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Ce livre répond à une question majeure et manifeste une urgence. Les théories généralistes sur le brassage des cultures, le prétendu « choc des civilisations », la mondialisation – la « globalisation » déclamées par les nouveaux empires économiques et politiques ne parlent que du saisissable– o preensivel -, l'immédiat compréhensible, objets de consommation.
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Seitenzahl: 594
Veröffentlichungsjahr: 2022
Gilberto Icle
(Direction)
DÉCRIRE L’INSAISISSABLE :
recherche, pédagogie et processus de création en pratiques performatives
André Mubarack
Traduction en français
Réseau International des Études de la Présence
2022
Max
Limonad
desde 1944
DÉCRIRE L’INSAISISSABLE : RECHERCHE, PÉDAGOGIE ET PROCESSUS DE CRÉATION EN PRATIQUES PERFORMATIVES
Copyright: Gilberto Icle (Direction)
Copyright de la édition: Editora Max Limonad
Tous les textes en: Open Access
Coverture
Images: 1) Performer Elder Serene, sans titre, Uberlândia (MG, Brésil), 2013. Photo: archive personnel du performeur. 2) Filage, début de marche le long des vitres. © Cie Emoi71, mai 2012. 3) Matteo Bonfitto dans Descartes. São Paulo: Brésil, 2011. Photo: João Maria.
Designer de la coverture: Educare & Imago
André Mubarack
Traduction en français
ISBN EPUB: 978-65-00-54854-9
Editora Max Limonad
www.maxlimonad.com.br
2022
O presente trabalho foi realizado com apoio da Coordenação de
Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior - Brasil (CAPES) -
Código de Financiamento 001.
This study was financed in part by the Coordenação de
Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior - Brasil (CAPES) -
Finance Code 001.
Conselho Editorial
Celso Fernandes Campilongo
Tailson Pires Costa
Marcos Duarte
Célia Regina Teixeira
Jonas Rodrigues de Moraes
Viviani Anaya
Emerson Malheiro
Raphael Silva Rodrigues
Rodrigo Almeida Magalhães
Thiago Penido Martins
Ricardo Henrique Carvalho Salgado
Maria José Lopes Moraes de Carvalho
Roberto Bueno
Charles Alexandre Souza Armada
Homero Chiaraba Gouveia
João Simões Cardoso Filho
Jean-Marie PRADIER
Université Paris 8
Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord
Ce livre répond à une question majeure et manifeste une urgence. Les théories généralistes sur le brassage des cultures, le prétendu « choc des civilisations », la mondialisation – la « globalisation » déclamées par les nouveaux empires économiques et politiques ne parlent que du saisissable– o preensivel -, l’immédiat compréhensible, objets de consommation. Dans la réalité, de simples surfaces, les apparences. Les discours simplificateurs écrasent la créativité humaine dans sa diversité, la subtilité des langues et des imaginaires, l’inventivité des subalternes. En se donnant pour tâche la description de l’insaisissable, les auteurs de cet ouvrage restituent au monde sa complexité, l’incertitude, le surprenant. Ils justifient la marche sans fin des sciences, des arts, de la philosophie, des mystiques qui préfèrent les interrogations aux résultats.
Je partirai pour ma part d’un témoignage personnel. Ce jour où Eugenio Barba nous a fait prendre conscience, par une simple expérience, que nulle technique, nulle méthode, nulle science ne parvenait à épuiser l’insaisissable. Je vais donc raconter, écrire ce qui s’est passé, un jour dans l’Italie du sud.
Au talon de la botte italienne bordée de plages qui longent l’Adriatique l’eau était turquoise cette fin de l’été 1987. La cinquième session de l’International School of Theatre Anthropology, ISTA, fondée et dirigée par Eugenio Barba en 1979 se tenait dans les Pouilles, entre Otranto et ses huit cents martyrs décapités par les Turcs en 1480, au sud, et le barocchetto deLecce, capitale du Salento à 28 kilomètres au nord. Nous étions logés face au sable blanc, près des lacs Alimini, dans un vaste édifice qui avait dû héberger des colonies de vacances. Comme à l’habitude l’Odin Teatret et Mediterranea Teatro Laboratorio di Lecce notre hôte, avaient conçu une organisation étonnante d’efficacité pour un programme d’une densité luxuriante. Les recherches sur l’art secret de l’acteur dans les différentes cultures se poursuivaient. Nous – nommés « les intellectuels » selon la coutume – avions nos quartiers particuliers, un immense dortoir. Le premier jour de notre arrivée, le 1er août, Eugenio Barba nous a réunis devant un poste de télévision doté d’un magnétoscope. Il introduisit une cassette, mit l’appareil en marche et disparut vers d’autres tâches – sans doute l’accueil des maîtres Japonais, Balinais et Indiens.
