Citadelle. Illustrée - Antoine de Saint-Exupéry - E-Book

Citadelle. Illustrée E-Book

Antoine de Saint-Exupéry

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Citadelle est une œuvre posthume d'Antoine de Saint-Exupéry, parue en 1948. Citadelle est un livre qui n'a jamais été achevé ni retouché (ou très peu) par Saint-Exupéry. L'œuvre est restée à l'état de brouillon dactylographié imparfait avant d'être mis en forme, tant bien que mal, par l'éditeur. Fustigeant le monde qui l'entoure, Saint-Exupéry est persuadé, à partir de 1943, qu'il n'y a qu'un seul problème pour qui veut faire œuvre d'écrivain parmi les hommes, c'est de leur "rendre une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles.

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Antoine de Saint-Exupéry

CITADELLE

Citadelle est une œuvre posthume d'Antoine de Saint-Exupéry, parue en 1948.

Citadelle est un livre qui n'a jamais été achevé ni retouché (ou très peu) par Saint-Exupéry. L'œuvre est restée à l'état de brouillon dactylographié imparfait avant d'être mis en forme, tant bien que mal, par l'éditeur.

Fustigeant le monde qui l'entoure, Saint-Exupéry est persuadé, à partir de 1943, qu'il n'y a qu'un seul problème pour qui veut faire œuvre d'écrivain parmi les hommes, c'est de leur «rendre une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles.

Contenu
Antoine de Saint-Exupéry
CITADELLE
A propos de la maison d'édition

I

Car j'ai vu trop souvent la pitié s'égarer. Mais nous qui gouvernons les hommes, nous avons appris à sonder leurs cœurs afin de n'accorder notre sollicitude qu'à l'objet digne d'égards. Mais cette pitié, je la refuse aux blessures ostentatoires qui tourmentent le cœur des femmes, comme aux moribonds, et comme aux morts. Et je sais pourquoi.

Il fut un âge de ma jeunesse où j'eus pitié des mendiants et de leurs ulcères. Je louais pour eux des guérisseurs et j'achetais des baumes. Les caravanes me ramenaient d'une île des onguents à base d'or qui recousent la peau sur la chair. Ainsi ai-je agi jusqu'au jour où j'ai compris qu'ils tenaient comme luxe rare à leur puanteur, les ayant surpris se grattant et s'humectant de fiente comme celui-là qui fume une terre pour en arracher la fleur pourpre. Ils se montraient l'un à l'autre leur pourriture avec orgueil, tirant vanité des offrandes reçues, car celui qui gagnait le plus s'égalait en soi-même au grand prêtre qui expose la plus belle idole. S'ils consentaient à consulter mon médecin, c'était dans l'espoir que leur chancre le surprendrait par sa pestilence et par son ampleur. Et ils agitaient leurs moignons pour tenir de la place dans le monde. Ainsi acceptaient-ils les soins comme un hommage, offrant leurs membres aux ablutions qui les flattaient, mais à peine le mal était-il effacé qu'ils se découvraient sans importance, ne nourrissant plus rien de soi, comme inutiles, et qu'ils s'occupaient désormais de ressusciter d'abord cet ulcère qui vivait d'eux. Et, une fois bien drapés de nouveau dans leur mal, glorieux et vains, ils reprenaient, la sébile à la main, la route des caravanes et, au nom de leur dieu malpropre, rançonnaient les voyageurs.

Il fut un âge aussi où j'eus pitié des morts. Croyant que celui-là que je sacrifiais dans son désert sombrait dans une solitude désespérée, n'ayant point encore entrevu qu'il n'est jamais de solitude pour ceux qui meurent. Ne m'étant point heurté encore à leur condescendance. Mais j'ai vu l'égoïste ou l'avare, celui-là même qui criait si fort contre toute spoliation, parvenu à sa dernière heure, prier qu'autour de lui l'on rassemblât les familiers de sa maison, puis partager ses biens dans une équité dédaigneuse comme des jouets futiles à des enfants. J'ai vu le blessé pusillanime, le même qui eût hurlé pour appeler à l'aide au cœur d'un danger sans grandeur, une fois rompu véritablement, repousser d'autrui toute assistance s'il se trouvait que cette assistance eût fait courir à ses compagnons quelque péril. Nous célébrons une telle abnégation. Mais je n'ai trouvé là encore que signe discret de mépris. Je connais celui-là qui partage sa gourde quand déjà il sèche au soleil, ou sa croûte de pain à l'apogée de la famine. Et c'est d'abord qu'il n'en connaît plus le besoin et, plein d'une royale ignorance, abandonne à autrui cet os à ronger.

J'ai vu les femmes plaindre les guerriers morts. Mais c'est nous-mêmes qui les avons trompées! Tu les a vus rentrer, les survivants, glorieux et encombrants, faisant bien du tapage à crier leurs exploits, apportant, en caution du risque accepté, la mort des autres, mort qu'ils disent épouvantable, car elle aurait pu leur survenir. Moi-même ainsi, dans ma jeunesse, j'ai aimé autour de mon front cette auréole des coups de sabre reçus par d'autres. Je revenais, brandissant mes compagnons morts et leur terrible désespoir. Mais celui-là que la mort a choisi, occupé de vomir son sang ou de retenir ses entrailles, découvre seul la vérité — à savoir qu'il n'est point d'horreur de la mort. Son propre corps lui apparaît comme un instrument désormais vain et qui a fini de servir et qu'il rejette. Un corps démantelé qui se montre dans son usure. Et s'il a soif, ce corps, le mourant n'y reconnaît plus qu'une occasion de soif, dont il serait bon d'être délivré. Et tous les biens deviennent inutiles qui servaient à parer, à nourrir, à fêter cette chair à demi étrangère, qui n'est plus que propriété domestique, comme l'âne attaché à son pieu.

Alors commence l'agonie qui n'est plus que balancement d'une conscience tour à tour vidée puis remplie par les marées de la mémoire. Elles vont et viennent comme le flux et le reflux, rapportant, comme elles les avaient emportés, toutes les provisions d'images, tous les coquillages du souvenir, toutes les conques de toutes les voix entendues. Elles remontent, elles baignent à nouveau les algues du cœur et voilà toutes les tendresses ranimées. Mais l'équinoxe prépare son reflux décisif, le cœur se vide, la marée et ses provisions rentrent en Dieu.

Certes, j'ai vu des hommes fuir la mort, saisis d'avance par la confrontation. Mais celui-là qui meurt, détrompez-vous, je ne l'ai jamais vu s'épouvanter.

Pourquoi donc les plaindrais-je? Pourquoi perdrais-je mon temps à pleurer leur achèvement? J'ai trop connu la perfection des morts. Qu'ai-je côtoyé de plus léger que la mort de cette captive dont on égaya mes seize ans et qui, lorsqu'on me l'apporta, s'occupait déjà de mourir, respirant par souffles si courts et cachant sa toux dans les linges, à bout de course comme la gazelle, déjà forcée, mais l'ignorant puisqu'elle aimait sourire. Mais ce sourire était vent sur une rivière, trace d'un songe, sillage d'un cygne, et de jour en jour s'épurant, et plus précieux, et plus difficile à retenir, jusqu'à devenir cette simple ligne tellement pure, une fois le cygne envolé.

Mort aussi de mon père. De mon père accompli et devenu de pierre. Les cheveux de l'assassin blanchirent, dit-on, quand son poignard, au lieu de vider ce corps périssable, l'eut empli d'une telle majesté. Le meurtrier, caché dans la chambre royale, face à face, non avec sa victime, mais avec le granit géant d'un sarcophage, pris au piège d'un silence dont il était lui-même la cause, on le découvrit au petit jour réduit à la prosternation par la seule immobilité du mort.

