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Extrait : "Gertrude m'installa sur mes oreillers ; ma table couverte de livres d'images, de papier blanc, de crayons de couleurs, de fins ciseaux à découper fut agrafée par ses soins à ma chaise longue ; elle ouvrit toute grande la fenêtre, de façon à ce qu'un rayon de soleil tombât sur mes pauvres petites jambes, que l'air frais de la mer vînt ranimer mon visage."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 372
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Gertrude m’installa sur mes oreillers ; ma table couverte de livres d’images, de papier blanc, de crayons de couleurs, de fins ciseaux à découper fut agrafée par ses soins à ma chaise longue ; elle ouvrit toute grande la fenêtre, de façon à ce qu’un rayon de soleil tombât sur mes pauvres petites jambes, que l’air frais de la mer vînt ranimer mon visage ; bien bordée dans mes couvertures, mes cheveux soigneusement tirés sous le filet qui les emprisonnaient, elle jeta sur moi un dernier coup d’œil ; je dus lui offrir un spectacle absolument confortable, car elle me dit d’un air satisfait :
– Là ! Et maintenant, restez tranquille, si vous le pouvez !
Si vous le pouvez !…
Il y avait quatre ans que j’étais nuit et jour couchée dans une gouttière les membres maintenus dans l’immobilité par des courroies, le buste et la tête allongés sur des coussins. Quatre ans que la petite fille aux joues roses était devenue l’enfant maladive et précoce ! Quatre ans, qu’une coxalgie s’étant déclarée, je vivais ainsi sans remuer les jambes, ni poser mes pieds à terre ! Il fallait laisser au temps le soin de ressouder les os dont le mouvement eût provoqué l’inflammation.
Je ne souffrais pas. Lorsque je voyais d’autres petites filles s’amuser sur la plage, libres au plein soleil, je n’éprouvais aucune jalousie, aucun regret.
J’avais des joies qu’elles ignoraient, s’accordant avec mon tempérament et ma maladie. Du bout de mes doigts, souples jusqu’à l’invraisemblance, je découpais dans du papier des dentelles légères ; sans nulle notion du dessin, je crayonnais des paysages possibles, et des animaux vraisemblables ; mais surtout j’aimais rester de longues heures à regarder, pendant que la mer montait, les vagues courir les unes après les autres, comme si ayant quelque chose à m’apprendre, elles étaient pressées d’arriver jusqu’à moi. Je me souviens que je trouvais à chacune une physionomie différente : certaines me paraissaient folles, les autres irritées, celles-ci caressantes ; toutes mouraient sur la grève avec un grand fracas d’écume et de bruit. J’avais aussi pour me distraire les bateaux pêcheurs qui, sortant du port de Granville, vont, voile au vent, du côté de Cancale. De grands oiseaux traversaient le ciel d’un coup d’aile plongeant tout d’un coup dans l’embrun des flots. En toute saison, étendue près de la fenêtre ouverte ou fermée suivant la température, je regardais les nuages s’amonceler ou s’entrouvrir, en laissant voir de jolis coins d’un azur très pâle que je me figurais être le commencement de ce paradis dont m’entretenait souvent Gertrude. Dans cette vie silencieuse, dépendante, clouée, j’ai pris l’habitude des longues rêveries sans objet, avec une pensée indécise, flottante comme la couleur du ciel et de la mer. Je ne parlais presque jamais à mes bonnes, mais j’avais avec des êtres imaginaires d’interminables conversations.
D’habitude, après ma toilette faite, mon déjeuner servi, le sien terminé, Gertrude très propre dans son éternelle robe noire, collée étroitement à son buste maigre, s’asseyait près de moi, ayant devant elle un énorme panier de linge à raccommoder. Lorsque le temps était beau, avec l’aide de Manon, la femme de chambre, on me descendait doucement jusqu’au bord de la mer ; ou bien traînée dans une de ces petites voitures comme en ont tous les enfants, un peu plus grande peut-être, j’allais le long des chemins bordés d’arbres fantastiquement tordus par le vent d’ouest. J’avais bien de la peine à obtenir de mes sévères gardiennes les fleurettes que je voyais le long des haies : les chèvrefeuilles des buissons, les coquelicots et les bluets épars dans les champs. Il fallait se promener, et non muser dans les sentiers ; la rareté de la chose me la rendait plus chère encore. C’est en tremblant d’émotion que je tendais la main pour recevoir une petite marguerite, ou une branche fleurie de lilas, ou surtout une de ces admirables pervenches que j’aimais par-dessus toutes les fleurs, bien longtemps avant de savoir que c’était aussi la préférée de Jean-Jacques Rousseau.
Mon père allait tous les hivers passer cinq ou six mois à Paris, mais moi je ne quittais pas le château, par ordonnance du médecin, disait-on. Il fallait la mer pour me redonner du ton, et un régime très particulier, difficile à suivre dans une grande ville : du lait très pur et de l’air en abondance. Je devais habiter de grandes chambres hautes de plafond, presque sans meubles, sans tentures, pour que le jour y pénétrât plus à l’aise. J’étais admirablement soignée, quoique mon père fût absent, et Gertrude était un modèle de conscience et d’honnêteté.
Elle appartenait à cette catégorie de femmes du Midi qui, dans leur brillant pays, ont laissé le soleil pour l’ombre et se font gémissantes avec le même plaisir que d’autres se montrent coquettes et rieuses. Les yeux tristes, les sourcils froncés, les lèvres serrées, la voix dolente, la poitrine gonflée de soupirs, elles vont et elles viennent dans la vie, en poussant de sombres « hélas ! » Tout leur est prétexte à lamentation. Vous informez-vous de leur unique enfant en pension dans quelque collège ? Sans qu’un rayon éclaire leur triste visage, elles vous répondront d’un ton navré :
– Jésus, Maria !… Le pauvre ! Non il n’est pas malade. Il ne nous manquerait plus que ça !
– Il travaille bien ? demandez-vous, flairant quelque malheur.
– Il a eu tous les prix, reprend la mère, d’un ton résigné. Eh ! monsieur le curé l’a embrassé, le préfet aussi.
