Coeur de Française - Arthur Bernède - E-Book

Coeur de Française E-Book

Arthur Bernède

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  • Herausgeber: e-artnow
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Dans ce roman le fameux détective "Chantecoq" fait sa première apparition. Dans ce roman, Chantecoq met ses talents au service d'un ami, l'inventeur "Jean Aubry" dont la fille est impliquée dans une histoire d'espionnage entre la France et l'Allemagne du début du siècle. "Chantecoq", surnommé le "roi des détectives", se remarque pour son goût des déguisements, son esprit de déduction et son sens du théatre. On le retrouve ensuite dans toute une série d'enquêtes dont "Belphégor" est la plus connue. Les 17 romans d' Arthur Bernède où apparaît Chantecoq sont: Coeur de Française (1912); L'Espionne de Guillaume (1914); Cocorico !... (1916) (Chantecoq, 1); L'Homme qui sourit (1916) (Chantecoq, 2); La Chasse aux monstres (1916) (Chantecoq, 3); On les a !... (1916) (Chantecoq, 4); Belphégor (1927); Le mystère du train bleu (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 1); La maison hantée (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 2); Le crime d'un aviateur (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 3); Zapata ? (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 4); L'ogre amoureux (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 5); Le fantôme du Père Lachaise (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 6); Condamnée à mort (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 7); Le tueur de femmes (1929) (Nouveaux exploits de Chantecoq, 8 ); La Fille du diable (1931) et Vampiria (1933). Arthur Bernède (1871 - 1937), est un romancier populaire français. Auteur très prolixe, il a créé plusieurs centaines de personnages romanesques, dont certains, devenus très célèbres, tels que Belphégor, Judex et Mandrin, ont effacé leur créateur. Il a également mis en scène Vidocq, inspiré par les exploits de ce chef de la Sûreté haut en couleurs. Il est également connu sous les noms de plume de Jean de la Périgne et de Roland d'Albret.

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Arthur Bernède

Coeur de Française

e-artnow, 2019 Contact: [email protected]

Table des matières

Chapitre I : L’aéro de combat
Chapitre II : Le traître
Chapitre III : La révolte
Chapitre IV : L’embuscade
Chapitre V : Bertha Stegel
Chapitre VI : Frida
Chapitre VII : Le secret
Chapitre VIII : Les 3 champions
Chapitre IX : Chantecoq entre en scène
Chapitre X : L’armoire blindée
Chapitre XI : Face à l’orage
Chapitre XII : La citadelle de Spandau
Chapitre XIII : Projet d’évasion
Chapitre XIV : Tribunal secret
Chapitre XV : Chantecoq se joue de la garde
Chapitre XVI : Indigne
Chapitre XVII : Emma Lückner
Chapitre XVIII : Une partie difficile
Chapitre XIX : Guet-apens
Chapitre XX : Une petite dame qui va trop vite
Chapitre XXI : Guillaume II
Chapitre XXII : Gautier
Chapitre XXIII : Double revanche
Chapitre XXIV : L’homme protée
Chapitre XXV : L’hôpital militaire
Chapitre XXVI : Le mot d’ordre
Chapitre XXVII : La promesse
Chapitre XXVIII : La forte gaffe
Chapitre XXIX : Des menaces sérieuses
Chapitre XXX : Eva Strelitzer
Chapitre XXXI : Le défi
Chapitre XXXII : Dernière Chance
Chapitre XXXIII : Partie décisive
Chapitre XXXIV : Liberté
Chapitre XXXV : Le dilemne de von Talberg
Chapitre XXXVI : Le duel
Epilogue

Chapitre I : L’aéro de combat

Table des matières

A Saint-Mandé, par une belle fin d’après-midi d’octobre, le tramway qui part des fortifications venait de stopper à l’intersection du cours de Vincennes et de la grande rue de la République.

Hâtivement, quelques personnes en descendaient, se frayant un passage entre les gens qui se pressaient autour du marchepied de la voiture, lorsque le conducteur, s’adressant à un voyageur qui s’apprêtait à gagner le trottoir, lança d’une voix forte et bourrue : — Hé là-bas… monsieur, vous oubliez quelque chose ! Instinctivement, l’homme se retourna et, apercevant l’employé qui lui tendait une serviette remplie de dossiers, il fit, l’air un peu égaré : — Je vous remercie bien, mon ami.

— Puis comme s’il se parlait à lui-même, il ajouta : — Décidément, je ne sais plus ou j’ai la tête !

Alors, traversant la chaussée, il s’engagea dans l’avenue de la tourelle, les épaules voûtées, la tête basse, marchant d’un pas traînant et fatigué, et s’arrêtant par instant comme s’il hésitait à regagner sa maison.

Enfin, il tourna rue du Parc, poussa une porte grillée, traversa un jardinet jonché de feuilles jaunies qui commençaient à tomber des arbres et pénétra sans sonner dans un petit pavillon dont, les murs étaient garnis d’un treillage vert où s’accrochait une vigne vierge dont les tons mordorés annonçaient la fin des beaux jours.

— Melle Germaine est-elle rentrée ? demanda-t-il à une femme de ménage, qui, la taille entourée d’un tablier de grosse toile bleue, était accourue à sa rencontre.

— Pas encore… monsieur Aubry.

Mais la brave femme, dont le visage épanoui respirait la santé et la franchise, ajouta aussitôt, remarquant l’air sombre, préoccupé de son maître : — Il n’est rien arrivé à monsieur ?… Monsieur n’est pas malade ?…

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que monsieur a l’air tout drôle.

— C’est une idée que vous vous faites, ma bonne Victorine…

— Pourtant… monsieur…

— C’est bon… laissez-moi… interrompit nerveusement le maître de la maison qui, pénétrant dans son cabinet de travail, referma brusquement la porte…

Jetant d’un air découragé sa serviette sur la table placée au milieu de la pièce, il se laissa tomber dans un fauteuil en cuir ; et se cachant la tête entre les mains, il éclata en sanglots…

Jean Aubry pouvait avoir une cinquantaine d’années. De haute stature ; les cheveux gris, taillés en brosse, le regard ardent sous les sourcils touffus, la bouche surmontée d’une moustache à la gauloise, le front creusé par des rides précoces, il semblait en proie à une douleur violente qu’il avait longtemps concentrée en lui, mais qu’il ne pouvait plus contenir davantage…

De temps en temps, des lambeaux de phrases s’échappaient de ses lèvres : — Il n’y a plus rien à faire… rien… c’est la fatalité… Ah s’ils voulaient m’écouter… mais ils ne veulent pas… ils ne voudront jamais… C’est à désespérer de tout !…

La porte venait de s’ouvrir. Une jeune fille de vingt ans, dont le costume noir très simple faisait ressortir la taille impeccable et dont une toque de velours sombre, négligemment jetée sur une magnifique chevelure brune, rehaussait encore l’éclatante beauté, se précipitait dans les bras de Jean Aubry en disant : — Bonsoir, papa !

— Bonsoir, ma chérie ! fit l’inventeur en cherchant à dissimuler le chagrin qui l’étreignait.

Enveloppant son père d’un regard très bleu, très clair, ou il était impossible de lire autre chose que de l’intelligence, de la douceur et de la fierté, Germaine reprit, sur un ton de tendre reproche : — Je suis sûre que tu t’es encore fait de vilaines idées ?

— Mais non, ma petite.

