Cher hôpital - Patrick Broudic - E-Book

Cher hôpital E-Book

Patrick Broudic

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Beschreibung

"Cher hôpital" ne prétend pas détenir une vérité absolue sur l’hôpital, mais présente la vision personnelle d’un fonctionnaire ayant consacré près de quinze ans, à partir de 1999, aux enjeux hospitaliers. S’appuyant sur des données, analyses et réflexions récentes issues de divers documents et ouvrages sur la santé, il offre une perspective enrichie, principalement dans le contexte français, des premières années du XXIe siècle. Une lecture qui invite à réfléchir sur l’avenir de nos systèmes de santé et les défis cruciaux auxquels ils sont confrontés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de droit à Rennes, Patrick Broudic intègre l'École nationale d’administration. Il dirige une Agence régionale de l’hospitalisation de 1999 à 2007, puis devient conseiller général des établissements de santé jusqu’en 2013. Depuis, il exerce une expertise en sécurité sociale et en organisation des systèmes de santé, intervenant en France ainsi que dans plusieurs pays européens, africains et latino-américains.

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Seitenzahl: 626

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Patrick Broudic

Cher hôpital

Essai

© Lys Bleu Éditions – Patrick Broudic

ISBN : 979-10-422-7231-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Avant-propos

Dans ce livre, j’ai choisi de m’exprimer à la première personne. Même si j’ai consacré bon nombre de pages à des développements techniques et à l’exposé de données, il s’agit d’un document personnel qui a pour point de départ une expérience : celle de directeur d’une agence régionale de l’hospitalisation, fonction que j’ai occupée pendant huit ans, suivie, pendant six ans, de celle de conseiller général des établissements de santé. À la suite de mon départ en retraite en 2013, j’ai assuré de manière suivie des missions d’expertise dans le domaine de l’organisation des systèmes de santé et de la gestion hospitalière dans plusieurs pays européens, africains et latino-américains.

Ce livre est né d’un agacement à l’écoute ou à la lecture de propos inexacts sur l’hôpital ou qui, à tout le moins, ne correspondaient pas à ce que j’avais pu en connaître. J’ai voulu tenter d’apporter quelques corrections à ces propos en faisant valoir ma vision personnelle, que j’ai cependant voulu enrichir de données, d’analyses et de réflexions figurant dans ce que j’ai pu réunir de documents et d’ouvrages sur la santé et sur l’hôpital, essentiellement dans le contexte français. Je dois reconnaître que ma volonté de réaliser à la fois un livre personnel et un ouvrage à la recherche d’objectivité en a fait un objet hybride.

Cet ouvrage est aussi un point de vue sur l’hôpital et sur le système de santé. Intéressé dans ma jeunesse – j’avais 20 ans en 1968 – à ce qui pouvait se jouer au sein des mouvements contestataires de l’époque, il m’est arrivé d’entendre des personnes prenant la parole dans une réunion politique se faire interrompre par la question suivante : « D’où parles-tu ? » Sur le moment, je n’ai pas compris le sens de cette expression qui m’a paru curieuse. En fait, elle signifiait : « Qui es-tu et à quel titre parles-tu ? » Ce n’est que petit à petit qu’il m’est apparu que derrière cette demande était en jeu la légitimité du discours, et sans doute plus encore, sa relativité, tant un discours est le fruit d’une culture, d’une idéologie, d’une expérience, mais est aussi généralement porteur d’enjeux personnels ou collectifs, ou encore d’intérêts concrets.

Il s’agit donc du témoignage d’un fonctionnaire qui a connu l’aventure de l’Agence régionale de l’hospitalisation (ARH). L’ARH a été une construction administrative sortant des sentiers battusqui n’a connu à l’échelle de l’histoire administrative française qu’une brève vie de treize années, de 1997 à 2010 avant de laisser la place à l’Agence régionale de santé (ARS) qui a retrouvé le chemin de la normalité administrative.

Ce livre est aussi la vision de quelqu’un qui n’a pas connu de l’intérieur la vie de l’hôpital. J’aurais aimé diriger un hôpital afin de pouvoir tester la justesse de la vision que j’avais pu m’en faire dans ma position de directeur d’ARH. L’occasion, à mon grand regret, ne s’est pas présentée et j’ai dû me cantonner à une vision d’acteur à la fois impliqué et extérieur.

Dans l’écriture de ce livre, en rester à mon expérience déjà ancienne n’aurait eu qu’un intérêt subjectif et anecdotique. Je me suis donc attelé à une mise à jour de mes connaissances et j’ai voulu nourrir mon propos de données aussi actuelles que possible. En mobilisant les données les plus récentes dont j’ai disposé – elles datent de la fin de l’année 2023 et ont été rendues publiques à l’automne 2024 – j’ai voulu m’assurer que la vision que je m’étais formée correspondait toujours à la réalité et, dans le cas contraire, de tenter de rendre compte de ce qui avait changé. J’ai également tenté de rectifier ce qui pouvait avoir été faussé par ma vision subjective et à travers le miroir déformant de mes souvenirs.

Le lecteur pourra être rebuté par les considérations techniques dont je me suis senti tenu de faire état. Irrité par les à-peu-près et, parfois, par ce que je considérais comme des contre-vérités, j’ai essayé de ne pas en commettre à mon tour. Chaque fois que cela m’est apparu nécessaire, je me suis reposé sur des fondements aussi solides que possible.

Par ailleurs, j’ai beaucoup aimé enseigner, souvent à un public de professionnels qu’il était nécessaire de convaincre. Il me fallait pour cela argumenter en m’appuyant sur une connaissance difficile à contester. J’en ai gardé une trace dans ce livre, au risque de lasser le lecteur par l’aridité d’un propos que j’aurais voulu plus attrayant.

Pour toutes ces raisons, s’entremêlent dans les développements l’analyse de données, la description de mécanismes juridiques, économiques et administratifs, des anecdotes personnelles et des exemples concrets tirés de ma pratique professionnelle.

J’avais pu constater à ma prise de fonctions de directeur d’ARH que le monde hospitalier n’avait pas une culture du chiffre très développée. L’usage des données y était souvent critiqué au motif que les questions de santé sont trop complexes, trop liées à tout ce qui fait de nous des êtres humains, pour qu’elles puissent être réduites à des chiffres. Je ne suis pas persuadé que, 25 ans plus tard, la culture hospitalière ait profondément changé.

Paradoxalement, dans le monde de la santé, la question des moyens, et par conséquent celle des chiffres, est au cœur des débats. Des considérations éthiques voudraient que les moyens soient illimités. Pourtant le réalisme économique a conduit au vote depuis 30 ans d’une loi annuelle de financement de la Sécurité sociale dont personne, au Parlement ou ailleurs, ne conteste la légitimité. Et si on veut bien accepter de confronter éthique et réalisme, que peut-on penser, par exemple, du coût des nouveaux traitements du cancer dont certains atteignent plus de 2 millions d’euros au bénéfice d’une seule personne quand, en même temps, il serait nécessaire de changer un appareil vieillissant et ainsi contribuer à mieux soigner des centaines de personnes ? Et d’un autre côté, ne doit-on pas se demander quelle pourra être la contribution de ces traitements à un progrès médical qui peut se révéler déterminant ?

Il est vrai que les chiffres, s’ils se veulent représentatifs de la réalité, sont souvent imparfaits. Le temps nécessaire à leur collecte et à leur exploitation fait qu’ils décrivent une réalité qui peut se révéler dépassée lorsqu’il s’agit d’en rendre compte. Beaucoup de données sont basées sur les déclarations de personnes et d’organismes intéressés à leurs résultats. Ils sont aussi, dans bien des cas, difficiles à interpréter. On est enfin en droit de critiquer l’usage abusif, parfois mensonger, qui en est souvent fait pour défendre telle ou telle décision, ou encore pour appuyer une revendication.

