Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Quatrième grande création du réalisateur et scénariste Yasumi Matsuno, Vagrant Story conte le périple d’Ashley Riot, agent d’élite envoyé en mission au sein de la cité maudite de Leá Monde. À l’époque de sa sortie, ce digne représentant de l’âge d’or du RPG japonais a bousculé les joueurs du monde entier grâce à ses graphismes de haute volée, sa mise en scène cinématographique et son écriture à la saveur shakespearienne. Dans cet ouvrage,
Rémi Lopez étudie ce chef-d’oeuvre de Square en revenant sur les coulisses de son développement et la profondeur de son script. De la direction artistique au gameplay, en passant par la traduction anglaise irréprochable d’Alexander O. Smith, il détaille l’état d’esprit et la volonté des concepteurs, tout en replaçant Vagrant Story dans son époque. Il n’oublie pas d’analyser l’histoire et les personnages en vue d’extraire l’essence de ce joyau vidéoludique.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 417
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
À Dioup
DANS LE MONDE DU JEU VIDÉO, une réussite commerciale ne garantit pas forcément la postérité. À l’inverse, il existe des titres qui, en dépit d’un succès modeste, marquent durablement l’histoire du médium, tout en faisant entrer leurs créateurs, sans trop leur demander leur avis, dans le cercle très fermé et élitiste des auteurs. Un quart de siècle après sa sortie, Vagrant Story brille encore par sa singularité. Perle parmi les perles du catalogue légendaire de Square à son apogée, le chef-d’œuvre de Yasumi Matsuno n’a pourtant jamais, même avec le recul, obtenu les faveurs du grand public.
Peut-être paie-t-il encore les conséquences de sa redoutable difficulté. Pour sûr, les articles des testeurs rendus au moment de la sortie du jeu, trempés de sueur et de sang, faisaient figure d’avertissement à l’attention d’un public non initié. Vagrant Story se veut aussi exigeant que sans pitié, et n’offre ses faveurs qu’aux plus téméraires. La complexité de son système de jeu, couplée à une certaine lourdeur des menus et au risque constant d’être vaporisé par un sort ennemi, en aura découragé plus d’un. En d’autres termes, ce titre n’est pas destiné au grand public ; c’était d’ailleurs un souhait conscient de Yasumi Matsuno, qui voulait réaliser un jeu spécifiquement pour les hardcore gamers, quitte à limiter les ventes. Mais cette difficulté ne fait-elle pas partie du charme ? Déjà sublime dans sa présentation, d’un point de vue purement technique comme au niveau de sa direction artistique, Vagrant Story rutile toujours plus lors des moments de grâce suivant la victoire face à un terrible adversaire, quand l’euphorie rejoint l’adrénaline et les mains moites.
Les meilleurs témoignages viendront justement de ceux revenus, haletants, épuisés, de cette difficile randonnée. Ils vous parleront de la merveilleuse architecture de Leá Monde, inspirée de notre Saint-Émilion national, des superbes designs d’Akihiko Yoshida, et des musiques inoubliables de Hitoshi Sakimoto. Vagrant Story, c’est une aventure aussi séduisante que sinistre, aux confins du beau et du sordide, où la majesté des temples oubliés côtoie la puanteur des morts-vivants pourrissant dans les souterrains.
Bien que Yasumi Matsuno se considère plus businessman que créatif, nul doute qu’une suite à Final Fantasy Tactics, son précédent chef-d’œuvre, lui aurait assuré à lui comme à Square une avenue vers un important succès commercial. Cependant, l’intransigeance artistique des membres de son équipe, réunis autour de lui comme des musiciens fidèles autour de leur chef d’orchestre, devait faire de Vagrant Story un jeu à part, Square leur ayant accordé le feu vert pour que danse leur créativité sans retenue. Quand de grands talents, libérés des desiderata du marché, ne sont guidés que par leur inspiration, seules les limitations des machines tendent à réfréner les ambitions les plus folles. Car de l’ambition, Matsuno en avait ! Raboté d’une grosse moitié de ce qu’il devait contenir, Vagrant Story aurait pu être plus grand, plus beau encore, s’il était sorti quelques années plus tard. Bien que les cicatrices soient visibles, elles sont autant de symboles d’une époque où la passion et l’enthousiasme faisaient souvent des miracles. Ce n’est pas pour rien que l’on parle souvent d’âge d’or du RPG japonais pour définir cette période.
Vagrant Story a sacrifié son succès commercial sur l’autel de l’authenticité artistique, troqué ses chiffres de vente pour la postérité. Parce que le jeu de Yasumi Matsuno, à l’image de l’ensemble de son œuvre, n’a rien perdu de sa superbe, il semblait logique que nous lui consacrions un ouvrage à part entière, pour revenir en détail sur le contexte de sa création, examiner tout ce qui fait son essence, en plus de s’attarder sur son exceptionnelle localisation anglaise, couronnement d’années d’efforts pour honorer à sa juste valeur des textes jusque-là traduits de manière très amateur.
Ce n’est pas pour rien que la mention du nom de Matsuno, tout comme celui de ses jeux, s’accompagne d’une ferveur sans équivalent chez nombre de joueurs et de développeurs. L’aura unique, l’identité marquée et marquante d’un jeu aussi culte que Vagrant Story continue de nourrir la flamme de la passion de ceux revenus, éreintés mais exaltés, de leur éprouvant séjour dans la cité maudite.
Il est temps de retourner braver les Ténèbres de Leá Monde.
L’auteur
Rémi Lopez est titulaire d’une licence en langue et civilisation japonaises, et est tombé dans la marmite du RPG étant petit. Une passion qui ne l’a jamais quitté puisque, à 17 ans, il écrit ses premiers articles pour la presse spécialisée, de Gameplay RPG à Role Playing Game, après avoir fait ses armes sur Internet en amateur. Grand admirateur de Jung, Campbell et Eliade, il a entamé sa carrière d’auteur en écrivant à deux reprises sur Final Fantasy, d’abord sur le huitième épisode en 2013, puis sur le douzième en 2015, chez Third Éditions, avant de coécrire deux livres consacrés à la saga Persona. Enfin, toujours pour le même éditeur, Rémi Lopez a rédigé d’autres ouvrages : Cowboy Bebop. Deep Space Blues, La Légende Chrono Trigger, Le Choc Akira. Une [r]évolution du manga, Plongée dans le réseau Ghost in the Shell, Le Monde selon Final Fantasy. Le RPG japonais comme mythe moderne, et Dans les ténèbres de Vagrant Story. Le chef-d’œuvre de Yasumi Matsuno.
Note : Tous les noms de personnages, de lieux, d’objets et d’organisations apparaissant dans cet ouvrage proviennent de l’excellente traduction anglaise de Vagrant Story, plus fidèle à l’originale que la version française.