— Oh ! si… pauvre cher papa !…

Comme Jean Aubry détournait la tête, Germaine, lui prenant les mains et le forçant doucement à s’asseoir près d’elle, sur le canapé, lui dit d’une voix aux inflexions à la fois câlines et profondes : — Je vois bien que depuis quelque temps tu te décourages. Il ne faut pas. Un homme de génie tel que toi triomphe forcément de tous les obstacles…

— Je l’ai cru un moment, répliquait l’inventeur d’une voix sourde, mais aujourd’hui…

— Aujourd’hui… qui sait si nous ne sommes pas à la veille de réussir ?…

— Je me suis encore rendu cet après-midi au ministère de la Guerre.

— Eh bien ?

— On ne m’a même pas reçu… Et cela ne m’étonne pas ; car la dernière fois que j’ai eu un entretien avec le président de la Commission, il m’a ri au nez et presque traité de fou, m’affirmant mon aéro de combat était une utopie irréalisable.

« Alors, que veux-tu que je fasse ?… A qui veux-tu que je m’adresse ?

— Et le capitaine Evrard ?

— Oh ! le capitaine Evrard !…

— Tu sais combien, lui aussi, croit en toi.

— Oui, je sais Mais que veux-tu qu’il fasse contre la force d’inertie des uns et la malveillance des autres ?

— Le capitaine Evrard, déclarait Germaine avec conviction, n’est pas seulement un aviateur d’une audace incomparable et d’un sang-froid à toute épreuve ; mais, enthousiaste de ton œuvre, il la défendra jusqu’au bout. Ses derniers exploits aériens lui ont conquis l’admiration des plus hautes personnalités. Il t’a promis d’aller plaider ta cause auprès du ministre, il le fera et il la gagnera…

— Ce serait trop beau !… soupira l’inventeur, complètement abattu.

Et comme, silencieusement, de nouvelles larmes tombaient de ses yeux, Germaine, appuyant sa tête sur son épaule, lui murmura avec une expression de douceur infinie.

— Mon papa… mon cher papa… tu ne peux pas te figurer combien cela me désole de te voir désespérer ainsi, toi que j’ai connu si fort, si vaillant…

« Les beaux jours viendront… J’en ai la certitude…

Le brave homme secouait négativement la tête. La jeune fille ajouta : — Tu m’effraies… Je crains que tu ne me dises pas toute la vérité.

— Mais si.

— Non, papa, tu me caches quelque chose !… Depuis la mort de ma chère maman, j’ai toujours été pour toi la confidente, l’associée… Eh bien ! parle… je t’en supplie…

— Ma pauvre petite…

— Oui, parle !…

— Je ne voulais pas te le dire, révéla Jean Aubry… Pourtant il faut que tu le saches… Mes dernières ressources sont épuisées… je n’ai plus d’argent, et je me demande ce que nous allons devenir.

— Ne suis-je pas là ?… répliqua simplement Germaine.

— Toi, ma chérie ! s’exclama le père, en enveloppant la jeune fille d’un regard plein de paternelle tristesse.

— Oui, moi !… affirmait Germaine. Quand j’étais enfant, tu t’es imposé de lourds sacrifices pour me donner une éducation supérieure. Tu m’as envoyée deux ans en Angleterre, puis trois années de suite à Berlin pour me perfectionner dans l’étude de la langue allemande. Grâce à cela, à mon retour en France, non seulement j’ai été nommée professeur au lycée Fénelon, mais je puis encore facilement trouver des leçons particulières…

— Non, je ne le veux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne me pardonnerais pas si tu tombais malade.

— Ne crains rien, je suis robuste…

— Et puis… mon enfant, j’ai un autre chagrin…

La voix tremblante, angoissée, le professeur ajouta : — Pourquoi ne veux-tu pas épouser le capitaine ?

A ces mots, la jeune fille avait tressailli…

Elle s’était levée subitement, frémissante, tandis qu’une vive rougeur se repandait sur son visage.

— Il t’aime… poursuivait l’inventeur… je n’ai pas besoin de te faire son éloge… Tu le connais aussi bien que moi. C’est un véritable héros.

— Père !… balbutiait Germaine au comble de l’émotion.

— Certes, je n’ignore pas combien il doit être parfois pénible d’être la femme d’un aviateur qui, chaque jour, risque d’ajouter son nom au glorieux martyrologe ou sont inscrits en lettres d’or et de sang les noms des Ferber, des Caumont et de tant d’autres.

« Mais il m’avait semblé, ma chère enfant que, toi aussi, tu éprouvais pour notre ami Evrard un sentiment…

— Mon père… interrompit brusquement la fille de Jean Aubry… j’ai pour le capitaine beaucoup d’estime et d’amitié ; j’admire sa belle audace… je lui sais surtout un gré infini de tout ce qu’il veut faire pour nous ; mais je ne peux pas être sa femme…

Et baissant la tête, elle ajouta en un murmure où sa voix semblait se briser : — Je ne l’aime pas…

Elle s’arrêta hésitante, comme si les mots s’étranglaient dans sa gorge…

Enfin, en un souffle, elle acheva :

— Et… je sens bien que je ne l’aimerai jamais…

D’un bond, comme s’il retrouvait toute son énergie, Jean Aubry s’était relevé.

— Alors… s’écria-t-il… que veux-tu que je devienne ?

— Nous lutterons encore.

— J’en ai assez ! je suis écœuré, désillusionné, je ne veux plus de cette existence abominable faite de combats quotidiens et d’incessantes défaites. Un forçat… tu m’entends, un forçat est plus heureux que moi… Lui, au moins, peut espérer son évasion ou sa grâce… tandis que moi, je suis l’éternel condamné qui n’a plus qu’à se briser le crâne aux murs de sa prison !…

Et, s’emparant de la serviette qui était restée sur le guéridon, fou de désespoir et de rage, il revint vers sa fille… lui clamant : — Tu sais ce qu’il y a là dedans… tous mes plans… tous mes secrets… tout le fruit de mes veilles… toute l’émanation de mon cerveau… Toi qui es initiée, tu sais aussi qu’il y a là de quoi rendre une armée invincible. Eh bien, tout à l’heure, j’avais oublié tout cela dans le tramway… Et sans le conducteur qui m’a rappelé… eh bien, ça serait allé ou ? Je n’en sais rien… peut-être faire des cornets chez un épicier… ou dans un bureau de tabac… Au moins, cela aurait servi à quelque chose !…

Et secouant les deux poches de la serviette dont les dossiers s’éparpillèrent sur la table, l’inventeur ajouta en un ricanement sinistre : — Au vent, les belles idées ! Dehors, les grands projet ! Mon aéro de combat va enfin flotter dans les airs, car je vais tout jeter par la fenêtre.

— Oh ! père, s’écria Germaine, en se précipitant vers l’inventeur.

— Arrêtez… mon cher monsieur Aubry, fit tout à coup une voix mâle, sonore, qui vibra dans la pièce.

Et la silhouette toute de sobre élégance d’un officier d’artillerie se profila sur le seuil !…

— Le capitaine Evrard !… s’écria la jeune fille en pâlissant…

Alors de la joie plein les yeux, la figure illuminée, d’une allégresse qui débordait de tout son être, le jeune aviateur reprit : — Oui, le capitaine Evrard qui vous apporte la bonne nouvelle…

Chapitre II : Le traître

Table des matières

Le père et la fille étaient demeurés sur place tout interdits.