Ainsi mon père qu'un régicide installa d'emblée dans l'éternité, quand il eut ravalé son souffle suspendit le souffle des autres durant trois jours. Si bien que les langues ne se délièrent, que les épaules ne cessèrent d'être écrasées qu'après que nous l'eûmes porté en terre. Mais il nous parut si important, lui qui ne gouverna pas mais pesa et fonda sa marque, que nous crûmes, quand nous le descendîmes dans la fosse, au long de cordes qui craquaient, non ensevelir un cadavre, mais engranger une provision. Il pesait, suspendu, comme la première dalle d'un temple. Et nous ne l'enterrâmes point, mais le scellâmes dans la terre, enfin devenu ce qu'il est, cette assise.

C'est lui qui m'enseigna la mort et m'obligea quand j'étais jeune de la regarder bien en face, car il ne baissa jamais les yeux. Mon père était du sang des aigles.

 

 

Ce fut au cours de l'année maudite, celle que l'on surnomma «le Festin du Soleil», car le soleil, cette année-là, élargit le désert. Rayonnant sur les sables parmi les ossements, les ronces sèches, les peaux transparentes des lézards morts et cette herbe à chameaux changée en crin. Lui par qui se bâtissent les tiges des fleurs avait dévoré ses créatures, et il trônait, sur leurs cadavres éparpillés, comme l'enfant parmi les jouets qu'il a détruits.

Il absorba jusqu'aux réserves souterraines et but l'eau des puits rares. Il absorba jusqu'à la dorure des sables, lesquels se firent si vides, si blancs, que nous baptisâmes cette contrée du nom de Miroir. Car un miroir ne contient rien non plus et les images dont il s'emplit n'ont ni poids ni durée. Car un miroir parfois, comme un lac de sel, brûle les yeux.

Les chameliers, lorsqu'ils s'égarent, s'ils se prennent à ce piège qui n'a jamais rendu son bien, ne le reconnaissent pas d'abord, car rien ne le distingue, et ils y traînent, comme une ombre au soleil, le fantôme de leur présence. Collés à cette glu de lumière ils croient marcher, engloutis déjà dans l'éternité ils croient vivre. Ils poussent en avant leur caravane là où nul effort ne prévaut contre l'inertie de l'étendue. Marchant sur un puits qui n'existe pas, ils se réjouissent de la fraîcheur du crépuscule, quand désormais elle n'est plus qu'inutile sursis. Ils se plaignent peut-être, ô naïfs, de la lenteur des nuits, quand les nuits bientôt passeront sur eux comme battements de paupières. Et, s'injuriant de leurs voix gutturales, à cause de tendres injustices, ils ignorent que déjà, pour eux, justice est faite.

Tu crois qu'ici une caravane se hâte? Laisse couler vingt siècles et reviens voir!

 

Fondus dans le temps et changés en sable, fantômes bus par le miroir, ainsi les ai-je moi-même découverts quand mon père, pour m'enseigner la mort, me prit en croupe et m'emporta.

«Là, me dit-il, il fut un puits.»

Au fond de l'une de ces cheminées verticales, qui ne reflètent, tant elles sont profondes, qu'une seule étoile, la boue même s'était durcie et l'étoile prise s'y était éteinte. Or, l'absence d'une seule étoile suffit pour culbuter une caravane sur sa route aussi sûrement qu'une embuscade.

Autour de l'étroit orifice, comme autour du cordon ombilical rompu, hommes et bêtes s'étaient en vain agglutinés pour recevoir du ventre de la terre l'eau de leur sang. Mais les ouvriers les plus sûrs, haies jusqu'au plancher de cet abîme, avaient en vain gratté la croûte dure. Semblable à l'insecte épingle vivant et qui, dans le tremblement de la mort, a répandu autour de lui la soie, le pollen et l'or de ses ailes, la caravane, clouée au sol par un seul puits vide, commençait déjà de blanchir dans l'immobilité des attelages rompus, des malles éventrées, des diamants déversés en gravats, et des lourdes barres d'or qui s'ensablaient.

 

Comme je les considérais, mon père parla:

«Tu connais le festin des noces, une fois que l'ont déserté les convives et les amants. Le petit jour expose le désordre qu'ils ont laissé. Les jarres brisées, les tables bousculées, la braise éteinte, tout conserve l'empreinte d'un tumulte qui s'est durci. Mais à lire ces marques, me dit mon père, tu n'apprendras rien sur l'amour.

«A peser, retourner le livre du Prophète, me dit-il encore, à s'attarder sur le dessin des caractères ou sur l'or des enluminures, l'illettré manque l'essentiel qui est non l'objet vain mais la sagesse divine. Ainsi l'essentiel du cierge n'est point la cire qui laisse des traces, mais la lumière.»

Cependant, comme je tremblais d'avoir affronté au large d'un plateau désert, semblable aux tables des anciens sacrifices, ces reliefs du repas de Dieu, mon père me dit encore:

«Ce qui importe ne se montre point dans la cendre.

Ne t'attarde plus sur ces cadavres. Il n'y a rien ici que chariots embourbés pour l'éternité faute de conducteurs.

— Alors, lui criai-je, qui m'enseignera?»

Et mon père me répondit:

«L'essentiel de la caravane, tu le découvres quand elle se consume. Oublie le vain bruit des paroles et vois: si le précipice s'oppose à sa marche, elle contourne le précipice, si le roc se dresse, elle l'évite, si le sable est trop fin, elle cherche ailleurs un sable dur, mais toujours elle reprend la même direction. Si le sel d'une saline craque sous le poids de ses fardeaux, tu la vois qui s'agite, désembourbe ses bêtes, tâtonne pour trouver une assise solide, mais bientôt rentre en ordre, une fois de plus, dans sa direction primitive. Si une monture s'abat on fait halte, on ramasse les caisses brisées, on en charge une autre monture, on tire pour les amarrer bien sur le nœud de corde craquante, puis l'on reprend la même route. Parfois meurt celui-là qui servait de guide. On l'entoure. On l'enfouit dans le sable. On dispute. Puis on en pousse un autre au rang de conducteur et l'on met le cap une fois encore sur le même astre. La caravane se meut ainsi nécessairement dans une direction qui la domine, elle est pierre pesante sur une pente invisible.»

 

Les juges de la ville condamnèrent une fois une jeune femme, qui avait commis quelque crime, à se dévêtir au soleil de sa tendre écorce de chair, et la firent simplement lier à un pieu dans le désert.

«Je t'enseignerai, me dit mon père, vers quoi tendent les hommes.»

Et de nouveau il m'emporta.

Comme nous voyagions, le jour entier passa sur elle, et le soleil but son sang tiède, sa salive et la sueur de ses aisselles. But dans ses yeux l'eau de lumière. La nuit tombait et sa courte miséricorde quand nous parvînmes, mon père et moi, au seuil du plateau interdit où, émergeant blanche et nue de l'assise du roc, plus fragile qu'une tige nourrie d'humidité mais désormais tranchée d'avec les provisions d'eaux lourdes qui font dans la terre leur silence épais, tordant ses bras comme un sarment qui déjà craque dans l'incendie, elle criait vers la pitié de Dieu.

«Écoute-la, me dit mon père. Elle découvre l'essentiel…»

Mais j'étais enfant et pusillanime:

«Peut-être qu'elle souffre, lui répondis-je, et peut-être aussi qu'elle a peur…

— Elle a dépassé, me dit mon père, la souffrance et la peur qui sont maladies de l'étable, faites pour l'humble troupeau. Elle découvre la vérité.»