Le premier chapitre de la longue histoire de Valendia remonte bien au-delà de sa fondation officielle. Plus de deux mille ans avant la prise d’otages de Graylands et le meurtre du duc Bardorba, la légendaire sorcière1 Müllenkamp, figure aussi importante que mystérieuse pour les historiens, posa la première pierre de la cité de Leá Monde. On trouve au sujet de la magicienne plus de spéculations que d’informations concrètes ; outre le peu de documents authentiques attestant de son existence, il faut aussi prendre en compte l’intervention de l’église de Iocus dans le remodelage du récit historique. Parce qu’elle devint l’opposante de Müllenkamp, on soupçonne l’Église d’avoir sciemment noirci le tableau à son sujet en la dépeignant comme une ennemie de Dieu, une hérétique. Cependant, les relations avec Iocus ne furent pas toujours belliqueuses, puisqu’on sait aujourd’hui que beaucoup de fidèles de l’Église avaient élu domicile à Leá Monde du temps de son apogée, lorsque la cité comptait pas moins de cinq mille âmes.
Cette ville était idéalement située, sur le plan géographique, pour se protéger des assauts extérieurs : la mer touchait trois de ses flancs et sa ceinture de murailles lui donnait des allures de forteresse. Les sous-sols de la cité, riches en calcaire, ont assuré la survie économique de ses habitants pendant des siècles. Aujourd’hui abandonnées, les galeries labyrinthiques dormant sous la ville restent l’un de ses plus importants vestiges. Beaucoup plus récemment, un immense cellier fut construit pour entreposer les meilleurs vins de Leá Monde, particulièrement réputés à Valendia, et même au-delà.
La sorcière Müllenkamp vivait à l’époque de l’antiquité kiltéenne2, comme en atteste encore aujourd’hui l’architecture de la cité, dont l’impressionnante résistance aux affres du temps tient du miracle. En ce temps-là, l’usage de la magie était non seulement autorisé au sein de Leá Monde, mais courant, la diffusion de cet art désormais prohibé remontant à la sorcière elle-même. On dit de Müllenkamp qu’elle maniait à sa guise l’énergie des Ténèbres, un terme irrémédiablement associé à la cité et ses mystères. En distribuant des grimoires, Müllenkamp aurait permis aux profanes de tremper à leur tour les mains dans cette énergie3, jusqu’à la persécution des hérétiques par Iocus, qui mit fin à ces pratiques. La sorcière garda toutefois secrète l’existence d’un grimoire particulier, appelé « Grand Grimoire ». Si l’on en croit les rumeurs, celui-ci permettrait à son détenteur, à la condition qu’il soit muni d’une « clef », d’accéder à une puissance telle qu’il pourrait aisément conquérir le monde. À dire vrai, personne ne connaît l’étendue réelle des pouvoirs de Müllenkamp, ses miracles – ou ses blasphèmes, selon certains – s’étant perdus dans l’Histoire. On sait qu’elle utilisait les catacombes de la cité pour réaliser des expériences sur des monstres, des créatures venant d’une dimension extérieure à la nôtre, d’où les Ténèbres seraient également originaires. Idem pour le vieux temple kiltéen, à l’origine un autre de ses laboratoires, réhabilité par Iocus longtemps après sa mort, et qui regorge encore d’énergie magique. Certaines de ces créatures peuplent toujours les sous-sols de Valendia et se sont frayé un chemin jusqu’aux contes et légendes racontés aux quatre coins du royaume.
Au centre de la cité se dresse sa cathédrale, datant d’avant Iocus ; un sublime bâtiment depuis lequel l’énergie des Ténèbres se répand sur le reste de la ville par cercles concentriques. En effet, les murs mêmes de Leá Monde répondent à l’appel des Ténèbres, tels des organes recevant le sang qui les fait fonctionner. Sur de nombreuses façades, murets, escaliers et portes figurent des inscriptions occultes remontant à cette époque antique, donnant un indice considérable sur la nature du Grand Grimoire : il s’agirait, en réalité, de la cité elle-même.
Pour celui versé dans l’art de la magie, les Ténèbres s’apparentent à une liqueur, une substance aussi enivrante que dangereuse à laquelle on s’abandonne par envie, fascination ou orgueil. Dans ce dernier cas, le sorcier devient en général la victime de sa propre arrogance, car les Ténèbres sont gourmandes et ne se laissent pas dominer facilement, au contraire. Tout comme un poison inodore, elles peuvent s’inviter dans l’organisme de quiconque s’en approche de trop près et profitent de la moindre fragilité de l’esprit pour investir les corps et les têtes. Seule une volonté forte est capable de tenir les Ténèbres à distance, ne serait-ce que temporairement.
L’accès à des capacités surnaturelles, transcendant la condition humaine, n’est pas sans contrepartie. Tous ceux touchés par les Ténèbres, volontairement ou non, ne peuvent plus prétendre au repos éternel. Ils ne meurent plus de manière « traditionnelle » : concrètement, au moment de rendre leur dernier souffle, leur corps se dissout dans un nuage de fumée noire4 et leur âme se retrouve condamnée à errer, incapable de rejoindre les grâces de l’au-delà. Ce destin terrible tend à rendre les âmes vagabondes extrêmement agressives, notamment vis-à-vis des vivants, qu’elles haïssent et jalousent. Il n’est pas rare, pour ces esprits revanchards, d’aller jusqu’à prendre possession de cadavres pour laisser parler leur folie meurtrière. Le seul moyen d’échapper à ce qu’on appelle la « mort incomplète » est de détenir la clef de Leá Monde. Ne pouvant être portée que par l’héritier légitime des pouvoirs de la cité, celle-ci lui garantit une « immortalité parfaite », l’exact inverse de la terrible destinée des pauvres âmes touchées par les Ténèbres.
Le prophète de la religion du même nom, saint Iocus, serait né après la fin de l’époque kiltéenne. Ce nouveau culte monothéiste, centré autour de la fidélité à Dieu et à sa loi, finit par considérer Müllenkamp comme une hérétique et ses fidèles comme des blasphémateurs, entraînant, à Leá Monde comme ailleurs, des chasses aux sorcières d’une grande violence. On grava5 sur le dos des malheureux le symbole de Iocus, le Holy Win, une croix à six branches, composée d’une épée entrecoupée de deux autres lames. Les historiens émettent toutefois quelques doutes quant à l’origine de ce symbole, en ce que les fidèles de Müllenkamp semblaient déjà l’employer bien avant la naissance de Iocus. La théorie acceptée aujourd’hui est que Iocus s’est approprié le symbole en l’inversant, pour ensuite accuser Müllenkamp d’en utiliser une version retournée dans l’idée de singer l’Église et se moquer de ses valeurs. Aux yeux de l’Histoire et des connaissances actuelles, le récit proposé par Iocus est hautement discutable, au mieux.