L’officier s’avançait, les mains tendues et, saisissant en même temps celles de Jean Aubry et de Germaine :

— Oui, la bonne nouvelle !… accentua-t-il.

L’aviateur militaire était un homme de trente ans environ, à la figure martiale, ouverte, au front haut, dégagé, pénétrant.

— Les mauvaises heures sont finies, expliqua-t-il d’une voix vibrante de joie. Je viens de voir le ministre de la Guerre ; il m’a chargé de vous dire, mon cher monsieur Aubry, qu il vous attendra demain matin à dix heures à son cabinet.

— Est-çe possible ?… interrompit l’inventeur en chancelant.

— Attendez, je n’ai pas fini poursuivit le capitaine Comme je vous l’avais promis, j’ai explique au ministre tout le mecanisme de votre merveilleux aéro de combat.

— Et qu’a-t-il dit ?… interrogea fiévreusement Germaine.

Après m’avoir écouté avec la plus grande attention, il m’a posé de nombreuses questions qui m’ont prouvé à quel point j’avais réussi à l’intéresser. Je lui ai répondu de mon mieux et j’ai fini par le convaincre, car il a décidé que dès demain il mettrai à la disposition de M. Aubry tous les fonds nécessaires pour la construction d’un appareil d’épreuve que je suis chargé d’expérimenter en sa présence. Et il a ajouté que si, comme il le souhaitait de tout cœur, cet appareil réalisait pratiquement les espérances qu’il donne en théorie, il était prêt non seulement à vous acheter cinq cent mille francs votre brevet, mais encore à vous nommer directeur de l’usine qu’il fera édifier pour la construction d’une une flottille d’avions de combat dont le commandement me serait confié.

— Père !… s’écria alors Germaine, tu vois bien que j’avais raison quand je te disais de ne pas désespérer.

— Eh bien ! mon cher monsieur Aubry, êtes-vous content ?… demanda l’officier.

— C’est-à-dire… répondit l’inventeur, tout étourdi par cette nouvelle si inattendue et à laquelle il avait peine à croire encore… c’est à dire que je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma reconnaissance…

Réconforté, transfiguré, il serrait avec effusion les mains de l’officier aviateur, tandis qu’il s’écriait, s’adressant surtout à sa fille qui, haletante, ne quittait plus des yeux le jeune capitaine :

— Enfin, on me rend justice !… Je veux que, dans quelques mois, la France possède une quatrième arme qui, pendant longtemps sera pour elle le gage de la victoire, et j’oublie à l’instant toutes mes déceptions et toutes mes souffrances… Je me sens tout grisé de joie… Je ne sais plus… Je ris… Je pleure… Je suis trop heureux… oui, trop heureux !…

En effet, des larmes mouillaient les yeux de l’excellent homme qui poursuivait, le cœur débordant d’émotion et de reconnnaissance :

— Mon bon ami, nous vous remercions de tout notre cœur, ma fille et moi. Sans vous, jamais je n’aurais réussi à arriver jusqu’au ministre… Sans vous, jamais mon œuvre n’aurait vu le jour.

— Ah ! capitaine… dit à son tour Germaine d’une voix toute tremblante… mon pauvre père était désespéré… aussi je vous… je vous… Sa gorge ge se serrait ; et toute pâle, elle chancela, prête à defaillir.

— Chère enfant !… fit Jean Aubry en la recevant dans ses bras.

Et comme tout en larmes, la fille de l’inventeur appuyait sa tête sur l’épaule de son père, celui-ci reprit :

— Pourquoi pleurer ? Tu dois être heureuse comme moi maintenant…

— Oui, père… Je suis heureuse… très heureuse… balbutia la belle créature à travers ses larmes… mais…

— Quoi donc, ma chérie ?…

— Je n’ose pas… je ne peux pas…

— Parle… voyons…

— Eh bien ! il se mêle à ma joie une grande amertume… causée par le regret… d’avoir fait du chagrin au capitaine…

— A moi, mademoiselle ?… demanda l’officier tout ému.

Faisant alors appel à toute son énergie, la jeune fille, embellie par l’expression de pureté céleste qui se répandait sur ses traits, continua :

— Avant que vous n’arriviez, monsieur Evrard, mon père me disait combien mon refus d’être votre femme vous avait causé de la peine…

— En effet, mademoiselle… dit l’aviateur dont la voix énergique s’était mise à trembler… ce refus a été pour moi plus qu’un chagrin… une véritable douleur… Mais, profondément respectueux de votre volonté, jamais je ne me serais permis devant vous la moindre allusion à un désespoir qui ne doit pas avoir d’autre confident que moi-même…

Cependant puisque vous me donnez le droit de rompre le silence, laissez-moi vous dire que, plus que jamais, mon cœur est à vous… pour toujours…

— Ainsi, malgré mon dédain, s’écria Germaine, vous avez continué à défendre mon père… Vous avez réussi à mettre au jour son idée… et vous êtes prêt à exposer votre vie pour assurer le triomphe de son œuvre !…

— Je n’ai fait que mon devoir de soldat… D’ailleurs, je vous aime trop pour vous garder rancune On ne force pas une âme… Et puis, il y a là un homme de génie… un homme admirable dont j’ai fait mienne la cause sacrée entre toutes… Et enfin, planant au-dessus de toutes les considérations humaines, au-dessus de tout, il y a la Patrie pour laquelle tous doivent être prêts à saçrifier leur existence… leurs rêves !

— Ah ! pardonnez-moi, capitaine… pardonnez-moi !… s’écria la noble enfant, cédant à l’élan irrésistible qui s’emparait d’elle.

— Vous pardonner ?… Pourquoi ?…

— Parce que tout à l’heure, j’ai affirmé à mon père que vous aimais pas… que je ne vous aimerais jamais… Eh bien je mentais… oui, je mentais…

— Germaine !… s’écrièrent simultanément les deux hommes.

— Il fallait bien donner une raison à mon refus, expliquait elle à l’inventeur ; car je ne voulais pas te quitter au moment où tout s’écroulait autour de toi… Je voulais rester pour soutenir ton courage, pour ranimer ta foi et surtout pour réchauffer ton cœur…

— Ah, mes pauvres enfants, exclama M. Aubry. quand on pense que c’est moi qui ai retardé votre bonheur !…

— Il n’est que plus complet aujourd’hui !… fit la jeune fille en tendant sa main à l’officier qui s’empressa de la saisir et de la porter à ses lèvres avec une ferveur respectueuse.

— Vous comprenez le motif sacré qui m’a imposé cette conduite, reprenait Germaine… Vous m’avez comprise, n’est-ce pas ?… Je ne pouvais pas agir autrement…

— Ne vous défendez pas, dit l’officier. Le sentiment si pur qui a dicté votre attitude augmente encore mâ tendresse qui ne date pas d’hier… mais de l’an passé.

