Dans un palais d'aventurine - Catherine Brai - E-Book

Dans un palais d'aventurine E-Book

Catherine Brai

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Beschreibung

Éprise de culture française, Wei Wei, une jeune Chinoise se rend à Paris pour épouser Adrien qu’elle a rencontré sur le Web. Mais sur place le prince charmant se transforme en un mari jaloux et aux comportements si incongrus que cela en devient comique. Il lui trouve vite un travail dans un établissement scolaire réputé difficile de la banlieue Nord où elle se débat dans des situations les plus cocasses. Pour ne pas renoncer à son rêve, elle supporte les reproches quotidiens d’Adrien jusqu’au jour où sans raison, il lui annonce qu’il veut bien continuer à vivre avec elle mais il exige le divorce pour ne plus être tourmenté : « il accepterait mieux d’être trompé par une maîtresse que par une épouse ». Quelques mois plus tard, Wei Wei est abordée par un homme qui lui annonce que par un concours de circonstances il sait que son mari ne l’aime pas et se débarrassera d’elle le moment venu. Qui est-il et pourquoi la contacte-t-il ? Ce texte aux multiples rebondissements écorche bon nombre de clichés sur les Asiatiques et les Occidentaux. Il traite avec humour des malentendus naissant de la différence des cultures et rappelle que l’amour et le bonheur qui en découlent, sont rares et difficiles.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Catherine Brai est née au Vietnam d’un père franco-vietnamien et d’une mère vietnamienne. Á l’âge de 17 ans, elle est venue en France poursuivre ses études supérieures à la Sorbonne. Philosophe de formation, elle a enseigné dans de nombreux pays, dont le Japon, le Mexique, la Turquie, les Comores, la Polynésie, l’Inde. Actuellement, elle vit sur l’île de la Réunion. Elle a déjà publié quatre romans : Un barbare sous les Tropiques, Une enfance à Saïgon, La dernière fois à Pondichéry et Le Rendez-vous de Tokyo.

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Catherine Brai

Dans un palais d’aventurine

Du même auteur :

Un barbare sous les tropiques

Éditions Persée, 2012

 

Une enfance à Saigon

Éditions L’Harmattan, 2014

 

La dernière fois à Pondichéry

Éditions L’Harmattan 2017

 

Le rendez-vous de Tokyo

5 sens éditions, 2019

 

À Stéphane Barsacq

Remerciements à Philip Brooker

pour l’illustration de la couverture

 

Dans un palais d’aventurine

Où se mourait le jour,

Avez-vous vu Boudrouboudour,

Princesse de la Chine,

 

Plus blanche en son pantalon noir

Que nacre sous l’écaille ?

Au clair de lune, Jean Chicaille,

Vous est-il venu voir,

 

En pleurant comme l’asphodèle

Aux îles d’Ouac-Wac,

Et jurer de coudre en un sac

Son épouse infidèle ?

 

Mais telle qu’à travers le vent

Des mers sur le rivage

S’envole et brille un paon sauvage

Dans le soleil levant.

 

Paul-Jean Toulet (1867-1920)

1

Wei Wei est assurément une jeune femme douée pour les études ; à 22 ans, elle a déjà cinq années d’université derrière elle. Il est vrai qu’elle s’y consacrait à raison de 14 heures par jour, à la différence de ses condisciples qui se contentaient de douze. Durant sa scolarité, elle avait raflé tous les prix, ce qui n’a pas manqué de trouver écho dans la presse locale ! Son seul défaut : elle est volubile et s’exprime avec une spontanéité parfois gênante. Est-ce la raison pour laquelle sa mère n’a pas réussi à lui trouver un mari ? Du reste, Gulli, la ville où elle est née et où réside sa famille et même Nanning – la capitale de la province de Guangxi en Chine du Sud où elle a poursuivi ses études supérieures à l’Institut des Langues Étrangères –, ne sont pas Shanghai ni Pékin. Les mentalités y demeurent traditionnelles et on n’estime guère les épouses bardées de diplômes sous prétexte qu’elles auraient perdu modestie et réserve au point de se mêler à peu près de tout. L’idée confucéenne selon laquelle « une femme sans talent est une femme vertueuse » y est toujours d’actualité.