Interpréter et faire parler les chiffres est un art que je ne prétends pas parfaitement maîtriser. J’ai commencé ma carrière administrative dans un service d’études et de statistiques, celui du ministère du Travail. J’en ai gardé quelques réflexes qui m’ont été inculqués par les professionnels de la statistique qui y étaient détachés par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), très soucieux du respect d’une éthique professionnelle exigeante. J’espère qu’en maniant une grande quantité de données je ne m’en suis pas trop affranchi, mais ce n’est pas pour autant que je peux prétendre ne pas avoir commis des erreurs d’interprétation, ne pas avoir fait des oublis ou ne pas m’être tout simplement trompé dans des calculs que je me suis hasardé à faire.

Je ne suis pas non plus certain que la mise à jour que j’ai tenté de faire de ma connaissance des nombreux textes législatifs et réglementaires publiés au cours des deux dernières décennies ait été exhaustive.

Pour limiter les risques liés à des erreurs ou à des omissions, il m’aurait fallu aller interroger le « terrain », ce que je n’ai pas fait, faute d’une disponibilité suffisante. C’est, je le confesse, une limite de ce livre. Mais d’un autre côté, quelques visites d’hôpitaux, quelques entretiens avec des professionnels, auraient-ils pu me donner une vision plus juste, tant la réalité, d’un lieu à un autre, peut être mouvante ?

Dernière précision quant à la rédaction : j’ai reculé devant le langage inclusif et je me suis demandé, sans m’y résoudre, si je ne devrais pas, a minima, faire usage du « il/elle » et utiliser le double genre pour les « infirmier(e)s ». Il s’agit sans doute là d’un réflexe conservateur : ainsi ai-je eu quelques difficultés à adopter, quand elle est devenue la règle, la féminisation de « la » ministre ou de « la » maire, alors qu’aujourd’hui, elle me paraît naturelle… Mais tant qu’à faire, pourquoi pas la ministresse ou la mairesse ? J’aurais d’ailleurs bien aimé, par nostalgie du temps de mon enfance, qu’on remette au goût du jour la féminisation de docteur en « doctoresse », toujours utilisée en Suisse romande, ou encore en Italie sous la forme de dottoressa. J’ai essayé, pour les infirmiers en particulier, de contourner la difficulté en usant de l’adjectif, comme dans l’expression « personnels infirmiers ». Mais je n’en suis pas satisfait tant cela me semble alourdir le propos. J’ai en définitive privilégié l’aspect visuel et le confort de lecture. Les lecteurs plus progressistes que je ne le suis voudront bien, je l’espère, me le pardonner.

Introduction

L’hôpital serait-il en crise ?

Pas un jour dans la presse sans que ne soit mis en exergue un dysfonctionnement, une difficulté, un problème : tel ou tel service d’urgence doit fermer faute de personnel ; les assistants de régulation médicale sont en grève pour obtenir la création d’effectifs et une amélioration de leur statut ; les personnels infirmiers fuient l’hôpital ; les pouvoirs publics mettent en danger le service public hospitalier en favorisant les établissements privés ; la Tarification à l’activité est inéquitable et il serait nécessaire de l’abandonner ; la pression financière met en danger l’hôpital public ; le temps d’attente aux urgences est insupportable…

Un sondage IPSOS datant d’avril 2003 mettait en évidence que la quasi-totalité des « décideurs hospitaliers » s’accordait pour juger que l’hôpital, était en crise (98 %). Pour la très grande majorité d’entre eux, cette crise était structurelle (82 %) plutôt que conjoncturelle (16 %). Les plus critiques à cet égard étaient les dirigeants d’hôpitaux dont l’ancienneté était la moins importante.

20 ans plus tard le sentiment de crise est toujours présent.

Le dictionnaire Le Robert donne au mot crise plusieurs définitions. Dans le premier sens, médical, la crise est lamanifestation brutale d’une maladie ou l’aggravation brusque d’un état chronique. Dans le deuxième sens, la crise est une manifestation émotive soudaine et violente (crise de fou rire, de nerfs, de colère…) Dans son troisième sens, une crise est une phase grave dans l’évolution des choses, des événements, des idées.

Mais, quelle que soit la définition qu’on lui donne, le terme a des caractéristiques communes : il s’agit d’un moment, d’une manifestation soudaine, d’une phase. Elle a aussi un caractère définitif, violent, grave. À ces caractères j’ajouterais, concernant l’hôpital, celui de globalité, c’est-à-dire que la crise atteindrait de manière générale les différentes fonctions de l’hôpital. J’ajouterais aussi son caractère de dangerosité, de nature à imposer un changement radical des bases du fonctionnement de l’hôpital.

« Présentant en effet le visage d’une situation insolite par nature, la Crise est faite d’instabilité et de surprise, de tensions et de paradoxes, d’incertitude et de désordre, d’ignorance et d’aveuglement collectif ou individuel.

Elle est davantage que le seul événement qui la provoque et peut être aggravée, voire pérennisée, par une perception inexacte, une implication insuffisante, une peur de l’échec ou un comportement inadapté. Elle exige humilité et lucidité. Elle incite à la sagesse en obligeant à écouter les individus chargés d’en détecter les signaux faibles ; elle contribue à redistribuer la vision d’un avenir commun ; elle oblige à voir dans la pâte humaine autant de sources de progrès, car “tout est tissé d’humain”, y compris au cœur même des organisations de très haute technologie. Surtout, elle déstabilise les fondations mêmes de nos sociétés : la confiance !1 »

Dans l’histoire de l’hôpital du dernier demi-siècle, on ne trouve dans les soubresauts qu’il a connus aucun risque majeur de nature à atteindre l’institution dans ses fondements. L’image de l’hôpital, à travers une succession de sondages, reste la même au cours des 25 dernières années et c’est un plébiscite : de manière constante, 80 % des Français y affirment leur confiance dans l’hôpital. Comment croire qu’une institution publique qui a massivement et avec une telle constance la confiance de la population – elles ne sont pas légion dans ce cas – puisse être en crise si on veut bien donner tout son sens à ce mot ?

Depuis cinquante ans, les hôpitaux ont connu bien des épisodes de tension. Dès les années 1970, ils sont mis en exergue par les hospitaliers et les médias les dangers que fait courir à l’équilibre des finances sociales l’augmentation de la dépense hospitalière. Ce danger a fait adopter en 1984 une réforme du mode de financement qui a conduit à la mise en place de la dotation globale. Quelques années plus tard, en 1988, a été déclenchée une grève des infirmières. Elle s’est prolongée pendant sept mois et a perturbé pendant toute cette période le fonctionnement du système hospitalier public et privé. Au milieu des années 1990, le projet Juppé de réforme du système de santé et de l’Assurance maladie a provoqué un mouvement social prolongé. Depuis les années 1980, les fermetures de maternités et de services de chirurgie dont l’activité était jugée insuffisante ont agi comme un bruit de fond et trouvé un écho dans les médias. Une grande réforme des urgences hospitalières dans les années 1990 avait pour objectif de renforcer leur efficacité. Or, depuis cette réforme, leur fonctionnement n’a pas cessé d’être critiqué.

Au cours des vingt-cinq dernières années, les sujets de tension dans le fonctionnement du système de santé se succèdent : pénurie de personnel infirmier consécutive à la mise en place des 35 heures ; inquiétudes relatives à la démographie médicale qui a conduit au doublement du numerus clausus en huit ans à partir de l’année 2000 ; abandon du système de permanence des soins informel basé sur l’entente entre médecins à l’échelon local ; exigences accrues concernant la sécurité et la qualité des soins ; nouveaux droits créés au bénéfice des patients.

