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Ferdinand de Saussure

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Beschreibung

Nous avons bien souvent entendu Ferdinand de Saussure déplorer l’insuffisance des principes et des méthodes qui caractérisaient la linguistique au milieu de laquelle son génie a grandi, et toute sa vie il a recherché opiniâtrement les lois directrices qui pourraient orienter sa pensée à travers ce chaos. Ce n’est qu’en 1906 que, recueillant la succession de Joseph Wertheimer à l’Université de Genève, il put faire connaître les idées personnelles qu’il avait mûries pendant tant d’années. Il fit trois cours sur la linguistique générale, en 1906-1907, 1908-1909 et 1910-1911 ; il est vrai que les nécessités du programme l’obligèrent à consacrer la moitié de chacun d’eux à un exposé relatif aux langues indo-européennes, leur histoire et leur description ; la partie essentielle de son sujet s’en trouva singulièrement amoindrie.
Tous ceux qui eurent le privilège de suivre cet enseignement si fécond regrettèrent qu’un livre n’en fût pas sorti. Après la mort du maître, nous espérions trouver dans ses manuscrits, mis obligeamment à notre disposition par Mme de Saussure, l’image fidèle ou du moins suffisante de ces géniales leçons ; nous entrevoyions la possibilité d’une publication fondée sur une simple mise au point des notes personnelles de Ferdinand de Saussure, combinées avec les notes d’étudiants.
 
Ch. BALLY, Alb. SECHEHAYE.

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Veröffentlichungsjahr: 2018

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Cours de linguistique générale

Ferdinand De Saussure

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Table des matières

Première édition, 1915

Préface de la première édition

I. Introduction

1. Coup d’œil sur l’histoire de la linguistique

2. Matière et tâche de la linguistique ; ses rapports avec les sciences connexes

3. Objet de la linguistique

4. Linguistique de la langue et linguistique de la parole

5. Éléments internes et éléments externes de la langue

6. Représentation de la langue par l’écriture

7. La phonologie

II. Appendice : principes de phonologie

1. Les espèces phonologiques

2. Le phonème dans la chaine parlée

I. Première partie : principes généraux

1. Nature du signe linguistique

2. Immutabilité et mutabilité du signe

3. La linguistique statique et la linguistique évolutive

II. Deuxième partie : Linguistique synchronique

1. Généralités

2. Les entités concrètes de la langue

3. Identités, réalités, valeurs

4. La valeur linguistique

5. Rapports syntagmatiques et rapports associatifs

6. Mécanisme de la langue

7. La grammaire et ses subdivisions

8. Role des entités abstraites en grammaire

III. Troisième partie : Linguistique diachronique

1. Généralités

2. Les changements phonétiques

3. Conséquences grammaticales de l’évolutions phonétique

4. L’analogie

5. Analogie et évolution

6. L’étymologie populaire

7. L’agglutination

8. Unités, identités et réalités diachroniques

9. Appendices aux troisième et quatrième parties

IV. Quatrième partie : Linguistique géographique

1. De la diversité des langues

2. Complications de la diversité géographique

3. Causes de la diversité géographique

4. Propagation des ondes linguistiques

V. Cinquième partie : Questions de linguistique rétrospective

1. Les deux perspectives de la linguistique diachronique

2. La langue la plus ancienne et le prototype

3. Les reconstructions

4. Le témoignage de la langue en anthropologie et en préhistoire

5. Familles de langues et types linguistiques

À propos de l’auteur

Première édition, 1915

Préface de la première édition

Nous avons bien souvent entendu Ferdinand de Saussure déplorer l’insuffisance des principes et des méthodes qui caractérisaient la linguistique au milieu de laquelle son génie a grandi, et toute sa vie il a recherché opiniâtrement les lois directrices qui pourraient orienter sa pensée à travers ce chaos. Ce n’est qu’en 1906 que, recueillant la succession de Joseph Wertheimer à l’Université de Genève, il put faire connaître les idées personnelles qu’il avait mûries pendant tant d’années. Il fit trois cours sur la linguistique générale, en 1906-1907, 1908-1909 et 1910-1911 ; il est vrai que les nécessités du programme l’obligèrent à consacrer la moitié de chacun d’eux à un exposé relatif aux langues indo-européennes, leur histoire et leur description ; la partie essentielle de son sujet s’en trouva singulièrement amoindrie.

Tous ceux qui eurent le privilège de suivre cet enseignement si fécond regrettèrent qu’un livre n’en fût pas sorti. Après la mort du maître, nous espérions trouver dans ses manuscrits, mis obligeamment à notre disposition par Mme de Saussure, l’image fidèle ou du moins suffisante de ces géniales leçons ; nous entrevoyions la possibilité d’une publication fondée sur une simple mise au point des notes personnelles de Ferdinand de Saussure, combinées avec les notes d’étudiants. Grande fut notre déception : nous ne trouvâmes rien ou presque rien qui correspondît aux cahiers de ses disciples ; F. de Saussure détruisait à mesure les brouillonshâtifs où il traçait au jour le jour l’esquisse de son exposé ! Les tiroirs de son secrétaire ne nous livrèrent que des ébauches assez anciennes, non certes sans valeur, mais impossibles à utiliser et à combiner avec la matière des trois cours.