En revanche, en Occident il est de bon ton, pour une femme comme pour un homme, de donner son opinion sur n’importe quel sujet. C’est du moins ce que croyait Wei Wei et cette conviction lui attirera plus tard bien des ennuis… Elle s’est mis en tête de trouver un compagnon français. Après de longues études de la langue de Molière et de ses subtilités, elle était persuadée d’être plus proche d’une Européenne que d’une Chinoise. Un mari français apprécierait mieux ses qualités intellectuelles ainsi que sa propension à intervenir avec justesse dans toutes les conversations. À elle de tenter sa chance auprès d’Adrien avec qui elle a sympathisé sur un site de rencontres. Ils sont tous deux amoureux de la poésie française, tous deux ont été d’excellents étudiants, ils ont donc toutes les chances de s’entendre. Il a 33 ans, elle en a 22. Voilà des chiffres qui, selon la numérologie chinoise, laissent présager un heureux mariage, encore faut-il choisir la bonne date de la cérémonie selon les horoscopes des futurs époux.

Mais Adrien se moque des horoscopes, il les met dans le même sac que les superstitions les plus stupides.

Il a fixé lui-même la saison. Ce sera en été, période où, en bon Français il prend invariablement ses congés. De plus, cela ne gênera pas l’administration dans laquelle il travaille. Quant au jour, à la mairie d’en décider. Est-ce leur premier signe de mésentente ? Wei Wei ne veut pas y penser. Elle sait qu’elle doit faire des concessions. En premier lieu, suivre le choix de son futur mari, se débarrasser de tout ce qu’il considère chez elle comme des archaïsmes afin de devenir une vraie femme européenne.

Wei Wei et Adrien se sont plu en photo. Ils ont la sveltesse de la jeunesse et dans leur enthousiasme, ils n’ont pas prévu la différence de taille. Wei Wei mesure 1m53 et Adrien 1m86. Qu’importe ! Pour la photo de mariage, Wei Wei grimpera sur la marche supérieure de l’escalier de la mairie et elle portera toujours des talons hauts. Tout problème a sa solution, sourit-elle avec satisfaction.

 

Dans l’avion pour Paris, Wei Wei, toute nourrie de ses lectures, est folle de joie. Elle connaîtra bientôt la patrie de Voltaire et de Zola, celle de la tolérance et de la justice. Elle connaîtra le berceau des philosophes ainsi que celui des artistes et des poètes. Elle n’épousera pas seulement un homme mais une civilisation, une culture, la plus riche et la plus admirée au monde depuis des siècles.

Cependant, l’atterrissage est brutal.

Lorsqu’Adrien la présente à sa mère, Wei Wei connaît sa première surprise et déception en terre française. Caroline Debonne l’adopte en marmonnant à son fils : « Ça peut aller, elle est de la bonne couleur ! » Quoi ? s’insurge en silence Wei Wei, ne suis-je donc pas au pays des droits de l’homme, de tous les hommes ? Là où sur les frontons des mairies, on peut lire le mot « égalité » à côté de « fraternité » et « liberté » ?

La remarque de Julien, le frère d’Adrien, l’émeut davantage. Croyant qu’elle ne peut pas l’entendre, il demande à Adrien si « la famille de canards laqués viendra de Chine pour le mariage ».

Wei Wei n’en croit pas ses oreilles.

Où suis-je tombée ? s’étonne-t-elle. C’est peut-être admirable « la libre expression des idées et des opinions »… mais ce n’est pas un droit valable en toutes circonstances. Son futur beau-frère aurait dû tenir compte de sa sensibilité et ne pas parler ainsi. Elle est déjà triste de l’absence des siens lors de ce grand jour même si elle espère que dans un avenir proche, Adrien et elle pourront partir là-bas fêter l’événement.

 

Elle se plaint auprès d’Adrien et lui demande d’exiger plus de respect de la part de son frère lorsqu’il parlera d’elle et de sa famille. Mais, bien qu’en temps normal il ne s’entende pas avec Julien, Adrien prend ici sa défense. Dans un grand éclat de rire, il dit à Wei Wei qu’elle a tort de dramatiser les choses. Il n’y a aucune méchanceté dans cette remarque. Ce n’est qu’une expression amusante, affectueuse même. Si certains Français sont racistes, ce n’est pas le cas de sa famille. Et ceux-là visent d’autres communautés. En général, on épargne les Asiatiques qu’on juge discrets et laborieux. Elle doit faire appel à son sens de l’humour… même si les Chinois semblent parfois en manquer, mais c’est le régime communiste qui les a rendus ainsi. Après des décennies de surveillance policière et de mauvais traitements, il ne faut pas s’étonner s’ils ne savent plus que rire jaune, ironise-t-il à son tour.