En 2004, la dotation globale est remplacée par la tarification à l’activité (T2A) pour les activités de court séjour.

À partir de 2005, la recomposition du secteur hospitalier privé s’accélère, avec la création de grands groupes de cliniques et le regroupement des établissements.

Les réformes législatives se succèdent.2 Plusieurs plans d’accompagnement des réformes sont mis en place : le plan Hôpital 2007, le plan Hôpital 2012, le pacte de confiance avec les hospitaliers (2012), le Ségur de la Santé (2020) qui se télescope avec la pandémie du COVID.

L’état permanent de tensions est source s’inquiétude au sein de l’hôpital. Chaque réforme est vécue comme une remise en cause et génère chez les hospitaliers des doutes sur leur capacité à opérer les changements qui leur sont demandés.

Comment qualifier cette histoire faite d’agitation, d’inquiétudes, de réformes, d’événements chaotiques au cœur de la vie de l’hôpital depuis plusieurs générations ? En quoi la situation actuelle serait-elle différente ? Est-elle particulièrement grave ? Ou au contraire, ne serait-elle qu’un épisode supplémentaire d’un état de « crise » rampante ou larvée ? Ou bien encore la qualifier de « crise » serait-il une dramatisation au service d’intérêts qu’il conviendrait alors d’identifier et de caractériser ?

Peut-on qualifier de « crise » un état qui, certes avec des hauts et des bas, se perpétue pendant des décennies ? N’est-ce pas plutôt une façon de mettre l’accent sur les difficultés que rencontre l’hôpital – en France, mais aussi partout ailleurs – à se transformer au rythme des changements scientifiques, techniques, économiques et sociaux auxquels sont confrontées les activités qui concourent à prendre en charge la santé des populations ? Ne peut-on pas penser que l’usage à répétition du vocable de crise a pour objectif de mettre en scène des difficultés bien réelles, alors que ces difficultés, si elles fragilisent le fonctionnement des hôpitaux, ne les mettent pas réellement en danger. Or, comme il a été dit plus haut, le danger est une des caractéristiques d’une situation de crise.

La scène dramatique de l’hôpital

L’image que nous avons collectivement de l’hôpital est fortement marquée par des moments de grande intensité. La tentation est forte de le comparer à un théâtre qui met en scène des moments d’une particulière acuité, des épisodes critiques. La crise ne serait-elle pas un des ressorts de la pièce qui se joue à l’hôpital ?

La santé n’est-elle pas au cœur de la tragédie humaine ? Au fil des jours, à l’hôpital, on côtoie la maladie, la souffrance, la naissance et la mort. Le mythe fondateur de la médecine et de la santé n’est-il pas la capacité des hommes à repousser les limites de la vie ? Le médecin comme Jésus est le sauveur, celui qui sauve des vies.

L’hôpital comme le théâtre classique met en scène mythes et symboles. Il a ses règles et ses figures représentatives, parfois caricaturales comme dans la Commedia dell’arte, et toujours simplifiées, qui prennent corps dans des personnages emblématiques. La figure du médecin est majeure avec à ses côtés la figure du patient. Il fait aussi une place importante à la figure de l’infirmière. Ce sont ces trois figures qui sont au cœur de la pièce.

Dans la culture des séries TV, l’hôpital est devenu un genre à part entière. Les séries médicales ont un succès qui ne se dément pas. Dans les séries, on trouve la figure du pouvoir, le plus souvent négative : le directeur, émanation du conseil d’administration, porteur d’une rationalité économique qui entrave les activités de soins.

La mise en scène de ces figures – et on peut s’autoriser à penser que là est son objectif – donne une image déformée et simplificatrice de l’hôpital. En écrivant ce livre, je souhaiterais contribuer – sans illusion, cependant – à donner de l’hôpital, de sa vie, des ressorts de son fonctionnement, de ses personnels, une vision plus réaliste, dédramatisée. Je souhaiterais faire la part des difficultés, des tensions, des insatisfactions rencontrées par les personnels hospitaliers, mais aussi de ses qualités, de ses valeurs, de ses atouts et de ses capacités d’adaptation.

Pour revenir à la métaphore théâtrale, il n’y aurait pas de théâtre si, derrière la scène, il n’y avait pas les coulisses. Sans auteurs, metteurs en scène, directeurs, machinistes, caissières, ouvreuses, la scène ne serait qu’un tableau figé. Pas plus qu’au théâtre à l’hôpital, tout ne se joue pas sur la scène.

Dans un premier cercle autour des grandes figures, il y a tous ceux qui, non soignants, font tourner l’hôpital : ouvriers, techniciens et ingénieurs, secrétaires, agents d’accueil, acheteurs… La nomenclature des emplois hospitaliers endénombre plus de 200 catégories différentes.

Dans un deuxième cercle il y a pêle-mêle syndicats professionnels et associations de malades, institutions publiques – administration de la santé, agences sanitaires, ministère du Budget, collectivités territoriales, Assurance maladie et mutuelles – mais encore conseils, comités et commissions constitués au sein de chaque hôpital, à l’échelle régionale et nationale, toutes instances supposées générer du consensus en donnant à chacun un espace pour s’exprimer.

Il est enfin un cercle plus large qui est celui de tous les organismes et professionnels en contact direct avec les malades : établissements de santé privés dits lucratifs et non-lucratifs, professionnels de santé libéraux, pharmacies, laboratoires de biologie, cabinets d’imagerie médicale, sans omettre les institutions médico-sociales.

Sur la grande scène de la santé qui déborde celle de l’hôpital, il faut enfin compter avec les ordres professionnels, les fédérations d’établissements, les sociétés savantes, les centres de recherche, l’enseignement et la recherche en santé et les industries de santé. Et j’en oublie sans doute.

À un titre ou à un autre, l’hôpital entretient des liens étroits avec tous ces acteurs. Ainsi, le rôle des médecins hospitalo-universitaires déborde largement les frontières de l’hôpital. La relation entre soins hospitaliers et soins ambulatoires est un des enjeux fondamentaux de l’organisation des soins.

Sur cette grande scène, l’hôpital est l’acteur majeur. Dans la ville, la taille de ses bâtiments et la signalétique urbaine font qu’on ne peut pas l’ignorer. Dans son environnement, il fonctionne comme une caisse de résonance : les médecins de l’hôpital tiennent une grande place dans la notabilité locale, les personnels, les patients, les familles drainent vers l’hôpital une part importante de la population locale. Tout ce qui se passe et se dit à l’hôpital se propage immédiatement. L’annonce de toute transformation de l’hôpital trouve un écho amplifié dans les médias locaux et bien souvent nationaux.

À ce stade il peut être utile de présenter quelques hypothèses susceptibles d’expliquer ce qui motive la vision que l’hôpital se donne de lui-même.

La première de ces hypothèses est que la crise est une forme de mise en scène d’un hôpital qui ne va pas bien, qui est mis à mal par les exigences financières et réglementaires des autorités sanitaires qui dressent de multiples obstacles à la satisfaction des besoins de la population.

Variante de la première, la seconde hypothèse est celle d’une dégradation continue des conditions de fonctionnement qui conduirait au point crucial qui selon Hippocrate caractérise la situation de crise, dont le dénouement ne peut se trouver que dans des changements radicaux.

La troisième est celle du rejet de la responsabilité des difficultés sur des boucs émissaires. Le plus souvent les administratifs et la tutelle3 endossent ce rôle peu gratifiant.