Cette constatation nous déçut d’autant plus que des obligations professionnelles nous avaient empêchés presque complètement de profiter nous-mêmes de ces derniers enseignements, qui marquent dans la carrière de Ferdinand de Saussure une étape aussi brillante que celle, déjà lointaine, où avait paru le Mémoire sur les voyelles.

Il fallait donc recourir aux notes consignées par les étudiants au cours de ces trois séries de conférences. Des cahiers très complets nous furent remis, pour les deux premiers cours par MM. Louis Caille, Léopold Gautier, Paul Regard et Albert Riedlinger ; pour le troisième, le plus important, par Mme Albert Sechehaye, MM. George Dégallier et Francis Joseph. Nous devons à M. Louis Brütsch des notes sur un point spécial ; tous ont droit à notre sincère reconnaissance. Nous exprimons aussi nos plus vifs remerciements à M. Jules Ronjat, l’éminent romaniste, qui a bien voulu revoir le manuscrit avant l’impression, et dont les avis nous ont été précieux.

Qu’allions-nous faire de ces matériaux ? Un premier travail critique s’imposait : pour chaque cours, et pour chaque détail du cours, il fallait, en comparant toutes les versions, arriver jusqu’à la pensée dont nous n’avions que des échos, parfois discordants. Pour les deux premiers cours nous avons recouru à la collaboration de M. A. Riedlinger, un des disciples qui ont suivi la pensée du maitre avec le plus d’intérêt ; son travail sur ce point nous a été très utile. Pour le troisième cours, l’un de nous, A. Sechehaye, a fait le même travail minutieux de collation et de mise au point.

Mais ensuite ? La forme de l’enseignement oral, souvent contradictoire avec celle du livre, nous réservait les plus grandes difficultés. Et puis F. de Saussure était de ces hommes qui se renouvellent sans cesse ; sa pensée évoluait dans toutes les directions sans pour cela se mettre en contradiction avec elle-même. Tout publier dans la forme originelle était impossible ; les redites, inévitables dans un exposé libre, les chevauchements, les formulations variables auraient donné à une telle publication un aspect hétéroclite. Se borner à un seul cours — et lequel ? — c’était appauvrir le livre de toutes les richesses répandues abondamment dans les deux autres ; le troisième même, le plus définitif, n’aurait pu à lui seul donner une idée complète des théories et des méthodes de F. de Saussure.

On nous suggéra de donner tels quels certains morceaux particulièrement originaux ; cette idée nous sourit d’abord, mais il apparut bientôt qu’elle ferait tort à la pensée de notre maître, en ne présentant que des fragments d’une construction dont la valeur n’apparaît que dans son ensemble.

Nous nous sommes arrêtés à une solution plus hardie, mais aussi, croyons-nous, plus rationnelle : tenter une reconstitution, une synthèse, sur la base du troisième cours, en utilisant tous les matériaux dont nous disposions, y compris les notes personnelles de F. de Saussure. Il s’agissait donc d’une récréation, d’autant plus malaisée qu’elle devait être entièrement objective ; sur chaque point, en pénétrant jusqu’au fond de chaque pensée particulière, il fallait, à la lumière du système tout entier, essayer de la voir sous sa forme définitive en la dégageant des variations, des flottements inhérents à la leçon parlée, puis l’enchâsser dans son milieu naturel, toutes les parties étant présentées dans un ordre conforme à l’intention de l’auteur, même lorsque cette intention se devinait plutôt qu’elle n’apparaissait.

De ce travail d’assimilation et de reconstitution est né le livre que nous présentons, non sans appréhension, au public savant et à tous les amis de la linguistique.

Notre idée maîtresse a été de dresser un tout organique en ne négligeant rien qui pût contribuer à l’impressiond’ensemble. Mais c’est par là précisément que nous encourons peut-être une double critique.

D’abord on peut nous dire que cet « ensemble » est incomplet : l’enseignement du maître n’a jamais eu la prétention d’aborder toutes les parties de la linguistique, ni de projeter sur toutes une lumière également vive ; matériellement, il ne le pouvait pas. Sa préoccupation était d’ailleurs tout autre. Guidé par quelques principes fondamentaux, personnels, qu’on retrouve partout dans son œuvre et qui forment la trame de ce tissu solide autant que varié, il travaille en profondeur et ne s’étend en surface que là où ces principes trouvent des applications particulièrement frappantes, là aussi où ils se heurtent à quelque théorie qui pourrait les compromettre.

Ainsi s’explique que certaines disciplines soient à peine effleurées, la sémantique par exemple. Nous n’avons pas l’impression que ces lacunes nuisent à l’architecture générale. L’absence d’une « linguistique de la parole » est plus sensible. Promise aux auditeurs du troisième cours, cette étude aurait eu sans doute une place d’honneur dans les suivants ; on sait trop pourquoi cette promesse n’a pu être tenue. Nous nous sommes bornés à recueillir et à mettre en leur place naturelle les indications fugitives de ce programme à peine esquissé ; nous ne pouvions aller au-delà.

Inversement, on nous blâmera peut-être d’avoir reproduit des développements touchant à des points déjà acquis avant F. de Saussure. Tout ne peut être nouveau dans un exposé si vaste ; mais si des principes déjà connus sont nécessaires à l’intelligence de l’ensemble, nous en voudra-t-on de ne pas les avoir retranchés ? Ainsi le chapitre des changements phonétiques renferme des choses déjà dites, et peut-être de façon plus définitive ; mais outre que cette partie cache bien des détails originaux et précieux, une lecture même superficielle montrera ce que sa suppression entraînerait par contraste pour la compréhension des principes sur lesquels F. de Saussure assoit son système de linguistique statique.

