime.

Une fois encore, mon père fut consulté. Le risque était définitif cette fois : en effet, il ne s’agissait plus de courtisans apeurés pour leurs privilèges qui venaient interroger un « ami » sur les affaires d’État ; cette fois, mon père devait choisir son camp. Soit il ralliait les conjurés avec le risque d’être précipité dans le Tartare en cas d’échec de la conspiration, soit il restait « fidèle » à Cronos en restant « neutre », pieds et poings liés par sa famille qui comptait plus que tout au monde pour lui. Mais il estimait avoir fait son devoir en prévenant plusieurs le roi de son erreur, et, par-dessus tout, il estimait que vivre encore plus longtemps sous le joug de Cronos allait provoquer toujours plus de souffrances, de sacrifices et de compromissions. Aussi choisit-il… ou plutôt, pour être plus juste, Cronos l’obligea à choisir :

— Convainquez, dit-il à Gaïa et Ouranos, votre fille Nux, la divinité de la Nuit, et son frère Héméré le dieu du Jour, de vous seconder. Avec un louable sentiment de loyauté générationnelle et raciale, tous deux modifieront provisoirement l’alternance journalière en allongeant la nuit de l’accouchement et raccourcissant le lendemain. De plus, Nux chargera sa propre fille, Upnè, la déesse des songes, de veiller au sommeil de Cronos tandis que Rhéa enfantera Zeus au cœur violent. Quant à toi Ouranos, tu peux aider le Destin en faisant boire ton fils plus que de raison : le vin émousse les sens et endort la vigilance…

Gaïa répondit :

— Mais où accoucher ? Où élever l’enfant ? Cronos voit tout et les pleurs divins auront vite fait d’éveiller son attention ! En outre, il faudra donner au roi des dieux quelque chose à avaler en guise de Zeus, et cela, bien sûr, sans qu’il perçoive la supercherie.

— Tu as raison : deux précautions valant mieux qu’une, répliqua mon père. Cronos est grand amateur d’ambroisie, cette divine boisson qui possède les mêmes vertus d’immortalité que le lait maternel d’une déesse, le mal de tête en sus. Heureusement, comme le vin plus tard avec les Hommes, son abus provoque un état euphorique qui émousse et abuse l’esprit : charge à toi, Ouranos, de faire boire ton fils sans aucune modération.

— Mais boira-t-il plus que de raison ? Il voudra sans doute rester lucide pour engloutir son fils.

Mon père se voulut rassurant :

— Pourquoi se méfierait-il de vous ? Ne croit-il pas tout maîtriser ? Ne croit-il pas être à l’abri de tout et de tous ? Ne t’a-t-il pas vaincu ô puissant Ouranos ? Ne se croit-il pas dès lors invincible ? Non, fiez-vous à moi : dans ce genre d’entreprise osée et hasardeuse, la meilleure fourberie consiste à choisir parmi les nombreux mensonges celui qui vient le premier, car c’est le plus évident pour les bourreaux et le plus improbable pour la victime. Une naissance ! Une naissance n’est-elle pas une bonne occasion pour festoyer ? D’ailleurs, pour les cinq premiers accouchements de Rhéa, vous bûtes n’est-ce pas ? Pourquoi cette fois-ci devrait-elle être, dans son esprit du moins, différente des autres fois ?

La nuit de l’accouchement délivra Rhéa de Zeus en même temps que les conjurés de ce pesant secret. L’acte II de la tragédie venait d’être joué, le I ayant été le complot. Restait à savoir comment se passeraient les autres actes : le III ou l’éducation de Zeus, le IV ou la révolte de Zeus et le V ou la victoire de Zeus… ou sa défaite, qui serait aussi la nôtre.

Fidèles à leur parole et au plan, Nux et Héméré accomplirent leur besogne : le jour dura peu et la nuit s’éternisa. Avertis par Rhéa de la délivrance imminente, Ouranos et Gaïa se précipitèrent chez les futurs parents.