Une quatrième hypothèse est celle de la plainte qui exprime un mal-être de la part des acteurs, malades, médecins et soignants. Dans ce mal-être, le sentiment d’impuissance face à la maladie et à la mort joue sans doute un rôle important.

Parmi les hypothèses, il y a aussi les mises en cause réciproques des institutions – administration de la santé, Assurance maladie, ministère du Budget, Inspection des finances et Cour des Comptes – qui à un titre ou à un autre partagent la responsabilité des équilibres économiques de l’hôpital.

On peut encore émettre d’autres hypothèses, comme la peur du changement ou la remise en cause du partage du pouvoir, comportements fréquents dans les collectivités humaines.

Parmi les difficultés dont font état les acteurs hospitaliers, on retrouve de manière récurrente la diminution des moyens, la fuite des personnels, la fermeture des petits hôpitaux, la dépossession des médecins du pouvoir à l’hôpital au profit des directions, le développement de l’hospitalisation privée au détriment des hôpitaux publics, la désorganisation des services des urgences du fait de l’afflux de patients qui n’ont rien à y faire, la fermeture des lits d’hôpital… Autant de maux qui au cours du quart de siècle qui s’est déroulé depuis que l’auteur de ces lignes a découvert l’hôpital alimentent la « complainte du pauvre hôpital ».

Loin de moi de penser que l’hôpital ne serait pas confronté à des difficultés. Mais les difficultés s’analysent et il existe suffisamment d’intelligence dans les hôpitaux pour leur trouver des solutions. Au fil de ce livre, je m’attacherai à présenter des chiffres susceptibles de donner une image plus réaliste de ces difficultés. J’essaierai de mettre en évidence les raisons pour lesquelles elles ne sont pas résolues, parmi lesquelles se trouvent le plus souvent des jeux d’intérêts. J’espère ainsi apporter ma petite contribution à la résolution des problèmes, un préalable à celle-ci étant de sortir des faux-semblants.

Les hôpitaux français ne sont pas les seuls à connaître des difficultés. Un de mes anciens collègues conseiller général des établissements de santé a réalisé en 2006 dans un ouvrage intitulé Gouvernance de l’hôpital et crise des systèmes de santé4 une comparaison la situation des hôpitaux en France et dans cinq autres pays européens : Allemagne, Angleterre, Espagne, Italie et Suède. Il y a insisté sur la nécessité d’opérer d’importantes mutations pour faire face à une multiplicité de problèmes : augmentation des dépenses et crise financière, failles de la régulation de l’offre de soins, crise des valeurs, mise en question de la légitimité de la dépense de soins au regard de la question de la performance des systèmes de santé.

Mon hypothèse, qui s’ajoute à celles précédemment énumérées, est que la responsabilité des difficultés que rencontre l’hôpital est une responsabilité partagée. Le fonctionnement médical n’est pas au-dessus de tout reproche, l’organisation des soins n’est pas parfaite, l’administration est souvent défaillante, la gouvernance de l’hôpital est susceptible de progresser. Mais aussi, le mode de financement a des défauts, le statut des personnels pourrait être plus satisfaisant, les contraintes dans la gestion pourraient être moins lourdes, la clairvoyance de celles et ceux qui partagent la responsabilité du fonctionnement pourrait être plus grande.

Mon souhait à travers ce livre serait, dans la faible mesure de mes moyens, de donner, à travers mon expérience du fonctionnement de l’hôpital, mais aussi des données que j’ai pu rassembler, une image plus exacte de celui-ci.

Cet éclairage sera sans doute incomplet. Je demande aussi par avance à celles et ceux qui pourraient être blessés par mes critiques de bien vouloir me les pardonner.

De l’image au réel

La chaîne d’information France info a conçu une émission qui s’attache à s’interroger sur les affirmations publiées dans les médias, à en vérifier la véracité et à apporter des éléments d’information permettant de les corriger. Cette émission qui s’intitule « Le vrai ou faux 5» me semble avoir un rôle très salutaire. Son principal enseignement est qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce qui est rapporté les médias.

Il me semble que la déontologie journalistique voudrait que ce travail de vérification soit effectué de manière systématique, ce qui est loin d’être le cas. Mon expérience, appuyée sur l’avis de personnes qui ont une expertise dans différents domaines, est que lorsqu’on connaît une question, on se rend compte que les sujets sont émaillés d’erreurs, petites ou grandes. Elles peuvent s’expliquer par l’urgence qui préside au traitement de l’information. Elles peuvent aussi être le fait de déclarations de personnalités ou encore de propos de témoins…

Le problème est que l’accumulation de vérités tronquées, le grossissement de phénomènes anecdotiques, le silence autour de certaines questions, la place faite à des opinions subjectives, la mise sur le devant de la scène de personnalités médiatiques – les bons clients dans le langage des médias – contribuent à installer une image provenant d’une répétition de messages plus efficace que la présentation des faits.

Dans mon ignorance du fonctionnement des rédactions, je rêve que chacune d’entre elles, s’inspirant de Franceinfo, ait une cellule en charge de démêler le vrai du faux et s’attache à en publier les résultats.

Pour en venir aux raisons qui m’ont conduit à vouloir écrire ce livre, je me suis souvent trouvé dans des situations où mes interlocuteurs faisaient état de leur vérité sur l’hôpital. Dans ces cas, j’essayais, à partir de données, d’arguments, d’anecdotes, de faire valoir une vision différente. L’effet en était le plus souvent désastreux : en tentant de contester des opinions simplificatrices, je me perdais dans les explications techniques qui me faisaient apparaître au mieux ennuyeux, au pire un méprisable technocrate. En voulant informer et convaincre, je ne parvenais qu’à me décrédibiliser. Dans mes activités d’enseignement dont le sujet était l’organisation et le fonctionnement de l’hôpital, j’avais, me semble-t-il, mais je n’en suis pas sûr, un peu plus de succès. Mais les étudiants étaient souvent des professionnels déjà aguerris qui avaient fait la démarche d’entreprendre une formation. Sans prendre pour argent comptant la docte parole du professeur, ils me prêtaient une écoute plus positive, d’autant que mon propos était nourri de nombreuses discussions et de fréquents débats avec des professionnels des hôpitaux.

Dans ce livre, je voudrais, non pas prétendre à une vérité alternative qui serait aussi peu crédible que la vision de l’hôpital, je j’ai tendance à juger simplificatrice, mais essayer d’apporter des éléments d’interrogation et de réflexion, notamment en questionnant des affirmations souvent sommaires qui reviennent en permanence quand il est question de l’hôpital.

Confiance dans l’hôpital et critiques de son fonctionnement

Sondage après sondage, le niveau de confiance des Français à l’égard de leur hôpital reste inentamé. La cote est stable, proche de 80 %. Pourtant, les critiques à l’égard du fonctionnement de l’hôpital sont tout aussi constantes.

À quoi peut-on attribuer cette ambivalence ? On peut se demander si cela ne provient pas du fait que les difficultés que connaît l’hôpital sont attribuées non pas à des causes internes susceptibles de mettre en lumière les failles de son organisation et les défauts de son fonctionnement, mais à des décisions de l’autorité publique sur lesquelles les acteurs de l’hôpital n’ont pas de prise. De cette manière, l’hôpital peut être exonéré de la responsabilité totale ou partielle de ses dysfonctionnements et évite de fragiliser la confiance que la population a en lui.