Wei Wei est obligée d’accepter les affirmations de son époux, tant est grand son désir de réussir son « mariage français ». Peut-être est-elle trop susceptible ? Et dans une langue étrangère, on mesure mal la portée des mots, se dit-elle pour se consoler. Il est vrai que depuis son arrivée en France, elle n’a jamais croisé de regards hostiles, bien au contraire. Julien finira par se lasser de ses commentaires de mauvais goût, qui ne sont peut-être que le signe de sa jalousie vis-à-vis d’Adrien. L’échec de son propre mariage, ses multiples déboires professionnels expliqueraient son « humour grinçant »… (La première entreprise dans laquelle il travaillait fabriquait des panneaux solaires, mais elle a dû mettre la clef sous la porte à cause de la concurrence chinoise et depuis, Julien ne s’est plu dans aucun autre poste…) De toute façon, les deux frères se voient rarement, Wei Wei n’aura pas trop à subir ses railleries.

 

Alors que leurs différences n’étaient pas visibles sur Internet, maintenant dans la vie courante, chacun est surpris par les propos de l’autre. Adrien de son côté subodore des intentions cachées même si ce n’est pas le cas. Ainsi quand, à l’entrée de sa chambre, Wei Wei observe un tableau qui représente un paysage à cascades et qu’elle lui demande :

– Et le bruit de l’eau ne t’empêche pas de dormir la nuit ?

Adrien lève un sourcil interrogateur et la regarde pour voir si elle est en train de plaisanter. Non. Son air sérieux le déconcerte. Ah ! s’étonne-t-il, voilà un trait dû à la différence de culture. Puis il croit saisir le sens de la remarque :

– Tu n’aimes pas ce tableau ?

– Bien sûr que si. D’ailleurs je ne peux pas répondre autrement.

Un soir, en croisant un voisin qui trouble le repos de tout l’immeuble avec sa guitare, elle lui conseille :

– Vous savez, vous devriez enlever les cordes de votre instrument, ainsi vous profiteriez des mélodies muettes qui toucheront davantage votre âme.

Adrien est dans ses petits souliers.

Une fois seuls, il l’interroge :

– Pourquoi l’as-tu provoqué ?

– Pas du tout, réplique-t-elle. Je voulais juste partager avec lui mes connaissances en philosophie chinoise. Je me suis référée au grand Tao Yuan Ming qui se déplaçait toujours avec une cithare sans cordes et donnait cette explication : « Je me contente de la saveur qui gît au cœur de la cithare : à quoi bon m’escrimer sur le son des cordes ? »

Adrien fronce les sourcils. Philosopher à la chinoise ne l’intéresse nullement ; il se méfie de ces ratiocinations qui risquent de ruiner sa réputation dans le quartier.

Il met Wei Wei en garde. Qu’elle évite d’exposer ses considérations philosophiques à n’importe qui. Ce dernier risque de mal les interpréter et s’imaginer qu’elle se moque de lui. Et si elle ne peut pas se retenir, qu’elle se contente de les lui citer :

– Y a-t-il d’autres penseurs asiatiques aux idées aussi… « originales » ?

– Aussi « profondes », corrige-t-elle. Je songe en effet à ce poète qui chante : « la flûte de la sagesse n’a pas de trous : sa musique ancienne et limpide est au-delà des émotions ».

 

Vraiment, ils ont du mal à s’entendre et Wei Wei est perturbée par les manières de sa nouvelle famille. Les habitudes d’Adrien lui sont-elles propres ou dans l’intimité tous les hommes français agissent ainsi ? Quant à Caroline, son comportement est-il particulier ou toutes les belles-mères françaises se conduisent-elles de la sorte vis-à-vis de leur bru ? Par exemple, elle a la fâcheuse habitude de poser des questions à Wei Wei et de ne jamais attendre la réponse, détournant aussitôt la tête pour parler à quelqu’un d’autre mais, faute d’interlocuteur, elle entame une nouvelle activité. Aussi lorsqu’elle s’adresse à Wei Wei, celle-ci se dépêche de lui répondre faisant fi des formules de politesse, ce lubrifiant nécessaire aux relations humaines.