Tandis que les déesses langeaient un rocher en guise de Zeus, les dieux buvaient en attendant l’arrivée du divin enfant. Continuant avec malice et malignité à servir toujours davantage son fils, Ouranos veillait à ce que Cronos perdît ses esprits et donc la notion du temps, cependant que Rhéa accouchait.

Aussitôt fait, Gaïa, à la faveur des ombres de cette longue nuit, emportait vers le gras pays de Crète son petit-fils, loin de la voracité de son père.

Puis Rhéa présenta comme de coutume le bébé emmailloté pour que son époux le dévorât.

Tremblante, pâle, visiblement affligée par l’événement, elle ne put s’empêcher de pleurer, priant avec toute la conviction d’un comploteur qui craint d’être démasqué et celle d’une mère cinq fois meurtrie, d’épargner celui-là. En outre, elle tremblait pour la vie de Zeus car si le plus facile avait été accompli en bernant le roi aujourd’hui, le plus difficile commençait en dissimulant Zeus à ses yeux durant des millénaires. Aussi Cronos fut-il aisément abusé à la fois par le vin, par le stratagème de son père et par la vraie crainte de sa femme. Comme prévu, il ne voulut rien entendre et engloutit sans un coup d’œil vers « l’enfant » ce qu’il croyait être Zeus.

La première partie du piège s’était passée fidèlement au plan convenu ; comme l’avait prédit mon père, la plus ardue, la plus périlleuse, la plus mortelle même débutait pour nous : le fils de Cronos était maintenant caché au creux d’un antre inaccessible, dans les profondeurs secrètes de la terre divine, dans les flancs du mont Egéon recouvert par des bois épais et impénétrables.

S’il parvenait à l’âge « adulte », il devrait bientôt, par sa force et par son bras, combattre son père et triompher de lui, le chasser de son trône et régner à son tour sur les Immortels.

Ou être vaincu, être précipité dans le Tartare avec ses complices : mon père et sa famille entre autres attendu que ni Gaïa, ni Rhéa, ni Ouranos ne seraient bien entendu inquiétés, attendu que comme dit l’adage : « quod licet Jovi non licet bovi28 ».

Mon père ne l’ignorait pas : mais son honneur lui interdisait de ne rien entreprendre pour que nous, sa famille, nous soyons heureux comme nous ne le fûtes jamais.

Jeux de dupes

À cette époque donc, la vengeance paternelle, la solidarité féminine et l’entraide divine avaient triplement abusé le roi Cronos « aux pensers fourbes », comme les Grecs se plairont à l’appeler : alors qu’il était à nouveau confiant en son avenir, une révolution prodrome de sa défaite roulait sourdement au creux des entrailles terrestres.

Fils de Cronos et de Rhéa à la belle chevelure, petit-fils d’Ouranos et de Gaïa aux larges flancs, Zeus a poussé comme une fève29 : il rêva de succéder à son père, comme son père avait rêvé, puis succédé au sien. Cette pensée dynastique, quasi « génétique » de « tuer son père30 » était alimentée par les propos prophétiques de Gaïa dont la tête touchait au ciel et les pieds s’enfonçaient dans les abîmes du monde et de l’Histoire.

Nourri du lait de la chèvre Amalthée, il grandit et devint fort et fier.

Chaque jour, tandis que sa grand-mère le frictionnait, de sa voix claire elle lui racontait l’histoire de ses parents et grands-parents ; souvent, en fonction de l’événement narré, il se mettait à maudire Cronos, dont les récits montraient la bassesse et la perfidie infinies. Sans cesse, Gaïa lui répétait les manigances royales, en lui expliquant les points les plus vils et les plus noirs de son âme.

Parallèlement à cette éducation, elle l’instruisait, comme un bon précepteur, de l’état du monde, des forces cosmiques et infernales en présence, et en quelles occasions il pourra se les adjoindre – ou s’en écarter, pensons aux Hécatonchires par exemple, pour vaincre.