Toujours est-il que, les siècles passant, le culte de Müllenkamp se marginalisa, tandis que Iocus devint la religion officielle de Valendia. Pendant une bonne partie de son histoire, le royaume interdit même toute forme de croyance alternative. Ces dernières années, les règles autour de la liberté de religion ont fini par gagner en souplesse. En conséquence, Valendia a vu émerger de nombreux cultes et sectes en tous genres, dont les actions parfois criminelles et les discours apocalyptiques ont eu tôt fait de remettre en cause cette nouvelle tolérance religieuse. Aujourd’hui, les habitants du royaume semblent prêts à revenir à des mesures plus rigoristes.
À l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui le royaume de Valendia se trouvait une cité-État fondée il y a mille cinq cents ans. Au fil des générations, la nature et l’organisation politique de la ville évoluèrent pour finalement voir émerger un premier roi, il y a plus de trois siècles, baptisé Narsak. La couronne ne quitta pas la famille pendant trois cents ans, jusqu’à ce qu’un régent, Gurnas, s’approprie le pouvoir politique réel sans avoir à monter sur le trône. Très vite, la corruption commença à gangréner tout le royaume, la famille Gurnas devenant de plus en plus puissante et tyrannique. Une partie de la noblesse, désireuse de voir le prestige et la légitimité de la famille royale restaurés, se ligua contre les Gurnas pour les déloger de leur piédestal. Ce fut là le casus belli à l’origine de la guerre civile de Valendia. Au bout de deux ans de violence et grâce à l’action déterminante du duc Bardorba et de ses alliés, les Narsak purent retrouver leur place comme famille régnante.
La fin de la guerre civile, trente-quatre ans avant les événements de Graylands (la capitale économique du royaume), ne signifia pas pour autant le retour d’un statu quo paisible. Pour éviter de voir le royaume plonger à nouveau dans un bain de sang fratricide, le système politique de Valendia fut repensé, amenant à la création d’un parlement reconnu par le roi, désormais chargé de s’occuper des affaires étatiques. La capitale de Valendia, Valnain, devint ainsi non seulement le lieu de résidence du souverain, mais aussi le siège du gouvernement. Si ce nouveau système parlementaire devait empêcher le despotisme d’une petite élite, ses limites apparurent bien vite : le conseil était surtout composé d’aristocrates, de chefs d’industries et d’autres membres de la classe supérieure, pour la plupart les grands gagnants de la guerre civile, qui trouvèrent dans leur siège parlementaire un moyen de faire fructifier leurs intérêts. Le duc Bardorba, en particulier, n’eut aucun mal à y imposer son influence, même après sa retraite.
Avec le temps, diverses organisations se formèrent pour renforcer l’appareil d’État en matière de sécurité et de surveillance. La création du VKP (Valendia Knights of the Peace) fut cruciale dans l’histoire politique récente de Valendia. Sous l’autorité du Parlement, le VKP forme encore aujourd’hui des agents d’élite dans ses nombreuses académies. L’exigence de cette éducation est à la hauteur des enjeux des missions confiées aux agents diplômés. Le VKP dispose de plusieurs unités, répondant toutes aux directives du grand régent LeSait. L’unité des crimes majeurs, dont les membres s’appellent les Riskbreakers6, s’occupe des affaires les plus graves et dangereuses. Celle de renseignement et d’analyse est spécialisée dans les négociations, même avec les criminels, et tâche de ne pas faire couler le sang. Enfin, l’unité anticultes est devenue très active à l’apparition des nouvelles sectes apocalyptiques. Ces dernières années, elle s’est particulièrement concentrée sur les activités du culte de Müllenkamp et de son leader actuel, Sydney Losstarot.
Les Riskbreakers sont des agents d’exception, solitaires, envoyés aux quatre coins du monde pour les missions les plus périlleuses. En dépit de l’élitisme extrême filtrant les candidats aux postes de Riskbreakers, on estime que moins de 30 % d’entre eux reviennent vivants de leurs missions, qui peuvent impliquer, entre autres, de longues infiltrations dans des réseaux criminels étrangers. Plus encore que leurs compétences exceptionnelles, c’est leur dévotion sans égale à Valendia, ou plutôt au Parlement, qui les distingue des autres agents, à tel point qu’on a tendance à les considérer comme des êtres dépourvus de libre arbitre ; des exécutants, dans tous les sens du terme, qui n’hésitent pas à user de leur permis de tuer pour remplir leurs objectifs.
De son côté, l’Église de Iocus est restée le principal pilier spirituel de Valendia, en dépit de l’émergence de nouveaux mouvements religieux. Le radicalisme de ces derniers a même renforcé la foi des habitants du royaume en Iocus, certains parlementaires allant jusqu’à réclamer l’abrogation des récentes lois sur la liberté religieuse. En plus de son influence spirituelle, l’Église profite aujourd’hui d’une escouade d’élite répondant directement aux ordres du Cardinal : les Crimson Blades, une unité militaire qui ne peut toutefois pas intervenir sans l’aval du Parlement. Si le conseil d’État partage très largement l’inquiétude de la population vis-à-vis des nouveaux cultes de l’apocalypse, Müllenkamp en tête, il ne voit pas non plus d’un bon œil l’implication de plus en plus appuyée de l’Église dans les affaires gouvernementales. La récente tentative d’assassinat sur le roi, supposément par un membre de Müllenkamp, n’a fait qu’apporter de l’eau au moulin des apologistes de Iocus et du retour à l’Inquisition, quand bien même le Parlement n’a jamais révélé l’identité du criminel. Comme si cela ne suffisait pas, l’ombre de Bardorba continue de peser sur le conseil d’État, et plusieurs de ses membres semblent rêver de voir la maladie dont souffre le duc l’emporter plus rapidement que prévu.
La situation à Valendia est explosive. La guerre secrète entre Bardorba et le cardinal Batistum, à la tête de Iocus, couplée à l’impatience du Parlement et sa méfiance grandissante envers l’Église, a préparé le royaume à un conflit massif dont le culte de Müllenkamp s’apprête à donner le coup d’envoi. Au cœur de tous les enjeux ? La cité de Leá Monde, que l’on pensait éteinte, oubliée, depuis le tremblement de terre qui a tué tous ses habitants vingt-cinq ans plus tôt.
Peut-être que Valendia ne pouvait plus faire barrage face aux torrents de mensonges retenus par ses institutions. Qu’il s’agisse du Parlement, du VKP ou de l’Église, tous se sont gardés de révéler au grand public un secret ayant pourtant fait bouger les lignes politiques pendant des décennies, si ce n’est des siècles. Les Ténèbres, plus que n’importe quel autre trésor de Valendia, n’ont cessé d’inquiéter les plus raisonnables et de faire saliver les plus envieux, qu’il s’agisse des parlementaires ou de Iocus. Afin de protéger les grandes villes de l’influence des Ténèbres, l’État les entoura de grandes barrières, avant de prendre une décision radicale concernant Leá Monde. Intimement liée à l’énergie occulte, la cité allait en devenir la source principale, où les Ténèbres se regrouperaient en masse. Il y a vingt-cinq ans, les parlementaires – ou était-ce Iocus ? – procédèrent à un rituel abominable en invoquant deux créatures magiques, les devas Marid et Dao, pour provoquer un terrible séisme. Tous les habitants de Leá Monde périrent dans la catastrophe, comme autant « d’offrandes » livrées aux Ténèbres affamées, qui affluèrent pour s’en repaître. Les secousses plongèrent une partie de la cité sous les flots, la coupant encore davantage du reste du monde et laissant son cellier souterrain comme seule voie d’accès. Il s’agit là toutefois des seuls dégâts notables endurés par Leá Monde elle-même, aucun de ses murs n’étant tombé pendant le tremblement de terre. Qui pourrait prétendre qu’il n’était question que d’un simple caprice de la nature ? Seuls les témoins, les milliers d’âmes errant désormais dans les rues désertes et jusque dans les profondeurs des souterrains, crient la vérité dans une cacophonie sourde de complaintes horrifiantes.