 

Un jour en rentrant du travail, Adrien apporte des fleurs à Wei Wei. « Tiens, voilà pour toi, dit-il, j’ai vu qu’elles n’étaient pas chères… » C’est la première fois et elle le remercie chaleureusement. Il aurait pu lui épargner cette précision, pense-t-elle, même si elle admire sa franchise et son sens de l’économie. Wei Wei installe ces chrysanthèmes en pot au milieu de la table de la salle à manger. Mais, le lendemain, en apercevant l’objet délictueux, sa belle-mère manque de s’étouffer de rire :

– Ah ! Que c’est drôle, cette idée de décoration. Toutes mes félicitations ! En France, ce sont des fleurs de cimetière. Ne dites pas que vous aimez la société des morts. C’est leur fête, le 2 novembre. Voilà pourquoi on en vend partout.

Wei Wei aurait pu lui révéler que c’est un cadeau de son maladroit de fils, elle préfère se défendre autrement :

– Les chrysanthèmes, originaires de mon pays, symbolisent la paix, le bonheur, la bonne santé. Son nom signifie « l’essence même du soleil ». Il n’y a pas de honte à les avoir chez soi. C’est certainement parce que vous chérissez vos morts que vous les leur offrez.

Et tout en répondant à sa belle-mère, Wei Wei soupire tout bas. Étrange qu’au pays de la liberté, même les goûts intimes de chacun sont contrôlés ! On se croirait revenu au temps de la Révolution Culturelle en Chine où, selon son grand-père paternel, il était interdit d’aimer les roses, étiquetées comme « fleurs bourgeoises » par le comité central du parti de l’époque.

Caroline, de son côté, ne pipe mot. Seul son regard trahit sa pensée : Ah ! celle-là ! Qu’elle arrête de chinoiser ! Pourquoi diable, dans la multitude des prétendantes qu’il peut rencontrer sur le Web, Adrien a-t-il retenu cette petite ? Une étrangère, une Asiatique. De plus, une Asiatique qui parle !… qui la ramène, qui a oublié la modestie propre à sa race. Son fils, sans aucun doute, a une intelligence hors du commun, pourquoi se trompe-t-il tant dans le choix des choses pratiques ? C’est comme pour son appartement…

2

L’appartement d’Adrien à Paris se trouve dans le quartier de Château-Rouge. Il a été élevé à Sèvres, une ville située dans la banlieue ouest, à une dizaine de kilomètres de la capitale. Caroline y possédait une maison coquette avec un jardin entretenu avec amour. Dès qu’Adrien a commencé à travailler, il a voulu acheter un appartement à Paris intramuros. Comme il souhaitait quand même un grand deux-pièces, on lui a conseillé de se tourner vers ces arrondissements en pleine réhabilitation. D’ailleurs, son immeuble a été rénové et les appartements revendus avec d’énormes bénéfices par les promoteurs.

Mais Château-Rouge, c’est d’abord l’Afrique à Paris. Il y a ce grand marché de plein air, toujours en effervescence, où convergent les Africains de Paris, de la banlieue, de l’Ile de France et même parfois de la France entière. On peut y acheter tous les ingrédients nécessaires à la préparation des plats traditionnels du Sénégal, du Mali, d’Angola aussi, du Congo, de l’ex Zaïre… La municipalité envisage depuis plusieurs années de transférer ce marché en dehors de Paris, à la Gare des mines, à Aubervilliers mais, les gens résistent et actuellement avec l’afflux d’immigrants subsahariens, il est plus vivant, plus dynamique que jamais.

Afin de ne pas vivre trop loin d’Adrien, Caroline a vendu sa maison de Sèvres pour acheter un trois-pièces dans un immeuble haussmannien dans le XVIIe arrondissement. Il n’est pas question qu’elle habite un quartier populaire ! Mais chaque fois qu’elle vient rendre visite à son fils, elle ne peut s’empêcher de le critiquer. Dès le pas de la porte, elle lui demande de fermer les fenêtres, si ce n’est déjà fait, se précipite dans la salle de bains et, tout en marmonnant : « une véritable marée noire ! », elle se savonne longuement les mains comme pour se débarrasser des traces de mazout, avant de lui dire bonjour. Et c’est toujours la même rengaine :

– Quelle idée de se fourvoyer dans un coin pareil !