Le Mystère Picasso
Sur l’écran de télévision, tout d’abord en noir et blanc, puis en couleur et format cinémascope, apparut la première étude de génétique des formes artistiques, pionnière d’un domaine de recherche qui représente l’une des principales innovation critique de ces trente dernières années1. Réalisé en 1955 dans les studios de la Victorine à Nice par Henri-Georges Clouzot (1907-1977), assisté de Claude Renoir – le petit-fils du peintre -, le film saisit une œuvre en train de se faire, sans qu’apparaisse son auteur - Pablo Picasso – ni que s’entende un commentaire. Amis depuis longtemps, Clouzot et Picasso avaient envisagé de faire un film ensemble. Venus d’Amérique les premiers stylos feutre permanent marker dont l’encre traversait le papier sans baver fut l’occasion d’imaginer une prise de vue originale. Le cinéaste eut l’idée de placer la caméra derrière le support sur lequel le peintre dessinait. Les traits par transparence apparaissaient venus de nulle part. Ils s’ordonnaient les uns par rapport aux autres, s’accolant, partant vers un vide ou complétant une courbe en une sorte de danse qui gardait la trace de chaque déplacement. En seconde partie – peinture à l’huile -, la prise de vue s’était effectuée image par image, afin de permettre au peintre de reculer devant la toile, seule en scène. Une heure et cinquante huit minutes après, nous n’avons guère échangé nos impressions, légèrement démunis pour aller au-delà de quelques banalités sur la précision des gestes, le rythme, l’autorité de la décision pour placer stylo, pinceau, là où il fallait. S’imposait la perception d’une totalité homogène dans laquelle se perdaient chacun des micro-éléments de la composition, ou un détail. Pour ma part, je pensais que l’analyse des images par ordinateur aurait pu tracer un bel algorithme, entre chaos et déterminisme, et nous livrer une signature statistique, comme une empreinte comportementale pour, peut-être, nous permettre de saisir des régularités dans le processus de création lui-même. Au vrai, le mystère Picasso – titre du film -, restait entier puisque nous n’avions eu accès qu’aux apparences – la spectacularité – et non à la performativité, c’est-à-dire les itinéraires mentaux, les états de corps, l’imaginaire, les émotions, la motivation, la logique, bref tout ce qui avait composé l’origine de l’œuvre et son élaboration.
Deux ans auparavant, dans la même région des Pouilles le théâtre laboratoire Mediterranea avait organisé un meeting internazionale intitulé La logica della passione – tecniche d’arte tra attore e spettatore. Le thème de deux interventions m’avait intéressé, de par leurs problématiques. Ingemar Lindh – praticien nourri de Decroux et de Laban – était intervenu, à propos du « processus créatif de l’acteur », qu’il estimait devoir se fonder sur un travail personnel de mémoire, d’images, de pensées plutôt que de docilité aux consignes. L’historien du théâtre et membre de l’ISTA Nicola Savarese avait quant à lui abordé l’imagine dell’attore e la visione dello spettatore2. Dans les deux cas se rencontrent la même aporie : la description de l’imaginaire par ses œuvres permet-elle d’accéder à lui-même, à sa nature et à sa dynamique propre ? Le résultat n’est-il pas muet sur ses origines ? J’estime qu’il convient de reprendre l’adage bien connu des psychophysiologistes, pour qui l’on perçoit ce que l’on a appris à percevoir, en le complétant par un codicille qui tiendrait compte de l’imaginaire dans la perception. Si mes apprentissages sensoriels, cognitifs opèrent à la façon d’un filtre et d’un amplificateur de ce que je perçois du monde, ces matériaux agissent en tant que stimulateur de mon imaginaire et créent un méta-monde.
Les incarnations de l’imaginaire
L’objet de la recherche en ethnoscénologie est défini par la compétence du chercheur. Le nom d’objet est particulièrement équivoque. Il désigne en réalité un projet, c’est-à-dire une tâche à entreprendre dont la définition et la réalisation sont déterminées par les qualités de qui s’y attelle. La négligence de ce truisme est à l’origine de la plupart des biais qui s’introduisent dans l’étude. Le mystère Picasso en tant que film peut donner matière à une étonnante variété d’analyses que le jargon qualifie d’expertises disciplinaires. De l’historien du cinéma au philosophe, une escouade d’érudits, mais également des armées de commentateurs et de juges peuvent apporter une pièce du puzzle, ou plutôt de la toile d’araignée qui ne prend sens qu’intégralement reconstituée. Cette démarche qui incite à travailler en pluridisciplinarité, parvient à tisser des relations inédites et à redonner vie à ce qui risque de la perdre par effet d’abstraction. Elle a le mérite de déclarer explicitement la subjectivité du chercheur dans son entièreté, ordres académique, culturel et idéologique compris. C’est la raison pour laquelle, en dépit des pesanteurs universitaires, je plaide pour une conception pluridisciplinaire de l’ethnoscénologie3 sans exclusive, associant sciences humaines – notamment l’anthropologie et les sciences du langage -, et sciences de la vie – biologie, éthologie, neurosciences -, non pas en un amalgame mou et métaphorique, mais dans l’espoir de constituer de véritables centres de recherche critique. La démarche scientifique pluridisciplinaire contemporaine associe les points de vue spécialisés non dans la quête d’une solution commune prématurée, un consensus, mais comme moyen de découverte de zones inexplorées, à distance de tout autocentrisme, attentive à l’ouverture et l’épanouissement de la connaissance que favorise le dialogue. Posture d’humilité du chercheur, antonyme de l’intégrisme, et révélation de l’inépuisable et vitale abondance des interrogations.
Le formant ethno n’est plus à la mode, comme refoulé en tant qu’étape historique vers une anthropologie considérée par Claude Lévi-Strauss comme science en devenir, alors qu’il s’interrogeait en 1954 à la demande de l’UNESCO sur la place de l’anthropologie dans les sciences sociales et les problèmes posés par son enseignement. Philosophe de formation, il accueille des ethnologues – gens de terrain - au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) qu’il fonde en 1960. Toutefois, c’est bien la synthèse des données et la construction d’objets théoriques qui est son objectif. La situation de départ à l’origine de la fondation de l’ethnoscénologie – analogue à celle de l’ethnomusicologie, bien antérieurement – n’était pas celle d’une vaste banque de données sur les pratiques spectaculaires humaines pour laquelle il aurait été nécessaire de mettre de l’ordre dans ses fichiers afin de pouvoir tracer des lignes forces transculturelles.
Tout au contraire, les synthèses et les théorisations surabondaient pour de maigres cueillettes, et nos enjeux étaient ceux que Maurice Godelier assigne à l’anthropologie :
(…) continuer à déconstruite l’anthropologie et les sciences sociales jusque dans leurs derniers recoins, leurs dernières évidences. Mais pour chaque évidence déconstruite et ayant perdu sa force et son statut de vérité, il faut tirer de la critique les moyens de reconstruire une autre représentation des faits, un autre paradigme qui tienne compte des complexités, des contradictions jusque-là ignorées ou négligées4.