Et je l'entendis qui se plaignait. Prise dans cette nuit sans frontières, elle appelait à elle la lampe du soir dans la maison, et la chambre qui l'eût rassemblée, et la porte qui se fût bien fermée sur elle. Offerte à l'univers entier qui ne montrait point de visage, elle appelait l'enfant que l'on embrasse avant de s'endormir et qui résume le monde. Soumise, sur ce plateau désert, au passage de l'inconnu, elle chantait le pas de l'époux qui sonne le soir sur le seuil et que l'on reconnaît et qui rassure. Étalée dans l'immensité et n'ayant plus rien à saisir, elle suppliait qu'on lui rendît les digues qui seules permettent d'exister, ce paquet de laine à carder, cette écuelle à laver, celle-là seule, cet enfant à endormir et non un autre. Elle criait vers l'éternité de la maison, coiffée avec tout le village par la même prière du soir.

Mon père me reprit en croupe, quand la tête de la condamnée eut fléchi sur l'épaule. Et nous fûmes dans le vent.

«Tu entendras, me dit mon père, leur rumeur ce soir sous les tentes et leurs reproches de cruauté. Mais les tentatives de rébellion, je les leur rentrerai dans la gorge: je forge l'homme.» Je devinais pourtant la bonté de mon père: «Je veux qu'ils aiment, achevait-il, les eaux vives des fontaines. Et la surface unie de l'orge verte recousue sur les craquelures de l'été. Je veux qu'ils glorifient le retour des saisons. Je veux qu'ils se nourrissent, pareils à des fruits qui s'achèvent, de silence et de lenteur. Je veux qu'ils pleurent longtemps leurs deuils et qu'ils honorent longtemps les morts, car l'héritage passe lentement d'une génération à l'autre et je ne veux pas qu'ils perdent leur miel sur le chemin. Je veux qu'ils soient semblables à la branche de l'olivier. Celle qui attend. Alors commencera de se faire sentir en eux le grand balancement de Dieu qui vient comme un souffle essayer l'arbre. Il les conduit puis les ramène de l'aube à la nuit, de l'été à l'hiver, des moissons qui lèvent aux moissons engrangées, de la jeunesse à la vieillesse, puis de la vieillesse aux enfants nouveaux.

«Car ainsi que de l'arbre, tu ne sais rien de l'homme si tu l'étalés dans sa durée et le distribues dans ses différences. L'arbre n'est point semence, puis tige, puis tronc flexible, puis bois mort. Il ne faut point le diviser pour le connaître. L'arbre, c'est cette puissance qui lentement épouse le ciel. Ainsi de toi, mon petit d'homme. Dieu te fait naître, te fait grandir, te remplit successivement de désirs, de regrets, de joies et de souffrances, de colères et de pardons, puis Il te rentre en Lui. Cependant, tu n'es ni cet écolier, ni Cet époux, ni cet enfant, ni ce vieillard. Tu es celui qui s'accomplit. Et si tu sais te découvrir branche balancée, bien accrochée à l'olivier, tu goûteras dans tes mouvements l'éternité. Et tout autour de toi se fera éternel. Éternelle la fontaine qui chante et a su abreuver tes pères, éternelle la lumière des yeux quand te sourira la bien-aimée, éternelle la fraîcheur des nuits.

Le temps n'est plus un sablier qui use son sable, mais un moissonneur qui noue sa gerbe.»

II

Ainsi, du sommet de la tour la plus haute de la citadelle, j'ai découvert que ni la souffrance ni la mort dans le sein de Dieu, ni le deuil même n'étaient à plaindre. Car le disparu si l'on vénère sa mémoire est plus présent et plus puissant que le vivant. Et j'ai compris l'angoisse des hommes et j'ai plaint les hommes.

Et j'ai décidé de les guérir.

J'ai pitié de celui-là seul qui se réveille dans la grande nuit patriarcale, se croyant abrité sous les étoiles de Dieu, et qui sent tout à coup le voyage.

J'interdis que l'on interroge, sachant qu'il n'est jamais de réponse qui désaltère. Celui qui interroge, ce qu'il cherche d'abord c'est l'abîme.

 

Je condamne l'inquiétude qui pousse les voleurs au crime, ayant appris à lire en eux et sachant ne point les sauver si je les sauve de leur misère. Car s'ils croient convoiter l'or d'autrui ils se trompent. Mais l'or brille comme une étoile. Cet amour qui s'ignore soi-même ne s'adresse qu'à une lumière qu'ils ne captureront jamais. Ils vont de reflet en reflet, dérobant des biens inutiles, comme le fou qui pour se saisir de la lune qui s'y reflète puiserait l'eau noire des fontaines. Ils vont et jettent au feu court des orgies la cendre vaine qu'ils ont dérobée. Puis ils reprennent leurs stations nocturnes, pâles comme au seuil d'un rendez-vous, immobiles de peur d'effrayer, s'imaginant qu'ici réside ce qui peut-être un jour les comblera.

Celui-là, si je le libère, demeurera fidèle à son culte et mes hommes d'armes écrasant les branches le surprendront demain encore dans les jardins d'autrui, plein du battement de son cœur et croyant sentir vers lui, cette nuit-là, la fortune fléchir.

Et certes je les couvre d'abord de mon amour, leur connaissant plus de ferveur qu'aux vertueux dans leurs boutiques. Mais je suis bâtisseur de cités. J'ai décidé d'asseoir ici les assises de ma citadelle. J'ai contenu la caravane en marche. Elle n'était que graine dans le lit du vent. Le vent charrie comme un parfum la semence du cèdre. Moi je résiste au vent et j'enterre la semence, en vue d'épanouir les cèdres pour la gloire de Dieu.

Il faut que l'amour trouve son objet. Je sauve celui-là seul qui aime ce qui est et que l'on peut rassasier.

C'est pourquoi également j'enferme la femme dans le mariage et ordonne de lapider l'épouse adultère. Et certes je comprends sa soif et combien grande est la présence dont elle se réclame. Je sais la lire, qui s'accoude sur la terrasse, quand le soir permet les miracles, fermée de toutes parts par la haute mer de l'horizon, et livrée, comme à un bourreau solitaire, au supplice d'être tendre.

Je la sens toute palpitante, jetée ici ainsi qu'une truite sur le sable, et qui attend, comme la plénitude de la vague marine, le manteau bleu du cavalier. Son appel, elle le jette à la nuit tout entière. Quiconque en surgira l'exaucera. Mais elle passera vainement de manteau en manteau, car il n'est point d'homme pour la combler. Une rive ainsi appelle, pour se rafraîchir, l'épanchement des vagues de la mer, et les vagues se succèdent éternellement. L'une après l'autre s'use. A quoi bon ratifier le changement d'époux: Quiconque aime d'abord l'approche de l'amour ne connaîtra point la rencontre…

Je sauve celle-là seule qui peut devenir, et s'ordonner autour de la cour intérieure, de même que le cèdre s'édifie autour de sa graine, et trouve, dans ses propres limites, son épanouissement. Je sauve celle-là qui n'aime point d'abord le printemps, mais l'ordonnance de telle fleur où le printemps s'est enfermé. Qui n'aime point d'abord l'amour, mais tel visage particulier qu'a pris l'amour.

C'est pourquoi cette épouse dispersée dans le soir je l'expurge ou je la rassemble. Je dispose autour d'elle, comme autant de frontières, le réchaud, la bouilloire, et le plateau de cuivre d'or, afin que peu à peu, au travers de cet assemblage, elle découvre un visage reconnaissable, familier, un sourire qui n'est que d'ici. Et ce sera pour elle l'apparition lente de Dieu. L'enfant alors criera pour obtenir d'être allaité, la laine à carder tentera les doigts, et la braise réclamera sa part de souffle. Dès lors elle sera capturée et prête à servir. Car je suis celui qui bâtit l'urne autour du parfum pour qu'il demeure. Je suis la routine qui comble le fruit. Je suis celui qui contraint la femme de prendre figure et d'exister, afin que plus tard je remette en son nom à Dieu non ce faible soupir dispersé dans le vent, mais telle ferveur, telle tendresse, telle souffrance particulière…

Ainsi ai-je longtemps médité sur le sens de la paix. Elle ne vient que des enfants nés, que des moissons faites, que de la maison enfin rangée. Elle vient de l'éternité où rentrent les choses accomplies. Paix des granges pleines, des brebis qui dorment, des linges plies, paix de la seule perfection, paix de ce qui devient cadeau à Dieu, une fois bien fait.