– Je t’assure, maman, dans le projet du grand Paris, ce quartier va être totalement réhabilité. Il prendra de la valeur. C’est juste une question de temps. Je l’admets, c’est un peu plus long que prévu.

– Je trouve que ça évolue plutôt dans le mauvais sens. Aux odeurs, aux bruits, à la populace qui s’agglutine sur les trottoirs, je peux te garantir que ton appartement sera invendable, si jamais tu décides de t’installer ailleurs.

 

Quand Adrien a écrit à Wei Wei qu’il vivait à Paris, cette nuit-là, elle n’a pas pu s’endormir. C’était comme si elle avait gagné au loto. En tirant un numéro, elle a non seulement obtenu un mari : Adrien, mais en plus, tout un lot de merveilles qui l’accompagnent : le Louvre, l’Arc de triomphe, la Concorde, les Champs Élysées, Notre-Dame, le Sacré-Cœur, Le Panthéon, les Invalides, les plus beaux musées… En passant ces monuments en revue, Wei Wei se réjouissait de pouvoir bientôt visiter ces hauts lieux du génie français ; son admiration s’alimentait à l’idée que ce pays exceptionnel avait su faire la révolution tout en préservant une grande partie de ses œuvres architecturales. Certes, pendant la Terreur, certains révolutionnaires ne s’étaient pas privés de s’attaquer aux symboles de la monarchie, mais tout ceci est bien loin et depuis on a restauré tous les nez cassés des statues des rois de France. Ce n’est pas comparable au cas de la Chine où lors de la Révolution Culturelle, les Gardes Rouges entre 1966 et 1968, ne se contentaient pas d’humilier publiquement les artistes, de crever les yeux des peintres, ou de couper la main des pianistes ou des calligraphes, ils ont commis le crime le plus grave : la destruction de presque tous les chefs-d’œuvre et objets culturels du passé. Que d’antiquités brisées, de sculptures décapitées, d’architectures vandalisées. « Car, soupire Wei Wei, d’autres peintres naîtront avec des yeux et d’autres musiciens avec des mains, mais le temple du dix-huitième siècle, qui a été anéanti, il le sera à jamais ! » Quelle horrible période ! Elle est contente que les décennies aient éloigné d’elle et de sa famille cette meute de jeunes fanatiques.

Et lorsqu’Adrien a précisé qu’il habite le quartier de Château-Rouge, c’est un véritable émerveillement. Elle a bien demandé à son futur mari de lui décrire ce Château Rouge qu’elle n’arrivait pas à trouver sur Internet mais sans réponse de sa part (peut-être parce que Wei Wei pose trop de questions à la fois ?) elle laisse libre cours à son imagination. Elle se représente un beau château, pas aussi majestueux certes, que Versailles puisqu’il n’est pas entouré d’un grand parc. Plutôt comme l’Hôtel de Ville de Paris qu’elle a pu voir sur l’écran, mais en plus petit et en plus flamboyant par sa couleur rouge. Rouge écarlate, espère-t-elle, comme la robe de la mariée en Chine, comme la joie, la chance et le bonheur. Quelques vers d’un poème ancien dédié à la jeune épouse lui reviennent à l’esprit :

Nul fard ne peut cacher le rouge sur les joues de la mariée

Rouge comme la robe qui glisse en caressant sa peau

… Sa vie est unrêve

Que rendra réel son époux…

Puis le mot « château » la plonge dans des rêveries d’enclaves merveilleuses comme si la France était ce lieu féerique, hérissé de tours et de donjons.

Quel est son étonnement de constater, à son arrivée, que Château-Rouge est juste le nom d’un quartier populaire de Paris, l’un des moins chers, même si la plupart des immeubles ont été rénovés ou en voie de l’être. Dans la rue, presque tous les gens qu’elle croise, sont d’origine africaine. Elle n’en a jamais vu dans sa province chinoise et maintenant, elle en a plein les yeux. La plupart ont le teint foncé allant d’un brun cuivré au noir d’ébène. Leur physique est varié, leur coiffure, leur manière de s’habiller également. Alors qu’ailleurs, il y a une certaine homogénéité triste de la rue dans la manière de se vêtir, ici certains exhibent leurs costumes bigarrés, d’autres leurs boubous chatoyants, leurs pagnes colorés. Et même quand ils s’habillent à l’européenne, ils n’hésitent pas à ajouter des accessoires étonnants.