– Est-ce un beau garçon ? insinuez-vous alors, voulant avoir le mot de cette douleur secrète, de ce désespoir muet, songeant que peut-être il est dû à quelque infirmité physique.
– Il est droit comme un chêne et fort comme son père, reprend la méridionale en poussant un gros soupir.
Et comme vous voulez en avoir le cœur net, passant alors en revue tous les malheurs imaginables, vous acquérez la certitude que vous avez devant les yeux une femme heureuse, aimée, bénie dans les siens et dans sa famille… Si vous la félicitez avec un peu de vivacité de ce bonheur, son visage devient de plus en plus amer, ses lèvres ont disparu dans un froncement, et elle vous répond d’une voix encore plus attristée, mais où l’on sent passer la soumission de la chrétienne :
– Eh ! mon Dieu !… que voulez-vous ? chacun a ses misères. C’est à nous de les supporter, comme Notre-Seigneur nous les envoie.
Gertrude était du nombre de ces navrées ; de plus, elle possédait une religion étroite et fanatique, à laquelle je dois d’avoir cru pendant longtemps que pour la plus simple peccadille j’allais être infailliblement damnée ; quand elle me peignait les tortures de l’enfer qui m’était destiné, parce que je refusais de boire mon huile de foie de morue, ou que j’avais taché de graisse la blancheur de mes manches, elle avait une sorte d’éloquence qui faisait courir des frissons dans tout mon être. C’étaient des diables affreux vêtus de rouges, faisant rôtir les pauvres patients dans des flammes éternelles. Il y avait surtout un coup de fourche qui me paraissait horrible à supporter ; c’est bien sincèrement que je demandais dans mes prières à Dieu de me faire la grâce de l’éviter pour l’éternité. La pauvre fille dans son exagération me montrait un Dieu si inflexible, si sévère, si vindicatif, qu’elle m’assombrissait jusqu’au Paradis où il règne. J’aurais voulu ne jamais être née. Je craignais presque également et la récompense et le châtiment.
Gertrude avait été la femme de chambre de ma mère. Elle l’avait suivie lors de son mariage avec mon père, et avait quitté sa tonnelle de muscats pour la Normandie aux pommiers fleurissants. Après la mort de la demoiselle, comme disait toujours Gertrude, en parlant de sa jeune maîtresse, ce fut entre ses mains que mon père me plaça. Elle était d’ailleurs honnête et dévouée, ne marchandant ni son temps, ni ses peines. Si je n’ai jamais entendu une plaisanterie ni une parole tendre sortir de sa bouche, en revanche elle a passé de longues nuits à mon chevet sans se plaindre. Elle est demeurée toute sa vie inconsolable de la mort de ma mère, et elle n’en parlait jamais. C’était encore pour ce deuil qu’elle portait son étroite robe noire, ce bonnet rigide que n’égayait aucun ruban. Elle n’a pas compris qu’on pût oublier une douleur ou qu’un chagrin pût s’apaiser… Elle connaissait peu de chose de la vie.
Ma grande joie c’était, à différentes époques de l’année, l’arrivée à la maison de mon frère, de mon cher Pierre que j’aimais par-dessus tout au monde. Il était de quatre ans plus âgé que moi. Un beau garçon, lui ; avec de bonnes jambes bien robustes qui pouvaient faire des lieues et des lieues, de bons bras qui me portaient plus sûrement que ceux des femmes à mon service… mon Pierre ! Quand il était près de moi, c’étaient des joies sans nom, des extases à le contempler, à l’écouter me raconter des histoires très longues sur ses amis du collège d’Avranches. J’aimais ou je détestais ses camarades, suivant son sentiment à lui, en y ajoutant une passion d’autant plus forte que je la contenais, sans en rien laisser paraître : dame Gertrude m’eût sévèrement réprimandée.
Mon père était très fier de son grand beau garçon, son premier-né, ce joyeux enfant au rire éclatant, à la chevelure bouclée ; mais, dois-je le dire ? la vue de sa fille l’attristait ; ce petit visage amaigri, où deux grands yeux brillants de fièvre attestaient seuls la vie, le troublait comme un remords, et je le sentais si bien que, promenée souvent pendant le jour dans les allées du parc, le voyant venir de loin, je disais aussitôt :
– Cache-moi, m’amie Gertrude, cache-moi. Voilà papa qui vient. Je ne veux pas qu’il me regarde.
On croyait que j’avais peur de lui ; Gertrude grondait, je laissais dire, sachant bien que c’était au contraire lui qui avait peur de moi.
Il était encore très jeune et très beau, oui, très beau. Je crois qu’il n’avait guère plus de vingt ans quand il épousa ma mère, sa cousine germaine ; ils s’adoraient. Lorsqu’il la perdit, on crut qu’il en deviendrait fou. Gertrude lui arracha une fois un revolver des mains. Il demeura enfermé deux années, sans voir âme qui vive… Il lui était resté de cette douleur si profondément sentie une humeur sombre, un caractère inégal, le goût de la solitude ; même à Paris, disait-on, il fréquentait peu d’amis.
Quant à ma mère, qui mourut six mois après ma naissance, son portrait était placé dans la salle où nous nous tenions d’habitude Gertrude et moi ; le peintre l’avait représentée alors qu’elle était jeune fille, dans l’éclat auroral de sa beauté. Un ovale fin, un peu long, de grands yeux rêveurs, un nez droit, une petite bouche sérieuse, la taille frêle, l’aspect délicat, vêtue de bleu pâle, et les mains pleines de roses. J’aimais ce portrait ; chaque matin comme chaque soir, je lui envoyais un baiser ; mais combien je lui préférais celui qui était dans le cabinet de mon père, qu’il cachait à tous les regards, sous un rideau de soie épaisse. Celui-là représentait une femme à demi couchée dans un fauteuil et toute enveloppée de dentelles blanches. De la jolie jeune fille, il ne restait que l’ovale pur du visage. Elle était mourante quand on la peignit ainsi ; par un effort de volonté, pour rester encore belle aux yeux de son mari, et aujourd’hui et toujours, elle mit son immense amour dans ses yeux, à ses lèvres, sur son front. Elle était divine. C’était ce portrait-là que mon père aimait, et qu’il voulait être seul à contempler.
