Claudio, regarde - Alfons Cervera - E-Book

Claudio, regarde E-Book

Alfons Cervera

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Beschreibung

Alors qu’il veille sur son frère, Claudio, tout juste opéré de la cataracte, le narrateur s’attache à faire revivre son enfance et les silences d’une famille sous le franquisme. Avec Claudio, regarde, Alfons Cervera revisite notre coin du monde le plus familier : la maison, un lieu intime traversé par les histoires et les mémoires – parfois enfouies –, par nos héritages, ou par les grands et petits événements de la vie quotidienne ; le deuil, la maladie, l’amitié, la solitude, le déracinement, toutes ces choses dont on ne parle pas toujours. Claudio, regarde est un texte lumineux sur le temps et sur ce que cela peut signifier de cheminer dans la vie aux côtés de celles et ceux avec qui nous avons partagé le territoire de l’enfance.


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Alfons Cervera est journaliste et poète. La critique espagnole considère son cycle romanesque autour de la guerre civile comme l’un des plus achevés du paysage littéraire consacré à la mémoire des vaincus. Dans ce cycle, intitulé "les voix fugitives", il entreprend la tâche littéraire, mais aussi éthique, de récupérer la mémoire républicaine. Les traductions de ces textes, que l’on associe au versant de la mémoire collective, "Maquis", "La Couleur du crépuscule" et" La Nuit immobile", sont disponibles aux éditions La fosse aux ours. La trilogie familiale d’ Alfons Cervera, composée de "Ces vies-là", "Un autre monde" et "Claudio, regarde" (auxquels on pourrait ajouter "Tant de larmes ont coulé" et "Les Chemins de retours"), constitue un tournant vers une mémoire plus autobiographique et intime. Toute cette veine est disponible au sein du catalogue de La Contre allée, traduite par Georges Tyras.




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Claudio, regarde

Alfons Cervera

traduit de l’espagnol

par Georges Tyras

Délaissant les grands axes, j’ ai pris la contre-allée

A. Bashung et J. Fauque

Paradoxalement, les institutions devraient garantir le droit à la fragilité des individus. Le droit, en somme, de ne pas renoncer à sa propre humanité…

Roberto Scarpinato

Pour mon frère Claudio qui,

s’il n’est pas le protagoniste de ce roman,

lui ressemble beaucoup.

Sous les ailes du dragon il y a un enfant.

Federico García Lorca

À Nicolás Dueñas

À mon ami Álvaro de Luna, qui continuera de m’enseigner à lire mes romans – avec José Manuel Cervino et Maite Blasco – comme s’il était encore avec nous.