Le théâtre – sous ensemble historique et culturel des pratiques spectaculaires humaines - est une invention de l’occident qui, à l’instar de la religion (D. Dubuisson), est devenue en plus de deux mille ans, une évidence à ce point intégrée dans notre univers mental, esthétique, émotionnel qu’il figure parmi les concepts panoptiques majeurs à partir duquel s’est observé le monde en ses apparences. Hiérarchisé en genres, il a été adopté pour la réflexion, l’édification, le divertissement, l’éducation, l’évangélisation, la thérapie. Un corpus écrit d’œuvres emblèmes de la civilisation, enseignées à l’école, flanquées d’un ensemble théorique foisonnant, de mots-pivot – comédie, théâtre, tragédie, drame, mélodrame, vaudeville… – a orienté le regard européen pour trouver dans les lointains des analogons et non des inventions nouvelles, de l’inédit, des subtilités inconnues de la pensée et de la création. Missionnaires, commerçants, voyageurs, guerriers partis pour le Japon, la Chine, l’Inde, la Corée, l’Afrique ont repéré, classé, jugé. Une poignée de termes normatifs atteste du théâtrocentrisme qui a prévalu sans s’éteindre totalement : « théâtre proprement dit », « paléo-théâtre », « proto-théâtre », « pré-théâtre ». Lorsque voilà un demi-siècle, les études théâtrales ont pris leur autonomie par rapport aux études littéraires, l’étude du phénomène théâtral a stimulé l’édification de nouvelles théories, qui se sont parfois réapproprié le mythe évolutionniste du processus de civilisation, en voyant dans les rituels – et la religion – la source de la théâtralité.
L’objet de recherche, pour nous, est paradoxal : il porte sur une capacité universelle de ces Oi ethnoi – οιεθνοι – tous ces gens, les autres d’une même espèce à fabriquer du singulier, ou mieux à se fabriquer singuliers, à penser, contempler, célébrer les morts, prier, imaginer dans des actions physiques d’une étonnante diversité. Ne disposant de mot pour nommer cette potentialité, nous avons compensé le vide lexical par l’adoption du formant sceno, du skenos grec dans ses acceptions hippocratiques – le corps -, agent, matériau/sujet et lieu d’émergence spectaculaire de l’imaginaire. Le terme incarnation est à prendre ici au sens strict, tel qu’il apparaît aujourd’hui dans les sciences cognitives, les neurosciences qui renouvellent l’intelligence du rapport corps/esprit. Quant à la conception de l’imaginaire retenue, elle s’inscrit dans le courant contemporain de l’anthropologie qui réévaluant le concept, en restaure le pouvoir fécondant.
Le réel n’est pas un ordre séparé du symbolique et de l’imaginaire, montre Godelier. Si tout ce qui est imaginaire est imaginé, tout ce qui est imaginé n’est pas imaginaire. Car en imaginant, l’homme peut rendre possible l’impossible. Dans les mythes ou les religions par exemple, ce qui est imaginé n’est jamais pensé ni vécu comme imaginaire par ceux qui y croient : « …transformé en rapports sociaux, en institutions, en œuvre d’art, en raison d’être de groupes sociaux aux fonctions et aux statuts différents, l’imaginaire des religions et des régimes de pouvoir engendre tout simplement le cadre de la vie ordinaire des gens au sein de leur société.5 »
La perception de/par l’action
Comment alors procéder à la description du processus de création, lorsque ce qui est perceptible n’est pas une chose – peinture, sculpture, texte, partition – mais le corps imaginant du sujet ? Cette difficulté rend nécessaire de distinguer trois aspects constitutifs de l’évènement : la performativité - l’action, telle qu’elle est réalisée par le performeur ; sa spectacularité - l’action telle qu’elle est perçue par un observateur, spectateur ou témoin; l’action en tant qu’événement symbiotique qui met en relation performeurs, témoins et alii6. Ces distinctions attirent l’attention sur les caprices et les limites de la perception humaine qui n’est pas simple enregistrement. Le cerveau comble au besoin les creux de l’information, parfois en rajoute, optimise, transforme et donne du sens. L’émotion colore et mémorise, juge arbitraire souvent sectaire. La neutralité serait-elle acquise - par une cure psychanalytique comme le demandait Georges Devereux à ses étudiants - , elle ne saurait faire nier l’empathie nécessaire à la relation du chercheur et de son objet.
Les termes performance et performativité peuvent prêter à confusion dans la mesure où ils appartiennent à des vocabulaires distincts. Le sens qui lui est donné ici, s’est imposé dans les sciences humaines, et marque le retour de l’action7 en tant que notion fondamentale dont Maurice Blondel (1861-1949) fut le premier explorateur de sa densité métaphysique et spirituelle8. A la charnière du XIXe et XXe siècle, le philosophe eut quelques déboires avec l’université. Louer le concept d’action, lui reprochait-on, revient à déconsidérer la réflexion, l’abstraction caractéristique de la pensée française – « penser, en français c’est extraire et abstraire » (F. Laplantine)9. En se revendiquant ethnoscience, la perspective que nous défendons déclare reconnaître la compétence des praticiens et l’obligation de croiser la recherche non seulement avec les disciplines académiques, mais aussi le savoir pragmatique, empirique, terre à terre des performeurs. La rupture entre spéculation théorique et l’action est ancienne. Elle est fort bien décrite par le plus respecté anatomiste de la Renaissance, André Vésale, en introduction de son opuscule La fabrique du corps humain. La répugnance des médecins les plus réputés d’Italie déléguaient à des auxilliaires les interventions manuelles – et la dissection des cadavres – et se contentaient de « pérorer comme des geais » devant les auditoires d’étudiants, écrit le médecin. Or, commenter n’est pas décrire.