– Restez donc tranquille, si vous le pouvez, me dit Gertrude, et, comme je fermais les yeux, elle pensa que j’allais dormir. J’étais nerveuse, fatiguée ; la journée était chaude, nous étions, je crois, en septembre. Mon frère nous avait déjà quittés ; Pierre, mon cher Pierre, était depuis la veille chez un ami, il ne devait revenir que le lendemain. Je voulus regarder la mer, c’était l’époque des grandes marées, on ne la voyait plus que comme une ligne bleue à l’horizon. J’avais un peu de fièvre et je m’endormis. En m’éveillant, je vis, à travers mes cils à demi entrouverts, Gertrude et Manon qui travaillaient près de moi. Manon tenait dans sa main un bas qui me semblait énorme ; patiemment elle en refaisait le talon emporté (ce n’était pas à moi, hélas ! mais Pierre en usait terriblement), et Gertrude qui me faisait face me parut si changée, que je la regardais sans faire un mouvement, de peur d’attirer son attention. D’ordinaire elle avait le teint de la couleur des bougies qui étaient sur la cheminée, peut-être depuis ma naissance. Je la vis ce jour-là d’une extraordinaire rougeur. Ses lèvres détendues ne formaient plus ces petits plissements ressemblant à la vieille bourse de cuir dont elle se servait d’habitude. Elle ne travaillait pas, elle qui ne perdait jamais une minute ; en la considérant plus attentivement, je vis qu’elle pleurait, des larmes courtes que séchait aussitôt le feu de ses joues.
– Une marâtre, disait-elle… une marâtre… ces pauvres enfants ! petits chéris ! une marâtre…
Je fus saisie de terreur… Qu’était-ce donc que cet animal qu’elle appelait une marâtre destiné à nous dévorer sans doute ?
– Une marâtre ! répétait-elle… Je vous le demande, Manon ! Encore Pierre est-il assez âgé et assez instruit pour se défendre, mais celle-ci, ce pauvre agneau du bon Dieu, je vous le demande… que va-t-il devenir, cet ange du Seigneur, entre les mains d’une marâtre ?
Je fus tellement épouvantée de mon malheur, que je poussai un cri, et, fondant en larmes dans les bras de Gertrude accourue près de moi :
– Sauve-moi, m’amie, sauve-moi, emporte-moi bien vite… Je ne veux pas la voir… J’ai peur… j’ai peur !
Gertrude très exaltée s’écria, en me serrant dans ses bras, qu’elle me défendrait, qu’elle serait là d’ailleurs, qu’elle ne quitterait pas sa place… non, pour tout l’or du monde, elle ne me laisserait point.
Rassurée par ces paroles, je dégageai doucement des bras de Gertrude ma tête, parce qu’elle me tirait les cheveux avec une grande énergie, et je lui demandai très bas ce qu’était cette… marâtre… où elle était, et si Pierre, si fort, si courageux, ne pourrait pas la tuer avant qu’elle ne vienne me dévorer.
J’eus enfin l’explication, et, quoiqu’elle ne fût pas à l’avantage de la femme qui allait remplacer ma mère dans sa maison, et près de ses enfants, je poussai un grand soupir de soulagement en apprenant que ce qui pouvait m’arriver de pire, c’était de m’enlever le cœur de mon père et de me fortement gifler quand je ferais des façons pour avaler quelques drogues. Je me le tins pour dit, et, dès le lendemain, je pris mon huile de foie de morue dont j’avais horreur, comme si elle eût été excellente. Je voulais éviter les gifles dont j’avais grand-peur.
– Esther, me dit le lendemain ma bonne en me coiffant (j’avais d’admirables cheveux dorés, légers et frisottants, qui faisaient comme un nimbe autour de ma maigre figure, et Gertrude s’obstinait à les tresser en nattes extrêmement serrées, et à les attacher derrière ma tête) Esther, avez-vous songé à ce que je vous ai dit hier au soir ? vous savez que votre papa va se marier… Seigneur Jésus ! Je me demande ce que doit dire la pauvre madame, si, du ciel où elle est, elle voit ce qui se passe sur la terre !…
– Gertrude, répondis-je, je suis bien contente que la marâtre ne soit pas une vilaine bête…
Gertrude allait sans doute me tancer, lorsque Pierre se précipita dans la chambre.
– Est-ce vrai ! cela ? cria-t-il en entrant, la figure si rouge, si convulsée, que je me suis mis à pleurer le croyant malade. Est-ce vrai, Gertrude, que papa ?…
Il ne put achever, et tomba sur une chaise en sanglotant…
Je joignis mes larmes aux siennes ; et ce fut un joli spectacle que celui de ces deux enfants changés en bornes-fontaines ! Nous nous excitions mutuellement, à tel point que Gertrude dut intervenir ; dans un langage très imagé, d’une énergie farouche, elle nous peignit un avenir si noir sous la férule de notre marâtre, que, lorsqu’elle se fut éloignée, Pierre me prit dans ses bras et me dit :
– Petite chérie, si tu pouvais marcher, je te dirais allons-nous-en avant qu’elle arrive !
– Oh ! comme le Petit Poucet, m’écriai-je, quel dommage, mon Pierre… Tu ne pourrais pas me porter, dis ? ajoutai-je timidement.
– Non, dit mon frère avec résolution, je ne le pourrais pas… mais qu’elle te touche… qu’elle te touche seulement un cheveu !… la vilaine femme ! et elle verra…
Brandissant son poing fermé, il en donna un tel coup dans l’air que je le jugeai de suite capable de tuer la marâtre ; je m’endormis tranquille en rêvant que maman n’était plus morte, qu’une douce figure avec de grands yeux bruns me défaisait les cheveux, les éparpillait sur l’oreiller, en me disant que j’étais sage et qu’elle m’aimait.