Gestalgar. Automne-hiver 2018

Montpellier. Été 2019

Il a des cotons sur les yeux. Anesthésie générale. Par décision du médecin. Il est toujours très nerveux. Comme cela, il restera tranquille et il n’y aura aucun risque. C’est mieux ainsi. Les deux yeux en même temps. Il n’y voit rien sur son lit d’hôpital. Je n’y vois rien, dit-il. Pourquoi est-ce que je n’y vois rien. La salle d’hôpital est en effervescence, les gens se pressent d’un endroit à l’autre. Garrots. Goutte-à-goutte. Appareils dont les écrans affichent des lignes brisées. Sur celui-ci, des numéros en rouge clignotent. Respiration profonde. L’anesthésie laisse sur le visage quelque chose qui ressemble à de la fatigue. Le drap couvre le corps, jusqu’au cou. Le chirurgien s’approche. Aimable. Il sourit en signe de confiance. Son masque défait, sur la blouse de couleur verte qu’on utilise au bloc opératoire. Ce n’est pas une opération compliquée, tu le sais. Elle ne l’est pas. Je connais plein de gens opérés de la cataracte. Mais avec lui, tout est plus difficile. L’épilepsie. Sa tension atteignant toujours des sommets. Un entêtement qui ne se plie à aucune règle lorsqu’il s’agit de manger ce dont il a envie ou de boire des sodas pleins de sucre. Une boulimie têtue qui fausse la normalité de ses résultats d’analyses. Ce qui lui vient d’avant. Du temps de la faim. Les boutons de la gale. Les marques de la guerre sur les genoux. Si tu maigris, c’est que tu es en train de mourir. J’ai perdu trois traits sur la balance, m’a-t-il dit un jour. Trois traits, ça faisait tout juste cent cinquante grammes. Je vais mourir si je continue à perdre du poids, disait-il. Il est obsédé par l’idée qu’il va mourir bientôt. Il vient de fêter ses soixante-treize ans. La mort résonne dans sa tête. Il le dit lui-même : j’entends des bruits dans ma tête. Quels bruits, lui demande le médecin. Boum. Boum. Boum. Voilà ce qu’il dit quand nous allons à l’hôpital pour la consultation d’épilepsie. Le médecin rit, manifestant une sensibilité qui le grandit. Tout s’est bien passé, assure le chirurgien, et son sourire d’homme aimable transmet de la confiance. Il y a un garde-corps de chaque côté du lit. C’est par sécurité, dit l’infirmière. Si vous pensez rester, on peut baisser celui de ce côté-ci. C’est là que je me trouve. Du côté baissé du garde-corps de sécurité. Comme toujours depuis plus de dix ans que notre mère est morte, après avoir passé un an et demi sur une chaise en paille. Elle était tombée dans les escaliers et pensait s’être brisé le crâne. Elle ne s’était pas brisé le crâne, ni rien d’autre d’ailleurs. Mais elle le croyait, elle était persuadée que sa tête était brisée en plusieurs endroits. J’ai mal ici, ici et ici, je le sais bien, moi, que ma tête est brisée. Elle s’était laissée aller peu à peu. Elle ne bougeait pas. Elle ne parlait pas. Elle passait son temps à regarder le sol. Un jour elle a commencé à mourir pour de bon. La vieille maison de la calle Larga à Los Yesares. La date gravée dans le plâtre du porte-cruches : 1899. Le temps avait pris une teinte brune dans les pièces de la maison, sur les tomettes blanches et noires du sol, sur les marches blanches jadis et sur la rampe d’escalier aux aspérités lissées par le passage des mains. Les lieux ne sont rien tant que personne ne les habite. C’est le poète César Vallejo qui l’a écrit. Tristesse dans une écriture parfois si difficile à comprendre. La mort de César Vallejo dans ses poèmes, dans sa propre vie, toute de minceur décharnée et pommettes d’indigène, telle qu’on la perçoit sur ses portraits. Dans une heure, je pourrai retirer les pansements, dit l’infirmière. Je lui demande s’il l’a entendue. Il hoche la tête parce que sa bouche est engourdie. Je me rappelle le jour où j’ai été opéré des amygdales à Valencia. C’était la première fois que je voyais la mer. L’autocard’Ambrosio. La maison de tante Pilar et oncle Antonio, calle Alta, qui serait emportée par la grande crue de 1957. Je courais dans la clinique pour échapper au médecin. Une boule de coton dans les narines. Le vieux chloroforme de la magie Pélagie. Je me suis réveillé en criant que je ne me laisserais pas opérer. Je me rappelle aussi que mon oncle et ma tante m’avaient offert un ballon de football qui avait l’air en cuir, comme les vrais ballons. L’infirmière ôte les cotons qui recouvrent ses paupières. Il cligne des yeux, comme s’il était gêné par la lumière. Claudio, regarde.