Processus et système complexe
En considérant la nature systémique des incarnations de l’imaginaire, et du même coup de la culture, l’ethnoscénologie s’inscrit dans le mouvement général de recherche d’une solution à un problème local relatif à l’unité du corps/esprit. Ce qui n’est pas allé sans affronter l’aporie classique d’un héritage philosophique traduit dans les sciences par la formule « body-mind problem », ou en médecine par le mot « psychosomatique ». La « somaesthetics » (Richard Shusterman), une pétition lancée récemment par un groupe international de chercheurs et d’artistes en faveur de la création d’une « science of embodiment », la reconnaissance de l’ « inscription corporelle de l’esprit », la théorie de l’ « embodied mind », « embodied cognition», « énaction »,10 l’apparition de la neuro-esthétique (Samir Zeki) sont autant de signes d’une profonde transformation des positions dominantes anciennes. Avant que ne se dessine le neuronal turn, entre effet de mode et avancée pluridisciplinaire, théologiens, philosophes, psycholinguistes, éthologistes, artistes et anthropologues avaient montré la fécondité du concept d’incarnation et la difficulté d’en rendre compte11.
Le processus de création correspond à un système complexe instable et dynamique. Les pratiques performatives figurent par excellence ce que l’on entend par système complexe dont il n’est pas inutile avec Annick Lesne spécialiste de physique biomédicale, de rappeler les caractéristiques généralement retenues. Tout système est composé d’un grand nombre d’éléments. Dans la plupart des cas, les éléments sont de plusieurs types et possèdent une structure interne qui ne peut être négligée. Les éléments sont reliés par des interactions non linéaires, souvent de différents types. Le système est soumis à des influences extérieures à différentes échelles:
Mais pour moi, souligne Annick Lesne, la principale caractéristique d'un système complexe est sa causalité circulaire, en termes plus explicites l'existence de rétroactions des comportements collectifs et des propriétés émergentes (macroscopiques) sur le comportement des éléments (microscopiques). Les éléments vont collectivement modifier leur environnement, qui en retour va les contraindre et modifier leurs états ou comportements possibles. Dans un système complexe, connaître les propriétés et le comportement des éléments isolés n'est pas suffisant pour prédire le comportement global du système12.
L’épistémé des systèmes complexes est aujourd’hui à l’œuvre dans la révision de notre conception du « système moteur, auquel jadis les neurosciences – mais pas seulement elles ! - ont longtemps assigné un rôle de second plan, en le réduisant souvent à celui de simple comparse13. L’observation, l’analyse et la compréhension de ce qui survient lors d’un processus de modification, altération, transformation de matériaux non organiques lors de manipulations en laboratoire peuvent-être relativement accessibles à l’observateur. Encore que, si l’on se place au niveau sub-atomique. Rien de semblable lorsque le processus concerne l’engagement d’un performeur, jamais indépendant d’une biographie et d’un contexte. Disons le, nous sommes très loin d’avoir inventorié la totalité des éléments du système complexe qu’est un individu dans son entièreté !
Description savante
Au temps des premiers travaux sur la communication non verbale, les chercheurs filmaient des situations interactives en accéléré et dépouillaient les enregistrements image par image. Les résultats surprenaient en révélant les micro-mouvements et expressions fugitives qui passent inaperçus dans la vie courante. C’est en prenant connaissance des films expérimentaux de Daniel N. Stern sur les interactions mère enfant, que Robert Wilson découvrit qu’en examinant isolément les images on pouvait apercevoir certaines mères réagir aux cris de leur bébé tout d’abord par une mimique de déplaisir invisible à l’œil nu. Il en conçu le projet d’exposer sur scène ces invisibles de l’expression en étirant le temps et le jeu des comédiens. Deafman Glance - le Regard du sourd - (1970) première réalisation de cet ordre,décomposait en sept heures le grouillement d’affects que dissimule le temps ordinaire et la hâte que nous prenons à les vivre. Les machines décrivent l’inatteignable par fragments, captent l’invisible, interprètent. Au XXIe siècle des caméras couplées à des logiciels d’analyse du mouvement détectent les comportements suspects des passants dans les rues, par calcul de paramètres physiques. L’imagerie cérébrale, les capteurs de toute sorte pénètrent le corps sans effraction, le font parler de son état, détectent des anomalies avec une précision croissante au point d’exalter une rêverie scientiste qui n’est pas sans rappeler le réductionnisme optimiste de l’homme machine théorisé par le docteur Julien Offray de la Mettrie au XVIIIe siècle.
Pour l’observateur, l’imaginaire de l’autre ne se laisse attraper que dans ses actions. Rien d’étonnant à ce que la recherche scientifique n’ait privilégié l’étude des stratégies motrices et cognitives du sportif et du danseur. Les sciences des activités physiques ont ainsi porté leur attention sur la situation d’improvisation permanente inhérente aux sports collectifs – football, rugby, hockey… - qui obligent les joueurs à trouver et mettre en œuvre en coopération une solution immédiate à un problème14.
De nombreux travaux de psychologie cognitive ont été entrepris dans l’étude de la motricité du danseur, plus rarement dans le cadre d’improvisation (Cécile Vallet, 2001)15. La motricité du danseur est une motricité d’expression, par opposition à la motricité d’effection postérieure à la première selon Jacqueline Nadel16, qui rappelle que pour survivre, l’enfant est poussé à engager un dialogue « tonico-émotionnel » pour signifier quelque chose à quelqu’un. L’approche du facteur relationnel a été stimulé par les travaux sur l’empathie, et les neurones miroirs. Si dans la danse en solo, la relation semble réduite, elle intervient directement dans un processus d’improvisation. Partant de l’examen des publications, Monica M. Ribeiro, actrice et danseuse, et Agar Fonseca, neuropsychologue, proposent l’idée d’empathic choreography. Dans la danse contemporaine, l’improvisation serait fondée sur la perception empathique des partenaires de telle sorte que les intentions de l’autre seraient traitées à un niveau infra-verbal et permettraient la structuration du mouvement et des déplacements.