— De l’an passé ?…

— Oui… du jour où, pour la première fois, je suis monté au dessus des nuages… là-bas…

— Au champ d’aviation de Vincennes !… compléta Germaine toute radieuse à ce souvenir. J’étais là, moi aussi, perdue dans la foule , appuyée au bras de mon père… et tous deux nous ne quittions pas des yeux un tout petit point noir, à peu près gros comme une hirondelle et qui diminuait vite, très vite, pour disparaître bientôt tout à fait… Oh ! qu’elles m’ont paru longues ces minutes où l’on ne distinguait plus rien… rien !… Et quel cri de joie lorsque j’ai revu le tout petit point noir, la toute petite hirondelle qui revenait, grandissait et reprenait peu à peu sa forme première de libellule aux grandes ailes… Enfin l’aéro descendant plein de grâce et de majesté jusqu’au milieu de la piste… tandis que les applaudissements, les cris, les vivats succédaient au silence angoissé qui nous étreignait tous et que, de toutes parts, des gens s’évadaient des tribunes pour courir vers vous…

— Et qu’une jeune fille, adorablement belle, achevait le capitaine Evrard, se précipitait, arrachant de son corsage pour la donner à l’aviateur, une fleur, une simple rose dont j’ai toujours gardé en moi le parfum…

— Allons, à table !… dit Jean Aubry, plus ému qu’il ne voulait le paraître, en voyant apparaître Victoire, la cuisinière, qui donnait des marques d’impatience… Car vous restez dîner avec nous, capitaine.

— Oh ! c’est entendu, insista la jeune fille en voyant l’officier esquisser un geste de protestation. Ce seront nos fiançailles…

— Par exemple, avertissait Jean Aubry, vous allez faire un bien piètre repas.

— Parbleu ! dit Victoire qui ajoutait déjà un couvert, tout est trop cuit… non seulement vous arrivez en retard, mais vous vous mettez à causer…

— Nous nous rattraperons le jour de la noce !…

Et, tout en s’asseyant, l’inventeur ne put s’empêcher de dire :

— C’est égal… Le président de la commission technique va faire une drôle de tête quand il apprendra que le ministre a accepté mon aéro…

— Il ne sera pas le seul… dit l’officier.

— Mais j’en connais un, par exemple, qui va être joliment content… c’est notre ami Jacques Müller…

— Ah oui, ce jeune Alsacien qui a pour vous tant d’affection et de reconnaissance.

— Un brave garçon, souligna Germaine.

— Il me disait dernièrement combien tous les deux vous l’avez entouré d’attentions et de soins quand il était malade.

— C’était un enfant d’Alsace, sans famille, exposa Jean Aubry, sans ressources, sans appui moral, perdu en quelque sorte dans Paris… Je l’ai rencontré au cours que je fais chaque semaine à l’université populaire du faubourg Saint-Antoine… Tout de suite, je l’ai distingué des autres par son attention et ses bonnes manières… Il me paraissait heureux de s’instruire par les questions intelligentes qu’il me posait… Quand j’ai su qu’il était tombé malade dans une. mauvaise chambre d’hôtel, je suis allé le voir. Il était là, tout seul, abandonné. Je lui ai envoyé un médecin et j’ai veillé à ce qu’il ne manquât de rien…

« Je vois que je n’ai pas obligé un ingrat… Il va venir ce soir, car il demeure aux environs et il vient me prendre chaque fois que je vais à mon cours.

— Je serai très heureux de me rencontrer avec lui… déclara l’officier. De quelle ville est-il donc ?

— De Strasbourg… Il appartient à une très vieille famille de là-bas !… Son grand-père a été fusillé en 70, comme franc-tireur, par les Prussiens… Quant à son père et à sa mère, ruinés par des spéculateurs allemands, ils sont morts, il y a quelques années, de chagrin et de misère.

— Voilà M. Müller !… annonça Victoire en revenant pour son service.

— Je suis un peu en retard ce soir, dit Jean Aubry en consultant la pendule.

Et s’adressant à la domestique, il ajouta :

— Qu’il entre !… Il trinquera avec nous, n’est-ce pas Capitaine ?

— Très volontiers !

Un jeune homme de haute stature, à la moustache soyeuse, aux cheveux blonds partagés sur le milieu du front par une raie impeccable, gardant, sous la simplicité de sa mise, une élégance naturelle, s’avançait, le chapeau à la main, très à son aise, en familier de la maison.

— Nous étions justement eu train de dire du mal de vous, attaqua l’inventeur en lui tendant la main.

— Le capitaine Maurice Evrard, présenta-t-il ensuite, au moment où le jeune homme échangeait un salut avec l’officier. Comme je sais que vous êtes vraiment notre ami, j’ai le plaisir de vous apprendre qu’il est le fiancé de ma fille.

— Oh! mon cher capitaine, s’écria Jacques Müller avec un élan tout spontané, je vous félicite de tout mon cœur… Et vous aussi, mademoiselle… Croyez que je forme pour vous les vœux les plus ardents…

— Mais ce n’est pas tout !… poursuivait l’inventeur radieux. Mon aéro de combat, dont je vous ai parlé si souvent…

— Eh bien ?… interrogea vivement le nouveau venu.

— Il est accepté en principe, et demain j’en remettrai les plans au ministre de la Guerre, qui m’attend…

— Vous dites ?… tressaillit l’Alsacien en s’efforçait de maitriser le trouble qui s’était emparé de lui.

— Je dis, reprit Jean Aubry en s’animant, que, dans un an, la France possédera une véritable éscadre aérienne du haut de laquelle nous pourrons, grâce à un engin de mon invention, c’est à dire à l’aide d’un projectile d’un tout petit volume et d’une force d’expansion prodigieuse, non seulement détruire en quelques heures toute la ligne de défense de nos adversaires, mais encore anéantir leurs armées en marche.

Et comme l’Alsacien gardait le silence, le père de Germaine ajouta :

— Cela doit réjouir votre cœur de patriote !… Hein ! Mon cher Müller, quelle belle revanche !…

— Oui, quelle belle revanche… répéta sourdement l’homme à la moustache blonde.

Et, la voix angoissée, il reprit :

— Pardonnez-moi, monsieur Aubry, si je ne vous exprime pas comme je le voudrais tous les sentiments qui m’agitent… mais le mot que vous venez de prononcer me rappelle de tels souvenirs… là-bas… les miens… toutes ces tombes…

— Je vous comprends, mon bon ami, dit le patriote.

« Allons, Victoire, ordonna-t il joyeusement à la cuisinière. Apportez-nous cette bouteille de champagne, la dernière qui me reste afin que nous la vidions au bonheur de ces enfants et à la santé du ministre qui me rend enfin justice !

Jacques Müller avait pris place entre Aubry et Germaine, en face du capitaine qui, tandis qu’on débouchait le champagne, s’entretenait avec lui de l’Alsace qu’il connaissait bien.

Les coupes remplies furent choquées.

— A l’aéro de combat, dit Maurice Evrard.

— A l’aviation militaire !… et à votre bonheur, mes chers enfants, dit Jean Aubry. Jacques Müller semblait avoir complètement chassé de son âme les souvenirs attristants que les déclarations enthousiastes de l’inventeur y avaient éveillés et il avait trinqué avec allégresse.

Mais, par instant, un nuage rapide passait sur son front ; une expression d’inquiétude chargeait son regard et un pli amer contractait sa bouche. Tout à leur joie, l’inventeur, Germaine et le capitaine ne pouvaient remarquer le trouble réel qui, de temps en temps, s’emparait de l’Alsacien et que celui-ci, d’ailleurs, parvenait à dominer presque aussitôt.

— Eh ! mais, l’heure passe !… s’écria tout à coup Jean Aubry en levant les yeux sur la pendule. Diable ! et mon cours !

Et, se levant, il ajouta :

— Je ne voudrais pas faire attendre ces braves gens qui prennent sur leur sommeil pour s’instruire.

Müller s’était levé aussi, se disposant à accompagner le professeur.