Les photos, on devait avoir deux ou trois ans à l’époque. Lui sur une. Moi sur l’autre. Des couleurs fanées. Le passage du temps les a beaucoup jaunies. Les cadres ont l’air en argent. Ce n’est pas de l’argent, bien sûr. Juste une imitation. Ces photos ont été égarées pendant un bon moment, sans que personne n’en ressente le manque. Quand une chose s’égare, c’est comme si elle cessait d’exister, comme si elle n’avait jamais existé. Notre père s’est égaré au fond de lui-même et nous ne l’avons jamais retrouvé. Mon frère a les yeux grands ouverts. Déjà marqués par cette fragilité lacrymale qu’ils ont toujours eue. Lui plutôt maigrelet et moi si gros que parfois on m’appelait Fatty. Quand nous avions onze ou douze ans, père nous réveillait la nuit. Pour travailler au fournil. C’étaient des temps difficiles, obscurs, autant qu’ils peuvent l’être pour certaines gens. Nous, nous ne savions rien de cette obscurité. Nous avons su par la suite, des années plus tard. L’obscurité qui nous effrayait quand on voyait les films de Dracula. Les seuls morts que nous connaissions, c’étaient ceux qui peuplaient les histoires de grand-père Claudio. Dans les yeux de mon frère, cette espèce de prostration qui les voilait lorsque père nous appelait aux premières lueurs de l’aube, quand nous n’étions encore que des gamins. Ou même pas. Nous n’étions rien à cette époque complètement vide, à l’exception des squelettes dans les tombes clandestines, comme celles qui servaient à enterrer les vampires avant le lever du jour et l’apparition timide du soleil derrière les créneaux du château. Pourquoi tu te caches les yeux, poule mouillée. Je ne me cache pas les yeux, répliquait-il irrité. Et il enfouissait presque la tête entre ses genoux. Le bois des fauteuils craquait. Dans quel cinéma étions-nous. Dans quelle ville. Je ne m’en souviens pas non plus. Nous allions d’un lieu à un autre, comme les artistes de cirque. Dracula sortait du cercueil après avoir glissé une main sous le couvercle luisant. La lune brillait de l’autre côté des vitraux, mais ne chassait pas les taches d’ombre qui baignaient la chambre mortuaire. Tu as peur, bien que tu dises que tu n’as pas peur, tu as peur. La nuit il s’enveloppait dans une couverture jusqu’à la tête, comme s’il était mort. Des années plus tard, on l’envelopperait ainsi, dans un drap, à l’hôpital, après une de ses crises d’épilepsie. Pourquoi est-ce que tout nous faisait peur. La lumière s’éteignait dans l’escalier et il se mettait à chanter pour faire fuir les fantômes. Ou pour appeler les monstres cachés en haut de la maison. Bien sûr que je m’en souviens, je me rappelle là, tout à coup, que les films qui nous effrayaient le plus étaient en noir et blanc. Il écrit dans son grand calepin, celui où il note les noms des distributeurs et les dates de sortie au cinéma. C’est ce qu’il écrit. Presque tous les films que nous allions voir au Ciné Musical étaient en noir et blanc. Je ne me rappelle pas si à l’époque le cinémascope existait déjà. J’ai cherché ces films de vampires sur Internet, ils sont presque tous mexicains. Les films de monstres aussi étaient mexicains. Il n’y a pas longtemps j’en ai vu certains et j’ai bien ri. Les monstres du cinéma d’aujourd’hui ne me plaisent pas davantage, trop parfaits, trop lisses : l’ordinateur les transforme en superficies planes, sans rides, avec un regard froid qui n’a rien à voir avec celui du King Kong de 1933, quand il s’éprend de Fay Wray et qu’il est criblé de balles par les avions de chasse au sommet de l’Empire State Building. La lumière blanche se frayait un chemin parmi les ombres de la nuit. Craquement du cercueil lorsqu’il se referme. Les rats détalaient entre les fauteuils et laissaient leurs traces sur le sol de terre battue. Le crrr crrr qu’ils faisaient avec les dents et leurs petites pattes ridicules qui s’imprimaient dans la poussière tout au long de leur course jusqu’à la ruelle du Ciné Musical. Je ne sais plus qui m’a raconté que dans la maison où nous vivions il y avait beaucoup de rats. Moi je n’en ai jamais vu aucun. Un soir, je lui ai posé la question, avait-il vu des rats dans la maison où nous habitions à côté de la caserne. Je n’ai jamais vu de rats, m’a-t-il répondu. On ne saura jamais. Les témoins sont morts. Et même, s’ils n’étaient pas morts. Qui allait bien pouvoir se rappeler s’il y avait ou pas des rats dans la maison où nous avions vécu des années auparavant. Bien du temps a passé depuis. Pourquoi est-ce que tu dis que je cachais ma tête entre mes genoux, c’est un mensonge. J’éclate de rire. Je lui ébouriffe les cheveux, comme on le fait à un enfant encore effrayé d’avoir échappé aux dragons par miracle, ou à un môme à qui l’on pardonne, attendri, une sottise. Je le regarde comme lorsque père nous réveillait la nuit et qu’il restait éteint, à compter les boutonnières de sa chemise avant de se redresser dans son lit. Parfois il rit, lui aussi. Mais pas trop souvent. Il sait que je l’aime beaucoup, même s’il m’en coûte parfois de retenir les cris d’une fâcherie toujours passagère, et peut-être même injuste. Il sait que je suis toujours là, dans cette maison qui s’écroule de vieillesse, à ses côtés. C’est ce que voulait mère, et elle l’a écrit sur un bout de papier à moitié déchiré quelques jours avant de mourir. N’aie pas peur. Si Dracula se montre cette nuit, je lui sors un chapelet d’ails et je lui plante un pieu de bois dans le cœur. N’aie pas peur.