Nous sentons toute la responsabilité que nous assumons vis-à-vis de la critique, vis-à-vis de l’auteur lui-même, qui n’aurait peut-être pas autorisé la publication de ces pages.

Cette responsabilité, nous l’acceptons tout entière, et nous voudrions être seuls à la porter. La critique saura-t-elle distinguer entre le maître et ses interprètes ? Nous lui saurions gré de porter sur nous les coups dont il serait injuste d’accabler une mémoire qui nous est chère.

Genève, juillet 1915.

Ch. BALLY, Alb. SECHEHAYE.

Partie I

Introduction

Chapitre 1

Coup d’œil sur l’histoire de la linguistique

La science qui s’est constituée autour des faits de langue a passé par trois phases successives avant de reconnaître quel est son véritable et unique objet.

On a commencé par faire ce qu’on appelait de la « grammaire ». Cette étude, inaugurée par les Grecs, continuée principalement par les Français, est fondée sur la logique et dépourvue de toute vue scientifique et désintéressée sur la langue elle-même ; elle vise uniquement à donner des règles pour distinguer les formes correctes des formes incorrectes ; c’est une discipline normative, fort éloignée de la pure observation et dont le point de vue est forcément étroit.

Ensuite parut la philologie. Il existait déjà à Alexandrie une école « philologique », mais ce terme est surtout attaché au mouvement scientifique créé par Friedrich August Wolf à partir de 1777 et qui se poursuit sous nos yeux. La langue n’est pas l’unique objet de la philologie, qui veut avant tout fixer, interpréter, commenter les textes ; cette première étude l’amène à s’occuper aussi de l’histoire littéraire, des mœurs, des institutions, etc. ; partout elle use de sa méthode propre, qui est la critique. Si elle aborde les questions linguistiques, c’est surtout pour comparer des textes de différentes époques, déterminer la langue particulière à chaque auteur, déchiffrer et expliquer des inscriptions rédigées dans une langue archaïque ou obscure. Sans doute ces recherches ont préparé la linguistique historique : les travaux de Ritschl sur Plaute peuvent être appelés linguistiques ; mais dans ce domaine, la critique philologique est en défaut sur un point : elle s’attache trop servilement à la langue écrite et oublie la langue vivante ; d’ailleurs c’est l’antiquité grecque et latine qui l’absorbe presque complètement.

La troisième période commença lorsqu’on découvrit qu’on pouvait comparer les langues entre elles. Ce fut l’origine de la philologie comparative ou « grammaire comparée ». En 1816, dans un ouvrage intitulé Système de la conjugaison du sanscrit, Franz Bopp étudie les rapports qui unissent le sanscrit avec le germanique, le grec, le latin, etc. Bopp n’était pas le premier à constater ces affinités et à admettre que toutes ces langues appartiennent à une même famille ; cela avait été fait avant lui, notamment par l’orientaliste anglais W. Jones († 1794) ; mais quelques affirmations isolées ne prouvent pas qu’en 1816 on eût compris d’une manière générale la signification et l’importance de cette vérité. Bopp n’a donc pas le mérite d’avoir découvert que le sanscrit est parent de certains idiomes d’Europe et d’Asie, mais il a compris que les relations entre langues parentes pouvaient devenir la matière d’une science autonome. Eclairer une langue par une autre, expliquer les formes de l’une par les formes de l’autre, voilà ce qui n’avait pas encore été fait.

Il est douteux que Bopp eût pu créer sa science, — du moins aussi vite, — sans la découverte du sanscrit. Celui-ci, arrivant comme troisième témoin à côté du grec et du latin, lui fournit une base d’étude plus large et plus solide ; cet avantage se trouvait accru du fait que, par une chance inespérée, le sanscrit est dans des conditions exceptionnellement favorables pour éclairer cette comparaison.

Voici un exemple. Si l’on considère le paradigme du latin genus (genus, generis, genere, genera, generum, etc), et celui du grec génos (génos, géneos, géneï, génea, genéōn, etc.), ces séries ne disent rien, qu’on les prenne isolément ou qu’on les compare entre elles. Mais il en va autrement dès qu’on y joint la série correspondante du sanscrit (ǵanas, ǵanasas, ǵanasi, ǵanassu, ǵanasām, etc.). Il suffit d’y jeter un coup d’œil pour apercevoir la relation qui existe entre les paradigmes grec et latin. En admettant provisoirement que ǵanas représente l’état primitif, puisque cela aide à l’explication, on conclut qu’un s a dû tomber dans les formes grecques géne(s)os, etc., chaque fois qu’il se trouvait placé entre deux voyelles. On conclut ensuite que, dans les mêmes conditions, s aboutit à r en latin. Puis, au point de vue grammatical, le paradigme sanscrit précise la notion de radical, cet élément correspondant à une unité (ǵanas-) parfaitement déterminable et fixe. Le latin et le grec n’ont connu que dans leurs origines l’état représenté par le sanscrit. C’est donc par la conservation de tous les s indo-européens que le sanscrit est ici instructif. Il est vrai que dans d’autres parties il a moins bien gardé les caractères du prototype : ainsi il a complètement bouleversé le vocalisme. Mais d’une manière générale, les éléments originaires conservés par lui aident à la recherche d’une façon merveilleuse — et le hasard en a fait une langue très propre à éclairer les autres dans une foule de cas.