— Moi, dit l’officier, il me tarde d’aller annoncer nos fiançailles à ma chère maman… Je veux que, ce soir, elle ait aussi sa bonne nouvelle …

— Vous l’embrasserez bien pour moi… murmura la fille de l’inventeur en se penchant vers son fiancé.

— Je vous le promets.

— En route ! s’écria rondement l’inventeur.

— N’oubliez pas, cher monsieur Auhry, fit observer le capitaine, que vous êtes attendu demain matin à dix heures au ministère.

— Soyez tranquille, répondit l’inventeur de l’aéro de combat, je serai exact.

Et s’adressant à sa fille, il recommanda :

— Range tous mes dossiers et ma serviette dans le secrétaire, afin que je trouve tout prêt demain matin.

Puis prenant dans la poche de son gilet un petite clef nickelée, il la remit à Germaine en lui disant :

— Surtout ne l’égare pas.

— N’aie pas peur !… affirma la jeune fille, en passant la clef à une chaîne d’or qu’elle portait au cou et qui soutenait un médaillon contenant les cheveux de sa mère.

Alors embrassant son enfant, Jean Aubry lui dit :

— Je rentrerai entre onze heures et minuit, comme d’habitude. Surtout ne te crois pas obligée de m’attendre… Allons, bonne nuit, ma chérie.

— Bonsoir, père.

Germaine reconduisit les trois hommes jusqu’à la porte grillée, serra de nouveau tendrement la main de son fiancé et les regarda s’éloigner sur la route jusqu’à ce que leurs ombres, puis leurs pas se fussent perdus dans la nuit.

Revenant à la maison, tandis que Victoire desservait la table et rangeait la vaisselle, elle passa dans le bureau et enferma avec soin dans le secrétaire la serviette et les précieux dossiers de son père.

Comme la femme de ménage, son ouvrage terminé, venait lui demander avant de se retirer si elle n’avait besoin de rien, la jeune fille la remercia gentiment et la pria d’être là le lendemain matin de bonne heure, M. Aubry ayant à sortir pour ses affaires.

Demeurée seule, Germaine s’en fut fermer la porte d’entrée de la maison ; puis, retournant dans le cabinet de son père, elle prit un livre dans la bibliothèque, s’assit sur un fauteuil, près du guéridon, sur lequel une lampe à abat-jour vert était allumée, et distraitement elle commença à feuilleter les pages du volume.

Mais la pensée de la fiancée du capitaine Evrard était ailleurs… son esprit était absorbé par le bonheur que cette journée inoubliable lui avait apporté. Le succès désormais assuré à l’invention de son père, dont la gloire et la. fortune couronneraient bientôt les inlassables travaux… L’amour, cet amour si bien caché en elle depuis plusieurs mois, et enfin permis à son cœur…!

Longtemps, Germaine demeura ainsi songeuse. Un sourire de félicité illuminait son adorable visage…

Tout son être débordait d’une joie surhumaine, presque divine et, se levant, elle fut vers le portrait d’une femme encore jeune et jolie qui s’appuyait à un vase où ’épanouissaient quelques roses. Elle s’empara de l’image et la porta à ses lèvres en disant :

— Ma chère maman, pourquoi n’es-tu plus là pour partager notre bonheur ?..

Mais tout à coup, Germaine s’arrêta.

Il lui avait semblé qu’on heurtait discrètement à la porte du pavillon.

— Ce ne peut-être mon père qui rentre, se dit-elle ; il est trop tôt… D’ailleurs, il a sa clef.

Mais presque aussitôt, un coup plus fort retentissait.

Germaine ne s’était donc pas trompée… il y avait quelqu’un à la porte…

Du vestibule, elle questionna :

— Qui est là ?

— C’est moi, mademoiselle Germaine, répondit la voix connue de Jacques Müller. Germaine se hâta pour traverser le jardin.

— Est-ce que mon père ?… interrogea-t-elle subitement angoissée.

— Rassurez-vous… Il n’est rien arrivé de fâcheux à M. Aubry, répondit l’Alsacien en pénétrant dès que la grille fut ouverte.

— Bien vrai ?… demanda la jeune fille en l’accompagnant dans l’antichambre. Il n’est rien arrivé à papa ?

— Je vous l’assure…

— Alors ?…

— M. Aubry a oublié des notes qui lui sont nécessaires pour sa conférence… expliqua Jacques Müller. Il voulait rebrousser chemin… mais il était déjà en retard… et j’ai voulu lui éviter cette peine en venant à sa place…

— Ah tant mieux !… J’ai eu peur !…

— Ce sont des notes qu’il a laissées dans sa serviette ajouta le jeune homme, en montrant le secrétaire.

Mais si Germaine, encore alarmée, n’avait pas été mise en éveil par la voix agitée de Jacques Müller, l’éclair qu’elle vit briller en ses yeux au moment où ses regards se dirigèrent vers le meuble lui inspira une soudaine défiance.

Instinctivement elle porta la main à son cou où pendait la petite clef.

Le jeune homme crut qu’elle allait la prendre pour ouvrir le meuble, et d’un geste trop prompt, il tendit la main, en disant :

— Donnez… Je sais, où les papiers se trouvent…

Germaine se recula d’un pas.

— Dépêchez-vous, mademoiselle… insista l’Alsacien. Il faut que je rejoigne M. Aubry… Il m’attend.

Envahie tout à coup par une atroce inquiétude. Germaine recula, balbutiant :

— Je vous assure que mon père avait sur lui les documents… et je ne comprends pas…

Elle n’acheva point…

En un geste brutal, rapide, imprévu, Jacques Müller s’était précipité sur elle, saisissant tout à coup la chaîne d’or que la jeune fille portait au cou ; de la main gauche, il l’arracha violemment, la brisant et traçant sur le cou de la malheureuse un rouge et douloureux sillon.

Germaine demeura un instant comme pétrifiée, fixant d’un œil hagard cet homme qu’elle avait jusqu’alors considéré comme un ami, cet homme qui était le protégé et l’obligé de son père et qui maintenant, farouche, haineux, terrible, l’enveloppait d’un regard de menace et de mort !…

— Misérable !… s’écria-t-elle en un cri de colère et de douleur.

— Pas un mot… ou je vous étrangle !… rugit le traître tandis qu’une flamme de crime s’allumait dans ses prunelles.

— Cette clef… Rendez-moi cette clef !… clama d’une voix furieuse Germaine qui avait déjà deviné les intentions criminelles du faux Alsacien.

Alors, harcelé par le danger que les cris de la jeune fille rendaient imminent, Jacques Müller lui sauta à la gorge et il allait la serrer, implacable, lorsque tout à coup il sentit le corps de Germaine glisser entre ses mains, tandis que la tête se renversait en arrière et que les paupières, après avoir battu deux ou trois fois, se refermaient lourdement sur les yeux.

— Evanouie !… murmura le bandit, en considérant froidement la jeune institutrice qui gisait inanimée sur le parquet.

Et cyniquement, il ajouta :

— C’est préférable !…

Puis, courant au secrétaire de Jean Aubry, il introduisit dans la serrure la clef qu’il venait si lâchement de voler à la jeune fille sans defense, ouvrit le meuble et se mit a fouiller parmi les dossiers que la serviette contenait.

Au bout d’un instant sa figure prit une expression de triomphe.