Mon intention dans ce livre n’est pas de prendre fait et cause pour l’État et ses représentants, bien que mes réflexes de fonctionnaire puissent m’incliner à le faire, mais d’essayer de mettre en évidence la complexité du monde de l’hôpital qu’il s’agisse de ses difficultés, du rôle des hommes et des femmes qui y travaillent, des institutions qui l’encadrent ou encore des mécanismes qui modèlent son fonctionnement. Je ne prétendrai pas énoncer une « vérité » toujours fragile, mais je tenterai d’apporter ma petite contribution à l’amélioration du fonctionnement de l’institution hospitalière.

La représentation qu’ont les Français de leur hôpital se traduit dans des on-dit. Cette expression, qu’on pourra juger peu élégante, me semble former l’armature du discours communément partagé par la population française et résumer sa vision des difficultés de l’institution.

Le on-dit que j’ai le plus fréquemment entendu quand j’ai pris mes fonctions de directeur d’ARH a été celui des moyens de l’hôpital qui, aux dires des hospitaliers, auraient été constamment en baisse.

C’est cette question qui fera l’objet des premiers développements. Il y sera fait une réponse sans équivoque : sur les vingt dernières années, les moyens de l’hôpital n’ont jamais baissé, quels que soient les indicateurs utilisés pour les mesurer.

Dans ces premiers développements seront passés en revue les moyens de l’hôpital et leur évolution depuis le début de des années 2000. Il sera bien entendu fait référence aux moyens monétaires dont on verra que leur évolution est peu éclairante au regard de la difficulté à quantifier le renchérissement des coûts de fonctionnement des hôpitaux.

Je m’arrêterai plus en détail sur les moyens humains et sur les moyens matériels de l’hôpital. Il s’agit là d’une approche pragmatique de ce dont dispose l’hôpital pour accomplir sa mission.

Le second on-dit sur l’hôpital est que les besoins de la population sont mal satisfaits et que cette situation se dégrade.

La question des besoins peut s’envisager à partir de trois points de vue. Le premier est celui de la population et de son ressenti au regard des difficultés rencontrées pour se faire soigner à l’hôpital, autrement dit l’accès aux soins hospitaliers. Le second est celui des professionnels des hôpitaux qui jugent que leurs besoins pour soigner leurs malades sont insuffisamment pris en compte. Le troisième est celui des institutions publiques – principalement État et Assurance maladie – dans leur rôle de régulateur, en d’autres mots l’exercice de leur responsabilité dans l’ajustement des moyens aux besoins. Le problème est que selon le point de vue, la vision des problèmes et les solutions pour les régler ne sont pas les mêmes.

Il existe en France un facteur favorable à un accès aux soins de l’ensemble de la population : elle est le pays au monde dans lequel ce qui reste à la charge des patients après intervention des dispositifs collectifs – Assurance maladie et couverture complémentaire – est le plus faible. Depuis dix ans, il n’a pas cessé de baisser. Mais les difficultés financières de l’Assurance maladie qui reviennent chaque année sur le devant de la scène dans le cadre de l’examen au Parlement du projet de loi de financement de la sécurité sociale conduisent régulièrement les pouvoirs publics à remettre en question des dépenses qui peuvent apparaître peu justifiées.

L’accès aux soins ne se résume pas à sa dimension financière. Il doit prendre en compte deux autres dimensions : une dimension spaciale, en d’autres termes la distance à parcourir pour accéder à l’hôpital, et une dimension temporelle, celle des délais nécessaires pour être pris en charge, autrement dit la durée des trajets et l’existence de files d’attente.

La problématique des besoins est compliquée par la divergence entre la vision qu’en a la population et celle qu’en ont les pouvoirs publics. Les patients qui se présentent à l’hôpital entendent qu’on les y soigne, si possible immédiatement, quel que soit le motif qui les y a amenés. Les pouvoirs publics, quant à eux, déplorent ce qu’ils qualifient d’hospitalocentrisme, en d’autres termes la place excessive qu’occupe l’hôpital dans les activités de soins. C’est une autre façon de se poser la question de la place respective des deux secteurs en charge des soins de santé : le secteur hospitalier et le secteur des soins extrahospitaliers.6

Depuis plusieurs décennies, les autorités sanitaires ont cherché à discipliner les patients pour qu’ils respectent la hiérarchie du recours aux services médicaux établie internationalement sur la base de la distinction entre soins primaires, secondaires et tertiaires. C’est ce qu’on appelle en France le parcours de soins et dans les pays anglo-saxons reference et counter reference, c’est-à-dire les règles d’accès aux différents niveaux de la hiérarchie des structures de soins, tant dans le sens de l’entrée que dans celui de la sortie.

En France, la totale liberté d’accès au médecin et à l’hôpital de son choix a longtemps été un obstacle au respect d’une hiérarchie qui de ce fait est restée floue. Au cours des deux dernières décennies, des changements se sont amorcés, sur fond de pénurie relative de médecins généralistes, pour mieux articuler soins de premier recours et soins hospitaliers. Depuis quelques années, le progrès dans l’organisation du « parcours de soins » semble s’accélérer, même s’il se fait sous la pression de goulots d’étranglement liés à une pénurie relative de généralistes et de certains spécialistes.

La question des délais de prise en charge est une question plus complexe. On a pu constater pendant la période la plus aiguë de la pandémie du COVID que les délais de certaines prises en charge ont été rallongés, en raison de la déprogrammation d’un nombre important d’interventions chirurgicales. De manière plus courante, dans certains territoires, la pénurie de certains spécialistes ou encore la tension sur l’accès à certains équipements rend difficile le respect des délais optimaux. La question du temps d’attente aux urgences, si elle n’est qu’exceptionnellement la cause d’une mise en danger des malades, n’en est pas moins un irritant mal vécu par beaucoup de malades.

Derrière les délais excessifs, les causes sont nombreuses.

Il y a d’abord ce qui relève du vécu subjectif des malades, le plus souvent le fait d’une attention à leurs besoins par les structures et les professionnels qu’ils jugent insuffisante.

Il y a aussi les dysfonctionnements de toute nature de l’institution hospitalière qui, selon les cas, peuvent être globaux ou seulement locaux. Ainsi en est-il des déficits quantitatifs ou qualitatifs de personnels ou encore du mauvais ajustement des moyens techniques dans le contexte d’une élévation de la demande insuffisamment anticipée. Mais cela peut être aussi une attention insuffisante à la recherche de solutions à des dysfonctionnements qui, selon les cas, sont plus ou moins bien identifiés.

Il y a encore un phénomène insuffisamment pris en compte dans l’organisation hospitalière : le caractère irrégulier de la fréquentation. C’est une caractéristique de l’hôpital que d’avoir affaire à des afflux de patients qui alternent avec des périodes de calme. Ils sont généralement prévisibles, mais leur occurrence est aléatoire. Il en est ainsi des épidémies saisonnières qui reviennent chaque année, mais à des périodes et des niveaux de gravité variables. C’est aussi le cas des grandes épidémies comme celle du COVID, attendues par les épidémiologistes comme devant se produire, mais avec des inconnues majeures : leur nature, leur gravité, leur fréquence et la nature des moyens nécessaires pour y faire face.

Le troisième on-dit est que les pouvoirs publics sont insuffisamment attentifs aux besoins exprimés par la population à l’égard de l’hôpital. En d’autres termes, ils seraient souvent sourds aux demandes que leur adresse l’hôpital pour faire face à ses besoins.

Une autre façon de le dire est encore que, aux yeux de l’opinion, les pouvoirs publics demanderaient toujours plus à l’hôpital et à ses personnels et ne leur accorderaient que des moyens insuffisants, mettant ainsi sous tension permanente le fonctionnement de l’hôpital.