L’exposé de données récentes par Marielle Cadopi met en évidence l’articulation fondamentale entre les processus sensori-moteurs et cognitifs en danse : « les formes corporelles produites impliquent l’apprentissage et le contrôle de coordinations motrices complexes devant être rappelée de la façon la plus précise possible, le système mnésique est, donc, particulièrement sollicité»17. En dépit de leurs limites les études objectives, dans l’état actuel de la recherche, ont le mérite de compenser en partie les déficiences des verbalisations des sujets et les carences de l’observation. Ce qui est dit de la valeur de la mémoire – expérience et apprentissages spécifiques - peut être étendu à l’ensemble des activités humaines, les plus innovantes comprises. La question du processus s’en trouve renouvelée. En effet, comme le suggèrent les études comparatives sur les apprentissages dans des sociétés culturellement éloignées, une même technique – le tour-pivot en danse classique – peut être assimilée par la danse coréenne Hanbaldeuleodolgi où se retrouve la Pirouette en dehors, tout en conservant des spécificités esthétiques et cognitives propres (SHIM Kyung-Eun, 2016). Le processus de création reste profondément marqué par le processus d’acquisition, qui ne se réduit pas à la maîtrise d’une technique. Une fois de plus, l’étude montre les paramètres invisibles, ou tacites qui sous-tendent l’exercice de l’art au même titre sinon plus que les consignes formelles relatives à la physique de l’action. Ainsi à la source de l’expression de certains mouvements dynamiques, la danse classique privilégierait l’élan du mouvement de port de bras, tandis qu’en danse coréenne ce serait plutôt le rythme de la respiration. En ce qui concerne la verbalisation des consignes, SHIM Kyung-Eun note que si les enseignantes françaises mettent l’importance sur le corps et l’espace, les enseignantes coréennes soulignent davantage les composantes immatérielles18.
Les rationalités à l’œuvre
Tout processus d’action est sous-tendu par une logique. Longtemps l’occident s’est estimé seul détenteur de la raison et de son corollaire – la rationalité, mère putative de la civilisation. Les contacts entre sociétés, langues, cultures auxquels se sont ajoutés les cheminements contemporains de l’anthropologie historique aussi bien que l’évolution des sciences de la matière et de leurs appareils mathématiques ont contribué à secouer les certitudes présomptueuses tout en faisant apparaître des modèles cognitifs insoupçonnés et des problématiques nouvelles. Déjà à la Renaissance, les jésuites de Chine avaient pris conscience des écarts philosophiques manifestés par les intraduisibles de la langue et inscrits dans les praxis, mises en corps d’une cosmographie19. Retenons toutefois combien il leur fut difficile d’exposer les piliers doctrinaux d’une « religion » engendrée et véhiculée par l’Occident20. Le souci d’envisager la nature humaine dans sa totalité biopsychique, l’aspiration à « entrer dans la dimension d’esprit » shen, pour « accéder à l’âme du monde », à la différence de la rationalité scientifique de l’Europe ménagaient une place centrale à l’invisible, sans y ajouter la référence à une doxa fondée sur l’idée de vérité21:
Il ne s’agit pas de croire au(x) shen(s) comme on se demande s’il faut croire au Saint-Esprit ou à l’existence d’une âme immortelle. Il s’agit bien plus de méditer sur les puisssances numineuses, invisibles, mystérieuses, qui animent et transforment le réel, de s’y relier, d’« entrer dans le shen » (ru shen)22 ».
Depuis quelques décennies séminaires23 et travaux débattent du pluralisme des rationalités à l’œuvre, au lieu de les envisager comme antinomiques. Des controverses se sont déployées autour de la rationalité intraculturelle telle l’affaire du Capitaine Cook qui opposa deux anthropologues culturalistes Marshall Sahlins et Gananath Obeyesekere (1992). A plusieurs reprises Sahlins avait déclaré que les Hawaïens du XVIIIe siècle faisait preuve d’irrationalité en prenant le Capitaine James Cook pour l’un de leur dieu Lono. Partant, l’anthropologue en avait déduit que les schémas conceptuels des peuples différaient et engendraient différents critères de rationalité. Obeyesekere répliqua en accusant Sahlins d’européocentrisme en faisant remarquer, d’une part, que la rationalité humaine avait pour base un système cérébral commun, et que les Hawaïens voyaient en Cook un chef, non une divinité. Sahlins contre-attaqua en jugeant Obeyesekere prisonnier de préjugés occidentaux et d’anachronisme. A la suite de Ian C. Jarvie et de Joseph Agassi, le philosophe japonais YOSHIDA Kei renvoya dos à dos relativistes et universalistes en proposant la notion de « degré de rationalité » (2008). Solution que l’on peut résumer ainsi : « si nous admettons qu’il existe des degrés de rationalité, alors les occidentaux et les indigènes peuvent être plus rationnels dans certains cas, et moins rationnels dans d’autres.24» Chercheur dans le cadre du programme d’études sur la diversité culturelle à l’université de Tokyo25, YOSHIDA laisse en suspens la question de la rationalité en tant que logique générée par un système de pensée et/ou de croyances. Il est intéressant de mettre en parallèle le mythe du processus de civilisation et l’entreprise d’évangélisation pour saisir ce que leur doit l’anthropologie évolutionniste. Les religions de la révélation se sont déployées à partir d’un locus veritatis, centre d’un cercle clos en dehors duquel il n’est que l’erreur, gauchissement et dévoiement. L’image évangélique de la pierre sur laquelle doit se construire l’Église (Mathieu 16 :18) est significative. Le vocabulaire des sciences humaines portent encore trace de cette filiation théocentrique : divination, sorcellerie, animisme, totémisme, magie, superstition… L’examen des pratiques désignées par ces lexèmes, contextualisées et historicisées, a donné lieu à la reconnaissance de types distincts de rationalité. L’helléniste, Jean-Pierre Vernant avait conduit au cours des années soixante-dix un séminaire pionnier dans le cadre du Centre de recherche comparée sur les sociétés anciennes26. Des thèses ont été soutenues27, et des propositions formulées28. Déjà Gilson avait noté la perméabilité relative des systèmes : « …on sait que la pensée chrétienne, la pensée juive et la pensée musulmane ont agi les unes sur les autres, ce serait une mauvaise méthode de les étudier comme autant de systèmes clos et isolés. 