Depuis la fenêtre, je le vois. Installé dans la chilienne de nos étés, bien que l’on soit en hiver. La casquette à carreaux, en feutrine, le pull de guingois, manches retroussées, le cigarillo aux lèvres, et la revue qui raconte tous les films qu’il ne verra pas parce qu’il ne sort jamais de Los Yesares. Cela fait bien longtemps qu’il ne voyage plus avec ses amis de l’Imserso, l’Institut des Anciens et des Services Sociaux, bien longtemps que son appareil photo reste accroché à un clou, comme s’il s’agissait du corps hirsute et fragile d’un pendu. Il revenait toujours de ces voyages avec plein de photos. Et puis les appareils numériques sont apparus et c’est alors qu’il a renoncé à celui qu’il avait toujours eu. Il sait – bien sûr qu’il le sait, même s’il ne sait pas l’expliquer et n’en a d’ailleurs pas besoin – qu’il faut toujours renoncer à quelque chose pour rester vivant, que les choses ne demeurent pas toutes figées, tranquilles comme les morts et les tortues. Ou comme le canari qu’avait Laia il y a des années, qui s’était blotti dans un coin de sa cage, avec le ventre gonflé et flasque des oiseaux moribonds. Je ne peux me retenir de rire quand, de la cuisine, je l’entends parler avec le canari que lui a offert il y a quelques mois son ami Paco Badiles. Un sifflement bref qui se fraye maladroitement un passage entre la langue et les lèvres, la main pleine de graines de millet, des coups légers sur le plastique de l’abreuvoir pour signaler sa présence. Ils avaient l’air de deux vieux camarades qui savent que la bataille est perdue. Il tourne avec une extrême lenteur les pages de sa revue, il écrit quelque chose avec la même lenteur, comme s’il dessinait les lettres, comme s’il traçait des plans millimétriques sur la surface satinée des pages. Les dates de première dans les cinémas de la capitale, les noms des boîtes de distribution, leur adresse pour leur demander d’envoyer leurs catalogues. Il sait y faire, disait Miguel, et lui il riait, comme il le fait parfois, en refusant, dirait-on, de montrer ce qu’il ressent à l’intérieur. La barrière qui l’exclut du monde extérieur. Vivre à l’intérieur est sa manière d’être au monde, et je souris à présent en écrivant cette formule si prétentieuse, si maniérée sans doute, « être au monde ». Son monde est celui d’un silence immuable qu’il étend aux lieux et aux gens qui les habitent. C’est comme s’il répandait autour de lui, y compris lorsqu’il s’assoit au-dehors, comme maintenant, et que brille sur les toits un rayon de soleil qui vient de la neige des montagnes, une espèce d’étrange obscurité, des taches d’ombre comme celles de la maison près de la rivière quand grand-père nous racontait ses histoires de fantômes. Depuis la fenêtre je le regarde, comme si regarder au-dehors signifiait s’ouvrir un passage à travers un filet qui occulte et rend difficile la descente jusqu’à la rue. Je ferme la fenêtre et je continue d’entendre les voix qui lui parlent, le bruit tranquille des quelques véhicules qui passent à côté de lui, l’envol des pigeons à la recherche des miettes de pain qu’il disperse près de la gouttière, pour qu’ils les partagent avec les chats abandonnés. Dans le studio du dernier étage de la maison, il y a l’une de ces vieilles photographies prises lors des voyages qu’il a faits avec ses amis retraités. Il porte un sac en bandoulière, et on voit la plage derrière lui, un bout de mer à peine perceptible, et cette manière de rire qui est sa façon à lui, même s’il est content, de ne jamais rire.