Au milieu d’une foule compacte, gênée par les sacs remplis de produits exotiques qui débordent sur les trottoirs, les cageots posés à même le sol, pressée contre un poissonnier écaillant sur la chaussée, harcelée par des vendeurs à la sauvette, des rabatteurs insistants, Wei Wei a d’abord le vertige. Heureusement, il lui suffit de suivre Adrien qui tire sa valise et lui ouvre la voie jusqu’à leur immeuble, leur rue étant coupée à la circulation des voitures aux heures de marché.

Dès le lendemain, Wei Wei n’hésite pas à sortir pour assister à l’animation commerçante du quartier. C’est pour elle un véritable spectacle en plein air… Ici, même les agents de l’A.S.P., une sorte de police municipale, en uniforme bleu marine, portent des dreadlocks. Elle ne connaît pas ce terme, mais elle est émerveillée par ce qu’on peut créer avec le type de cheveux africains. Les salons de coiffure pour hommes affichent en devanture toutes les coupes possibles et il n’y a pas de limite à l’imagination des artistes-coiffeurs. Elle est frappée par le nombre de boutiques, qui vendent des extensions de cheveux dans les tons les plus farfelus. Des magasins exposent des tissus de couleurs vives, lumineuses, imprimés de dessins exotiques ; on dirait des morceaux arrachés à l’Afrique solaire collés sur la grisaille parisienne. Pour une partie de cette population, l’apparence de chacun est une œuvre d’art à entretenir et sans cesse à renouveler.

C’est certainement en ayant croisé une de ces créatures que Baudelaire a écrit ces vers, pense Wei Wei et elle les récite avec bonheur :

Les retentissantes couleurs

Dont tu parsèmes tes toilettes

Jettent dans l’esprit des poètes

L’image d’un ballet de fleurs.

Soudain dans un coin, une femme, le regard habité, met de la musique. Les badauds s’écartent pour lui laisser de la place. Au son du djembé, elle entame une danse enfiévrée. Son postérieur démesuré s’agite comme mû par des ressorts. Les mouvements de ses hanches, les balancements rythmés de tout son corps, impressionnent Wei Wei qui éprouve le besoin de partager son émotion avec une autre spectatrice :

– Pour une Chinoise, ces trémoussements, ces secousses rapides du derrière, cette agilité des fesses nous sont inconcevables, inimaginables, avant de les voir de nos propres yeux.

– Pourquoi plus pour une Chinoise qu’une Française ?

– Parce que les Chinoises n’ont pas de fesses. « Tu es plate comme une limande, et je ne parle pas seulement pour la poitrine… », me l’a dit hier soir mon mari sous forme de plaisanterie. Je sais hélas, que c’est la vérité.

– C’est faux ce que vous affirmez, conteste la dame. Toutes les Chinoises ne sont pas plates : celles qui ont beaucoup de sang africain, et j’en connais quelques-unes, ont des formes, des fesses rebondies et tout.

Maintenant, c’est son interlocutrice qui attire l’attention de Wei Wei. Non pas par la logique implacable de son raisonnement, plutôt par un détail de son apparence. Elle s’exprime comme une Française, elle a les mimiques d’une Française, elle s’habille avec le bon goût français, elle dit « Nous, les Français » mais elle est… noire. Est-ce que dans le sud de la France, les gens ont une peau aussi foncée ? se demande Wei Wei. Non, elle est des Antilles, lui expliquera Adrien, une Française d’outre-mer. Beaucoup de ces îliens, lorsqu’ils vivent à Paris, fréquentent ce marché en plein air.

 

Très vite, elle a appris à aimer ce quartier : ici, les gens n’ont pas le visage fermé des autres Franciliens, au contraire, on rit, on parle fort, on plaisante, on joue, on danse parfois. Cette ambiance amicale lui plaît et la première surprise passée, elle est contente d’y avoir posé sa valise.

Elle confiera plus tard à Caroline :

– Au début, c’était un choc car je m’étais préparée mentalement à vivre au milieu d’Européens blancs. Au contraire, à présent, je suis très heureuse d’habiter un endroit aussi animé, au milieu d’une population aussi mélangée. Et pour les courses, c’est vraiment commode.