Pendant que Cronos dormait du sommeil du Juste sous la surveillance de Rhéa, d’Upnos et de Nux, Zeus sortait et parcourait le monde, exerçant de nuit son corps puissant comme il exerçait de jour son esprit. Après ses jeux en liberté, Gaïa l’essuyait et le frottait, et, tout en se promenant sur les chaînes montagneuses en admirant les constellations, il répétait à voix claire et éloquente quelques passages retenus de la leçon de sa grand-mère.

Lorsque, comme dira Rabelais31, Monsieur l’Appétit venait, la chèvre sacrée le nourrissait jusqu’à satiété. Là encore, Gaïa en profitait pour lui apprendre mille choses du monde, qui toutes relevaient invariablement des caprices ou des haines des dieux – surtout ceux de Cronos, et son destin personnel de le renverser pour instaurer un nouveau royaume béni des dieux dans lequel l’harmonie sera la règle.

Animé par les promesses de sa grand-mère sur des lendemains qui chanteront du fait de sa future ascension sur le trône des Immortels en lieu et place de son père abhorré, il conçut, mithridatisé par son éducation, une rancune féroce à l’encontre du roi des dieux et une confiance aveugle en son destin.

Pourtant, il devait patienter encore longtemps car tous les éléments nécessaires à son succès n’étaient pas tous réunis.

Zeus s’en impatienta auprès de Gaïa qui s’en ouvrit à mon père qu’elle savait droit et honnête. C’est alors qu’il m’intronisa officiellement : je revêtais, si je puis dire, ma toge virile pour la première fois :

— À toi d’entreprendre mon fils car c’est ton monde dorénavant. Je suis trop vieux pour celui-ci que je devine trop compliqué, trop rapide, trop artificiel pour mon esprit antique. Il t’appartient à présent de le mener si possible vers un monde meilleur que ceux qui furent. Je fis de mon mieux avec mes armes : je ne prétends pas avoir réussi mais au moins t’ai-je armé pour que tu l’abordes non désarmé, ce qui est ma plus belle victoire en fait. Trompe-toi, apprends, reste humble et ne t’enorgueillis jamais ni de tes victoires ni n’oublie jamais tes défaites : dans le premier cas sache qu’elles sont provisoires, dans le deuxième cas, sache que tes ennemis te les rappelleront. Tu as beaucoup appris à mes côtés : tu dois apprendre maintenant à tout remettre en question, moi le premier. Comment me demanderas-tu ? Suis tes guides que sont la confiance en soi, la passion et l’amour qui sont les fondements de la vie. Si tu es honnête, tu conserveras ton honneur : dès lors, il n’y aura jamais de victoire ou de défaite : il y aura juste des actions qui atteindront ou non leur objectif à un moment donné. Voilà tout. N’essaie jamais : fais. Et n’oublie pas de te relever à chaque fois. Ne sois jamais fier de toi : aux autres d’être fiers de toi comme moi je le suis. Fils, tiens bon. Qu’importe ce qui arrivera : tiens bon. Et pose-toi toujours cette question mon fils, toujours, tous les jours : comment vis-tu ?

Prétendant alors, publiquement, se retirer de la politique, il orienta Gaïa, la déesse-mère elle-même, vers moi : nous convînmes alors des faits, des forces, des difficultés et nous finalisâmes un plan.

Comme le dira plus tard un moraliste : « l’activité fait plus de fortunes que la prudence32 ».

Pourquoi « moi » ? De ses quatre fils, j’étais sans doute le plus sage, le plus réfléchi et le plus expérimenté : non que mes frères ne possédassent pas des qualités, mais les leurs n’étaient pas en adéquation avec la prudence, la ruse et la discrétion recherchées. En effet, Atlas n’était que Force, Ménotios qu’Orgueil et Épiméthée qu’Imprévoyance.

Maintenant que j’étais en première ligne, il me fallait plonger à corps perdu dans la politique.