Pour analyser ce qu’il en est, il faut faire appel à plusieurs mots, dont beaucoup sont des néologismes à consonance technocratique : régulation, efficience, performance, maîtrise des coûts… La régulation hospitalière est le mot clé : c’est un fourre-tout qui désigne tout ce qui relève de la responsabilité des pouvoirs publics dans la définition du rôle de l’hôpital et dans la détermination des moyens qui lui sont nécessaires pour jouer convenablement ce rôle.

Posé de cette manière, cela paraît plutôt simple. Dans la pratique, l’équation à résoudre est autrement complexe : circonscrire le rôle de l’hôpital, nous l’avons vu plus haut, n’est pas chose aisée. Il est encore plus difficile de décliner le rôle de l’hôpital dans la satisfaction de besoins multiples et changeants. Quant aux moyens, la demande évolue en permanence au rythme des avancées des techniques médicales.

Avant même qu’il puisse y avoir ajustement des moyens aux besoins, des accords doivent être trouvés entre, d’un côté, les pouvoirs publics préoccupés par le risque d’une augmentation incontrôlée des dépenses, et de l’autre, la population et les hospitaliers alliés pour faire valoir des besoins qu’ils jugent mal couverts. Pour illustrer la nature du problème, je vais exposer rapidement deux exemples : la diminution du nombre de lits d’hôpital et la gestion des aléas auxquels l’hôpital doit faire face.

La diminution du nombre de lits n’est pas une décision arbitraire. Elle se justifie par un double constat : le premier est que sont supprimés des lits inutilisés ou sous-occupés, le second est que les pratiques médicales ont permis une forte diminution des durées de séjour. Ainsi, à titre d’exemple, il y a vingt-cinq ans, la durée d’hospitalisation pour une prothèse de la hanche était proche de 20 jours. Aujourd’hui, elle est de 2 à 3 jours.

En période d’activité normale, la capacité est suffisante et peut même dans certains cas être jugée excessive. Mais les hôpitaux sont confrontés au problème récurrent de la pénurie en lits quand il s’agit de faire face à des épisodes épidémiques. L’hôpital public est soumis à un impératif majeur : il doit faire face à des aléas. On l’a clairement vu au cours de la phase aiguë de la pandémie de COVID. On le voit chaque hiver avec les épidémies saisonnières. De manière plus ponctuelle, c’est le cas lors de la survenue de catastrophes.

Mais alors, quel modèle d’organisation faut-il mettre en place pour faire face aux épisodes épidémiques ? Faut-il conserver des capacités importantes pour faire face à des pics d’occupation aléatoires et relativement brefs ?

Les lits ne sont pas seulement des capacités physiques, mais aussi des équipes de soignants qu’il ne serait pas raisonnable d’employer toute l’année pour une activité qui ne dure que quelques semaines. Est-il envisageable de concevoir une organisation plus souple permettant de faire face à des pics d’activité sans conserver en permanence des capacités inutilisées et des personnels en sous-activité ?7

Mais le besoin n’est pas seulement celui ressenti du côté des hôpitaux. Il est aussi – j’aurais tendance à dire surtout – celui ressenti par les patients. Chacun a son individualité, vit dans un contexte particulier et a un vécu différent de sa maladie et de son rapport à l’hôpital. Satisfaire les besoins, c’est s’assurer que chacun bénéficie d’un accueil de qualité, d’un parcours de soins fluide et de soins adéquats.

Quand je parle de l’hôpital, je sous-entends parfois l’hôpital public. Je ne fais là que me conformer à l’usage commun, et l’hôpital public est l’objet majeur de ce livre. Je ne veux pas pour autant négliger le secteur de l’hospitalisation privée. De là le titre de ce livre.

L’hospitalisation privée, elle-même, est duale. Elle est même un peu plus que cela. Il y a ce que le langage commun appelle les cliniques et que le langage juridique désigne comme les établissements de santé privés à but lucratif qu’il distingue des établissements de santé privés à but non lucratif, eux-mêmes divers au regard de leurs activités et du statut de l’organisme qui en assure la gestion. Je vous renvoie sur ces distinctions au chapitre intitulé « Service public ou activité économique ? » et qui a pour sous-titre « Unité et diversité du monde hospitalier ».

Un développement particulier sera consacré plus avant dans ce livre à ce qu’il est aussi d’usage de dénommer l’hospitalisation privée. À ce stade, je me contenterai de préciser quelle est à mon sens la distinction majeure entre l’hôpital et les cliniques et le rôle que chacun des deux secteurs joue dans la satisfaction des besoins de la population. Les cliniques ont été conçues pour la réalisation d’une activité réglée, par opposition à l’activité non programmée qui est l’apanage de l’hôpital public. Le cœur des cliniques est le plateau technique au service de praticiens dont la clinique est l’outil de travail. La clinique est une véritable unité de production de soins techniques, dont les rouages doivent être parfaitement huilés, contrairement à l’hôpital dont la vocation première est de faire face à la demande qui se présente à ses portes8. Cette vision est incomplète et simplificatrice, mais j’y reviendrai dans des développements ultérieurs.

On a récemment vu surgir dans les villes d’une certaine importance des établissements privés à but lucratif qui se sont auto-désignés hôpitaux privés. Ce phénomène contribue à brouiller la distinction traditionnelle entre hôpital et clinique. Il donne à penser à certains qu’il procède d’un favoritisme de l’État en faveur des établissements privés au détriment de l’hôpital public, point sur lequel je reviendrai également.

1re partie

Une aventure personnelle

Chapitre 1

S’affranchir du conservatisme

Au lieu d’une administration, un groupement de coopération sanitaire : L’Agence régionale de l’hospitalisation

Dans la majorité des pays, la responsabilité de la régulation des services de soins de santé est fortement régionalisée. Dans les pays à constitution fédérale, elle est de la compétence des États, à l’image de l’Allemagne et des États-Unis. Dans les États unitaires, les responsabilités peuvent être déléguées à la collectivité régionale, comme en Italie ou en Espagne, ou à une structure étatique jouissant d’une importante autonomie, comme en France et en Grande-Bretagne.

En France, le choix d’une structure régionale à caractère étatique a fait l’objet d’hésitations. Dans les années 2000, il a été proposé aux collectivités régionales – les Régions – de prendre une place au sein de la commission exécutive de l’ARH et de participer au financement des investissements hospitaliers. Sur les 22 Régions de l’époque (elles ne sont plus que 13 aujourd’hui), seule l’Alsace s’est saisie de cette opportunité. Mon hypothèse, au regard de la réticence des Régions à s’investir sur les questions hospitalières, est que, pour celles-ci, la prudence s’imposait : d’une part, l’impact d’un transfert de charges sur le budget régional pouvait se révéler dangereux, d’autre part, les responsables régionaux craignaient le danger d’une implication politique dans un domaine de grande sensibilité et pour lequel ils se sentaient mal armés.

Avec la création des ARH en 1995, le choix a été celui du renforcement de l’emprise de l’État à l’échelon régional sur les structures hospitalières. L’expérience du fonctionnement d’une structure légère et dont la compétence était limitée aux seules activités hospitalières s’étant révélée positive, on est passé à un échelon supérieur en 2010 en créant les Agences régionales de santé (ARS) compétentes sur l’intégralité du champ de la santé et structurées selon le modèle traditionnel de l’établissement public.