Quel était le but d’un tel rituel ? S’agissait-il de confiner les Ténèbres au-delà des grandes villes pour mieux les en protéger ? Ou a-t-on délibérément fait de la cité un « puits » pour les Ténèbres dans l’idée d’en recueillir les fruits en temps voulu ? La possibilité d’une intervention secrète de l’Église reste envisageable. Derrière son intransigeance de façade, l’élite ecclésiastique de Iocus entretient depuis longtemps des relations troubles avec les Ténèbres. Dans le plus grand secret, le cardinal Batistum entraîne certains membres des Crimson Blades, son unité d’élite, à l’usage de la magie, en dépit des commandements religieux faisant de la sorcellerie la plus grave des hérésies.
Le dernier grand secret de l’histoire récente de Valendia, et peut-être l’un des mieux gardés, est la parenté entre le duc Bardorba et le leader de Müllenkamp, Sydney Losstarot. Si les services de renseignement du VKP ont réussi à démasquer en partie le Duc en découvrant qu’il finançait le culte, le fait qu’il soit le père du prophète semble encore échapper aux parlementaires. Dans les veines de Bardorba comme de Sydney coule le sang de la sorcière Müllenkamp, dont ils sont les derniers descendants avec l’autre fils du Duc, le petit Joshua. L’existence de Sydney fut arrachée des pages de l’Histoire en raison d’une tragédie survenue dans son enfance, vingt ans auparavant. Le jeune garçon était souvent confiné chez lui, quand ce n’était pas en clinique, en raison d’une santé fragile. Son état s’aggravant avec le temps, le Duc comprit que son fils était condamné à une mort prématurée, et fit appel aux Ténèbres pour l’en sauver. Bardorba était alors le porteur de la « clef » de Leá Monde, faisant de lui l’héritier du Grand Grimoire et un parfait immortel. L’artefact en question n’a en fait de clef que le nom, puisqu’il s’agit d’un tatouage dorsal, appelé Blood Sin7, représentant le même motif de croix kiltéenne « inversée » que l’on gravait jadis dans la chair des hérétiques. En faisant de son fils le nouveau porteur de la clef, Bardorba parvint à le tirer in extremis des griffes de la mort, mais pas sans contrepartie : Sydney dut payer le prix fort en offrant ses bras et ses jambes en sacrifice. Le prophète arbore aujourd’hui d’intimidantes prothèses métalliques qu’il meut grâce à ses pouvoirs magiques8. Une autre conséquence du rituel fut l’enchaînement symbolique des âmes du père et du fils : désormais, si l’un devait mourir, l’autre connaîtrait immédiatement le même sort. La maladie de Bardorba se trouvant à un stade très avancé, Sydney se voit lui aussi pressé par le temps, en dépit de l’immortalité promise par le Blood Sin. Le Duc, sentant son heure venir et les arrivistes se frotter les mains à l’idée de mettre la main sur Leá Monde, supplie son fils d’empêcher l’héritage de Müllenkamp de tomber entre de mauvaises mains, quitte à réduire la cité en cendres et laisser s’éteindre leur lignée. Sydney est sensible à la requête de son père, mais compte bien jouer une dernière carte avant de se résoudre à mourir. Il informe ses fidèles que Bardorba les a trahis et cherche à détruire Leá Monde.
Le conflit triangulaire entre le Parlement, Iocus et Müllenkamp se trouve alors au bord de l’explosion. Si tous semblent se garder de décocher la première flèche, les mains sont depuis longtemps plongées dans les carquois, prêtes à réagir au moindre excès de zèle.
Ne manque plus que l’étincelle. Aux dernières lueurs du jour, les partisans de Sydney lancent l’assaut sur le manoir du duc Bardorba, en prenant en otage sa famille et ses serviteurs. Très vite, Müllenkamp fait connaître ses revendications : la libération de tous leurs membres retenus prisonniers par le VKP ainsi que l’abdication du cardinal Batistum. Le Duc, absent au moment des faits, est rapidement mis au courant de la situation, tout comme le VKP, qui organise immédiatement une réunion de crise, dirigée par LeSait lui-même.
L’ambiance y est tendue. Perdu dans ses pensées, le régent comprend que la moindre action peut entraîner des conséquences politiques considérables pour tout Valendia et qu’un bain de sang ne risque pas de résoudre grand-chose. Lorsque le VKP apprend que le cardinal Batistum est passé outre l’aval parlementaire pour envoyer ses Crimson Blades, la situation se complique encore davantage. Si Iocus s’implique dans l’affaire, c’est que les enjeux en valent la peine et que la prise d’otages n’est peut-être qu’un leurre de la part de Sydney. Tout le monde a le nom de Leá Monde en tête, mais personne n’ose le prononcer. Présent dans la salle de réunion, l’agent Ashley Riot, une légende chez les Riskbreakers, s’étonne de voir que l’unité anticultes n’a pas été mobilisée. Pour le VKP, Müllenkamp est depuis longtemps considéré comme une faction terroriste plus qu’un simple groupe religieux ; il ne s’agit plus de débattre de liberté d’expression, mais d’assurer la sécurité de l’État. En outre, le financement de la secte par un ex-membre du Parlement, c’est-à-dire Bardorba, brouille encore plus les lignes entre le politique et le religieux. Une raison de plus, pour des parlementaires las de sentir l’emprise du Duc sur le conseil d’État, de le mettre hors d’état de nuire : en faisant en sorte que les liens entre Losstarot et Bardorba soient révélés au grand jour, le scandale fera perdre au second sa place dans l’arène politique.
Parce que la situation appelle des mesures exceptionnelles, le VKP décide d’envoyer Ashley Riot au manoir du Duc, à Graylands. Ce n’est pas n’importe quel agent : compte tenu du faible taux de survie des Riskbreakers, Ashley a tout d’une anomalie statistique. On dit qu’il est revenu vivant d’une centaine de missions, au cours desquelles il s’est « occupé » de factions antigouvernementales, en plein essor depuis quelques années. Premier de sa classe à l’académie, et passé par la garde royale, il excelle autant par ses résultats que par son obéissance totale au VKP, quitte à paraître dénué d’émotions. Le soldat parfait pour certains, un bon chien pour d’autres.