Mon plan était le suivant : tout d’abord, avouer la vérité à Cronos. Gaïa s’avança alors en suppliante vers Cronos :

— Ô roi des Dieux, mon fils bien aimé, j’ai une terrible nouvelle à t’apprendre ! Ton fils vit. Oui, Zeus le Tonnant vit et il désire ta perte ! Je prends sur moi toute la responsabilité de ce fait et des actes passés. J’ai en effet convaincu Rhéa de me confier l’enfant dès sa naissance car je désirais connaître une dernière fois les joies de la maternité. Elle s’y opposa bien sûr, de toutes ses forces par amour pour toi. Même par respect pour moi, elle refusa de céder ; c’est pourquoi je lui ai dérobé le jeune Zeus et en lui disant que je l’accuserais elle de t’avoir caché ton fils si elle t’en parlait, je lui ai ainsi scellé la bouche ! De plus, je l’ai effrayée en lui disant que si elle te révélait la vérité, je la maudirais : c’est pourquoi elle était si tremblante lorsqu’elle te présenta un rocher en guise de Zeus ; elle ne pleurait pas d’épuisement ou de pitié, mais de peur que tu ne découvres la supercherie. Cronos, Si tu dois t’en prendre à quelqu’un, c’est à moi, pas à elle qui fut une épouse dévouée. Frappe si tu le veux : je le mérite ! finit-elle avec un ton mélodramatique.

Gaïa était tout sauf idiote et elle avait immédiatement validé mon plan car elle connaissait son fils et elle savait tout comme moi qu’elle avait encore du pouvoir sur lui. Elle savait donc qu’il n’oserait pas s’en prendre à elle – du moins pas directement, et dorénavant, qu’il ne s’en prendrait pas non plus à son épouse.

Cette nouvelle fut, vous vous en doutez, plus qu’un choc : ce ne fut pas tant le triomphe de la ruse féminine contre lui que l’effondrement de ses certitudes qui lui fit perdre la raison. Il se consuma alors en insultes et déchaîna son dépit sur le monde d’autant plus que, comme mon plan l’avait supposé à raison, son respect filial et son amour conjugal lui interdirent de frapper sa mère et son épouse.

Ne dit-on pas que nos pires ennemis sont ceux qui dînent à notre table ?

Mais mon plan ne s’arrêtait pas là : la prodigieuse et spirituelle Gaïa avait à accomplir une ultime trahison car il fallait assurer le salut d’Histié, de Déméter, d’Héra, d’Hadès et de Poséidon pour favoriser l’éventuel succès final de Zeus.

Mais quelle fut cette ultime trahison ?

— Cronos, ô Cronos, mon fils, malheureusement ce n’est pas tout, continua-t-elle. Zeus est un monstre incontrôlable : j’eus beau l’instruire de mon mieux, je ne parvins pas à l’éduquer. Impétueux, colérique, impatient, excessif, je ne le contrôle plus : ambitieux, il veut le pouvoir persuadé qu’il a la force. Il m’effraie aujourd’hui et toi seul pouvais encore le dompter…

— « pouvais » ?

— Oui : « pouvais ». Car aujourd’hui, en plus d’être puissant comme toi, il est en colère d’être maintenu loin de l’Olympe, et loin du trône qu’il estime être le sien. Sa rage décuple ses pouvoirs et j’ai peur, mon fils, que même toi ne parviennes pas à le maîtriser. Je crois qu’il veut ta mort. Et tu sais que cette hypothèse n’est pas farfelue car tu connais la prédiction qui fut fatale à ton père. Mais moi je sais comment la détourner de toi.

— Tu m’as affirmé le contraire auparavant : c’est la raison pour laquelle j’ai dévoré mes enfants !