Dès le commencement on voit surgir à côté de Bopp des linguistes de marque : Jacob Grimm, le fondateur des études germaniques (sa Grammaire allemande a été publiée de 1822 à 1836) ; Pott, dont les recherches étymologiques ont mis une somme considérable de matériaux entre les mains des linguistes ; Kuhn, dont les travaux portèrent à la fois sur la linguistique et la mythologie comparée, les indianistes Benfey et Aufrecht, etc.

Enfin, parmi les derniers représentants de cette école, il faut signaler tout particulièrement Max Müller, G. Curtius et Aug. Schleicher. Tous trois, de façons diverses, ont beaucoup fait pour les études comparatives. Max Müller les a popularisées par ses brillantes causeries (Leçons sur la science du langage, 1861, en anglais) ; mais ce n’est pas par excès de conscience qu’il a péché. Curtius, philologue distingué, connu surtout par ses Principes d’étymologie grecque (1879), a été un des premiers à réconcilier la grammaire comparée avec la philologie classique. Celle-ci avait suivi avec méfiance les progrès de la nouvelle science, et cette méfiance était devenue réciproque. Enfin Schleicher est le premier qui ait essayé de codifier les résultats des recherches de détail. Son Abrégé de grammaire comparée des langues indo-germaniques (1861) est une sorte de systématisation de la science fondée par Bopp. Ce livre, qui a pendant longtemps rendu de grands services, évoque mieux qu’aucun autre la physionomie de cette école comparatiste, qui constitue la première période de la linguistique indo-européenne.

Mais cette école, qui a eu le mérite incontestable d’ouvrir un champ nouveau et fécond, n’est pas parvenue à constituer la véritable science linguistique. Elle ne s’est jamais préoccupée de dégager la nature de son objet d’étude. Or, sans cette opération élémentaire, une science est incapable de se faire une méthode.

La première erreur, qui contient en germe toutes les autres, c’est que dans ses investigations, limitées d’ailleurs aux langues indo-européennes, la grammaire comparée ne s’est jamais demandé à quoi rimaient les rapprochements qu’elle faisait, ce que signifiaient les rapports qu’elle découvrait.

Elle fut exclusivement comparative au lieu d’être historique. Sans doute la comparaison est la condition nécessaire de toute reconstitution historique. Mais à elle seule, elle ne permet pas de conclure. Et la conclusion échappait d’autant plus à ces comparatistes, qu’ils considéraient le développement de deux langues comme un naturaliste ferait de la croissance de deux végétaux. Schleicher, par exemple, qui nous invite toujours à partir de l’indo-européen, qui semble donc dans un sens très historien, n’hésite pas à dire qu’en grec e et o sont deux « degrés » (Stufen) du vocalisme. C’est que le sanscrit présente un système d’alternances vocaliques qui suggère cette idée de degrés. Supposant donc que ces derniers doivent être parcourus séparément et parallèlement dans chaque langue, comme des végétaux de même espèce parcourent indépendamment les uns des autres les mêmes phases de développement, Schleicher voit dans le o du grec un degré renforcé du e, comme il voit dans le ā du sanscrit un renforcement de ã. En fait, il s’agit d’une alternance indo-européenne qui se reflète de façon différente en grec et en sanscrit, sans qu’il y ait aucune parité nécessaire entre les effets grammaticaux qu’elle développe dans l’une et dans l’autre langue (voir p.282 sv.).

Cette méthode exclusivement comparative entraîne tout un ensemble de conceptions erronées qui ne correspondent à rien dans la réalité, et qui sont étrangères aux véritables conditions de tout langage. On considérait la langue comme une sphère particulière, un quatrième règne de la nature ; de là des manières de raisonner qui auraient étonné dans une autre science. Aujourd’hui on ne peut pas lire huit à dix lignes écrites à cette époque sans être frappé des bizarreries de la pensée et des termes qu’on employait pour les justifier.

Mais au point de vue méthodologique, il n’est pas sans intérêt de connaître ces erreurs : les fautes d’une science à ses débuts sont l’image agrandie de celles que commettent les individus engagés dans les premières recherches scientifiques, et nous aurons l’occasion d’en signaler plusieurs au cours de notre exposé.

Ce n’est que vers 1870 qu’on en vint à se demander quelles sont les conditions de la vie des langues. On s’aperçut alors que les correspondances qui les unissent ne sont qu’un des aspects du phénomène linguistique, que la comparaison n’est qu’un moyen, une méthode pour reconstituer les faits.

La linguistique proprement dite, qui fit à la comparaison la place qui lui revient exactement, naquit de l’étude des langues romanes et des langues germaniques. Les études romanes, inaugurées par Diez, — sa Grammaire des langues romanes date de 1836-1838, — contribuèrent particulièrement à rapprocher la linguistique de son véritable objet. C’est que les romanistes se trouvaient dans des conditions privilégiées, inconnues des indo-européanistes ; on connaissait le latin, prototype des langues romanes ; puis l’abondance des documents permettait de suivre dans le détail l’évolution des idiomes. Ces deux circonstances limitaient le champ des conjectures et donnaient à toute cette recherche une physionomie particulièrement concrète. Les germanistes étaient dans une situation analogue ; sans doute le protogermanique n’est pas connu directement, mais l’histoire des langues qui en dérivent peut se poursuivre, à l’aide de nombreux documents, à travers une longue série de siècles. Aussi les germanistes, plus près de la réalité, ont-ils abouti, à des conceptions différentes de celles des premiers indo-européanistes.