Car il m'est apparu que l'homme était tout semblable à la citadelle. Il renverse les murs pour s'assurer la liberté, mais il n'est plus que forteresse démantelée et ouverte aux étoiles. Alors commence l'angoisse qui est de n'être point. Qu'il fasse sa vérité de l'odeur du sarment qui grille ou de la brebis qu'il doit tondre. La vérité se creuse comme un puits. Le regard, quand il se disperse, perd la vision de Dieu. En sait plus long sur Dieu que l'épouse adultère ouverte aux promesses de la nuit, tel sage qui s'est rassemblé, et ne connaît rien que le poids des laines. Citadelle, je te construirai dans le cœur de l'homme.

 

Car il est un temps pour choisir parmi les semences, mais il est un temps pour se réjouir, ayant choisi une fois pour toutes, de la croissance des moissons. Il est un temps pour la création, mais il est un temps pour la créature. Il est un temps pour la foudre écarlate qui rompt les digues dans le ciel, mais il est un temps pour les citernes où les eaux rompues vont se réunir. Il est un temps pour la conquête, mais vient le temps de la stabilité des empires: moi qui suis serviteur de Dieu, j'ai le goût de l'éternité.

Je hais ce qui change. J'étrangle celui-là qui se lève dans la nuit et jette au vent des prophéties comme l'arbre touché par la semence du ciel, quand il craque et se brise et embrase avec lui la forêt. Je m'épouvante quand Dieu remue. Lui, l'immuable, qu'il se rassoie donc dans l'éternité! Car il est un temps pour la genèse, mais il est un temps, un temps bienheureux, pour la coutume!

Il faut pacifier, cultiver et polir. Je suis celui qui recoud les fissures du sol et cache aux hommes les traces du volcan. Je suis la pelouse sur l'abîme. Je suis le cellier qui dore les fruits. Je suis le bac qui a reçu de Dieu une génération en gage et la passe d'une rive à l'autre. Dieu à son tour la recevra de mes mains, telle qu'il me la confia, plus mûrie peut-être, plus sage, et ciselant mieux les aiguières d'argent, mais non changée. J'ai enfermé mon peuple dans mon amour.

C'est pourquoi je protège celui qui reprend à la septième génération, pour la conduire à son tour vers la perfection, l'inflexion de la carène ou la courbe du bouclier. Je protège celui qui de son aïeul le chanteur hérite le poème anonyme et, le redisant à son tour, et à son tour se trompant, y ajoute son suc, son usure, sa marque. J'aime la femme enceinte ou celle qui allaite, j'aime le troupeau qui se perpétue, j'aime les saisons qui reviennent. Car je suis d'abord celui qui habite. 0 citadelle, ma demeure, je te sauverai des projets du sable, et je t'ornerai de clairons tout autour, pour sonner contre les barbares!

III

Car j'ai découvert une grande vérité. A savoir que les hommes habitent, et que le sens des choses change pour eux selon le sens de la maison. Et que le chemin, le champ d'orge et la courbe de la colline sont différents pour l'homme selon qu'ils composent ou non un domaine. Car voilà tout à coup cette matière disparate qui s'assemble et pèse sur le cœur. Et celui-là n'habite point le même univers qui habite ou non le royaume de Dieu. Et, qu'ils se trompent, les infidèles, qui rient de nous, et qui croient courir les richesses tangibles, quand il n'en est point. Car s'ils convoitent ce troupeau c'est déjà par orgueil. Et les joies de l'orgueil elles-mêmes ne sont point tangibles.

Ainsi de ceux qui croient le découvrir en le divisant, mon territoire. «Il y a là, disent-ils, des moutons, des chèvres, de l'orge, des demeures et des montagnes — et quoi de plus?» Et ils sont pauvres de ne rien posséder de plus. Et ils ont froid. Et j'ai découvert qu'ils ressemblent à celui-là qui dépèce un cadavre. «La vie, dit-il, je la montre au grand jour: ce n'est que mélange d'os, de sang, de muscles et de viscères.» Quand la vie était cette lumière des yeux qui ne se lit plus dans leur cendre. Quand mon territoire est bien autre chose que ces moutons, ces champs, ces demeures et ces montagnes, mais ce qui les domine et les noue. Mais la patrie de mon amour. Et les voilà heureux s'ils le savent, car ils habitent ma maison.

Et les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l'espace. Car il est bon que le temps qui s'écoule ne nous paraisse point nous user et nous perdre, comme la poignée de sable, mais nous accomplir. Il est bon que le temps soit une construction. Ainsi, je marche de fête en fête, et d'anniversaire en anniversaire, de vendange en vendange, comme je marchais, enfant, de la salle du Conseil à la salle du repos, dans l'épaisseur du palais de mon père, où tous les pas avaient un sens.

J'ai imposé ma loi qui est comme la forme des murs et l'arrangement de ma demeure. L'insensé est venu me dire: «Délivre-nous de tes contraintes, alors nous deviendrons plus grands.» Mais je savais qu'ils y perdraient d'abord la connaissance d'un visage et, de ne plus l'aimer, la connaissance d'eux-mêmes, et j'ai décidé, malgré eux, de les enrichir de leur amour. Car ils me proposaient, pour s'y promener plus à l'aise, de jeter bas les murs du palais de mon père où tous les pas avaient un sens.

C'était une vaste demeure avec l'aile réservée aux femmes et le jardin secret où chantait le jet d'eau. (Et j'ordonne que l'on fasse ainsi un cœur à la maison afin que l'on y puisse et s'approcher et s'éloigner de quelque chose. Afin que l'on y puisse et sortir et rentrer. Sinon, l'on n'est plus nulle part. Et ce n'est point être libre que de n'être pas.) Il y avait aussi les granges et les étables. Et il arrivait que les granges fussent vides et les étables inoccupées. Et mon père s'opposait à ce que l'on se servît des unes pour les fins des autres. «La grange, disait-il, d'abord est une grange, et tu n'habites point une maison si tu ne sais plus où tu te trouves. Peu importe, disait-il encore, un usage plus ou moins fertile. L'homme n'est pas un bétail à l'engrais, et l'amour, pour lui, compte plus que l'usage. Tu ne peux aimer une maison qui n'a point de visage et où les pas n'ont point de sens.»

Il y avait la salle réservée aux seules grandes ambassades, et que l'on ouvrait au soleil les seuls jours où montait la poussière de sable soulevée par les cavaliers, et, à l'horizon, ces grandes oriflammes où le vent travaillait comme sur la mer. Celle-là, on la laissait déserte à l'occasion des petits princes sans importance. Il y avait la salle où l'on rendait la justice, et celle où l'on portait les morts. Il y avait la chambre vide, celle dont nul jamais ne connut l'usage — et qui peut-être n'en avait aucun, sinon d'enseigner le sens du secret et que jamais on ne pénètre toutes choses.

Et les esclaves, qui parcouraient les corridors portant leurs charges, déplaçaient de lourdes tentures qui croulaient contre leur épaule. Ils montaient des marches, poussaient des portes, et redescendaient d'autres marches, et, selon qu'ils étaient plus près ou plus loin du jet d'eau central, se faisaient plus ou moins silencieux, jusqu'à devenir inquiets comme des ombres aux lisières du domaine des femmes dont la connaissance par erreur leur eût coûté la vie. Et les femmes elles-mêmes: calmes, arrogantes, ou furtives, selon leur place dans la demeure.