— Aéro de combat… murmura-t-il. C’est cela… Je tiens mon affaire !…

Et glissant les plans secrets de l’inventeur dans une vaste poche pratiquée à l’intérieur de son veston, il s’élança au dehors…

Chapitre III : La révolte

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Il était près de minuit lorsque Jean Aubry, son cours terminé, regagna son domicile.

Rajeuni de dix années, il marchait d’un pas allègre, roulant mille projets nouveaux dans son cerveau toujours en ébullition, lorsqu’en arrivant devant le pavillon et remarquant de la lumière aux fenêtres , il fit : — Elle m’aura encore attendu, la douce entêtée… Ah ! ce n’est pas moi qui la gronderai ce soir !…

Mais il s’arrêta surpris.

La grille du jardin était entrebâillée.

— Pourtant, s’étonna-t-il, je l’avais bien fermée en m’en allant…

Hâtant le pas, il traversa le jardin. La porte du pavillon était également ouverte.

Cette fois, Jean Aubry sentit l’inquiétude l’envahir. Il se précipita dans le vestibule, appelant d’une voix forte : — Germaine !… Germaine !…

Rien ne répondit…

Le cœur serré d’angoisse, il allait pénétrer dans son bureau, lorsqu’il s’arrêta, cloué sur le seuil… Il venait d’apercevoir sa fille étendue sur le parquet.

— Morte !… s’écria le père en un cri de désespoir. On me l’a assassinée !…

Alors, se jetant sur la jeune fille, il aperçut le sillon sanglant sur le cou… puis, à terre, la chaînette d’or brisée.

Instinctivement, l’inventeur dirigea ses yeux vers le secrétaire et constatant qu’il était ouvert et que les dossiers avaient disparu, il eut un hurlement de douleur indicible : — Ils m’ont tout volé et ils ont tué ma fille !…

Retombant à genoux auprès de Germaine, il se pencha sur elle, la saisit dans ses bras, écoutant si elle respirait encore. Puis, au bout de quelques secondes d’attente effroyable, il murmura : — Vivante !… Elle est vivante !…

Et, la transportant sur un canapé, il chercha à la rappeler à elle.

— Germaine… ma fille adorée… reviens à toi… Je suis là… pour te défendre…

Tout en parlant, Jean Aubry couvrait de baisers le front de son enfant qui, peu à peu, insensiblement, entrouvrait les pau pières, respirait plus librement et faisait entendre quelques plaintes douloureuses, tout en cherchant, en des gestes saccadés, à éloigner de ses yeux une terrible vision qui revenait la hanter à mesure qu’elle recouvrait ses sens.

— Père… c’est toi ?… demanda-t-elle bientôt d’une voix éteinte.

— Oui, ma chérie…

Alors, soulevant la tête, elle interrogea :

— Il est parti, n’est-ce pas ?…

— Qui donc ?…

— Jacques Müller…

— Jacques Müller !… répéta l’inventeur tout interloqué.

— Oui… le voleur… le bandit… le traître !… révéla Germaine d’une voix sifflante. C’est lui qui a tout pris… lui qui a tout emporté…

— Lui !… Tu deviens folle !…

— Non, non… c’est lui, te dis-je… Il est revenu tout à l’heure… Moi, sans défiance, je l’ai reçu… Il semblait troublé… Il a prétendu que tu l’avais envoyé pour chercher,des notes que tu avais oubliées… Mais il a vu que je ne le croyais pas… il a compris que je me défiais de lui… il s’est jeté sur moi… Il m’a arraché la clef de ton secrétaire… J’ai cru qu’il allait me tuer… Il un m’a saisie… empoignée à la gorge… Un nuage a obscurci mes yeux et il m’a semblé que je mourais…

— Alors, reprit Jean Aubry d’une voix sourde, cet homme serait…? Non, non, ce n’est pas possible… Jacques Müller m’a quitté en s’excusant de ne pas assister à mon cours parce qu’il était un peu souffrànt. Tu te trompes… Un Alsacien… un patriote…

— Un Alsacien… un patriote, lui !… s’écria la jeune fille qui, peu à peu, retrouvait toute sa force et son énergie. Non, père, c’est un misérable qui, connaissant l’importance de tes secrets, s’est introduit chez nous afin de les surprendre… spéculant sur notre bonté, trompant notre confiance et trahissant indignement l’amitié qu’avec tant d’habileté perfide il avait su nous inspirer…

— Mais c’est abominable !…

— Ce soir, il a appris que tu étais sur le point de remettre le plan de ton aéro de combat au ministre de la Guerre, et il s’est dit « Il est temps d’agir !… Demain, il serait trop tard ! »… Il a pris une excuse pour te quitter… Il est revenu ici, où il savait que j’étais seule, et voilà ce qu’il a fait…

— Mon Dieu !… Etre trahi ainsi… Et tu crois que Jacques Müller est ?…

— Un espion Prussien, j’en suis sûre !… affirma la jeune fille dont l’œil étincelait d’indignation et de colère.

— Un espion !… fit l’inventeur avec un accent déchirant.

— Ainsi, non seulement tout mon travail est perdu pour moi, mais il va encore leur servir là-bas !… Et cette supériorité que j’allais donner à mon pays, c’est l’ennemi qui va en profiter pour nous écraser à jamais… Le misérable ! comme il m’a bien dupé en m’exaltant sa haine du vainqueur et son désir de revanche !… Comme il se jouait de moi en me parlant de son grand-père le franc-tireur… Ah ! si je le tenais, je le briserais… je l’étranglerais… Oui, je tuerais ce bandit !… Mais il est loin déjà… et il emporte ma pensée volée… mon rêve détruit… tout ce qui allait être ma vie, mon orgueil, ma gloire !…

— Père, proposa Germaine qui avait repris tout son sang-froid, il faut courir chez le commissaire de police et donner le signalement de cet homme… En téléphonant dans toutes les directions, peut-être parviendrait-on à l’arrêter.

— Peine inutile !… fit Jean Aubry en secouant la tête, un gredin de cette envergure s’est entouré de toutes les précautions… Songe qu’il est minuit passé !… Avant que nous eussions mis la police en mouvement le traître aura franchi la frontière… Et cela au moment où je touchais au but… au moment où nous nous réjouissions d’un succès que je n’osais plus espérer !… Que dira le ministre, demain, quand je lui raconterai qu’un espion allemand s’est introduit chez moi et m’a volé mes plans ?… Qui sait s’il me croira ?… Qui sait s’il ne m’accusera pas d’avoir vendu mon invention à l’étranger ?…

— Père !…

Alors, envahi par une hallucination soudaine, l’inventeur s’écria : — Oh ! je les vois, ces engins de guerre enfantés par mon cerveau… Ils ne planent plus au-dessus de nos têtes, précurseurs des revanches sacrées… Mais ils s’avancent, sombres oiseaux de nuit, semant sur notre territoire la dévastation, le carnage et la mort !…

— Eh bien !… non ! s’écria tout à coup Germaine, dans un sublime et impétueux élan d’amour filial et de patriotisme exalté. Non, cela ne sera pas… Je sais ce que j’ai à faire… Je vais partir !…

— Partir ?…

— Oui, là-bas… non seulement pour m’efforcer de reprendre tes secrets à nos ennemis, mais pour tâcher de dérober les leurs !…

— Quelle folie, ma pauvre enfant !…

— Non, père, car je saurai vaincre tous les obstacles… Je passerai partout… Je pénétrerai au cœur des places fortes, des citadelles, dans le bureau des inventeurs, jusque chez les généraux et les ministres… et je te jure que je rapporterai à la France dix fois ce qu’on lui a volé !…

— Projet insensé qui te perdra…

— Noble tâche que je réaliserai…

— Que feras-tu seule, là-bas ?…

— J’ai vécu trois années à Berlin… Je parle l’allemand aussi bien que ma langue maternelle… L’amour de mon pays et ta chère pensée me guideront et me donneront la force nécessaire…

— Et ton fiancé ?…

A cette évocation, l’héroïque jeune fille eut un tressaillement douloureux ; mais elle domina aussitôt son émotion ; et, superbe elle reprit : — Tu lui diras… adieu… ou plutôt au revoir pour moi. Car je reviendrai… Oui j’en suis sûre, je reviendrai ! Mais il vaut mieux que je parte sans le revoir… Ce serait trop cruel… Il m’approuvera, j’en suis sure… Oui… il m’approuvera !