Une première impulsion fut donnée par l’Américain Whitney, l’auteur de la Vie du langage (1875). Bientôt après se forma une école nouvelle, celle des néogrammairiens (Junggrammatiker), dont les chefs étaient tous des Allemands : K. Brugmann, H. Osthoff, les germanistes W. Braune, E. Sievers, H. Paul, le slaviste Leskien, etc. Leur mérite fut de placer dans la perspective historique tous les résultats de la comparaison, et par là d’enchaîner les faits dans leur ordre naturel. Grâce à eux, on ne vit plus dans la langue un organisme qui se développe par lui-même, mais un produit de l’esprit collectif des groupes linguistiques. Du même coup on comprit combien étaient erronées et insuffisantes les idées de la philologie et de la grammaire comparée1. Cependant, si grands que soient les services rendus par cette école, on ne peut pas dire qu’elle ait fait la lumière sur l’ensemble de la question, et aujourd’hui encore les problèmes fondamentaux de la linguistique générale attendent une solution.

1La nouvelle école, serrant de plus près la réalité, fit la guerre à la terminologie des comparatistes, et notamment aux métaphores illogiques dont elle se servait. Dès lors on n’ose plus dire : « la langue fait ceci ou cela » ni parler de la « vie de la langue », etc., puisque la langue n’est pas une entité, et n’existe que dans les su- jets parlants. Il ne faudrait pourtant pas aller trop loin, et il suffit de s’entendre. Il y a certaines images dont on ne peut pas se passer. Exiger qu’on ne se serve que de termes répondant aux réalités du langages, c’est prétendre que ces réalités n’ont plus de mystères pour nous. Or il s’en faut de beaucoup ; aussi n’hésiterons-nous pas à employer à l’occasion telle des expressions qui ont été blâmées à l’époque.

Chapitre 2

Matière et tâche de la linguistique ; ses rapports avec les sciences connexes

La matière de la linguistique est constituée d’abord par toutes les manifestations du langage humain, qu’il s’agisse des peuples sauvages ou des nations civilisées, des époques archaïques, classiques ou de décadence, en tenant compte, dans chaque période, non seulement du langage correct et du « beau langage », mais de toutes les formes d’expression. Ce n’est pas tout : le langage échappant le plus souvent à l’observation, le linguiste devra tenir compte des textes écrits, puisque seuls ils lui font connaître les idiomes passés ou distants :

La tâche de la linguistique sera :

a) de faire la description et l’histoire de toutes les langues qu’elle pourra atteindre, ce qui revient à faire l’histoire des familles de langues et à reconstituer dans la mesure du possible les langues mères de chaque famille ;

b) de chercher les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans toutes les langues, et de dégager les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers de l’histoire ;

c) de se délimiter et de se définir elle-même.

La linguistique a des rapports très étroits avec d’autres sciences qui tantôt lui empruntent des données, tantôt lui en fournissent. Les limites qui l’en séparent n’apparaissent pas toujours nettement. Par exemple, la linguistique doit être soigneusement distinguée de l’ethnographie et de la préhistoire, où la langue n’intervient qu’à titre de document ; distinguée aussi de l’anthropologie, qui n’étudie l’homme qu’au point de vue de l’espèce, tandis que le langage est un fait social. Mais faudrait-il alors l’incorporer à la sociologie ? Quelles relations existent entre la linguistique et la psychologie sociale ? Au fond, tout est psychologique dans la langue, y compris ses manifestations matérielles et mécaniques, comme les changements de sons ; et puisque la linguistique fournit à la psychologie sociale de si précieuses données, ne fait-elle pas corps avec elle ? Autant de questions que nous ne faisons qu’effleurer ici pour les reprendre plus loin.

Les rapports de la linguistique avec la physiologie ne sont pas aussi difficiles à débrouiller : la relation est unilatérale, en ce sens que l’étude des langues demande des éclaircissements à la physiologie des sons, mais ne lui en fournit aucun. En tout cas la confusion entre les deux disciplines est impossible : l’essentiel de la langue, nous le verrons, est étranger au caractère phonique du signe linguistique.

Quant à la philologie, nous sommes déjà fixés : elle est nettement distincte de la linguistique, malgré les points de contact des deux sciences et les services mutuels qu’elles se rendent.

Quelle est enfin l’utilité de la linguistique ? Bien peu de gens ont là-dessus des idées claires ; ce n’est pas le lieu de les fixer. Mais il est évident, par exemple, que les questions linguistiques intéressent tous ceux, historiens, philologues, etc., qui ont à manier des textes. Plus évidente encore est son importance pour la culture générale : dans la vie des individus et des sociétés, le langage est un facteur plus important qu’aucun autre. Il serait inadmissible que son étude restât l’affaire de quelques spécialistes ; en fait, tout le monde s’en occupe peu ou prou ; mais — conséquence paradoxale de l’intérêt qui s’y attache — il n’y a pas de domaine où aient germé plus d’idées absurdes, de préjugés, de mirages, de fictions. Au point de vue psychologique, ces erreurs ne sont pas négligeables ; mais la tâche du linguiste est avant tout de les dénoncer, et de les dissiper aussi complètement que possible.

Chapitre 3

Objet de la linguistique

§ 1. La langue ; sa définition.