La bouche de Gertrude se ferma de nouveau encore plus étroitement, si c’est possible ; elle eut la mine silencieuse, dégoûtée, résignée ; tout reprit sa monotonie habituelle, jusqu’au jour où des ouvriers de Paris vinrent, avec des ordres de mon père, transformer l’appartement qui était destiné à la nouvelle épouse… Quand ce fut terminé, le patron, comme disaient les tapissiers, arriva pour jeter le coup d’œil du maître. Il n’avait que quelques heures à rester. Je me souviendrai toujours de la terreur dont je fus prise, en le voyant entrer. Pierre était reparti pour le collège ; j’étais seule avec Gertrude.
– Comment va ma petite fille ? demanda mon père, en écartant les deux bras dont j’avais voilé mon visage ; il m’embrassa avec plus d’affection que d’habitude, mais voyant que je continuais à me dérober à ses baisers, il se tourna du côté de ma bonne, en lui demandant d’un ton brusque et sévère d’où venait cette maussaderie de ma part.
Gertrude ouvrait la bouche pour répondre, elle eut peur sans doute des yeux fixés sur elle, car, à mon grand étonnement, elle se tut.
– J’ai reçu une lettre absurde de Pierre, reprit mon père toujours sur le même ton, et Esther refuse de se laisser embrasser… c’est vous qui avez monté la tête de ces enfants, Gertrude. Je ne veux pas interroger ma fille et apprendre d’elle ce que vous lui avez dit. Je serais sans doute obligé de punir sévèrement, j’aime mieux faire grâce… Ma petite fille, me dit-il, en prenant mes deux mains qui tremblaient bien fort dans la sienne, tu vas avoir une maman… une maman qui t’aimera, te soignera, te racontera de belles histoires, et avec laquelle tu iras te promener… Gertrude restera, répondit-il à un mouvement de mes yeux, elle sera près de toi comme auparavant, mais quand on te portera au salon, tu y trouveras une jolie maman.
– Aussi jolie que l’autre, papa ? demandai-je, déjà très enthousiasmée par ces projets.
Mon père détourna la tête, et ses yeux se fixèrent sur le portrait de celle qu’il avait tant aimée.
– Celle-là, dit-il, c’était un ange, et, m’embrassant rapidement, il allait sortir de la salle, quand Gertrude le rappela.
– Monsieur nous préviendra du jour de l’arrivée ? dit-elle.
– Sans doute, vous enverrez chercher Pierre pour qu’il soit ici. J’ai écrit au collège.
– Bien, monsieur. Et, dit-elle, en prenant subitement courage, faut-il faire enlever d’ici le portrait de madame ?
Mon père lui jeta un regard terrible, et, marchant vers elle :
– Je ne demande pas mieux que de vous garder pour l’amour d’elle, répondit-il, en montrant la jeune fille aux mains pleines de roses, mais prenez garde, Gertrude… malgré tout ce que je vous dois…
– Vous me mettriez à la porte, je n’en doute pas, je m’en irais bien toute seule, allez, monsieur, si ce n’était à cause des enfants… mais je lui ai promis de rester… et je resterai, monsieur, je resterai, vous n’avez pas le droit… de me renvoyer… que doit-elle dire la pauvre !… si, dans son ciel, elle voit comment on me traite ?…
Gertrude éclata en sanglots.
– Vous êtes folle ! dit mon père, en fermant violemment la porte.
Dix minutes après, j’entendais sa voiture s’éloigner, je ne devais le revoir qu’après son mariage. Je suis sûre que Gertrude considérait mon père comme un bourreau, nous comme des enfants sacrifiés et se prenait elle-même pour une martyre.
Nous reçûmes, mon frère et moi, à cette occasion, des cadeaux qui nous ravirent. Pierre eut un fusil et une montre ; moi, une poupée si belle, avec un si splendide trousseau que je passais mes jours à l’habiller et à la déshabiller. Je l’appelais Lydia, j’en étais folle. C’étaient là les présents de notre marâtre ; mais Gertrude nous dit que notre père les avait achetés avec son argent, car sa nouvelle femme n’apportait, ajoutait-elle avec mépris, aucune fortune dans la famille.
Je m’en souviens comme d’hier ; par une triste journée de novembre, nous reçûmes le télégramme annonçant leur arrivée pour le soir même. Déjà, depuis plusieurs jours, on les attendait ; de grands feux étaient allumés dans toutes les pièces du château. Les domestiques furent très agités ; on nous laissa longtemps sans lumière, Pierre et moi, dans notre salle habituelle. Nous étions tristes tous les deux ; il me tenait la main, comme s’il eût voulu me conduire, me protéger ; et moi, avec la curiosité des enfants, je souhaitais vivement qu’elle arrivât, quoique, à la pensée de la voir, mon cœur battît d’épouvante.
Une lumière au tournant de la route… sous la pluie fine… elle s’accentue… le grelot des chevaux de poste… La voiture va-t-elle passer ou prendre l’avenue ?… Ce sont eux ! dans moins d’une minute ils arriveront ici. Je me cache dans les bras de Pierre.
La voiture s’arrête en bas du perron. J’entends s’ouvrir la portière. Mon père donne des ordres. Ils entrent dans le grand vestibule : puis tout d’un coup, une voix douce et claire :
– Où sont les enfants ?
Un froissement d’étoffes, rapide, dans l’escalier. Une porte, la nôtre, vivement ouverte, et tout d’un coup, je sens un parfum de violette, deux bras qui m’enlacent, une bouche qui me couvre de baisers, et la voix claire et douce qui murmure à mon oreille :
– Ma petite, ma petite chérie, ma pauvre petite, comme je vais t’aimer…
Détachant doucement mes mains de celle de Pierre, elle approche encore son visage du mien. J’ouvre les yeux devant cette figure si tendre et si belle, couverte de larmes ; je sens mon cœur se gonfler, attendrie, remuée par cette caresse féminine, maternelle, la première que j’eusse jamais reçue ; je passe mes bras autour de son cou, et, pour la première fois aussi, je murmure le nom sacré de mère…
Bénie sois-tu, jusqu’à ton dernier jour et au-delà, toi qui m’appris la tendresse, et fis de la pauvre petite infirme la fille de ton cœur et de ton amour.