J'entends la voix de l'insensé: «Que de place dilapidée, que de richesses inexploitées, que de commodités perdues par négligence! Il faut démolir ces murs inutiles, et niveler ces courts escaliers qui compliquent la marche. Alors l'homme sera libre.» Et moi je réponds: «Alors les hommes deviendront bétail de place publique, et, de peur de tant s'ennuyer, inventeront des jeux stupides qui seront encore régis par des règles, mais par des règles sans grandeur. Car le palais peut favoriser des poèmes. Mais quel poème écrire sur la niaiserie des dés qu'ils lancent? Longtemps peut-être encore ils vivront de l'ombre des murs, dont les poèmes leur porteront la nostalgie, puis l'ombre elle-même s'effacera et ils ne les comprendront plus.»

Et de quoi, désormais, se réjouiraient-ils?

Ainsi de l'homme perdu dans une semaine sans jours, ou une année sans fêtes, qui ne montre point de visage. Ainsi de l'homme sans hiérarchie, et qui jalouse son voisin, si en quelque chose celui-ci le dépasse, et s'emploie à le ramener à sa mesure. Quelle joie tireront-ils ensuite de la mare étale qu'ils constitueront?

Moi je recrée les champs de force. Je construis des barrages dans les montagnes pour soutenir les eaux. Je m'oppose ainsi, injuste, aux pentes naturelles. Je rétablis les hiérarchies là où les hommes se rassemblaient comme les eaux, une fois qu'elles se sont mêlées dans la mare. Je bande les arcs. De l'injustice d'aujourd'hui je crée la justice de demain. Je rétablis les directions, là où chacun s'installe sur place et nomme bonheur ce croupissement. Je méprise les eaux croupissantes de leur justice et délivre celui qu'une belle injustice a fondé. Et ainsi j'ennoblis mon empire.

Car je connais leurs raisonnements. Ils admiraient l'homme qu'a fondé mon père. «Comment oser brimer, se sont-ils dit, une réussite si parfaite?» Et, au nom de celui-là que de telles contraintes avaient fondé, ils ont brisé ces contraintes. Et tant qu'elles ont duré dans le cœur, elles ont encore agi. Puis, peu à peu, on les a oubliées. Et celui-là que l'on voulait sauver est mort.

 

C'est pourquoi je hais l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car le cancre leur dit: «Vos coutumes ailleurs sont autres. Pourquoi n'en point changer?» De même qu'il leur eût dit: «Qui vous force d'installer les moissons dans la grange et les troupeaux dans les étables?» Mais c'est lui qui est dupe des mots, car il ignore ce que les mots ne peuvent saisir. Il ignore que les hommes habitent une maison.

Et ses victimes qui ne savent plus la reconnaître commencent de la démanteler. Les hommes dilapident ainsi leur bien le plus précieux: le sens des choses. Et ils se croient bien glorieux, les jours de fête, de ne point céder aux coutumes, de trahir leurs traditions, de fêter leur ennemi. Et certes, ils éprouvent quelques mouvements intérieurs dans les démarches de leurs sacrilèges. Tant qu'il y a sacrilège. Tant qu'ils se dressent contre quelque chose qui pèse encore contre eux. Et ils vivent de ce que leur ennemi respire encore. L'ombre des lois les gêne assez encore pour qu'ils se sentent contre les lois. Mais l'ombre elle-même bientôt s'efface. Alors ils n'éprouvent plus rien, car le goût même de la victoire est oublié. Et ils bâillent. Ils ont changé le palais en place publique, mais une fois usé le plaisir de piétiner la place avec une arrogance de matamore, ils ne savent plus ce qu'ils font là, dans cette foire. Et voilà qu'ils rêvent vaguement de reconstruire une maison aux mille portes, aux tentures qui croulent sur l'épaule, aux antichambres lentes. Voilà qu'ils rêvent d'une pièce secrète qui rendrait secrète toute la demeure. Et sans le savoir, l'ayant oublié, ils pleurent le palais de mon père où tous les pas avaient un sens.

C'est pourquoi, l'ayant bien compris, j'oppose mon arbitraire à cet effritement des choses et n'écoute point ceux qui me parlent de pentes naturelles. Car je sais trop que les pentes naturelles grossissent les mares de l'eau des glaciers, et nivellent les aspérités des montagnes, et rompent le mouvement du fleuve, quand il s'étale dans la mer, en mille remous contradictoires. Car je sais trop que les pentes naturelles font que le pouvoir se distribue et que les hommes s'égalisent. Mais je gouverne et je choisis. Sachant bien que le cèdre aussi triomphe de l'action du temps qui devrait l'étaler en poussière, et, d'année en année, édifie, contre la force même qui le tire vers le bas, l'orgueil du temple de feuillage. Je suis la vie et j'organise. J'édifie les glaciers contre les intérêts des mares. Peu m'importe si les grenouilles coassent à l'injustice. Je réarme l'homme pour qu'il soit.

C'est pourquoi je néglige le bavard imbécile qui vient reprocher au palmier de n'être point cèdre, au cèdre de n'être point palmier et, mélangeant les livres, tend vers le chaos. Et je sais bien que le bavard a raison dans sa science absurde car, hors la vie, cèdre et palmier s'unifieraient et se répandraient en poussière. Mais la vie s'oppose au désordre et aux pentes naturelles. C'est de la poussière qu'elle tire le cèdre.

La vérité de mes ordonnances, c'est l'homme qui en naîtra. Et les coutumes et les lois et le langage de mon empire, je ne cherche point en eux-mêmes leur signification. Je sais trop bien qu'en assemblant des pierres c'est du silence que l'on crée. Lequel ne se lisait point dans les pierres. Je sais trop bien qu'à force de fardeaux et de bandeaux c'est l'amour que l'on vivifie. Je sais trop bien que celui-là ne connaît rien qui a dépecé le cadavre et pesé ses os et ses viscères. Car os et viscères ne servent de rien par eux-mêmes, non plus que l'encre et la pâte du livre. Seule compte la sagesse qu'apporté le livre, mais qui n'est point de leur essence.

Et je refuse la discussion car il n'est rien ici qui se puisse démontrer. Langage de mon peuple, je te sauverai de pourrir. Je me souviens de ce mécréant qui visita mon père:

«Tu ordonnes que chez toi l'on prie avec des chapelets de treize grains. Q'importe treize grains, disait-il, le salut n'est-il pas le même si tu en changes le nombre?»

Et il fit valoir de subtiles raisons pour que les hommes priassent sur des chapelets de douze grains. Moi, enfant, sensible à l'habileté du discours, j'observais mon père, doutant de l'éclat de sa réponse, tant les arguments invoqués m'avaient paru brillants:

«Dis-moi, reprenait l'autre, en quoi pèse plus lourd le chapelet de treize grains…

— Le chapelet de treize grains, répondit mon père, pèse le poids de toutes les têtes qu'en son nom j'ai déjà tranchées…»

Dieu éclaira le mécréant qui se convertit.

IV

Demeure des hommes, qui te fonderait sur le raisonnement? Qui serait capable, selon la logique, de te bâtir? Tu existes et n'existes pas. Tu es et tu n'es pas. Tu es faite de matériaux disparates, mais il faut t'inventer pour te découvrir. De même que celui-là, qui a détruit sa maison avec la prétention de la connaître, ne possède plus qu'un tas de pierres, de briques et de tuiles, ne retrouve ni l'ombre ni le silence ni l'intimité qu'elles servaient, et ne sait quel service attendre de ce tas de briques, de pierres et de tuiles, car il leur manque l'invention qui les domine, l'âme et le cœur de l'architecte. Car il manque à la pierre l'âme et le cœur de l'homme.