Ashley arrive aux abords du manoir autour de deux heures du matin, et retrouve son contact, l’agente Callo Merlose des renseignements, qui le briefe sur la situation. Une trentaine d’otages se trouvant encore sous le joug des cultistes, une intervention directe aurait toutes les chances de dégénérer. Tandis que Merlose suggère à Ashley la prudence, des flammes commencent à teinter de rouge les murs et vitres du manoir. Les Crimson Blades sont passés à l’action. Ne pouvant plus se permettre de rester observateur, Ashley décide d’investir le bâtiment et de profiter du chaos pour débusquer Sydney.
À l’intérieur, les Blades font du petit bois des cultistes qui leur livrent résistance. Leur commandant, le charismatique Romeo Guildenstern, cherche lui aussi à mettre la main sur le leader de Müllenkamp, le secours des otages n’ayant été qu’un prétexte mielleux pour faire couler le sang des « hérétiques » et faire cracher à Sydney les secrets de Leá Monde, à savoir la nature réelle du Grand Grimoire et la localisation de la clef qui permettra d’en desceller les pouvoirs. Toutefois, le prophète a bien conscience de la valeur de ces informations, à tel point que ses fidèles eux-mêmes n’ont pas accès à ses connaissances ésotériques. L’attaque du manoir n’est en réalité qu’une mise en scène dont l’un des objectifs consiste à forcer la main de Batistum et le pousser à se dévoiler. Pour brouiller les pistes, Sydney a ordonné à ses suiveurs de fouiller le bâtiment pour trouver la fameuse clef – celle qu’il porte en réalité sur son dos depuis l’enfance – pour mieux en masquer la nature réelle.
Sydney ne compte cependant pas repartir du manoir les mains vides. Parce qu’il reste convaincu que l’héritage de Leá Monde ne doit pas disparaître avec lui et son père le Duc, il a fait capturer le fils cadet de Bardorba, le jeune Joshua, pour en faire le nouveau porteur de la clef. S’apprêtant à rejoindre Leá Monde pour procéder au rituel, il est stoppé par Ashley qui, pointant une arbalète vers son cœur, le somme de se rendre. Sydney comprend vite qu’il n’a pas affaire à un simple garde royal, mais à un héraut de la mort, un Riskbreaker. Pas plus effrayé pour autant, il fait fi des avertissements de son adversaire et tente une attaque directe, immédiatement sanctionnée par le tir prompt et précis d’un carreau en pleine poitrine. Ashley n’a pas eu le choix. Ses ordres n’impliquaient pas de tuer Sydney, mais il s’agissait là de légitime défense. Fort heureusement, le Riskbreaker n’aura pas à répondre du meurtre du gourou : se relevant d’une blessure censée être mortelle, ce dernier retire le carreau sanglant de sa frêle poitrine devant les yeux ébahis d’Ashley, avant d’invoquer une créature légendaire, une wyverne, pour couvrir sa fuite.
Après un rude combat, le Riskbreaker parvient à occire la bête, mais pour lui, rien n’est terminé. Au contraire, tout ne fait que commencer. Tandis que le petit matin disperse l’obscurité d’une nuit meurtrière, Ashley comprend que la suite de sa mission l’emmènera au cœur de la cité maudite.
Contraint de garder le lit dans sa résidence secondaire, le Duc n’a pu suivre les événements de Graylands que par les rapports de ses serviteurs et ceux d’un homme manifestement très bien informé : Jan Rosencrantz, un ancien Riskbreaker, qui lui explique que les Blades ont poursuivi Sydney jusqu’à Leá Monde. Bardorba n’est pas dupe des intentions de Batistum, comme de la gravité de ce qui se profile. Il ordonne que l’on brûle son manoir, en s’assurant que la responsabilité retombe sur les Blades du Cardinal. Pas de témoins, même si la famille doit y passer. Le Duc ne peut toutefois se résoudre à abandonner Joshua, sa « lumière », et demande donc à Rosencrantz de se rendre à Leá Monde pour le sauver des mains d’acier de Sydney. Qu’importe l’héritage de la cité : Bardorba préfère qu’il périsse avec lui plutôt que de souiller l’âme de son cadet ou que l’Église ne parvienne à se l’approprier.
Ashley retrouve Merlose en fin de matinée aux abords de Leá Monde et s’engouffre seul dans l’immense cellier de la cité, passage obligatoire pour y pénétrer. Au moment de rebrousser chemin, l’agente des renseignements tombe nez à nez avec Sydney qui, ravi de cette rencontre fortuite, fait d’elle sa prisonnière. De son côté, le Riskbreaker découvre les vestiges poussiéreux du glorieux cellier de Leá Monde, jadis fierté de la ville. En plus de servir de terrain de chasse à des bêtes sauvages, les sous-sols semblent encore porter les séquelles du tremblement de terre d’il y a vingt-cinq ans, puisque des micro-secousses y chahutent régulièrement ses murs fatigués. Au cours de sa progression, le Riskbreaker est surpris par la vision furtive d’un jeune garçon aux traits familiers. Au détour d’un couloir, il est frappé d’un nouveau mirage et se retrouve transporté au milieu d’un champ, par une belle journée d’été. Il y voit le même garçon croisé plus tôt. Ses genoux faiblissent lorsque l’enfant l’appelle « papa ».
À la suite d’un affrontement contre un minotaure, Ashley se retrouve à nouveau face à Sydney, dont les compliments sont empoisonnés : en vantant l’obéissance absolue du Riskbreaker à ses maîtres, le prophète souligne surtout son absence évidente de libre arbitre. Il accuse le VKP de lui avoir lavé le cerveau et semble persuadé que l’être réel du Riskbreaker, sa volonté propre, se trouve toujours en lui, tapie dans les profondeurs de son inconscient. Il invite alors son interlocuteur à un voyage intérieur, emmenant les deux hommes, en pensées, dans le passé de l’agent. Ashley reconnaît l’endroit : c’est la même prairie aperçue en vision quelques minutes plus tôt. Devant eux, à l’ombre d’un grand arbre, une famille composée d’un couple et d’un jeune garçon profite du beau temps pour pique-niquer. Le père ressemble trait pour trait à Ashley, et l’enfant, à celui aperçu en mirage précédemment. La scène est idyllique, jusqu’à ce que deux malfrats surgissent et, sans raison apparente, blessent mortellement l’épouse, Tia, et l’enfant, Marco, laissant le père hurler de désespoir devant les corps sans vie de ceux qu’il aime.