Quel est l’objet à la fois intégral et concret de la linguistique ? La question est particulièrement difficile ; nous verrons plus tard pourquoi ; bornons-nous ici à faire saisir cette difficulté.

D’autres sciences opèrent sur des objets donnés d’avance et qu’on peut considérer ensuite à différents points de vue ; dans notre domaine, rien de semblable. Quelqu’un prononce le mot français nu : un observateur superficiel sera tenté d’y voir un objet linguistique concret ; mais un examen plus attentif y fera trouver successivement trois ou quatre choses parfaitement différentes, selon la manière dont on le considère : comme son, comme expression d’une idée, comme correspondant du latin nūdum, etc.

Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet, et d’ailleurs rien ne nous dit d’avance que l’une de ces manières de considérer le fait en question soit antérieure ou supérieure aux autres.

En outre, quelle que soit celle qu’on adopte, le phénomène linguistique présente perpétuellement deux faces qui se correspondent et dont l’une ne vaut que par l’autre. Par exemple :

1o Les syllabes qu’on articule sont des impressions acoustiques perçues par l’oreille, mais les sons n’existeraient pas sans les organes vocaux ; ainsi un n n’existe que par la correspondance de ces deux aspects. On ne peut donc réduire la langue au son, ni détacher le son de l’articulation buccale ; réciproquement on ne peut pas définir les mouvements des organes vocaux si l’on fait abstraction de l’impression acoustique (voir p. 113 sv.).

2o Mais admettons que le son soit une chose simple : est-ce lui qui fait le langage ? Non, il n’est que l’instrument de la pensée et n’existe pas pour lui-même. Là surgit une nouvelle et redoutable correspondance : le son, unité complexe acoustico-vocale, forme à son tour avec l’idée une unité complexe, physiologique et mentale. Et ce n’est pas tout encore :

3o Le langage a un côté individuel et un côté social, et l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre. En outre :

4o A chaque instant il implique à la fois un système établi et une évolution ; à chaque moment, il est une institution actuelle et un produit du passé. Il semble à première vue très simple de distinguer entre ce système et son histoire, entre ce qu’il est et ce qu’il a été ; en réalité, le rapport qui unit ces deux choses est si étroit qu’on a peine à les séparer. La question serait-elle plus simple si l’on considérait le phénomène linguistique dans ses origines, si par exemple on commençait par étudier le langage des enfants ? Non, car c’est une idée très fausse de croire qu’en matière de langage le problème des origines diffère de celui des conditions permanentes ; on ne sort donc pas du cercle.

Ainsi, de quelque côté que l’on aborde la question, nulle part l’objet intégral de la linguistique ne s’offre à nous ; partout nous rencontrons ce dilemme : ou bien nous nous attachons à un seul côté de chaque problème, et nous risquons de ne pas percevoir les dualités signalées plus haut ; ou bien, si nous étudions le langage par plusieurs côtés à la fois, l’objet de la linguistique nous apparaît un amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles. C’est quand on procède ainsi qu’on ouvre la porte à plusieurs sciences — psychologie, anthropologie, grammaire normative, philologie, etc., — que nous séparons nettement de la linguistique, mais qui, à la faveur d’une méthode incorrecte, pourraient revendiquer le langage comme un de leurs objets.

Il n’y a, selon nous, qu’une solution à toutes ces difficultés : il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage. En effet, parmi tant de dualités, la langue seule paraît être susceptible d’une définition autonome et fournit un point d’appui satisfaisant pour l’esprit.

Mais qu’est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond pas avec le langage ; elle n’en est qu’une partie déterminée, essentielle, il est vrai. C’est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus. Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social ; il ne se laisse classer dans aucune catégorie des faits humains, parce qu’on ne sait comment dégager son unité.

La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe de classification. Dès que nous lui donnons la première place parmi les faits de langage, nous introduisons un ordre naturel dans un ensemble qui ne se prête à aucune autre classification.

À ce principe de classification on pourrait objecter que l’exercice du langage repose sur une faculté que nous tenons de la nature, tandis que la langue est une chose acquise et conventionnelle, qui devrait être subordonnée à l’instinct naturel au lieu d’avoir le pas sur lui.

Voici ce qu’on peut répondre.

D’abord, il n’est pas prouvé que la fonction du langage, telle qu’elle se manifeste quand nous parlons, soit entièrement naturelle, c’est-à-dire que notre appareil vocal soit fait pour parler comme nos jambes pour marcher. Les linguistes sont loin d’être d’accord sur ce point. Ainsi pour Whitney, qui assimile la langue à une institution sociale au même titre que toutes les autres, c’est par hasard, pour de simples raisons de commodité, que nous nous servons de l’appareil vocal comme instrument de la langue : les hommes auraient pu aussi bien choisir le geste et employer des images visuelles au lieu d’images acoustiques. Sans doute cette thèse est trop absolue ; la langue n’est pas une institution sociale en tous points semblables aux autres (voir p. 161 sv. et p. 165) ; de plus, Whitney va trop loin quand il dit que notre choix est tombé par hasard sur les organes vocaux ; il nous étaient bien en quelque sorte imposés par la nature. Mais sur le point essentiel, le linguiste américain nous semble avoir raison : la langue est une convention, et la nature du signe dont on est convenu est indifférente. La question de l’appareil vocal est donc secondaire dans le problème du langage.