29» Les historiens participent au concert en rappelant que c’est en accord avec la raison, telle qu’ils l’entendaient que les philosophes de l’antiquité – Aristote, Platon - et leurs épigones ont justifié l’esclavage, dont l’aberration horrifique n’est apparue qu’avec l’évolution de la pensée et des moeurs30. L’astrologie divinatrice est un bon exemple de l’inextricable enchevêtrement d’assomptions non vérifiables sur le pouvoir des astres dans l’organisation de la destinée de l’astrologie mathématique. Les polémiques anti-astrologiques à la Renaissance, la philosophie et même la théologie philosophique de Thomas d’Aquin qui évoque l’empreinte de l’âme céleste - animam coelestis – sur nos âmes, par un changement dans notre corps puisent argument dans les sciences de l’époque31. Sociologie et psychologie statistiques ont fourni des résultats biaisés, accumulant calculs rigoureux sur des données faussées32. En anthropologie, la posture missionnaire du pasteur et ethnologue autodidacte Maurice Leenhardt33 ne pouvait que le conduire à une théorie de l’animisme canaque en tant que pré-religiosité, de même que dans les arts, il a été question de pré-théâtre, ou de proto-théâtre.
Les sciences de la matière concourent à l’évolution de la conception plurielle de la rationalité. Le physicien danois Niels Bohr ennobli, avait composé son blason en adoptant le symbole chinois du tao, accompagné de la formule latine contraria sunt complementa – les contraires sont complémentaires -, développement de la notion d’énantiodromie – l’ d’Héraclite d’Ephèse, soit la course des contraires. Bohr avait été surpris lors de son voyage en Chine en 1937 par un mode de pensée qui lui paraissait plus en concordance avec l’épistémè de la physique quantique et sa théorie de la complémentarité que ne l’était la logique aristotélicienne dominante en Europe. Par la suite, en de nombreuses conférences et publications il a montré la fécondité épistémologique de cette notion dans d’autres domaines que la physique34. Il n’a pas été le seul tels Carl Gustav Jung, Paul Watzlavick et bien d’autres en de multiples interprétations. Certes la pensée chinoise ne se réduit pas à un modèle uniforme « qui nous fait percevoir la Chine comme une forêt monochrome, alors que nous sommes si prompts à saisir les moindres nuances de la moindre feuille d’arbre dès qu’il s’agit d’une culture qui nous est plus familière. 35» Dans sa monumentale histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng présente les diverses écoles de logiciens que l’on ne peut ici évoquer sans en écraser la richesse36.
Créativité
La créativité est l’un de ces mots-valise qui font également problème, après avoir enrichi les vastes prairies de la crédulité et de ceux qui savent en tirer profit. Venu de l’anglais creativity, passé dans l’usage courant dans les années soixante-dix, l’étude de la créativité selon Todd Lubart s’inscrit à présent dans une démarche intégrative en psychologie37. Dérivée dans la mythologie commune de la création ex nihilo du monde, d’inspiration théologique, son histoire particulièrement féconde a trouvé à se renouveler dans les sciences, les arts, et la pédagogie38. C’est ainsi que la croyance aristotelicienne en la génération spontanée, infirmée au XVIIe siècle a refait surface au XIXe jusqu’à ce que Pasteur ait prouvé son inanité. Avant de monter sur l’échafaud en 1794 au temps de la révolution, le chimiste et philosophe Antoine-Laurent Lavoisier avait démonté la théorie phlogistique au profit d’une conception anticipée de la biosphère : le monde vivant est un tout en recyclage permanent et recombinaisons. Quelques siècles auparavant, le philosophe grec Anaxagore de Clazomènes avait exprimé semblable point de vue dans son traité - de la nature : rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se mélange et se dissocie à partir de ce qui est. La naissance revient à , associer, combiner des éléments déjà existants et la mort se borne à les défaire, à les dissocier . Simple question d’organisation cadencée entre deux pôles, aux rythmes singuliers. Les théories de la créativité oscillent entre l’idéologie du ex nihilo – le génie créatif -, et la capacité de combiner des « éléments » préexistants qui ne sont pas nécessairement connus du sujet. Le modèle compétence/performance élaboré par Noam Chomsky dans les années soixante en linguistique pour rendre compte de la créativité du locuteur, quelque soit son niveau d’éducation reprend la théorie combinatoire39. L’enfant dès le plus jeune âge acquiert une compétence linguistique par inculturation, apprentissage passif, immersion, interaction. Ce capital dormant est mis en acte – performance - dans les situations de communication, et ce que l’on appelle le langage intérieur. Certes le modèle compétence/performance a subi critiques, aménagements et développements. Pour ma part je le trouve particulièrement stimulant dans la mesure où il propose des pistes pour la recherche sur le processus de création, son analyse et sa description. Non pas que les linguistes et psycholinguistes parviennent à y parvenir dans leur domaine. Il reste que la compétence, pour l’artiste, l’artisan, le scientifique et tout créatif potentiel se compose également à la fois de l’ensemble de l’expérience, des apprentissages spécifiques, et de l’exercice. Comment décrire l’émergence de l’invention langagière dans la performance, c’est-à-dire le moment où sans trop se soucier de la correction de l’énoncé nous parvenons à formuler du neuf qui parfois nous surprend ? Cela reste encore largement en suspens.