Quand elle m’eut de nouveau embrassée (je ne voulais plus que sa main quittât la mienne), elle se tourna du côté de Pierre qui s’était éloigné de nous. Je vis bien de suite à ses sourcils froncés qu’il était fâché que j’eusse ainsi embrassé la marâtre, oubliant la résolution que nous avions prise de la traiter en ennemie. Maman se leva, car elle était à genoux à côté de moi, et, tendant la main à Pierre, elle mit un baiser sur son front.
– Tu ne m’en veux pas d’avoir embrassé ta sœur la première, lui dit-elle, avec un sourire ; je sais combien tu l’aimes, maintenant nous serons deux à l’aimer, tu consens, n’est-ce pas ?… tu veux bien que je sois la maman de ta petite sœur, en attendant que tu me permettes d’être la tienne ?
Je vis sûrement que Pierre étranglait, il était rouge comme une tomate mûre, les yeux lui sortaient de la tête ; nous étions si peu habitués aux caresses et aux paroles tendres ! Mon père en entrant opéra une heureuse diversion.
– Je vois, dit-il, que vous avez fait connaissance ; je vous demande pardon de ne pas vous avoir présenté les enfants, Louise, mais vous avez été si impatiente, ajouta-t-il en souriant.
Pour la première fois, depuis que nous existions, nous fûmes assis à la table de famille ; maman avait apporté pour moi une chaise, spécialement faite en vue de mon infirmité ; je fus assise à sa gauche, j’y suis restée bien des années, soignée par elle, avec un amour qui ne s’est jamais démenti.
Le soir, quand on me rapporta dans ma chambre, maman vit Gertrude debout, près de mon lit, et, avec cette grâce qui lui gagnait les cœurs, elle lui tendit la main.
– Je ne vous prends pas votre enfant, Gertrude, je sais combien vous lui avez été dévouée.
– Je n’ai fait que mon devoir, madame, répondit Gertrude sèchement.
– Mais c’est très beau de faire son devoir, reprit ma mère en souriant, et tout d’un coup, tandis qu’on refaisait mes nattes pour la nuit :
– Oh ! les admirables cheveux, s’écria-t-elle. Quel dommage de les emprisonner, vous les laisserez libres, Gertrude, je vous enseignerai la manière. Je veux que ma fille soit belle !
Le lendemain matin, Pierre ne parut pas au déjeuner ; on crut qu’il boudait dans sa chambre ; papa envoya un domestique lui dire de descendre aussitôt. Celui-ci revint tout effrayé. L’enfant était dans son lit, rouge comme le feu, et semblait avoir une forte fièvre, maman se leva et courut vers mon frère. Elle trouva Gertrude installée auprès du lit ; malgré l’assurance qu’elle donna qu’il était inutile d’envoyer chercher le docteur, on manda celui-ci en toute hâte. Le pauvre Pierrot était au plus mal ; pendant vingt jours, on désespéra de le sauver, ma mère ne quitta pas son chevet. Ses soins, disait le docteur, l’avaient arraché à une mort certaine. Quand il fut en convalescence, il comprit ce qu’il devait à ce dévouement, et le dit à sa marâtre en la remerciant.
– Je t’ai fait mon fils, lui répondit-elle, veux-tu de moi pour ta mère ?
Il lui passa ses bras autour du cou, et, quoique déjà il se crût un homme, je suis obligée de dire que, à mon souvenir très exact, il pleura plus qu’un enfant.
Si je pensais qu’un jour d’autres yeux que les miens pussent lire ces pages, je ne les écrirais pas. Je cède au désir que j’ai de continuer le récit de ma vie, par le même sentiment qui invite le voyageur gravissant une montagne à s’arrêter pour regarder derrière lui le chemin parcouru.
Dix ans se sont écoulés. Il y a longtemps que la gouttière est reléguée au grenier, et que j’ai appris à marcher ; néanmoins malgré l’huile de foie de morue, le vin de quinquina, les élixirs de coca, la viande crue, l’air de la mer, les bains de sable, les consultations des docteurs les plus éminents, je ne suis pas devenue et ne serai jamais une bien belle fille, il s’en faut, ni robuste non plus. Un petit être qu’on doit tenir en serre chaude, que tout incommode : la pluie, le froid, le soleil, l’ombre. Je puis bien cependant, appuyée d’une main sur ma canne, de l’autre sur un bras ami, faire quelques pas dehors par une exceptionnelle journée, mais la plupart du temps, je dois rester étendue sur ma chaise longue. Laide, je ne le suis pas… j’ai toujours mes cheveux dorés abondants et légers… mes yeux limpides et de pâles petites roses fleurissent sur mes joues. Malheureuse, non plus.
J’ai subi de grands chagrins, Dieu les a apaisés. Je ne me plains pas de ma destinée, je trouve de chères affections autour de moi, des habitudes de travail qui donnent au temps des ailes légères. Comme je n’ai point été occupée par mon entrée dans le monde ni par ses fêtes, ni par ses joies, que la toilette n’absorbe aucune de mes pensées, j’ai lu, j’ai écrit, j’ai rêvé un peu plus que les femmes de mon âge ne le font d’habitude. Je ne suis pas une jeune fille comme on en fabrique dans la société, feignant de tout ignorer, et curieuse d’apprendre ; je suis seulement une malade ; pas de sexe. Je ne veux pas être une vieille fille ; j’ai la vocation, si ridicule soit-elle, d’être une tante, mais une tante modèle, une tante comme il n’y en a pas encore. J’attendrai que Pierre me donne l’occasion de montrer ce qu’on peut faire dans ce rôle effacé.
Dix ans écoulés, ma mère a été un ange de bonté qui nous a tous rendus heureux. Il n’était pas jusqu’à Gertrude que je n’aie vue quelquefois s’adoucir devant cette belle gaieté, ces tendresses délicates, cette inaltérable patience. Je dis patience, car bien des fois, hélas ! ma mère dut montrer qu’elle en possédait une dose plus qu’ordinaire. Le père était d’humeur sombre, toujours irritable, moi j’avais mes maladies, Pierre ses incartades, Dieu sait si elles ont été nombreuses !