Une certaine définition de ce qu’on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin articulus signifie « membre, partie, subdivision dans une suite de choses » ; en matière de langage, l’articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ; c’est dans ce sens qu’on dit en allemand gegliederte Sprache. En s’attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n’est pas le langage parlé qui est naturel à l’homme, mais la faculté de constituer une langue, c’est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes.

Broca a découvert que la faculté de parler est localisée dans la troisième circonvolution frontale gauche ; on s’est aussi appuyé là-dessus pour attribuer au langage un caractère naturel. Mais on sait que cette localisation a été constatée pour tout ce qui se rapporte au langage, y compris l’écriture, et ces constatations, jointes aux observations faites sur les diverses formes d’aphasie par lésion de ces centres de localisation, semblent indiquer : 1o que les troubles divers du langage oral sont enchevêtrés de cent façons avec ceux du langage écrit ; 2o que dans tous les cas d’aphasie ou d’agraphie, ce qui est atteint, c’est moins la faculté de proférer tels ou tels sons ou de tracer tels ou tels signes que celle d’évoquer par un instrument, quel qu’il soit, les signes d’un langage régulier. Tout cela nous amène à croire qu’au-dessus du fonctionnement des divers organes il existe une faculté plus générale, celle qui commande aux signes, et qui serait la faculté linguistique par excellence. Et par là nous sommes conduits à la même conclusion que plus haut.

Pour attribuer à la langue la première place dans l’étude du langage, on peut enfin faire valoir cet argument, que la faculté — naturelle ou non — d’articuler des paroles ne s’exerce qu’à l’aide de l’instrument créé et fourni par la collectivité ; il n’est donc pas chimérique de dire que c’est la langue qui fait l’unité du langage.

§ 2. Place de la langue dans les faits de langage.

Pour trouver dans l’ensemble du langage la sphère qui correspond à la langue, il faut se placer devant l’acte individuel qui permet de reconstituer le circuit de la parole. Cet acte suppose au moins deux individus ; c’est le minimum exigible pour que le circuit soit complet. Soient donc deux personnes, A et B, qui s’entretiennent :

Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l’une, par exemple A, où les faits de conscience, que nous appellerons concepts, se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur expression. Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image ; puis les ondes sonores se propagent de la bouche de A à l’oreille de B : procès purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l’oreille au cerveau, transmission physiologique de l’image acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept correspondant. Si B parle à son tour, ce nouvel acte suivra — de son cerveau à celui de A — exactement la même marche que le premier et passera par les mêmes phases successives, que nous figurerons comme suit :

Cette analyse ne prétend pas être complète ; on pourrait distinguer encore : la sensation acoustique pure, l’identification de cette sensation avec l’image acoustique latente, l’image musculaire de la phonation, etc. Nous n’avons tenu compte que des éléments jugés essentiels ; mais notre figure permet de distinguer d’emblée les parties physiques (ondes sonores) des physiologiques (phonation et audition) et psychiques (images verbales et concepts). Il est en effet capital de remarquer que l’image verbale ne se confond pas avec le son lui-même et qu’elle est psychique au même titre que le concept qui lui est associé.

Le circuit, tel que nous l’avons représenté, peut se diviser encore :

a) en une partie extérieure (vibration des sons allant de la bouche à l’oreille) et une partie intérieure, comprenant tout le reste :

b) en une partie psychique et une partie non-psychique, la seconde comprenant aussi bien les faits physiologiques dont les organes sont le siège, que les faits physiques extérieurs à l’individu ;

c) en une partie active et une partie passive : est actif tout ce qui va du centre d’association d’un des sujets à l’oreille de l’autre sujet, et passif tout ce qui va de l’oreille de celui-ci à son centre d’association ;

enfin dans la partie psychique localisée dans le cerveau, on peut appeler exécutif tout ce qui est actif (c → i) et réceptif tout ce qui est passif (i → c).

Il faut ajouter une faculté d’association et de coordination, qui se manifeste dès qu’il ne s’agit plus de signes isolés ; c’est cette faculté qui joue le plus grand rôle dans l’organisation de la langue en tant que système (voir p. 230 sv.).

Mais pour bien comprendre ce rôle, il faut sortir de l’acte individuel, qui n’est que l’embryon du langage, et aborder le fait social.

Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s’établira une sorte de moyenne : tous reproduiront, — non exactement sans doute, mais approximativement — les mêmes signes unis aux mêmes concepts.

Quelle est l’origine de cette cristallisation sociale ? Laquelle des parties du circuit peut être ici en cause ? Car il est bien probable que toutes n’y participent pas également.

La partie physique peut être écartée d’emblée. Quand nous entendons parler une langue que nous ignorons, nous percevons bien les sons, mais, par notre incompréhension, nous restons en dehors du fait social.

La partie psychique n’est pas non plus tout entière en jeu : le côté exécutif reste hors de cause, car l’exécution n’est jamais faite par la masse ; elle est toujours individuelle, et l’individu en est toujours le maître ; nous l’appellerons la parole.

C’est par le fonctionnement des facultés réceptive et coordinative que se forment chez les sujets parlants des empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes chez tous. Comment faut-il se représenter ce produit social pour que la langue apparaisse parfaitement dégagée du reste ? Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus ; car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse.

En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1o ce qui est social de ce qui est individuel ; 2o ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

La langue n’est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l’individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n’y intervient que pour l’activité de classement dont il sera question p. 230 sv.