Les relations d’exclusion des entités reposent sur leur aséité, c’est-à-dire à une pré-conception qui les exclut a priori de tout partage avec d’autres entités. Ainsi opposer la spontanéité à la virtuosité revient à adopter une posture créationniste et à clore sur eux-mêmes en des champs clos les aspects complémentaires d’un comportement complexe. En 1981, dans un texte intitulé « La course des contraires », pour un ouvrage du CNRS consacré à la formation du comédien, Barba s’était arrêté sur la spontanéité, mot valise revendiqué par un certain courant au nom d’une créativité/liberté dégagée des contraintes. Il avait eu une belle formule : « La spontanéité ne s’oppose pas à la « virtuosité », car elle vient après. C’est uniquement lorsqu’un pianiste est plus qu’un virtuose qu’il réussit à faire passer, à travers sa façon de jouer, quelque chose de personnel. Il peut s’exprimer – se jeter dehors – à travers la résistance que lui imposent le champ musical bien délimité de l’instrument et les lois de la musique »40.
Niveau d’organisation et processus
La notion fondamentale de niveau d’organisation, utile à Eugenio Barba pour son anthropologie théâtrale,41 est initialement apparue en biologie dans le sillage de la théorie cellulaire du naturaliste allemand Theodor Schwann (1810-1882) qui publia en 1839 à Berlin ses Recherches microscopiques sur la concordance dans la structure et la croissance des animaux et des plantes. Pour les biologistes, les êtres vivants sont constitués d’unités organisées en systèmes dynamiques inter dépendants : molécules, cellules, organes, individu, biotope et ainsi de suite jusqu’à un niveau macrocosmique dont nous ignorons tout. Conçue dans l’interdisciplinarité, indissociable de la perspective systémique, la notion de niveau d’organisation a engendré une cascade de disciplines spécialisées parfois éphémères, parfois ouvrant sur de vastes champs de recherche. La mise en évidence de chacun des niveaux d’organisation a généré des attitudes, des méthodes, des hypothèses heuristiques au prorata des éléments discrets de complexité. La segmentation savante a parrainé de la sorte des « disciplines » théoriquement interdépendantes dans la mesure où aucune ne peut échapper à la limitation de ses prétentions. De plus, la dynamique des interactions ne s’opère pas à l’intérieur des frontières disciplinaires. L’exhaustivité idéale ne saurait être atteinte qu’à la condition – chimérique – de connaître chacun des éléments du système in toto et la dynamique des éléments du système.
Le mot processus ne dit rien du niveau d’organisation que l’observateur peut saisir. Au fil des années, E. Barba en est venu à porter au premier plan de son activité de metteur en scène ce qu’il a appelé la dramaturgie de l’acteur : « comment provoquer des réactions personnelles chez les acteurs et les orchestrer dans un spectacle qui n’imiterait pas la vie mais posséderait sa qualité de vie. 42» Perplexe devant l’intrication de tant d’éléments à comprendre et à mettre en pratique dans son métier, il entendit le docteur Henri Laborit parler de « niveau d’organisation », lors du colloque de Karpacz en 1979 : « En réalité, c’est la façon de penser des biologistes qui m’a aidé à comprendre mon propre travail – écrit-il. En biologie il ne faut pas seulement distinguer les parties, les composantes d’un organisme particulier (…) mais aussi les niveaux d’organisation. 43» Tout processus d’apprentissage, de création peut également être subdivisé en niveaux d’organisation, du plus simple (les qualités psychophysiologiques, au plus complexe (le contexte). Considéré par rapport au temps, le processus s’inscrit dans l’ontogenèse – pour le moins -, c’est-à-dire l’évolution diachronique de l’individu, de telle sorte qu’une action présente porte en elle la mémoire la plus lointaine, inconsciente, refoulée ou simplement oubliée. Véritable défi pour toute description de l’action qui ne retient que la parcelle la plus évidente, celle qui émerge au moment présent.