Ashley est meurtri, accablé par le chagrin et la douleur lancinante d’une blessure qui ne cicatrisera jamais. Sydney se permet même de retourner le couteau dans la plaie : il accuse le Riskbreaker d’être responsable de la mort de sa famille, d’avoir failli dans son rôle de chevalier comme de père. Il invite ensuite l’agent du VKP à le traquer sur le grand terrain de chasse qu’est Leá Monde, la vérité sur son passé pouvant très bien faire partie du butin. Le bras droit du prophète, John Hardin, entre alors dans la pièce, tenant fermement Merlose contre lui. Impuissant, Ashley ne peut que crier le nom de sa collègue. Avec cette dernière provocation, Sydney, Hardin et leur prisonnière disparaissent, laissant le Riskbreaker seul au milieu de l’arène, à baigner dans ses propres doutes. À peine fait-il l’effort de se relever qu’il se retrouve envahi d’une étrange énergie, paraissant provenir des couches les plus profondes de sa chair. Une énergie familière, des instincts et réflexes venus d’une vie antérieure… Des compétences d’assassin.
Ashley n’est plus sûr de rien. Ses membres sont nouvellement animés d’une mémoire musculaire avide de sang. Son corps se souvient, mais son esprit se heurte à un mur. Le Riskbreaker se dit qu’il a tout intérêt à relever le défi de Sydney s’il veut obtenir des réponses. Le sort de l’agente Merlose dépend tout autant de sa réussite.
Au sortir du cellier, il s’engouffre dans les catacombes de Leá Monde, qui, utilisées comme cimetières de fortune pendant la guerre, regorgent désormais de cadavres. Les âmes piégées dans la cité, rendues folles par leur terrible destinée, prennent possession de ces corps pour se venger des vivants. En dépit de l’horreur gangrénant ces souterrains, Ashley poursuit sa route jusqu’à trouver un ancien sanctuaire, dernière étape avant de rejoindre la surface.
Sans qu’il le sache, le Riskbreaker est épié de près par Hardin, l’acolyte de Sydney. Capable de projeter sa vision par-delà les murs, l’ancien gardien de la paix s’étonne des capacités hors du commun de l’agent, à tel point qu’il se demande s’il s’agit bien d’un être humain. Son maître lui répond qu’Ashley est spécial, qu’il est un « réceptacle » sensible aux Ténèbres et à l’influence de Leá Monde. Tout cela ne rassure pas son homme de main qui, depuis l’invasion du manoir de Bardorba, fait montre d’une grande inquiétude face à l’armée de Blades à leurs trousses, la présence d’agents du VKP et l’apparente discorde avec le Duc. Pourtant, Sydney reste stoïque, se contentant d’affirmer que tout se déroule comme prévu. Pour ralentir l’avancée du Riskbreaker et le mettre à l’épreuve, il dessine sur le sol un glyphe d’invocation ouvrant une porte vers le monde des Ténèbres et qui voudra bien en sortir.
Après plusieurs heures passées dans l’obscurité poisseuse des souterrains, la lumière du jour apparaît finalement comme une bénédiction pour Ashley. Toutefois, les rues grouillent de Crimson Blades, eux aussi à la recherche de Sydney. Les résultats, jusque-là, ne sont guère réjouissants ; des bataillons entiers manquent à l’appel, alors que le prophète court toujours. L’un des plus hauts gradés, le père Grissom, a bien mis la main sur un fidèle de Müllenkamp, mais l’homme, grièvement blessé, refuse de parler. Après avoir craché au visage de l’ecclésiastique, il rend son dernier souffle, puis s’évapore dans un nuage de fumée noire. Le commandant des Blades, Guildenstern, est témoin de la scène et évoque la « mort incomplète », celle destinée aux hommes ayant laissé les Ténèbres envahir leur être. Son amante Samantha, également membre du corps d’élite, n’est pas tranquille à l’idée de connaître un destin similaire, mais il la rassure : la personne connaissant le secret de l’immortalité est justement celle que tous les Blades pourchassent en ce moment même.
En épiant leur conversation, Ashley comprend que l’objectif des Blades, et à travers eux celui du Cardinal, consiste à acquérir la vie éternelle grâce au pouvoir de Leá Monde. Il est alors repéré par le père Duane, frère de Grissom, l’obligeant une fois de plus à faire couler le sang. Le cadavre de l’ecclésiastique n’a pas le temps de refroidir qu’il se dissout dans l’air, laissant son âme rejoindre les milliers d’autres sillonnant les rues et les sous-sols.
Alors qu’il traverse un nouveau souterrain, le Riskbreaker sent ses jambes défaillir. Son esprit, comme appelé au loin, semble momentanément quitter son corps. Il se découvre alors l’étrange capacité de voir à travers les yeux d’une autre personne, ici Merlose, toujours prisonnière de Sydney. Tout comme Hardin, qui peut projeter sa vision où il le souhaite, Ashley voit ses pouvoirs latents réveillés au contact des Ténèbres, une manifestation surnaturelle différente d’une personne à l’autre, faisant fi des frontières de l’espace, du temps, et même de la conscience. Voyant à travers les yeux de sa collègue, il se retrouve témoin d’une nouvelle querelle entre Sydney et Hardin, le prophète tentant une fois encore de calmer les inquiétudes de son homme de main. Désemparé devant leurs importantes pertes humaines et la capacité de certains Blades à maîtriser les Ténèbres, Hardin panique, convaincu que pour le culte, les jeux sont faits. Sydney reconnaît que les sacrifices ont été importants, mais il ne surestime pas les forces du Cardinal : seuls quelques soldats peuvent user de la magie, les autres n’étant que des mercenaires embauchés après l’échec de l’assaut de Graylands. Capable de faire parler l’inconscient des individus à leur insu, Merlose aperçoit alors en pensée un garçonnet ressemblant trait pour trait à Joshua, qui lui susurre que Sydney sait très bien qu’il finira par y laisser la vie9.
Alors qu’il s’engouffre dans la forêt des lucioles, Ashley sent son esprit à nouveau « appelé » au loin, établissant cette fois-ci un lien avec Samantha. Restée en ville avec son amant, la jeune femme s’inquiète des importantes pertes subies par les Blades, en plus de la recrudescence de morts-vivants une fois la nuit tombée. Et que dire des monstres terribles invoqués par Sydney, que le prophète ne semble même pas faire l’effort de contrôler ? Serait-il suicidaire ? La diction de Samantha se fait soudainement hésitante, comme si une seconde voix cherchait à s’exprimer à travers elle. Guildenstern comprend alors qu’Ashley s’est frayé un chemin dans l’esprit de sa compagne et la gifle froidement pour rompre le sort.