— Mais moi, éclata alors Jean Aubry, je ne veux pas que tu partes… Non., je ne le veux pas !… Je te le répète, ce serait de la folie… Tu serais, tout de suite découverte par la police, arrêtée comme espionne, enfermée dans quelque forteresse dont tu ne sortirais jamais… Il suffira, en effet, que l’on sache là-bas que tu es ma fille pour que tu sois suspectée tout de suite.

— Là-bas, je ne serai pas ta fille, répondit Germaine dont la résolution était déjà mûrie. Demain matin, à la première heure, j’irai trouver le Directeur de la Sûreté générale ; je lui dirai qui je suis et ce que je veux faire… il se chargera de me procurer un état civil grâce auquel je passerai partout sans être reconnue.

— Non, je ne veux pas… je ne veux pas… refusait toujours le père. Tu peux te trouver en face de cet espion, de ce misérable qui te dénoncera lâchement.

Il ne me dénoncera pas… Je l’aurai tué avant !… prononça Germaine avec une énergie inmplacable… il faut que je parte père !… Maintenant j’ai ma mission comme tu avais la tienne… et de même qu ’hier je n’avais pas le droit de te quitter, aujourd’hui tu n’as pas le droit de me retenir !… Quand la Patrie est en danger, un Français n’empêche pas son enfant d’aller se battre !…

Alors ouvrant tout grands ses bras à l’héroïque créature, Jean Aubry s’écria en un tragique sanglot : — Eh bien ! va, ma fille !… va.

Chapitre IV : L’embuscade

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Le jour commence à poindre.

Une auto à la carrosserie longue, basse et peinte en gris, file à toute vitesse sur la route de Lunéville à Avricourt.

L’homme qui la pilote est seul. Un pare-poussiere tout taché l’huile et de graisse recouvre ses vêtements ; une casquette est enfoncée sur sa tête jusqu’aux oreilles ; de grosses lunettes noires cachent la moitié de son visage… Ses mains nerveuses se crispent sur le volant. De temps en temps, Jacques Müller, complètement transformé, les cheveux coupés ras, la moustache entièrement raisée, murmure d’une voix saccadée :

— Enfin, je les tiens, ces plans… ces dossiers que mes chefs voulaient à tout prix posseder !… Je les rapporte a mon pays !…

Quel coup de maître !… Quel triomphe m’attend la-bas !…

Mais tout à coup, un cri s’échappe de la poitrine de l’espion. A lueur de l’aube naissante, il vient d’apercevoir, barrant la route à cinquante mètres devant lui, un attelage chargé de fumier, comme les paysans en laissent parfois dans les champs… Müller empoigne aussitôt son frein ; l’auto obéit, ralentit, et s’arrête à quelques centimètres de l’obstacle. A ce moment, cinq hommes correctement vêtus se précipitent sur le conducteur qui n’a pas eù le temps de se mettre sur la défensive, tant l’attaque a été brusque et inattendue.

— Pas un cri ou tu es mort !… menace l’un des bandits, son revolver à la main.

Mais l’espion prussien, d’un bond, s’est dégagé. Il saute de l’autre côté de la voiture, tire un browning de sa poche et, par trois fois, fait feu sur ses agresseurs. Deux hommes tombent, les autres ont déjà riposté.

Müller, atteint en pleine poitrine, bat l’air de ses mains et s’effondre sur la route… Alors les trois bandits, s’acharnant après lui, martèlent son visage à coups de talon de botte en grondant :

— Tu as touché deux des nôtres, mais au moins tu as ton compte !…

Sans perdre un instant, les trois voleurs d’auto reIèvent ensuite les corps de leurs camarades, les couchent dans la voiture puis repoussant sur la banquette du chemin la charrette qui obstrue la route, ils sautent dans l’auto, s’y entassent comme ils peuvent près de leurs complices dont l’un râle et l’autre vient d’expirer et ils s’élancent à toute vitesse pour tourner bientôt à gauche dans la direction de Nancy…

Jacques Müller est resté inanimé sur le chemin, au milieu d’une mare de sang.

Une petite pluie fine et lancinante commence à tomber sur la campagne déserte.

Bientôt un léger frisson secoue le blessé qui semble se ranimer. Ses paupières s’entrouvrent un instant. Un crié touffé vient expirer sur ses lèvres… Il a un geste instinctif… Il ramène sa main sur sa poitrine qu’une balle a trouée ; mais il ne cherche pas sa blessure… Ses doigts tremblent, palpent, tâtent, furettent ; soudain un cri de joie monte à ses lèvres :

— Les papiers sont là !… murmure-t-il. Ils ne me les ont pas volés… Mais comment faire pour les sauver puisque je suis encore en France ?… Si je meurs ici, on les trouvera sur mon cadavre… et je ne veux pas qu’on me les reprenne !… Ils sont à moi… à moi !…

Alors, se raidissant, faisant appel à tout ce qui lui reste encore de force et d’énergie, l’espion se traîne vers un tas de cailloux fraîchement cassés et dont la blancheur se détache sur l’herbe humide.

Il n’a que quelques mètres à parcourir… Pourtant il s’arrête trois fois et, malgré toute sa volonté de dompter la douleur, des plaintes lui échappent…

J’ai mal… Je souffre… C’est horrible !… Pourvu que je ne meure pas avant !…

Mais il se reprend… il rampe encore, sur les genoux et sur les coudes… Il avance… il atteint le but… il est là, penché au-dessus du fossé… ses mains, à tâtons, s’emparent d’un couteau qu’il ouvre avec ses dents… Au milieu de la boue, dans la terre détrempée, il creuse un trou… sa blessure saigne ; le sang coule sur ses mains ; ses oreilles bourdonnent… Il creuse encore, il creuse toujours… et quand la cachette lui paraît assez grande, il déboutonne son vêtement et tire de sa poitrine rougie un paquet mince et taché de sang qu’il enfouit dans la terre… Ce sont les plans de l’aéro de combat volés à Jean Aubry.

Il n’y a que la moitié de la besogne faite… Il faut combler le trou… L’espion est à bout de forces.

Au loin, éclate une sonnerie de clairon. Ce sont des soldats qui arrivent.

— Tout est perdu !… râle le blessé.

Cependant, en un effort suprême, il se ressaisit.

— Non ils ne les auront pas !… pense-t-il rageusement.

Se redressant, il s’agenouille ; il prend des pierres au tas de la route ; il les entasse sur le trésor… Il a encore la force de ramasser ensuite de la terre, des brindilles, des touffes de gazon qu’il arrache, dissimulant ainsi la place où sont enfouis les plans de l’aéro de combat.