Nous habitions notre propriété six mois de l’année, six autres mois à Paris, d’abord à cause de Pierre, et aussi pour mon père qui s’était mis dans plusieurs affaires importantes. Bien changé, lui : autant il détestait le monde, autant il le recherchait maintenant. Il nous laissait souvent seules, maman et moi mais nous ne disions rien, il accueillit nos premières observations de façon à ce que nous eussions tout intérêt à ne pas les renouveler. Quant à Pierre, on le voyait le matin à déjeuner, quelquefois à dîner ; le soir, il avait toujours une masse d’invitations impossibles à décliner. Il nous le disait avec de si aimables phrases, un tel entrain de jeunesse heureuse de se produire, qu’il n’y avait pas à lui en vouloir de cet abandon.
Ainsi, pour moi, mon admirable mère se résignait à la solitude, quoiqu’elle fût d’un âge et d’une beauté à avoir les plus grands succès. Sa haute taille souple, ses grands yeux d’un brun clair, son teint mat d’une si fraîche pâleur, l’éclat éblouissant de ses lèvres délicates étaient les mêmes qu’autrefois, et pourtant ! et pourtant je voyais bien souvent des marbrures roses autour de ses paupières, bien souvent s’affaisser les coins de sa bouche, bien souvent une soudaine tristesse envahir son visage. Pourquoi ? elle n’en disait rien, la chère chérie, mais moi sa fille, je l’avais deviné déjà quand l’orage éclata enfin.
Un soir, nous étions seules comme d’habitude ; mon père s’était excusé par un mot envoyé de son cercle ; Pierre courait la prétentaine, je ne sais où, lorsqu’une de nos amies nous envoya une loge. C’était une baignoire de rez-de-chaussée ; j’avais un vif désir de voir la pièce qu’on jouait, ma mère consentit à m’y conduire quoique nous fussions seules. Nous dînâmes très vite, et nous partîmes, heureuses comme des écolières en vacances. Il m’est absolument défendu de monter, même une marche d’escalier, nous avions donc avec nous Fritz, notre valet de chambre, qui était à la maison avant ma naissance : il me portait dans ses bras, je ne suis pas lourde, allez ! pour me descendre de voiture ou m’y remettre ; nous avions soin d’arriver pendant un acte, ou avant le spectacle, et de partir avant les dernières scènes. Je n’ai que rarement vu la fin d’une pièce. Ce soir-là nous arrivâmes avant le commencement, nous avions donné congé à Fritz pour qu’il vînt nous reprendre à onze heures.
Un drame, comme tous les drames. Je n’ai pas à le raconter, par la raison très simple que je n’en ai pas retenu une situation. C’était assommant ! si le domestique eût été là, nous serions parties bien avant la fin. Je regardais machinalement l’héroïne de la pièce laissant traîner, sur des planches qui représentaient le sable d’une forêt où elle errait depuis quinze jours, la traîne de sa robe d’une exquise blancheur, lorsque je sentis tressaillir maman. Je me retournai vers elle aussitôt, et je la vis pâle, les lèvres tremblantes, les yeux fixés sur une loge en face de nous. Je lui parlai, elle ne me répondit pas. Je pris ma lorgnette et je regardai, moi aussi, ce qui fixait son attention. Je ne vis d’abord qu’une femme, qui avait eu le mauvais goût d’attacher à sa capote de tulle bleu un énorme fer à cheval en brillants, ce qui, joint à ses boucles d’oreilles de même style, la rendait très éclatante et ne faisait que mieux ressortir un visage fatigué, deux yeux perçants, un nez trop long, une bouche trop grande, un menton trop accusé. J’avais beau contempler cette personne, je ne pouvais comprendre l’impression qu’elle avait produite sur maman, lorsque j’aperçus un second personnage se dissimulant derrière les rideaux de velours de l’avant-scène ; la dame en question qui occupait seule le devant de la loge, semblait inviter son compagnon à s’asseoir à son côté, un mouvement qu’elle fit le démasqua. Je reconnus mon père…
Nous écoutions la fin du drame sans en comprendre un seul mot, perdues, l’une et l’autre, dans nos pensées. Fritz vint frapper à la porte de notre loge, pour m’emporter. Nous restâmes longtemps à mettre nos manteaux, l’ouvreuse ne les trouvant pas. Quand enfin nous sortîmes, et que nous fûmes seules dans la voiture, j’embrassai silencieusement ma mère ; elle me pressa la main sans répondre et détourna la figure ; comme nous passions devant un café, je vis qu’elle pleurait.
La série des malheurs était entamée : cela devait aller jusqu’au bout. Le lendemain même de cette soirée funeste, j’étais chez maman, dans la chambre à coucher, lorsque Pierre la fit prier de le recevoir.
Maman donna l’ordre de l’introduire aussitôt. Quand il entra, je fus frappée de sa pâleur. Ma mère était passée dans son cabinet, et avant qu’elle en ressortît.
– Qu’as-tu, mon Pierrot ? dis-je tout bas.
– Rien, me répondit-il sans me regarder.
– Rien ?… c’est à moi que tu dis cela ?
– Rien qui regarde les petites filles comme toi, me dit-il, en essayant de sourire… Tu vas même me faire le plaisir de t’en aller.
– Quand tu as un chagrin ! jamais de la vie. Maman, criai-je, Pierre veut me renvoyer, venez vite ?
– Qu’est-ce donc ? dit ma belle-mère en revenant. Vous ne pouvez rester seuls une minute sans vous disputer. Pourquoi renvoyer ta sœur, Pierre ?
– Mère, j’ai à vous parler… très… très sérieusement !
– Ce que tu as à me dire ne peut être entendu par elle ?
Pierre hocha la tête en signe de dénégation.
– Si tu veux absolument que je m’en aille, emporte-moi, dis-je, les yeux pleins de larmes. Mais c’est très mal ce que tu fais, Pierrot. Je ne suis pas une petite fille, ni même une jeune fille. S’il s’agit d’amour quelconque, tu peux parler devant moi… Mon infirmité me défend les niaises bégueuleries…
– Il ne s’agit pas d’amour, dit Pierre.