Un enchevêtrement de pouvoirs

L’ARH a été conçue sur un modèle qui battait en brèche beaucoup de principes sur lesquels avait été édifiée une administration héritière du modèle napoléonien. En treize ans d’existence, elle a apporté la preuve que les innovations pouvaient y avoir leur place. Chaque hiver, avec les épidémies saisonnières, la question du manque de lits revient dans les médias. De manière récurrente surgit la question des moyens de l’hôpital et de la pénurie de personnels, celle des accidents médicaux et de la qualité des prises en charge. Il en ressort dans le public, mais aussi dans certains secteurs du gouvernement, la conclusion que l’hôpital est mal géré, que l’administration, la tutelle, les administratifs – lire le ministère de la Santé, les autorités sanitaires locales et les directions d’hôpitaux – sont les sources de tous les maux. Ilest reproché à l’État d’imposer aux hôpitaux des objectifs de « rentabilité », l’administration des hôpitaux est considérée comme un obstacle à l’activité médicale et à des soins de qualité, les médecins et les soignants se plaignent de gaspiller leur temps à des tâches administratives, jugées comme autant de temps perdu pour les malades…

Les déficits de l’Assurance maladie atteignaient des sommets. Dans l’esprit des responsables en charge des questions de santé, la mauvaise gestion hospitalière y était pour beaucoup et une réforme du fonctionnement économique de l’hôpital s’imposait.

Il fallait restructurer un réseau hospitalier jugé pléthorique. Les maternités et les services de chirurgie en sous-activité devaient disparaître. La réforme du mode de financement était en préparation et son outil, le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), en était à la phase d’implantation.

Pour organiser tout cela, il devait être mis fin au désordre qui régnait dans l’organisation des services en charge, à l’échelon territorial, de la régulation du système hospitalier.

Les attributions de l’administration de l’État dans le champ hospitalier étaient exercées concurremment par les DDASS9, placées sous l’autorité des préfets de département, et par les DRASS10, placées sous l’autorité du préfet de région. Chacun des deux niveaux de l’administration territoriale de l’État – départemental et régional – était investi de pouvoirs qui lui étaient propres. Pour faire court, les DDASS étaient en charge des questions budgétaires et financières, les DRASS, de la planification sanitaire et de la mise en œuvre du régime des autorisations des activités à caractère sanitaire.

En ces temps, le préfet de région n’avait pas autorité sur les préfets des départements de sa région. Le préfet de région avait – et a toujours – deux casquettes : celle de préfet de région et celle de préfet du département siège de la région, fonction dans laquelle il a des attributions identiques à celles de tous les préfets de département. Dans sa relation avec les préfets de département, il n’était que l’organisateur des débats devant conduire à la répartition entre départements de crédits délégués globalement au préfet de région. Le lieu de ce débat était la Commission administrative régionale (CAR) dont les principaux acteurs étaient les préfets de département, en présence des chefs des administrations techniques de l’État à l’échelon régional.

Tout ceci n’était ni simple ni clair. On semblait loin de la rationalité territoriale imposée par la Constituante en 1790 avec la création des départements, puis par Napoléon en 1800 avec la création des préfets. En ce temps, après le désordre des provinces de l’Ancien régime dont chacune avait son statut et ses franchises, le jacobinisme l’avait emporté et l’organisation révolutionnaire puis napoléonienne ne voulait voir qu’une tête. Il n’y avait même pas de vrais présidents de département, l’exécutif de celui-ci étant dévolu au préfet. Il y avait bien un président du Conseil général, mais dépourvu de toute fonction exécutive, et il a fallu attendre le mouvement de décentralisation opéré par Gaston Deferre pendant le premier septennat de François Mitterrand pour que l’exécutif du département lui soit confié. Jusqu’alors, à l’échelon départemental, des services indifférenciés administraient le département à la fois pour le compte de l’État et pour le compte du Département11.

Depuis le début des années 1980, le ministère de la Santé cherchait des solutions au problème de la dualité dans la prise de décision, régionale pour le maillage hospitalier, départementale pour les décisions à caractère budgétaire. À cette fin avait été créé à titre expérimental dans la région Haute-Normandie, un regroupement de la DRASS et des DDASS. Cette région ne comptait que deux départements et son choix visait à limiter les risques de conflits entre préfets. Le regroupement avait pris le nom de DRISS12 et ses responsables continuaient à rendre compte à deux préfets, avec les mêmes enjeux de pouvoir que dans l’organisation territoriale classique. Un comité de coordination, auquel avait été donné le nom de COPIL (Comité de pilotage), regroupait régulièrement les responsables de la DRASS et des DDASS de la région, un peu à l’image de la CAR, afin de dégager des positions consensuelles sur des sujets d’intérêt commun, avant de les présenter à la décision des préfets.

Ce modèle de coordination informelle a montré rapidement ses limites :

• Les préfets gardaient tous les moyens de s’opposer aux positions définies par les responsables des services des affaires sanitaires et sociales ;
• Les préfets pouvaient interférer, au gré des interventions des élus, dans les opérations de restructuration hospitalière. Les préfets étaient d’autant plus sensibles aux arguments des élus qu’une décision favorable dans le domaine de la santé pouvait trouver sa contrepartie dans un autre domaine de sa compétence.

À ce stade, il est nécessaire de souligner que l’hydre de l’administration régionale et locale de la santé n’avait pas seulement deux têtes, mais trois : les deux têtes étatiques à l’échelon départemental et à l’échelon régional, et la tête Assurance Maladie. En effet, dans les années 1980/1990, l’administration territoriale de la santé relevait de deux autorités, le ministère de la Santé et la Caisse nationale d’assurance maladie. Cette dualité existait tant à l’échelon national qu’à l’échelon territorial.

Un Yalta s’était installé à la suite de réformes successives. Pour simplifier, l’hôpital public relevait de l’État, les soins extrahospitaliers, de l’Assurance Maladie. Les cliniques privées dites lucratives relevaient, selon les matières, des deux autorités. Pour être complet, il faut souligner que les établissements privés participants au service public (PSPH, devenu ESPIC depuis 2010 avec la mise en application de la loi HPST13) étaient à l’égard des autorités administratives locales dans une situation peu éloignée de celle des hôpitaux publics14.

Les décisions relatives au financement de l’hôpital public et des PSPH étaient prises à l’échelon central par la Direction des hôpitaux, sous l’autorité du ministre de la Santé. Une enveloppe nationale était arrêtée à l’échelon central puis répartie en enveloppes départementales. Les DDASS sous l’autorité du préfet les répartissaient ensuite entre les établissements. Pour cela, elles jouissaient d’une liberté d’appréciation encadrée par des marges définies à l’échelon national.

La tarification des cliniques (les « établissements de santé privés à but lucratif » selon la terminologie officielle) relevait de l’Assurance maladie, avec un partage des établissements entre régimes (régime général, régime des indépendants, régime agricole) qui s’accordaient pour désigner les « caisses pivots » en charge d’un ou plusieurs établissements.

La planification des activités hospitalières relevait du préfet de région qui arrêtait la carte sanitaire puis, à partir des années 1990, le Schéma régional d’organisation sanitaire (SROS). Les décisions étaient prises après avis du Comité régional de l’organisation sanitaire et sociale (CROSS), composé de plusieurs dizaines de personnes représentant tout ce que la région comptait d’institutions, organisations et corporations intéressées par le fonctionnement des structures hospitalières.

En conformité avec les documents de planification, le préfet de région décidait des autorisations relatives aux activités hospitalières et à l’installation de certains équipements15.

La nécessité de mettre de l’ordre dans ce dispositif faisait consensus auprès de toutes les parties prenantes de l’administration de la santé, ce maquis étant jugé par tous comme un obstacle à une conduite rationnelle de la politique hospitalière.La création des ARH a répondu au besoin de mettre fin à des luttes obscures de pouvoir et à de vieilles querelles. Il était nécessaire de surmonter les obstacles dressés par la puissante Association du corps préfectoral, par le monde très corporatiste de l’Assurance maladie, par les « conférences » réunissant les directeurs des DRASS et des DDASS, et par les fédérations d’établissements de santé publics et privés. Pour y parvenir, les concepteurs de l’ARH ont dû trouver des compromis acceptables.