Mais comme il n'est de raisonnements que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'âme et du cœur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'âme et le cœur échappent aux règles de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte. Moi qui possède une âme et un cœur. Moi qui seul détiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je viens, et je pétris cette pâte, qui n'est que matière, selon l'image créatrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je bâtis ma civilisation, épris du seul goût qu'elle aura, comme d'autres bâtissent leur poème et infléchissent la phrase et changent le mot, sans être contraints de justifier l'inflexion ni le changement, épris du seul goût qu'elle aura, et qu'ils connaissent par le cœur.

Car je suis le chef. Et j'écris les lois et je fonde les fêtes et j'ordonne les sacrifices, et, de leurs moutons, de leurs chèvres, de leurs demeures, de leurs montagnes, je tire cette civilisation semblable au palais de mon père où tous les pas ont un sens.

Car, sans moi, qu'en eussent-ils fait du tas de pierres, à le remuer de droite à gauche, sinon un autre tas de pierres moins bien organisé encore? Moi je gouverne et, Je choisis. Et je suis seul à gouverner. Et voilà qu'ils peuvent prier dans le silence et l'ombre qu'ils doivent à mes pierres. A mes pierres ordonnées selon l'image de mon cœur.

Je suis le chef. Je suis le maître. Je suis le responsable. Et je les sollicite de m'aider. Ayant bien compris que le chef n'est point celui qui sauve les autres, mais celui qui les sollicite de le sauver. Car c'est par moi, par l'image que je porte, que se fonde l'unité que j'ai tirée, moi seul, de mes moutons, de mes chèvres, de mes demeures, de mes montagnes, et dont les voilà amoureux, comme ils le seraient d'une jeune divinité qui ouvrirait ses bras frais dans le soleil, et qu'ils n'auraient d'abord point reconnue. Voici qu'ils aiment la maison que j'ai inventée selon mon désir. Et à travers elle, moi, l'architecte. Comme celui-là qui aime une statue n'aime ni l'argile ni la brique ni le bronze, mais la démarche du sculpteur. Et je les accroche à leur demeure, ceux de mon peuple, afin qu'ils sachent la reconnaître. Et ils ne la reconnaîtront qu'après qu'ils l'auront nourrie de leur sang. Et parée de leurs sacrifices. Elle exigera d'eux jusqu'à leur sang, jusqu'à leur chair, car elle sera leur propre signification. Alors ils ne la pourront méconnaître, cette structure divine en forme de visage. Alors ils éprouveront pour elle l'amour. Et leurs soirées seront ferventes. Et les pères, quand leurs fils ouvriront les yeux et les oreilles, s'occuperont d'abord de la leur découvrir, afin qu'elle ne se noie point dans le disparate des choses.

Et si j'ai su bâtir ma demeure assez vaste pour donner un sens jusqu'aux étoiles, alors s'ils se hasardent la nuit sur leur seuil et qu'ils lèvent la tête, ils rendront grâce à Dieu de mener si bien ces navires. Et si je la bâtis assez durable pour qu'elle contienne la vie dans sa durée, alors ils iront de fête en fête comme de vestibule en vestibule, sachant où ils vont, et découvrant, au travers de la vie diverse, le visage de Dieu.

Citadelle! Je t'ai donc bâtie comme un navire. Je t'ai clouée, gréée, puis lâchée dans le temps qui n'est plus qu'un vent favorable.

Navire des hommes, sans lequel ils manqueraient l'éternité!

Mais je les connais, les menaces qui pèsent contre mon navire. Toujours tourmenté par la mer obscure du dehors. Et par les autres images possibles. Car il est toujours possible de jeter bas le temple et d'en prélever les pierres pour un autre temple. Et l'autre n'est ni plus vrai, ni plus faux, ni plus juste, ni plus injuste. Et nul ne connaîtra le désastre, car la qualité du silence ne s'est pas inscrite dans le tas de pierres.

C'est pourquoi je désire qu'ils épaulent solidement les maîtres couples du navire. Afin de les sauver de génération en génération, car je n'embellirai point un temple si je le recommence à chaque instant.

V

C'est pourquoi je désire qu'ils épaulent solidement les maîtres couples du navire. Construction d'hommes. Car autour du navire il y a la nature aveugle, informulée encore et puissante. Et celui-là risque d'être exagérément en repos qui oublie la puissance de la mer.

Ils croient absolue en elle-même la demeure qui leur fut donnée. Tant l'évidence devient, une fois montrée. Quand on habite le navire, on ne voit plus la mer. Ou, si l'on aperçoit la mer, elle n'est plus qu'ornement du navire. Tel est le pouvoir de l'esprit. La mer lui parut faite pour porter le navire.

Mais il se trompe. Tel sculpteur à travers la pierre leur a montré tel visage. Mais l'autre eût montré un autre visage. Et tu l'as vu toi-même des constellations: celle-là est un cygne. Mais l'autre eût pu t'y montrer une femme couchée. Il vient trop tard. Nous ne nous évaderons jamais plus du cygne. Le cygne inventé nous a saisis.

Mais de le croire par erreur absolu on ne songe plus à le protéger. Et je sais bien par où il me menace, l'insensé. Et le jongleur. Celui qui modèle des visages avec la facilité de ses doigts. Ceux qui voient jouer perdent le sens de leur domaine. C'est pourquoi je le fais saisir et écarteler. Mais certes ce n'est point à cause de mes juristes qui me démontrent qu'il a tort. Car il n'a point tort. Mais il n'a pas raison non plus, et je lui refuse en revanche de se croire plus intelligent, plus juste que mes juristes. Et c'est à tort qu'il croit qu'il a raison. Car il propose lui aussi comme absolu ses figures nouvelles éphémères et brillantes, nées de ses mains, mais auxquelles manquent le poids, le temps, la chaîne ancienne des religions. Sa structure n'est pas devenue encore. La mienne était. Et voilà pourquoi je condamne le jongleur et sauve ainsi mon peuple de pourrir.

Car celui qui n'y prête plus attention et ne sait plus qu'il habite un navire, celui-là par avance est comme démantelé et il verra bientôt sourdre la mer dont la vague lavera ses jeux imbéciles.

Car m'a été proposée cette image même de mon empire, une fois que nous fûmes en pleine mer dans le but d'un pèlerinage, quelques-uns de mon peuple et moi-même.

 

Ils se trouvaient donc enfermés à bord d'un vaisseau de haute mer. Quelquefois en silence je me promenais parmi eux. Accroupis autour des plateaux de nourriture, allaitant les enfants ou pris dans l'engrenage du chapelet de la prière, ils s'étaient faits habitants du navire. Le navire s'était fait demeure.

Mais voilà qu'une nuit les éléments se soulevèrent. Et comme je vins les visiter, dans le silence de mon amour, je vis que rien n'avait changé. Ils ciselaient leurs bagues, filaient leur laine, ou parlaient à voix basse, tissant inlassablement cette communauté des hommes, ce réseau de liens qui fait que si ensuite l'un d'eux meurt il arrache à tous quelque chose. Et je les écoutais parler, dans le silence de mon amour, dédaignant le contenu de leurs paroles, leurs histoires de bouilloires ou de maladies, sachant que ce n'est point dans l'objet que réside le sens des choses, mais dans la démarche. Et celui-là, quand il souriait avec gravité, faisait don de lui-même… et cet autre qui s'ennuyait, ne sachant point que c'était par crainte ou absence de Dieu. Ainsi les regardais-je dans le silence de mon amour.

Et cependant la lourde épaule de la mer dont il n'y avait rien à connaître les pénétrait de ses mouvements, lents et terribles. Il arrivait qu'au sommet d'une ascension tout flottât dans une sorte d'absence. Alors le navire tout entier tremblait comme si s'était fendue son armature, comme déjà épars, et, tant que durait cette fonte des réalités, ils s'interrompaient de prier, de parler, d'allaiter les enfants ou de ciseler l'argent pur. Mais chaque fois un craquement unique, dur comme la foudre, traversait les bois de part en part. Le navire retombait comme en soi-même, pesant à rompre sur tous ses contreforts, et cet écrasement arrachait aux hommes des vomissements.