Le Riskbreaker sent un petit filet de sang couler depuis le coin sa bouche ; le lien avec Samantha avait beau être spirituel, le coup porté par Guildenstern lui pique encore la commissure des lèvres. Il est alors rejoint par Rosencrantz, le mercenaire envoyé par le Duc. Lorsque celui-ci se présente comme un Riskbreaker mandaté par LeSait pour l’assister, le véritable agent redouble de méfiance. Les Riskbreakers, c’est bien connu, agissent seuls, sans jamais voir leurs ordres modifiés en cours de mission. Rosencrantz n’en démord pas et va même jusqu’à moquer la supposée ignorance de son interlocuteur, tant à propos de Leá Monde que du VKP. Bien qu’il n’ait pas l’habitude d’interroger ses supérieurs, la curiosité d’Ashley est piquée au vif. Depuis son arrivée dans la cité maudite, il a vu sa relation au monde bouleversée par des phénomènes inexplicables, jusqu’à remettre en question la validité de ses propres souvenirs. Il veut bien accorder à Rosencrantz une oreille intéressée, bien que sceptique. Le mercenaire lui explique que le Parlement est au courant, depuis des lustres, de l’existence des Ténèbres, et qu’il a pris des mesures pour protéger les villes. Le tremblement de terre d’il y a vingt-cinq ans est venu à point nommé, comme une offrande dont se sont repues les Ténèbres, isolant l’énergie maléfique dans les confins de la cité. Rosencrantz se garde d’émettre des accusations, mais Ashley sait lire entre les lignes : l’Histoire n’est pas coutumière des hasards, encore moins s’ils sont heureux. Le Riskbreaker a beau être intrigué par le discours de son supposé collègue, il décide de ne pas s’attarder et poursuit sa route.
Se rapprochant de l’orée de la forêt, il s’invite malgré lui dans un affrontement opposant Sydney et le père Grissom. Grièvement blessé, le second cherche à invoquer une créature magique, en dépit des remontrances du prophète lui déconseillant de tenter le diable. Préférant faire la sourde oreille, Grissom poursuit son incantation, avant que la triste réalité ne le rattrape : n’ayant clairement pas le savoir-faire de Sydney, son cœur lâche. L’ecclésiastique zélé s’effondre de tout son poids sur le sol. La charge d’énergie magique était bien trop importante, compte tenu de son état. L’occasion pour le prophète d’enseigner à Ashley que les plus faibles ne sont que des amuse-gueules pour les Ténèbres, et que celles-ci sont toujours affamées.
Grissom revient toutefois d’entre les morts et parvient à terminer son invocation. Sentant l’énergie des Ténèbres remplir ses veines, le Crimson Blade est extatique, et désormais secondé d’une armure fantôme munie d’une lame acérée. Il désire aussi bien faire plier Sydney que tuer Ashley pour se venger du meurtre de son frère Duane. Les cartes se voyant redistribuées, le Riskbreaker décide de faire temporairement alliance avec le prophète pour finalement vaincre Grissom et sa créature.
Après le combat, Sydney reconnaît chez Ashley un parfum aussi rance que familier, l’odeur acide de Rosencrantz, qu’il a l’air de connaître, puis exprime une fois encore son admiration pour le Riskbreaker et ses immenses talents de combattant. C’est toutefois en prononçant le terme d’assassin qu’il le fait réagir. Le choix des mots est délibéré : il sait qu’il touche là à un point sensible, et que l’émotion de son poursuivant trouve son origine dans les profondeurs de son inconscient. À nouveau, Sydney l’emmène en pensée dans la prairie où s’est déroulé le drame de sa vie. Ashley refuse de regarder et lui demande, presque comme une faveur, de lui épargner le triste spectacle. Le prophète insiste. Cette fois-ci, quelque chose détonne. Au moment du meurtre de la mère, le visage du tueur est révélé : c’est celui du Riskbreaker.
« Mensonge ! » s’écrie Ashley. Pourtant, Sydney est catégorique : c’est la vérité. Le VKP lui aurait lavé le cerveau pour transformer son immonde palmarès de tueur en une histoire de rédemption, celle d’un membre de la garde royale perdant femme et enfant, et cherchant désormais à s’en prendre aux pires criminels au nom de la justice. L’indignité de l’assassin déguisée en ferveur patriotique. Leá Monde n’aura fait que réveiller ses instincts enfouis, ses réflexes d’une vie passée, inavouable ; celle d’un assassin opérant au sein d’une troupe d’élite, faisant couler le sang, celui des innocents si nécessaire, pour les intérêts de ses maîtres du VKP. Ces faux souvenirs, ce récit impossible, Ashley les a sans doute acceptés avec plaisir, comme une pommade sur sa culpabilité brûlante.
Les mots du prophète sont plus aiguisés qu’une rapière. L’agent est en plein doute. Avant de disparaître à nouveau, Sydney lui précise qu’il ne cherche pas à l’accabler, seulement à le guider vers la vérité. S’il tient vraiment à la découvrir, Ashley doit poursuivre sa route au sein de la cité.
De retour au centre-ville, le Riskbreaker épie une conversation entre Rosencrantz et Guildenstern. Comme Sydney, le commandant des Blades connaît le mercenaire et ne paraît pas lui porter une bien grande estime. Lorsque Rosencrantz révèle que Leá Monde est le Grand Grimoire, il lui reproche vertement de ne pas avoir partagé l’information plus tôt. La discussion s’envenime. Guildenstern use de ses pouvoirs pour déstabiliser son interlocuteur, mais Rosencrantz se montre insensible à l’influence des Ténèbres10. Son allégeance, en outre, ne revient ni au Cardinal ni au Duc, mais à lui-même.
Lors d’une nouvelle rencontre, le mercenaire fait quelques confidences à Ashley. À en croire son témoignage, les deux hommes étaient autrefois partenaires, en un temps où les Riskbreakers se trouvaient au-dessus des lois, qu’ils étaient des assassins au service du Parlement, passant au fil de l’épée des ennemis politiques et plongeant des pays étrangers dans la guerre civile. Cette fameuse journée d’été, Rosencrantz accompagnait Ashley, au moment de tuer cette pauvre famille de paysans. Des dégâts collatéraux, pour l’ancien Riskbreaker, témoins gênants d’une mission plus importante que leurs trois vies. Pourtant, ce jour-là, c’en fut trop pour Ashley. La justice ne devrait pas être entachée du sang des innocents, ces mêmes âmes qu’il avait juré de servir et protéger. La crise de conscience fut telle qu’il en perdit connaissance, poussant le VKP à prendre des mesures drastiques : un lavage de cerveau radical pour leur meilleur agent et le renvoi de Rosencrantz qui en savait trop. Aujourd’hui, ce dernier souhaite se venger : faire payer aux nantis, aux puissants, l’humiliation subie et leur usage de gens tels que lui comme chair à canon. Il désire lui aussi le pouvoir de Leá Monde, et Sydney en détient la clef.
De son côté, Merlose apprend que l’autre prisonnier retenu par Hardin, le jeune Joshua, est muet depuis son enlèvement. Le petit garçon semble toutefois plutôt attaché à l’homme de main de Sydney. Il ne lui a pas échappé que Hardin s’occupe de l’enfant avec une certaine tendresse. Usant de son pouvoir latent, elle puise de précieuses informations dans l’inconscient du cultiste et en apprend davantage sur la nature du conflit entre Sydney et le Duc : Bardorba voulait détruire la cité, soi-disant pour trouver l’absolution. Sa mort étant imminente, sans passage de témoin pour les pouvoirs de Leá Monde, l’héritage de la ville mourrait avec lui et, fatalement, Müllenkamp aussi.