Les ARH ont tenu une place toute particulière dans l’administration française. Le 24 avril 1996 sont prises trois ordonnances qui constituent le cœur du plan Juppé de réforme de la sécurité sociale.16 Les grèves et les manifestations de l’automne 1995 ne sont pas oubliées et le gouvernement ne veut pas rallumer les feux de la contestation, mais il ne veut pas non plus renoncer à des réformes qui lui paraissent essentielles. Avec cet objet mal identifié qu’est l’ARH, il a cherché à contourner l’opposition des forteresses corporatistes. Elle a été introduite comme un corps étranger dans un monde administratif nourri de traditions dont beaucoup remontent à l’époque napoléonienne.

La conception des ARH a été fondée sur une série d’innovations tellement étrangères à l’organisation traditionnelle de l’administration que beaucoup de bons esprits (ou d’oiseaux de mauvais augure) ont pensé que des mains plus ou moins invisibles avaient voulu concevoir un dispositif tellement chargé de contradictions et parsemé de pièges qu’il ne pouvait que s’effondrer.

Première innovation : elle consiste à confier la régulation régionale de l’ensemble des établissements de santé publics et privés à une structure qui n’était ni une administration, ni un établissement public, mais un simple Groupement d’intérêt public (GIP), structure légère, en principe à durée limitée, mais que la loi, pour la circonstance, a transformée en structure à durée indéterminée. Ce GIP aura pour fonction d’associer, par la voie d’une convention, les structures de l’État à celles de l’Assurance Maladie.

Deuxième innovation : l’ARH avait des moyens propres très limités. Le directeur de l’ARH est entouré d’une « équipe rapprochée » qui dépassera rarement la dizaine de personnes. Pour le choix de ses collaborateurs, il dispose d’une liberté quasi totale. Il peut procéder à des recrutements directs par la voie de contrats de droit public. Il bénéficie aussi de mises à disposition17 par les services de l’État et par les organismes de sécurité sociale. Les effectifs concernés par les mises à disposition18 étaient déterminés par la convention constitutive de l’ARH et les personnels étaient affectés par un contrat conclu entre l’ARH et l’organisme d’appartenance de l’agent concerné.

Troisième innovation : la gouvernance de l’ARH. Toutes les institutions publiques, comme toutes les sociétés commerciales, distinguent les instances exécutives et les instances délibérantes. Traditionnellement, les établissements publics étaient dotés d’un conseil d’administration et d’un directeur. Le président du conseil d’administration était une personnalité reconnue dont la présence avait pour objectif d’éviter les dérives dans le fonctionnement institutionnel. Sa réputation lui donnait également accès aux palais de la République dans lesquels il pouvait se faire l’avocat des intérêts de la structure. Le directeur avait la charge de faire tourner la boutique, le président du conseil d’administration en assurait la supervision et exerçait une magistrature d’influence.

Le modèle classique de gouvernance de l’établissement public s’est aujourdhui un peu brouillé, le président acquérant dans les statuts de certains organismes un rôle exécutif et la stature d’un véritable patron. En sens inverse, concernant par exemple l’hôpital, le directeur a acquis dans la loi HPST de 2010 un rôle central, n’étant plus chapeauté que par un conseil de surveillance aux compétences limitées. En contrepartie, nombre de décisions doivent être débattues au sein d’un directoire composé majoritairement de médecins. Dans la période récente, d’autres modèles ont également été conçus, notamment dans la gouvernance des autorités administratives indépendantes qui se sont multipliées depuis les années 1990.

Le modèle de gouvernance de l’ARH est original. L’essentiel des pouvoirs est conféré au directeur, auquel la nomination en conseil des ministres donne, à l’égal des préfets, un statut de premier plan dans l’administration territoriale de l’État. La communication gouvernementale autour du statut de cette nouvelle autorité locale avait d’ailleurs valu au D-ARH le surnom de « préfet sanitaire », ce qu’il était loin d’être, ses attributions étant limitées au domaine hospitalier, les questions de santé publique (prévention, surveillance épidémiologique, sécurité sanitaire) demeurant intégralement dans la main du préfet.

La commission exécutive (COMEX), l’instance délibérante de l’ARH, avait un pouvoir de décision sur les questions les plus sensibles, qu’il s’agisse de la création de postes médicaux dans les hôpitaux publics, ou encore (surtout, pourrait-on dire) des questions relevant de la planification hospitalière : adoption de la carte sanitaire et du SROS et délivrance des autorisations d’ouverture d’établissements, de création d’activités et d’installation de matériels.

La COMEX était composée paritairement de représentants de l’État et de représentants de l’Assurance Maladie. Sa taille dépendait du nombre de départements composant la région. Ainsi, dans la région Champagne-Ardenne, composée de quatre départements, la COMEX comptait treize membres. Six personnes représentaient l’État : le directeur régional et les directeurs des affaires sanitaires et sociales des quatre départements, ainsi que le médecin inspecteur régional. Pour assurer la parité avec les représentants de l’État, les représentants de l’Assurance maladie devaient être également au nombre de six. Le directeur de l’ARH avait la présidence et arrêtait l’ordre du jour. En cas de partage des voix, il avait voix prépondérante.

Parallèlement à la création des ARH figure dans la réforme Juppé la création des Unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM) regroupant à l’échelon régional les organismes d’assurance maladie des trois régimes : salariés, indépendants et agricole.

Un consensus s’était fait dans les sphères ministérielles pour que l’échelon régional devienne le pivot dans la mise en œuvre de l’ensemble de la politique de santé. Dans cette organisation, l’échelon régional devait faire le lien entre l’échelon de conception de niveau national et les acteurs de terrain.

Avec la création de deux organes régionaux, les ordonnances de 1996 ont entendu clarifier la répartition des compétences relatives aux deux grands domaines autour desquels est organisé le système de soins : l’hospitalisation et les soins extrahospitaliers. Avec la réforme de 1996, l’essentiel des compétences relatives à l’hospitalisation, tant publique que privée, relèvera de l’ARH. Les compétences relatives aux soins extrahospitaliers seront regroupées au sein de l’Union régionale des caisses d’assurance maladie, chargée de mettre en œuvre la politique dite de gestion du risque19. Cette politique s’opérait concrètement à travers la négociation, à l’échelon régional, entre l’Assurance Maladie et les organismes représentant les professionnels de santé indépendants, de conventions visant à encadrer les pratiques.

La sécurité sanitaire des populations reste sous l’autorité du préfet de département et s’exerce avec le support technique de la DDASS et des services départementaux de la sécurité civile. La politique de formation des personnels paramédicaux demeure de la compétence des préfets de région.

Bien évidemment, des incertitudes dans le partage des compétences vont perdurer. Ainsi en est-il par exemple du pouvoir d’inspection et de contrôle des établissements de santé dont on ne sait pas s’il relève du préfet de département, au titre de sa compétence générale dans le domaine de la sécurité des populations, ou du directeur de l’ARH, au titre de sa compétence générale sur les établissements de santé. Cette ambiguïté est renforcée par le fait que les inspecteurs20 sont des personnels des services de l’État et donc placés hiérarchiquement sous l’autorité des préfets, même s’ils peuvent travailler pour le compte de l’ARH par un dispositif de « mise à disposition ». Une incertitude règne également sur l’organisation des urgences qui laisse perdurer une dualité entre les services d’intervention et de secours, autrement dit les pompiers, et les SAMU/SMUR hospitaliers. Coexistent deux centres d’appel, le 15 et le 18, coexistence à laquelle on peine encore aujourd’hui à mettre fin.