— Justement, en parlant de tes enfants : réfléchis ! Si tu les libères de ton ventre et que tu les endoctrines contre Zeus, aucun d’entre eux ne se retournera contre toi et tu vaincras le seul qui te menace. Tu déjoues ainsi la malédiction, n’est-ce pas ? De plus, la meilleure façon de contrôler ses adversaires est de les garder près de soi, n’est-ce pas ? Un grand écrivain écrira : « J’embrasse mon rival, mais c’est pour mieux l’étouffer33 ». Qu’as-tu à perdre ? Tu gagnes des alliés, tu apaises Rhéa et tu sauves ton trône en éliminant Zeus. Qu’en penses-tu toi qui es le meilleur d’entre nous tous ?

« D’entre nous tous », pas d’entre nous toutes manifestement, ne put-il s’empêcher de lancer une pique.

— Tu as raison mon fils, mais mon humble présence et mon aveu en suppliant devant toi, moi Gaïa la mère de tous les dieux, prouve ma bonne foi, s’inclina-t-elle devant lui. Mais laisse-moi poursuivre, je te prie : enfin, en plus de l’avantage du nombre, tu auras l’avantage du cœur : Zeus n’osera jamais combattre ses sœurs et frères qui formeront assurément un bouclier plus solide que l’égide de Zeus, ton armure impénétrable et ta puissance extraordinaire réunis.

Le piège était tendu : allait-il tomber dedans ?

Que fit, que promit, que dit Gaïa après, je l’ignore, mais persuadé par ses propos perfides mais mielleux, Cronos recracha alors, un à un, ses filles et ses fils, à commencer par le rocher qui avait servi de leurre pour remplacer Zeus.

Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, aussitôt libérés, ils rejoignirent Zeus !

Gaïa, cette fois, ne put détourner les coups de son fils… Elle n’eut la « vie sauve », si je puis dire ainsi, que parce qu’étant la mère du Styx qui existait en elle, elle ne pouvait pas y être précipitée à moins d’annihiler le monde des dieux lui-même.

Mon plan avait fonctionné. Mon premier plan avait fonctionné ! Et quel plan ! Quelle entrée en matière ! Sans doute eût-il dû échouer car cela m’eût évité des souffrances infinies que mon orgueil alimenterait encore bien trop longtemps…

Tandis que le roi des dieux se consumait en invectives et en malédictions contre sa mère, Zeus me couvait d’amicales flatteries et très vite je fus flatté par ses compliments ainsi que par les remerciements de ses sœurs et ses frères.

J’étais grisé bien sûr : qui ne l’aurait-il pas été ? Mon père sans doute…

Mon intelligence m’apparut alors : en effet, mon génie avait donné à Zeus les atouts de son éventuelle future victoire ; ce fut comme si un troisième œil s’ouvrait sur mon front34. J’ignorais à ce moment-là que ce don, comme toujours dans l’Antiquité, serait la source de tous mes maux.

Les Grecs ont deux formules très justes que le fils de Zeus, Apollon, leur soufflera : « connais-toi toi-même » et « rien de trop ». Ces pensées sont devenues des devises, une philosophie depuis qu’elles furent gravées dans le marbre des frontons de son temple à Delphes. Tout comme Socrate en son temps, je serai victime de mon génie, de ce maudit démon qui me poussera à vouloir plus que ce que je devrais prétendre posséder, à vouloir ce qui ne dépendrait pas de moi ; pis encore : à vouloir ce qui ne dépendrait que d’un tyran.

Les dieux ne sont pas plus intelligents que les hommes parfois.

Souvent plutôt : j’en suis l’exemple parfait.

Mais, pour l’instant, je savourais mon triomphe : je m’aimais et je vénérais mon intellect, en même temps que je ne voulais plus jamais perdre. Je devenais à mon insu l’esclave de Triomphe.

Mais nom de Zeus ! Quelle volupté !

Il m’est difficile encore aujourd’hui, alors que les épreuves et les souffrances innombrables sont dorénavant derrière moi, d’observer ce que j’étais devenu et de le coucher par écrit : moi un titan, je me prenais pour un Dieu.

Cette vanité me causera beaucoup de tourments. Plus que des tourments même : elle me tuera.