La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d’intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1o les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa pensée personnelle ; 2o le mécanisme psycho-physique qui lui permet d’extérioriser ces combinaisons.

Il est à remarquer que nous avons défini des choses et non des mots ; les distinctions établies n’ont donc rien à redouter de certains termes ambigus qui ne se recouvrent pas d’une langue à l’autre. Ainsi en allemand Sprache veut dire « langue » et « langage » ; Rede correspond à peu près à « parole », mais y ajoute le sens spécial de « discours ». En latin sermo signifie plutôt « langage » et « parole », tandis que lingua désigne la langue, et ainsi de suite. Aucun mot ne correspond exactement à l’une des notions précisées plus haut ; c’est pourquoi toute définition faite à propos d’un mot est vaine ; c’est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses.

Récapitulons les caractères de la langue :

1o Elle est un objet bien défini dans l’ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s’associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n’existe qu’en vertu d’une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D’autre part, l’individu a besoin d’un apprentissage pour en connaître le jeu ; l’enfant ne se l’assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu’un homme privé de l’usage de la parole conserve la langue, pourvu qu’il comprenne les signes vocaux qu’il entend.

2o La langue, distincte de la parole, est un objet qu’on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n’est possible que si ces autres éléments n’y sont pas mêlés.

3o Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c’est un système de signes où il n’y a d’essentiel que l’union du sens et de l’image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.

4o La langue n’est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c’est un grand avantage pour l’étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l’ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ; l’écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu’il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d’un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n’y a plus que l’image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l’on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n’est, comme nous le verrons, que la somme d’un nombre limité d’éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d’être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l’écriture. C’est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu’un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l’écriture la forme tangible de ces images.

§ 3. Place de la langue dans les faits humains. La sémiologie.

Ces caractères nous en font découvrir un autre plus important. La langue, ainsi délimitée dans l’ensemble des faits de langage, est classable parmi les faits humains, tandis que le langage ne l’est pas.

Nous venons de voir que la langue est une institution sociale ; mais elle se distingue par plusieurs traits des autres institutions politiques, juridiques, etc. Pour comprendre sa nature spéciale, il faut faire intervenir un nouvel ordre de faits.

La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes.

On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie1 (du grec sēmeîon, « signe »). Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu’elle n’existe pas encore, on ne peut dire ce qu’elle sera ; mais elle a droit à l’existence, sa place est déterminée d’avance. La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique, et celle-ci se trouvera ainsi rattachée à un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains.

C’est au psychologue à déterminer la place exacte de la sémiologie 2; la tâche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l’ensemble des faits sémiologiques. La question sera reprise plus bas ; nous ne retenons ici qu’une chose : si pour la première fois nous avons pu assigner à la linguistique une place parmi les sciences, c’est parce que nous l’avons rattachée à la sémiologie.

Pourquoi celle-ci n’est-elle pas encore reconnue comme science autonome, ayant comme toute autre son objet propre ? C’est qu’on tourne dans un cercle : d’une part, rien n’est plus propre que la langue à faire comprendre la nature du problème sémiologique ; mais, pour le poser convenablement, il faudrait étudier la langue en elle-même ; or, jusqu’ici, on l’a presque toujours abordée en fonction d’autre chose, à d’autres points de vue.

Il y a d’abord la conception superficielle du grand public : il ne voit dans la langue qu’une nomenclature (voir p. 151), ce qui supprime toute recherche sur sa nature véritable.

Puis il y a le point de vue du psychologue, qui étudie le mécanisme du signe chez l’individu ; c’est la méthode la plus facile, mais elle ne conduit pas au delà de l’exécution individuelle et n’atteint pas le signe, qui est social par nature.

Ou bien encore, quand on s’aperçoit que le signe doit être étudié socialement, on ne retient que les traits de la langue qui la rattachent aux autres institutions, celles qui dépendent plus ou moins de notre volonté ; et de la sorte on passe à côté du but, en négligeant les caractères qui n’appartiennent qu’aux systèmes sémiologiques en général et à la langue en particulier. Car le signe échappe toujours en une certaine mesure à la volonté individuelle ou sociale, c’est là son caractère essentiel ; mais c’est celui qui apparaît le moins à première vue.

Ainsi ce caractère n’apparaît bien que dans la langue, mais il se manifeste dans les choses qu’on étudie le moins, et par contre-coup on ne voit pas bien la nécessité ou l’utilité particulière d’une science sémiologique. Pour nous, au contraire, le problème linguistique est avant tout sémiologique, et tous nos développements empruntent leur signification à ce fait important. Si l’on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut la prendre d’abord dans ce qu’elle a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre ; et des facteurs linguistiques qui apparaissent comme très importants au premier abord (par exemple le jeu de l’appareil vocal), ne doivent être considérés qu’en seconde ligne, s’ils ne servent qu’à distinguer la langue des autres systèmes. Par là, non seulement on éclairera le problème linguistique, mais nous pensons qu’en considérant les rites, les coutumes, etc… comme des signes, ces faits apparaîtront sous un autre jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer par les lois de cette science.

1On se gardera de confondre la sémiologie avec la sémantique, qui étudie les changements de signification, et dont F. de S. n’a pas fait un exposé méthodique ; mais on en trouvera le principe fondamental formulé à la page 154.

2Cf. Ad. Naville, Classification des sciences, 2e éd., Paris, F.Alcan, 1901, p. 104.