– Tu as perdu au jeu ? demanda ma mère.
– Oui, répondit mon frère, en cachant son visage.
– Une forte somme ?
– Oui.
– Combien ?
– Dix mille francs.
– C’est une forte somme, en effet. Tu as vu ton père ?
– Je le quitte à l’instant.
– Tu lui as tout dit ?
– Oui, ma mère.
– Bien, Pierre, et il t’a répondu ?
– Que je lui coûtais déjà plus d’argent que je ne valais ; qu’il ne payerait pas cette dernière dette… pourtant, ajouta-t-il en sanglotant, ça, c’est une dette d’honneur.
– Oui, répondit gravement ma mère, c’est une dette d’honneur, tu aurais dû songer à cela, avant de la contracter : tu savais bien que tu n’avais pas l’argent nécessaire…
– Je me suis laissé entraîner, sans savoir comment…
– Tu étais peut-être un peu gris, Pierrot, dis-je en souriant ; car, dans mon ignorance des choses d’argent, la perte ne me semblait pas énorme.
– Mon pauvre enfant, reprit ma mère, comment allons-nous faire ? moi, je n’ai pas d’économies, pas de fortune personnelle, tu le sais, Gertrude le répète assez souvent… Cependant il faut que ce soit payé…
– Si vous le demandiez à mon père ? dit Pierre, en attachant sur ma mère des yeux remplis d’anxiété. Il ne vous le refuserait pas…
Je la regardai… nos regards se croisèrent, l’avant-scène de la veille revint à ma mémoire.
– Ça m’est très pénible, plus pénible que tu ne le crois, répondit maman après un instant de silence. Elle resta quelques minutes accoudée sur la table, le front dans sa main. Ton père est bien changé, reprit-elle.
Moi, qui savais ce qui se passait dans son esprit, j’admirais son courage et son dévouement.
– Enfin, dit-elle, en se levant, tandis qu’un pâle sourire entrouvrait ses belles lèvres… Enfin, il n’y a pas à hésiter, tu es mon fils… ou tu ne l’es pas. L’es-tu ?
– Je le suis, dit Pierre avec tendresse, en baisant les plis de sa robe.
– Eh bien, puisque je suis ta mère, dit-elle, j’y vais… prends courage…
Elle sortit en nous couvrant tous les deux de son doux regard.
– Je l’adore ! dis-je avec passion, en joignant les mains. Je l’adore ! je l’adore !… si tu savais, Pierrot, hier au soir… au théâtre… Eh bien, papa était dans la loge d’une très vilaine femme… maman l’a vu, elle ne m’a rien dit, elle n’a pas bronché, mais ses joues étaient toutes blanches, et ses lèvres tremblaient. Maintenant il faut qu’elle aille le trouver, lui parler… le supplier… quand il aurait si bien convenu à sa fierté de rester chez elle… vois-tu ! nous ne pourrons jamais lui être assez reconnaissants de ce qu’elle est ; car enfin si jeune, si belle, car elle est belle, n’est-ce pas ? quelle existence se condamne-t-elle à subir ? Elle, la garde-malade d’une pauvre fille… la mère d’un méchant garçon comme toi, la femme de… Je ne veux pas dire du mal de notre père… mais si j’avais été à la place de maman, sais-tu ce que j’aurais fait ? je l’aurais quitté… Oh ! mais là, quitté, tu sais… Quand on épouse une jeune et jolie créature, on ne la prive ni d’amour, ni de bonheur, ni de gaîté… la gaîté, le soleil de la vie ! Sans maman, mais je serais morte il y a longtemps. Entre papa qui ne dit rien, qui fronce les sourcils quand on cause, Gertrude qui récite son chapelet, et me rend folle avec la peur qu’elle m’inspire de son enfer… Tu ne m’écoutes pas ?
– Non, je suis trop préoccupé, j’écoute leurs paroles et je ne comprends pas… que font-ils si longtemps ? mon Dieu ! pourvu qu’il veuille… Que ferai-je, si je ne paie pas ? Déshonoré à vingt-deux ans… pour dix mille francs ! Quand chacun sait que mon père est riche… Il me semble qu’une porte vient de s’ouvrir… non, c’est en bas…
Je voyais de grosses gouttes de sueur perler sur le front de mon frère ; son agitation me gagnant, à mon tour, je sentis la fièvre secouer mon cœur et mes tempes… enfin, après une attente qui me parut mortelle, le pas de ma mère se fit entendre. Pierre se leva pâle et tremblant.
Maman entra aussitôt ; elle tenait à la main une liasse de billets. Son visage était aussi bouleversé que celui de mon frère.
– Tiens, dit-elle, voilà ton argent… Pour l’amour du ciel ne joue plus… Je ne suis pas sûre de te sauver une seconde fois…
Elle tomba sur la chaise longue à mon côté… je lui passais mes bras autour du cou, je la sentais froide, les cheveux humides, la poitrine haletante… Pierre se jeta à genoux, couvrant ses mains de baisers, la remerciant et pleurant tout à la fois. Soudain, la porte s’ouvrit, mon père apparut sur le seuil. En nous voyant ainsi réunis, ses sourcils se froncèrent, ses joues pâlirent. Pierre se relevant aussitôt :
– Je vous remercie, mon père, dit-il en inclinant la tête avec respect, je vous remercie.
Il fallait ouvrir les bras à votre fils, monsieur de Chaville, il s’y serait jeté avec un reconnaissant amour ; il n’attendait de vous qu’un encouragement pour verser sur votre sein les belles larmes de son repentir ; mais, d’un geste hautain le repoussant :
– Allez donc payer votre dette, venez ensuite, nous avons à causer ensemble. Je vous attends.
Pierre sortit non sans nous jeter un regard rempli de tendresse et de reconnaissance.
Mon père s’assit.
– J’ai fait ce que vous avez exigé de moi, Louise, mais vous ne pensez pas que je laisse reprendre à Pierre la vie inutile, déréglée, dispendieuse, qu’il mène depuis deux ans…
– Vous avez voulu qu’il ne prît aucune carrière, murmura ma mère.