Ainsi se serraient-ils comme dans une étable craquante sous l'écœurant balancement des lampes à huile. Je leur fis dire, de peur qu'ils ne s'angoissent:

«Que ceux d'entre vous qui travaillent l'argent me cisèlent une aiguière. Que ceux qui préparent les repas des autres s'y efforcent mieux. Que les valides prennent soin des malades. Que ceux qui prient s'enfoncent plus loin dans la prière…»

Et à celui-là que je découvrais appuyé, blême, contre une poutre et qui écoutait à travers les calfats épais le chant interdit de la mer:

«Va dans la cale me dénombrer les moutons morts. Il arrive qu'ils s'étouffent l'un l'autre dans leur terreur…»

Il me répondit:

«Dieu pétrit la mer. Nous sommes perdus. J'entends craquer les maîtres couples du navire… Ils ne doivent point se révéler puisqu'ils sont cadres et armatures. Ainsi des assises du globe auxquelles nous confions nos maisons et la procession d'oliviers et la tendresse des moutons de laine qui mâchent lentement l'herbe de Dieu dans le soir. Il est bon de s'occuper des oliviers, des moutons et du repas et de l'amour dans la maison. Mais il est mauvais que le cadre même nous tourmente. Que ce qui était fait redevienne ouvrage. Voici qu'ici ce qui doit se taire prend la parole. Qu'allons-nous devenir si les montagnes balbutient? J'ai entendu, moi, ce balbutiement et ne saurais plus l'oublier…

— Quel balbutiement? lui demandai-je.

— Seigneur, j'habitais autrefois un village bâti sur le dos rassurant d'une colline, bien planté dans la terre et son ciel, un village établi pour durer et qui durait. Une usure merveilleuse luisait sur la margelle de nos puits, sur la pierre de nos seuils, sur l'épaulement courbe de nos fontaines. Mais voici qu'une nuit quelque chose se réveilla dans notre assise souterraine. Nous comprîmes que sous nos pieds la terre recommençait de vivre et de se pétrir. Ce qui était fait redevenait ouvrage. Et nous eûmes peur. Nous eûmes peur non tant pour nous-mêmes que pour l'objet de nos efforts. Pour ce contre quoi nous nous échangions au cours de la vie. J'étais, moi, ciseleur et j'eus peur pour la grande aiguière d'argent, à laquelle depuis deux années je travaillais. Contre laquelle j'avais échangé deux années de veilles. L'autre tremblait pour ses tapis de haute laine qu'il avait tissés dans la joie. Chaque jour il les déroulait au soleil. Il était fier d'avoir échangé quelque chose de sa chair racornie contre cette vague qui paraissait d'abord profonde. Un autre eut peur pour les oliviers qu'il avait plantés. Et je prétends qu'aucun d'entre nous ne craignait la mort, mais tous nous tremblions pour de petits objets stupides. Nous découvrions que la vie n'a de sens que si on l'échange peu à peu. La mort du jardinier n'est rien qui lèse un arbre. Mais si tu menaces l'arbre, alors meurt deux fois le jardinier. Et il y avait parmi nous un vieux conteur qui connaissait les plus beaux contes du désert. Et qui les avait embellis. Et qui était seul à les connaître n'ayant point de fils. Et tandis que la terre commençait de glisser il tremblait pour de pauvres contes qui jamais plus ne seraient chantés par personne. Mais la terre continuait de vivre et de se pétrir et une grande marée ocre commençait de se former et de descendre. Et que veux-tu que l'on échange de soi pour embellir une marée mouvante qui se retourne lentement et avale tout? Que bâtir sur ce mouvement? «Sous la pesée les maisons viraient lentement et sous l'effet d'une torsion presque invisible les poutres éclataient brusquement comme des barils de poudre noire. Ou bien les murs commençaient de trembler jusqu'à brusquement se répandre. Et ceux d'entre nous qui survivaient perdaient leur signification. Sauf le conteur devenu fou et qui chantait.

«Où nous emportes-tu? Ce navire sombrera avec le fruit de nos efforts. Dehors je sens que le temps coule en vain. Je sens le temps qui coule. Il ne doit point couler ainsi, sensible, mais durcir et mûrir et vieillir. Il doit ramasser peu à peu l'ouvrage. Mais que durcit-il, désormais, qui vienne de nous et qui restera?»

VI

Et je m'en fus parmi mon peuple songeant à l'échange qui n'est plus possible lorsque rien de stable ne dure à travers les générations, et au temps qui coule alors, inutile, comme un sablier. Et je songeais: cette demeure n'est point assez vaste et l'œuvre contre laquelle il s'échange n'est point assez durable encore. Et je songeais aux pharaons qui se firent bâtir de grands mausolées indestructibles et anguleux et qui avancent dans l'océan du temps qui les use lentement en poussière. Je songeais aux grands sables vierges des caravanes dont quelquefois émerge un temple d'autrefois, à demi sombré et comme démâté déjà par l'invisible tempête bleue, voguant encore à demi, mais condamné. Et je songeais: il n'est point assez durable, ce temple avec sa charge de dorures et d'objets précieux qui ont coûté de longues vies humaines, avec ce miel enfermé de tant de générations, avec ces filigranes d'or, ces dorures sacerdotales contre lesquelles de vieux artisans se sont lentement échangés et ces nappes brodées sur lesquelles des vieilles tout au long de leur vie se sont lentement brûlé les yeux, et, une fois racornies, toussotantes, ébranlées déjà par la mort, ont laissé d'elles cette traîne royale. Cette prairie qui se déroule. Et ceux qui l'aperçoivent aujourd'hui se disent: «Qu'elle est belle, cette broderie! Qu'elle est donc belle…» Et je découvre que ces vieilles ont filé leur soie dans leur métamorphose. Ne se sachant point aussi merveilleuses.

Mais il faut bâtir le grand caisson pour recevoir ce qui restera d'eux. Et le véhicule pour l'emporter. Car, moi, je respecte d'abord ce qui dure plus que les hommes. Et sauve ainsi le sens de leurs échanges. Et constitue le grand tabernacle auquel ils confient tout d'eux-mêmes.

Ainsi je les retrouve encore, ces lents navires dans le désert. Poursuivant encore leur voyage. Et j'ai appris ceci qui est essentiel: à savoir qu'il importe de bâtir d'abord le navire et de harnacher la caravane et de construire le temple qui dure plus que l'homme. Et désormais les voilà qui s'échangent dans la joie contre plus précieux qu'eux-mêmes. Et naissent les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les ciseleurs. Mais n'espère rien de l'homme s'il travaille pour sa propre vie et non pour son éternité. Car c'est alors bien inutilement que je leur enseignerais l'architecture et ses règles. S'ils se bâtissent des maisons pour y vivre à quoi bon échanger leur vie contre leur maison? Puisque cette maison doit servir leur vie et rien d'autre. Et ils disent utile leur maison et ils ne la considèrent point pour elle-même mais pour sa seule commodité.

Elle les sert et ils s'y occupent à s'enrichir. Mais ils meurent dépouillés car ils ne laissent d'eux ni la nappe brodée ni la dorure sacerdotale à l'abri d'un navire de pierre. Sollicités de s'échanger, ils ont voulu être servis. Et quand ils s'en vont il n'est plus rien.