Alors, une grimace atroce contracte son visage meurtri, défiguré, et il exhale une dernière plainte qui est comme un soupir de détente et de joie.

Tandis que le chant du clairon français s’approche, l’espion se renverse en arrière et roule dans le fossé détrempé, au milieu des hautes fougères, dans lesquelles il disparaît, subitement enseveli…

Chapitre V : Bertha Stegel

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Dans un vaste salon lourdement somptueux et dont les hautes fenêtres, garnies de tentures de brocart aux crépines d’or, s’ouvrent sur la Wilhelmstrasse, une jeune fille vêtue d’une robe noire très simple et coiffée d’un chapeau garni de tulle attendait, debout, laissant errer ses yeux sur les portraits suspendus aux murs et représentant des officiers allemands de tous grades, en grand uniforme de cuirassiers blancs, uhlans, hussards de la mort, depuis le grand Frédéric jusqu’à nos jours.

Parmi toutes ces figures sévères de guerriers imposants se détachaient, tel un couple de grands seigneurs égarés au milieu d’un camp de reîtres, deux belles toiles ovales du dix-septième siècle, entourées d’un cadre en chêne doré. L’un représentait un gentilhomme aux traits réguliers, au regard énergique à l’attitude toute de noblesse et de dignité. L’autre personnifiait une femme d’une rare beauté dont la toilette de cour rehaussait l’éclat, mais dont le regard mélancolique et doux inspirait, sans qu’on pût s’en défendre, un sentiment de sympathie voisine de la pitié :

— C’est singulier, murmurait la jeune fille, on dirait que ces deux portraits sont plutôt faits pour être accrochés aux murs du palais de Versailles que chez le chef de l’Etat-major de l’armée allemande.

S’approchant encore, cherchant les signatures, elle parvint à les distinguer, constatant, toute surprise :

— Mais c’est de Rigaud… le grand peintre de Louis XIV…

Comme, instinctivement, ses yeux allaient vers la toile voisine, — un maréchal du temps de Frédéric, — elle remarqua avec étonnement qu’il ressemblait beaucoup, dans sa poudre et sous son armure, au grand seigneur et aussi à la belle dame de France.

Le portrait suivant, un colonel de hussards, leur ressemblait aussi, mais déjà moins… et le type si nettement racé se continuait ainsi à travers la lignée, toujours se transformant, pour s’effacer tout à fait et reparaître encore dans le dernier cadre, celui d’un jeune officier de la Garde de Guillaume II, roi de Prusse et Empereur d’Allemagne.

— Est-ce que, par hasard, le général von Talberg serait d’origine française ?… se demandait l’inconnue dont la curiosité s’était éveillée à la vue de tous ces soldats d’outre-Rhin qui semblaient la regarder avec une sorte de haine farouche.

Mais une portière se soulevait et un planton, un immense uhlan coiffé de son schapska et profilant sa haute silhouette sur le seuil d’une porte à deux battants, lança d’une voix rauque :

— Le général vous attend !

La jeune fille suivit le soldat qui l’introduisait dans un grand cabinet à l’ameublelïlent gothique et au fond duquel, devant une table chargée de paperasses et de dossiers méticuleusement rangés, un général en petite tenue se tenait assis.

A la vue de la jeune fille, von Talberg se leva tout d’une pièce, automatiquement, à l’allemande.

C’était un homme magnifique, dans toute l’acception du mot ; si sa structure et sa stature étaient celles d’un colosse, ses traits fins et réguliers, encadrés d’une barbe brune à peine grisonnante, son regard clair et loyal, son front haut et dégagé, révélaient une origine aristocratique et une intelligence d’élite.

— Mademoiselle Bertha Stegel, n’est-ce pas ?… interrogea von Talberg d’une voix bien timbrée.

— Oui, général.

— Vous venez de la part de l’agence Friedmann ?

— Oui, général.

— Soyez la bienvenue.

Désignant à la visiteuse un fauteuil placé en face de lui, le chef d’Etat-major ajouta :

— Veuillez vous asseoir, je vous prie.

La jeune fille obéit.

Tirant d’un sac de cuir qu’elle portait à la main une liasse de papiers retenus par une faveur bleue qu’elIe dénoua, elle les déposa sur le bureau ; et dans l’allemand le plus pur, nuancé de l’accent très net des provinces du nord :

— Général, dit-elle… si vous voulez prendre connaissance… ce sont mes actes d’état civil et mes certificats.

Avec la plus grande attention, le général se mit à examiner les papiers que la jeune fille venait de lui remettre ; puis, au bout d’un instant, il reprit :

— Vous êtes née à Rostock, dans le grand-duché de Mecklembourg, et vous avez vingt-deux ans… Vous avez déjà été institutrice dans plusieurs familles…

— Dans deux seulement, général, rectifia l’inconnue, l’une à Dantzig, l’autre à Thorn.

— Je vois que l’on a été très satisfait de vous… Qui vous a donné l’idée de venir à Berlin ?

— L’espoir de m’y faire une situation meilleure qu’en province.

— Vous êtes orpheline ?

— Oui, général.

— Mais vous avez sans doute encore de la famille ?

— Quelques parents éloignés que j’ai perdus de vue.

— La maison Friedmann, en qui. j’ai la plus grande confiance, vous recommande à moi d’une façon toute particulière.

« Les très bons renseignements qu’elle me donne sur vous, joints, je ne le cache pas, à l’excellente impression que vous me produisez, me décident à vous prendre chez moi.

— Je vous remercie, général, répondit la jeune fille, et j’ose espérer que vous n’aurez qu’à vous féliciter de mes services.

Von Talberg, tout à fait conquis par les manières distinguées et la façon si correcte dont s’exprimait la jeune institutrice, poursuivit avec bienveillance :

— Avant de vous présenter à ma fille, il est indispensable que vous connaissiez son caractère, ses goûts et ses aptitudes. C’est une enfant très douce, mais facilement impressionnable…

« Elle est souvent en proie à de longues crises de mélancolie que j’attribue à la mort de sa mère, survenue il n’y a que cinq ans. dans des circonstances tragiques… un terrible accident d’automobile… Alors elle s’enferme dans un mutisme dont rien ne peut la faire sortir ; elle se réfugie dans sa chambre et pleure pendant de longues heures.

« Le travail immense que m’imposent mes fonctions m’empêche de m’occuper de cette chère enfant autant que je le voudrais…

« Les parents qui pourraient me suppléer demeurent les uns à Hambourg, les autres à Dresde… et Frida, de nature peu liante, ne semble pas tenir à se faire des amis…

« C’est une petite sauvageonne que vous aurez bien de la peine à apprivoiser… Je vous la confie… Il ne me reste plus qu’à vous présenter à votre élève.

Le chef de l’Etat-major ayant appuyé sur le bouton d’une sonnette électrique, le uhlan colosse apparut aussitôt s’arrêtant, immobile, dans l’encadrement de la porte.

— Ulrich, commanda le général, allez prévenir Melle von Talberg que je désire lui parler.

Le planton abaissa la main, fit demi-tour et disparut.

Quelques instants après, la porte s’ouvrait de nouveau…

Une mignonne et frêle créature, vêtue d’une robe blanche et le visage encadré d’une soyeuse chevelure blonde, surgit, telle ne apparition divine.

— Ma fille, attaqua le géneral, je te presente Melle Bertha Stegel que je t’ai choisie pour institutrice.