Finalement, Guildenstern et son escadron atteignent la cathédrale au centre de la ville. Hardin, Merlose et Joshua s’y trouvent déjà, dans l’attente du prophète. L’occasion pour l’analyste de faire parler une nouvelle fois le cœur de Hardin, qui se livre malgré lui à des confidences sur son passé tumultueux. Avant de rejoindre Müllenkamp, il était au service de l’État, chez les forces du maintien de la paix, jusqu’au jour où une enquête portant sur une revente d’armes au marché noir fit basculer sa vie. Il était chargé, à l’époque, de livrer des armes à une faction rebelle d’un pays voisin. Comme la plupart de ses collègues, il laissait filer une partie de la marchandise vers des revendeurs véreux, afin de compléter sa solde. Ce n’était pas tant l’appât du gain qui l’avait mené à la contrebande que la dépendance de son jeune frère, gravement malade. Rattrapé par la justice, Hardin se vit alors proposer un marché : l’immunité en échange de la dénonciation de ses collègues. La vie de son frère dans la balance, il accepta avant d’être jeté dans une geôle en dépit de l’accord conclu. Lorsqu’il finit par s’évader de prison, son jeune frère était déjà mort.
Aux yeux de Merlose, l’affection de Hardin pour Joshua prend alors tout son sens. Elle ne peut toutefois s’empêcher de reprocher à l’homme de main de Sydney de projeter vainement sa honte sur le garçon pour ne pas avoir à l’assumer. Müllenkamp ne ramènera pas son frère. Piqué au vif par ces insinuations – qu’il sait justes –, Hardin entre dans une colère noire. Alors qu’il tente de la gifler, un carreau d’arbalète lui perce le flanc. Les hommes de Guildenstern sont arrivés, et la patience du commandant des Blades est à bout : il ne perd pas de temps et menace Hardin de le tuer s’il ne lui révèle pas l’emplacement de la clef du Grand Grimoire. Ce dernier sent ses entrailles malmenées par l’effrayant pouvoir de Guildenstern, comparable à celui de Sydney. Néanmoins, il ne feint pas l’ignorance au sujet de la clef : il ne sait ni où elle se trouve ni à quoi elle ressemble.
Sentant que la torture ne le mènera nulle part, le chef des Blades opte pour une tactique plus sournoise. Il manipule l’esprit de Hardin en se faisant passer pour Sydney, obtenant ainsi quelques informations fragmentaires, mais cruciales : l’héritier des pouvoirs de la cité doit offrir une âme11 en sacrifice et porter le Blood Sin. La mention de ce dernier terme fait froncer les sourcils de Guildenstern. Il l’a déjà entendu par le passé. En levant les yeux vers le plafond, où est dessinée une immense croix kiltéenne, le chevalier réalise avec stupéfaction l’immense duperie dont tous ont été victimes. Sydney portait la clef sur son dos depuis le début ! Hardin lui-même n’en revient pas. Le temps de réaliser que son maître et ami l’a mené en bateau comme tous les autres, il sent une pointe froide et affûtée lui pénétrer l’abdomen. Guildenstern n’a plus besoin de lui.
Resté dans le temple kiltéen, en amont de la cathédrale, Sydney sent l’énergie vitale de Hardin faiblir. Il se voit alors alpagué par Rosencrantz, bien décidé à faire siens les pouvoirs de la cité, quitte à user de la force. Le prophète, lui, nourrit d’autres plans : le mercenaire n’est pas digne d’hériter du Grand Grimoire, contrairement à Ashley, qui n’en fera pas mauvais usage. L’ego de Rosencrantz est froissé par ce choix : à ses yeux, Ashley n’est qu’un enfant obéissant, un faible d’esprit. Or, c’est justement cette pureté, celle qui l’empêche de rechercher le pouvoir pour son propre crédit, qui a motivé Sydney dans sa décision et l’a poussé à entraîner le Riskbreaker tout au long de son parcours au sein de Leá Monde.
Se pensant tout-puissant en raison de sa résistance aux Ténèbres, et surtout le seul être digne du Grand Grimoire, Rosencrantz ordonne au gourou de procéder aux rites de succession. Devant les moqueries de ce dernier, il sectionne l’un de ses bras métalliques. Sydney se relève, pas le moins du monde perturbé par les accès de violence de l’ancien Riskbreaker. Malmenant l’esprit de Rosencrantz pour le désarmer, il le laisse à la merci d’une créature millénaire, une statue qu’il anime par magie, tuant le mercenaire en le fauchant d’un terrifiant coup d’épée. Sydney invite ensuite Ashley, qui a assisté à la scène, à le rejoindre dans la cathédrale, le laissant se dépêtrer seul de la créature. Il lui promet Leá Monde, s’il survit jusque-là, et peut-être même la paix de l’esprit vis-à-vis de son tragique passé.
Le prophète rejoint alors Hardin et reconnaît qu’il lui a effectivement menti, chose pour laquelle il semble sincèrement désolé. Une mesure nécessaire pour protéger la clef des pires mégalomanes comme Guildenstern. L’ecclésiastique n’hésite d’ailleurs pas à se lancer dans une tirade aussi théâtrale que pompeuse sur l’état du royaume, selon lui gangréné par la paresse morale et la corruption, appelant à une nécessaire révolution, des esprits comme des institutions. Un nouveau règne de la peur, soumis au jugement de Dieu ou, en l’occurrence, de l’Église. Sydney s’amuse presque de sa folie des grandeurs. Jamais il ne fera d’un tyran comme Guildenstern l’héritier de Leá Monde. Profitant d’un moment de flottement, il téléporte Hardin, Merlose et Joshua en lieu sûr. Le commandant des Crimson Blades en profite pour le poignarder et lui arracher la clef.
Non loin de là, Ashley gravit tant bien que mal les quelques étages de la cathédrale, remplis des monstres les plus terribles qu’il a eu à affronter jusqu’ici. S’il doit devenir le réceptacle des Ténèbres de Leá Monde, ces dernières épreuves finissent de l’y préparer. Après une longue et pénible exploration, il trouve enfin l’atrium, où Sydney l’attend. Le prophète baigne dans une mare de sang et semble en grande souffrance, en dépit de son immortalité. Ashley s’empresse de le redresser et comprend immédiatement l’horreur à laquelle il a été soumis. Guildenstern lui a tranché toute la peau du dos, en vue de faire sienne la clef du Grand Grimoire. Sydney révèle alors à Ashley que son père et lui, malgré leurs différends, s’entendaient sur la nécessité de ne pas laisser Leá Monde aux mains d’un monstre comme Guildenstern ou le Cardinal. Ne pouvant plus rien faire pour empêcher l’inévitable, il implore le Riskbreaker d’abattre le commandant des Blades. Il entame des excuses du bout des lèvres, mais Ashley l’interrompt. Il comprend et, sans le dire, lui pardonne.