 

C'est ainsi que me promenant parmi ceux de mon peuple dans le delta du soir, où tout se défait, je les ai considérés dans leurs vieux vêtements fripés sur le seuil de leurs humbles échoppes, se délassant de leur activité d'abeilles, et je m'intéressais moins à eux qu'à la perfection du gâteau de miel auquel ils avaient tout le long du jour collaboré. Et je méditais devant l'un d'entre eux qui était aveugle et qui avait de plus perdu sa jambe. Si vieux, si moribond, tout geignant comme un vieux meuble chaque fois qu'il se remuait et qui répondait lentement car il était très vieux en âge et perdait la clarté des mots, mais qui devenait de plus en plus lumineux et clair et compréhensif dans l'objet même de son échange. Car de ses mains tremblantes il ajoutait encore son travail devenu élixir de plus en plus subtil. Et lui, s'évadant si merveilleusement de sa vieille chair racornie, devenait de plus en plus heureux, de plus en plus inattaquable. De plus en plus impérissable. Et, mourant, ne le savait point, les mains pleines d'étoiles…

 

Ainsi ont-ils travaillé toute leur vie pour un enrichissèment sans usage, tout entiers échangés contre l'incorruptible broderie… n'ayant accordé qu'une part du travail pour l'usage et toutes autres parts pour la ciselure, 1'inutile qualité du métal, la perfection du dessin, la douceur de la courbe, lesquelles né servent à rien sinon à recevoir la part échangée et qui dure plus que la chair.

Ainsi vais-je le soir à pas lents parmi mon peuple et l'enfermant dans le silence de mon amour. Inquiet de ceux-là seuls qui brûlent d'une vaine lumière, poète plein de l'amour des poèmes mais qui n'écrit point le sien, femme amoureuse de l'amour mais qui, ne sachant choisir, ne peut devenir, tous pleins d'angoisse, sachant que je les guérirais de cette angoisse si je leur permettais ce don qui exige sacrifice et choix et oubli de l'univers. Car telle fleur est un refus d'abord de toutes les autres fleurs. Et cependant à cette condition seulement elle est belle. Ainsi de l'objet de l'échange. Et l'insensé qui à cette vieille vient reprocher sa broderie, sous prétexte qu'elle eût pu tisser autre chose, préfère donc le néant à la création. Ainsi je vais, et je sens monter la prière sur les odeurs du campement où tout mûrit et se forme en silence, lentement, sans presque que l'on y songe. C'est dans le temps que baignent d'abord, pour devenir, le fruit, la broderie ou la fleur.

Et au cours de mes longues promenades j'ai bien compris que la qualité de la civilisation de mon empire ne repose point sur la qualité des nourritures mais sur celle des exigences et sur la ferveur du travail. Elle n'est point faite de la possession mais du don. Civilisé d'abord l'artisan dont je parle et qui se recrée dans l'objet, et en revanche, éternel, ne craignant plus de mourir. Civilisé aussi celui-là qui combat et s'échange contre l'empire. Mais cet autre s'enveloppe sans bénéfice du luxe acheté chez les marchands, même s'il ne nourrit son œil que de perfection, si d'abord il n'a rien créé. Et je connais ces races abâtardies qui n'écrivent plus leurs poèmes mais les lisent, qui ne cultivent plus leur sol mais s'appuient d'abord sur les esclaves. C'est contre eux que les sables du Sud préparent éternellement dans leur misère créatrice les tribus vivantes qui monteront à la conquête de leurs provisions mortes. Je n'aime pas les sédentaires du cœur. Ceux-là qui n'échangent rien ne deviennent rien. Et la vie n'aura point servi à les mûrir. Et le temps coule pour eux comme la poignée de sable et les perd. Et qu'ai-je à remettre à Dieu en leur nom?

Ainsi ai-je connu leur misère quand se brisait le réservoir avant qu'il fût plein. Car la mort de l'aïeul devenu terre après s'être tout entier échangé n'est qu'une merveille et c'est l'instrument que l'on enterre désormais inutile. J'ai vu dans mes tribus ces enfants menacés de mort et qui s'essoufflaient sans rien dire, les yeux à demi clos, enfermant un reste de braise sous leurs cils immenses. Car il arrive que Dieu, semblable au moissonneur, fauche des fleurs mêlées à l'orge mûre. Et quand il ramène sa gerbe, riche de ses graines, il y trouve ce luxe inutile.

 

«C'est l'enfant d'Ibrahim qui meurt», disait le peuple. Et je m'en fus de mes pas lents, ignoré d'eux, dans la demeure d'Ibrahim, sachant que l'on comprend au travers des illusions du langage si l'on s'enferme dans le silence de l'amour. Et ils ne prirent point attention à moi, occupés qu'ils étaient de l'écou-ter mourir.

On parlait bas dans la maison, on avançait en glissant les babouches comme s'il y avait là quelqu'un qui eût très peur et que le moindre son un peu clair eût lait fuir. On n'osait remuer ni ouvrir ni fermer les portes, comme s'il y eût là une flamme tremblante allumée sur l'huile légère. Quand je l'aperçus je vis bien qu'il était en fuite à cause du souffle court, à cause des petits poings fermés, cramponné qu'il était au galop de sa fièvre, à cause de ses yeux obstinément clos et qui se refusaient à voir. Et je les aperçus autour de lui qui cherchaient à l'apprivoiser comme l'on cherche à apprivoiser les petits animaux sauvages. On lui présentait comme en tremblant le bol de lait. Peut-être éprouverait-il le désir du lait et il s'arrêterait dans sa bonne odeur et il boirait. Et l'on communiquerait avec lui comme avec la gazelle qui broute dans la paume. Mais il demeurait tellement sérieux et impassible. Ce n'est point du lait qu'il lui fallait. Alors les vieilles tout doucement, tout doucement comme elles parlent aux tourterelles, commençaient de chanter à voix basse telle chanson qu'il avait aimée — celle des neuf étoiles qui se baignent dans la fontaine — mais sans doute était-il trop loin, et il n'entendait pas. Il ne se retournait même pas dans sa fuite. Tellement infidèle de mourir. Alors on mendiait au moins de lui ce geste, ce coup d'œil que le voyageur sans ralentir jette à l'ami… un signe de reconnaissance. On le retournait dans son lit, on épongeait son visage en sueur, on le forçait de boire — et tout cela peut-être bien pour le réveiller de la mort.

 

Et je les abandonnai, occupés qu'ils étaient de lui tendre des pièges pour qu'il vécût. Oh! si faciles à éventer par cet enfant de neuf ans. Et à lui tendre des jouets pour l'enchaîner par le bonheur. Mais sa petite main les repoussait inexorable quand on les plaçait trop contre lui comme celui-là écarte les broussailles qui ont ralenti son galop.

Et je m'en fus et me retournai vers le seuil. Il n'était là qu'un moment, une lueur, un aspect de la ville parmi d'autres. Un enfant appelé par erreur avait souri, avait répondu à l'appel. Il venait de se retourner vers le mur. Présence d'enfant déjà plus fragile qu'une présence d'oiseau… et je les laissai faire le silence pour apprivoiser l'enfant qui meurt.

Je cheminais le long de la ruelle. J'entendais à travers les portes réprimander les servantes. On mettait en ordre la maison, on faisait les bagages dans la maison pour la traversée de la nuit. Peu m'importait que la réprimande fût juste ou injuste. Je n'entendais que la ferveur. Et plus loin, contre la fontaine, une petite fille pleurait, le front bien enfoui dans son coude. Je posai doucement la main sur ses cheveux et renversai vers moi son visage, mais sans lui demander la cause de son chagrin, sachant bien qu'elle ne pouvait point la connaître. Car le chagrin est toujours fait du temps qui coule et n'a point formé son fruit. Il est chagrin de la fuite des jours, du bracelet perdu lequel est du temps qui s'égare, ou de la mort du frère laquelle est du temps qui ne sert plus. Et celle-là, quand elle aura vieilli, son chagrin sera chagrin du départ de l'amant, qui sera, sans qu'elle le sache, chemin perdu vers le réel et la bouilloire et la maison bien enfermée et les enfants que l'on allaite. Et le temps tout à coup coulera inutile à travers elle comme à travers le sablier.