– Ça ne m’étonne pas que vous appréciiez ce marché exotique. Ici, les acheteurs sont des Africains, les vendeurs sont des Africains, mais les patrons, tapis à l’arrière de leurs boutiques, sont souvent des gens de chez vous : « des ombres chinoises » qui tirent les ficelles de tout ce trafic.

Wei Wei ne sait que répondre. Pourquoi sa belle-mère a-t-elle employé le mot « trafic ? » Est-ce juste une manière de parler teintée de xénophobie ? Il n’y a aucun commerce illicite dans ces magasins et ces rues, mis à part peut-être ces vendeurs à la sauvette. Cela ressemble à une provocation. Pour le moment, elle décide de se taire même si cela lui en coûte.

3

Pour leur voyage de noces, Adrien a opté pour un stage intensif de tennis à la montagne. Wei Wei aurait voulu quelque chose de plus romantique. À la montagne ? Oh ! Oui… dans un château de la Renaissance où ils passeraient les journées entières à consulter des livres anciens et les soirées à s’enlacer devant un grand feu de cheminée, allongés nus sur une peau d’ours blanc, le corps réchauffé par les bûches qui dardent en crépitant… Elle en a parlé à Adrien qui s’est contenté de la toiser et de lui répondre sur un ton moqueur :

– Voilà une scène de rêve dictée par une imagination… débridée ! Non ! Pas question ! C’est déjà tout réglé. Cinq heures de pratique sur les courts par jour, plus trois heures de « théorie ». Des films sur le tennis : une histoire de ce sport depuis les origines, la vie des plus grands champions, les analyses et les commentaires de tous leurs matchs au ralenti, les corrections sur écran des défauts de l’ensemble des stagiaires sans exception… À la fin, même toi, tu seras capable de commenter en direct tous les tournois du Grand Chelem. Un bon programme, non ? Qu’est-ce que tu en dis ? De plus, on pourra nager dans la piscine chauffée de l’hôtel avant ou après l’entraînement. Il est plutôt conseillé d’y aller après, car la natation coupe les jambes.

Wei Wei est forcément déçue. Mais que peut-elle y faire ? Elle voulait un mari français, elle l’a eu. Elle n’espère quand même pas qu’il ait exactement les mêmes goûts qu’elle… Malgré tout, elle sent un pincement au cœur : Adrien qui prétendait sur le Web partager son amour de la poésie, n’en montre aucun signe au quotidien, ni même à l’occasion de ce que l’on nomme « la lune de miel ». Idée vite chassée de son esprit car elle compte savourer au mieux sa nouvelle vie.

 

Le soir de leur arrivée, ils décident de se coucher tôt pour être en forme le lendemain. Mais au moment de se mettre au lit, Adrien sort un gros pot d’une préparation pharmaceutique pour soins capillaires. « Je profite de ce séjour pour me débarrasser définitivement de mes pellicules. C’est un produit naturel à base de goudron et d’herbes médicinales. »

Il sépare ses cheveux en mèches et s’applique à étaler cette pâte irrespirable sur le cuir chevelu.

– Tu n’es pas incommodé par l’odeur ? s’étonne Wei Wei qui espère attirer l’attention d’Adrien sur ce qu’il est en train de lui infliger.

Peut-être par miracle renoncera-t-il à un traitement aussi grotesque pendant cette période où chacun est censé tout mettre en œuvre pour séduire l’autre ?

Mais Adrien n’est pas encore rompu, (le sera-t-il jamais ?) à la diplomatie asiatique :

– Ça ne me gêne pas. Comme je te l’ai dit, j’ai perdu depuis longtemps le sens de l’odorat.

Wei Wei est donc obligée de préciser les choses :

– Comment vais-je pouvoir m’endormir cette nuit ? Cette chambre est minuscule et l’air est empesté.

– Le traitement, c’est trois nuits de suite. Je dois garder cette pâte sur la tête et ne faire le shampoing que le lendemain.

Et sur ces mots, il entoure ses cheveux avec une serviette-éponge visant à rendre le produit encore plus efficace, se couche et s’endort aussitôt en ronflant légèrement.

Comble de la muflerie ! entend-elle souffler une petite voix dans son oreille.