– En ai-je une moi-même ! Je cherchais une occasion pour caser mon fils selon sa position, son rang, sa fortune. Il ne me permet pas de l’attendre plus longtemps. Faites faire des préparatifs de départ. Nous avons des intérêts à Saïgon, je vais l’y envoyer.
– À Saïgon ! m’écriai-je… Quoi ? papa, votre fils unique… mais pas pour longtemps, j’espère, ajoutai-je, en voyant s’assombrir sa figure.
– Le temps qui sera nécessaire à la mission dont je le chargerai… Vous n’allez pas nous faire une scène de pleurs et d’évanouissement, continua-t-il avec raillerie.
– Non, dis-je, mais n’allez pas croire que ce soit sans un mortel chagrin que je me sépare de mon frère… Plus qu’une autre je suis attachée à la famille… Ils ne sont pas nombreux, ceux qui m’aiment, et, quand je me sépare de Pierre, vous ne voulez pas, n’est-ce pas, que ce soit d’un cœur satisfait ?
– Je désire être obéi sans phrases, voilà ce que je veux. Il faut vous y habituer tous, ici, vous m’entendez !
– Mais, mon père, il me semble que…
– Vous répondez trop… Vous l’avez très mal élevée, Louise…
– Mal élevée… m’écriai-je. Vous dites à ma mère qu’elle m’a mal élevée… Après son dévouement sans bornes, sa tendresse infinie ! Elle a été la joie de ma vie, elle en est l’amour, la paix, le bonheur… elle m’a sacrifié les plus belles années de son existence, et vous l’en récompensez par ce mot cruellement injuste… mal élevée… Mes défauts sont bien à moi ; mais les quelques qualités que je possède, c’est à elle, à elle seule que je les dois… Je l’en remercie là, de toute mon âme.
Je jetai mes bras autour du cou de ma mère en l’embrassant passionnément.
– Elle aurait dû vous apprendre que vous deviez m’aimer aussi, s’écria mon père avec une violence extrême. C’était là le premier de vos devoirs et vous y manquez étrangement.
– Je vous aime, je vous aurais encore bien plus aimé, si j’avais senti en vous une tendresse que vous m’avez, hélas ! trop rarement témoignée… Ce n’est pas ma faute, si je ne suis pas une fille belle, brillante, qui vous fasse honneur… Ce n’est pas ma faute, si je ne suis qu’une pauvre infirme…
Mon père sortit de la chambre sans me répondre… mais ces émotions avaient été trop fortes pour moi, je fus prise d’une fièvre ardente ; maman, aidée de Gertrude, me mit au lit, tandis que Fritz allait chercher le docteur. Je tombai bientôt dans un assoupissement qui dura longtemps. Lorsque je me réveillai, ma mère était assise près de mon lit. J’avais ma main dans les siennes, une lampe, cachée derrière les rideaux, jetait dans la chambre une pâle clarté. J’étais très malade.
Ma maladie dura une quinzaine de jours ; pendant ce laps de temps, Pierre partit pour Saïgon, non sans promettre de donner bien souvent de ses nouvelles ; certes, mon père avait agi sagement en l’enlevant à la vie parisienne ; moi, j’avais eu tort de me laisser aller à ce premier mouvement, dans lequel je n’avais vu que la séparation immédiate avec mon frère bien-aimé. Je montrai mon repentir en cachant à Pierre tout ce que je souffrais, surtout les craintes que j’avais de ne plus le revoir. Mais, quand il fut parti, je dis à maman combien je trouvais sévère la justice de mon père.
Elle me regarda avec de grands yeux tristes.
– Ne nous plaignons pas, de peur qu’il arrive pire, me dit-elle… Guéris-toi vite, nous partirons pour Saint-Jean ; là, nous serons plus calmes et plus heureuses qu’ici…
– Mon père vient-il avec nous ? demandai-je.
– Il ne m’en a encore rien dit…
Nous gardâmes un instant le silence, mais, moi, obsédée par une pensée, à ce point de ne pouvoir la dissimuler, malgré le désir que j’avais de le faire, je pris les mains de maman dans les miennes, et la dévisageant presque :
– Comment avez-vous obtenu les dix mille francs de Pierre ?
Elle me regarda, croyant que je devenais folle.
– Oui, répliquai-je avec une obstination maladive… mon père les avait refusés à son fils ; d’où vient que, sur votre demande, il les lui ait accordés ? Vous n’êtes cependant guère influente près de lui, pauvre chérie !…
– Que veux-tu ? dit-elle, je l’ai convaincu…
– Je ne crois pas à cette raison-là, repris-je, et je vais vous donner la mienne. Pardonnez-moi, si je vous blesse, mais il m’est impossible de garder dans le cœur ce qui m’étouffe. Si j’étais bien portante, et une belle fille, vous auriez le droit de vous fâcher de me voir ainsi pénétrer dans le plus profond de votre être, mais moi qui suis vous… qui ne vis que par vous, qui n’aime que vous…
– Esther !
– Qui n’aime que vous, je veux dire qui vous aime mieux que personne au monde, puisque je vous préfère à Pierre… et cela sans hésitation. Eh bien, donc, je veux vous dire ce que je crois.
– Tu parles trop pour une convalescente : tes pommettes rougissent, tes yeux s’animent ; tu vas avoir la fièvre…
– Je l’ai, dis-je tranquillement, je l’ai ; quand je songe que vous, très belle, très bonne, très adorable, vous êtes…
– Pas un mot de plus, Esther, vous allez mal parler de votre père !
– Je crois que c’est déjà fait, – dit la voix grave de mon père que nous n’avions pas entendu entrer dans ma chambre – je crois que c’est déjà fait.
Il s’assit en fixant sur moi ses grands yeux noirs, sévère.
– Tu n’aimes que ta belle-mère, Esther ; je m’en étais aperçu. Louise, ajouta-t-il, en se tournant vers sa femme, vous m’avez pris le cœur de mes deux enfants.
– J’ai tâché d’être leur mère, répondit-elle doucement.
– Vous avez réussi, repris-je, incapable de garder le silence.