L’ambiguïté du processus
L’importance accordée au processus s’est imposée une fois admis que les tentatives d’analyse du spectacle, de la performance, ne portaient en réalité que sur l’examen d’un objet achevé dont la simple perception aurait suffit à épuiser le sens. Ce faisant, l’analyste se comportait selon l’ordinaire du quotidien quand, par économie, nous ne prêtons attention qu’aux apparences saisies au moment même de la rencontre. Nous nous suffisons de ces brèves interactions sans nous soucier de leurs fondements réels, de leurs tenants et aboutissants, passant d’un moment à l’autre à la façon d’un pigeon picorant le grain. Un tableau est une nature morte qui se prête sans limites à l’investigation. Le peintre serait-il mort, l’œuvre se laisse scruter, contempler, anatomiser de telle sorte que l’enquête s’avère interminable et fructueuse au grè de l’évolution des sciences et des techniques. Il n’y a pas d’équivalent du laboratoire C2RMF du Louvre pour les pratiques performatives. Ce réputé laboratoire de recherche des musées de France, initialement appelé Institut Mainini, avait été créé en 1931 grâce à la générosité de deux médecins argentins, les docteurs Fernando Perez et Carlos Mainini, pour l’étude scientifique des peintures et œuvres d’art faisant partie des collections nationales. Après la création d’une section de physique avec la spectrographie infrarouge, la chromatographie en phase gazeuse ainsi que la diffraction de rayons X, une grande exposition avait eu lieu en 1980, intitulée « la vie mystérieuse des chefs-d’œuvre ». Un an après le colloque de fondation de l’ethnoscénologie, en janvier 1996, le Laboratoire de recherche des musées de France s'est associé au CNRS pour créer une Unité mixte de recherche UMR-171. La création de l’International School of Theatre Anthropology – ISTA – conçue et dirigée par Eugenio Barba en 1979 semble faire écho pour le spectacle vivant au projet de l’Institut Mainini. Non sans utopie pimentée d’autodérision. Lorsque après les premières sessions de l’ISTA Eugenio Barba et Nicola Savarese ont entrepris la publication d’un ouvrage qui ferait le bilan des recherches poursuivies, ils lui donnèrent pour titre Anatomia dell'attore (1982)44. C’est en passant devant une affiche annonçant une exposition d’histoire de l’anatomie que l’idée leur était venue d’une telle accroche. Eugenio Barba n’avait-il pas le dessein d’explorer les arcanes de la présence de l’homme dans une situation de représentation et d’en dégager les principes communs au-delà des différences culturelles ? L’organisation et les programmes des sessions de l’ISTA ont été largement exposés et commentés (S. Watson, 1993). Le principe même des travaux était défini par la définition de l’anthropologie théâtrale formulée par E. Barba : « L’anthropologie théâtrale est l’étude du comportement biologique et culturel de l’homme dans une situation de représentation, c’est-à-dire de l’homme qui utilise sa présence physique et mentale selon des principes différents de ceux qui gouvernent la vie quotidienne. 45» L’humour, la distance et l’empathie n’étant pas toujours partagés dans le monde académique et artistique, Barba n’a pas tardé à censurer son propre texte en gommant la référence à la biologie, et en précisant que son « anthropologie » n’était pas à confondre avec celle des universitaires. C’est ainsi qu’il tient à préciser dans la préface de l’édition française 2008 :
Il ne devrait pas y avoir d’équivoque : l’anthropologie théâtrale ne s’occupe pas de ces niveaux d’organisation qui permettent d’appliquer au théâtre et à la danse les critères de l’anthropologie culturelle. L’anthropologie théâtrale n’est pas l’étude des phénomènes spectaculaires dans ces cultures que les anthropologues étudient traditionnellement. L’anthropologie théâtrale ne doit pas non plus être confondue avec l’anthropologie du spectacle46.
La mention de la « biologie », pourtant, allait de soi. Théâtre et danse ne sont-ils pas les arts de la vie – bios – par excellence ? Les leçons de l’héritage seraient-elles à ce point oubliées 47? A l’époque, revenant sur un article dans lequel je commentais le caractère énigmatique de son choix éditorial48, E. Barba m’avait éclairé : - « le mot ‘école’ dans International school, c’est pour me moquer des théoriciens qui se prennent trop au sérieux, de même que ‘anthropology’. En plus il me fallait donner un nom à ce que je faisais, et un jour au Japon, avant la première session de Bonn, j’ai demandé à Ugo Volli49 si antropologia teatrale cela ne paraissait pas trop fou. Il m’a rassuré.» Aujourd’hui, trente et un ans après, relisant ce qu’écrivait Nicola Savarese sur l’anatomie pour justifier le titre de la première version, j’en retrouve l’actualité lucide pour Descrever o inapreensivel dont le projet s’inscrit dans la même veine de la mine où s’exploite non un minéral rare mais l’introuvable. Il cite Giorgio Celli (1935-2011), professeur à l’université de Bologne, écrivain, entomologiste, éthologiste et dramaturge :
L’anatomie est la description de la vie à travers son absence. L’anatomie célèbre les fastes et les géométries supérieures de la vie chez les cadavres ; ainsi donc la vie ne peut-elle devenir objet de connaissance et d’observation qu’en cessant d’être telle. Vivre la vie ou la décrire, il existe en mathématiques le raisonnement par l’absurde ; en anatomie son homologue serait le raisonnement par l’absence50.
Je regrette la disparition de Celli des éditions postérieures. Le paradoxe qu’il lève est celui qui sans doute est à l’origine de l’alternative qui nous est imposée dans la recherche contemporaine : le réductionnisme scientifique, et le flou métaphorique, l’allusion, l’évocation poétique. Le premier abandonne le cadavre sur la table de dissection ; les seconds surabondent en truismes, stéréotypes, généralités, projections et trompe l’œil. Assurément le recours à la notion d’enantiodromie, et à sa version contemporaine de complémentarité, proposée par Niels Bohr s’avère indispensable en ethnoscénologie qui s’affirme pluridisciplinaire.
En remettant en cause les références notionnelles eurocentrées dans l’approche des pratiques performatives, l’ethnoscénologie a accordé dès le départ une place prépondérante à l’examen de ce que j’ai appelé l’ethnocentrisme nominal, sachant que notions et concepts expriment la langue et l’histoire de la pensée qui les a fait naître. A la fin des années soixante, Jacques Derrida avait déjà attiré l’attention sur l’un des pièges qui parsèment le chemin de l’anthropologue :
L’ethnologie – comme toute science – se produit dans l’élément du discours. Et elle est d’abord une science européenne, utilisant, fût-ce à son corps défendant, les concepts de la tradition. Par conséquent, qu’il le veuille ou non, et cela ne dépend pas d’une décision de l’ethnologue, celui-ci accueille dans son discours les prémisses de l’ethnocentrisme au moment même où il le dénonce51.
Spontanéité et virtuosité appartiennent à la famille des intraduisibles, sinon au prix de malentendus ou d’acccidents sémantiques. Les langues chinoise, japonaise et coréenne partagent un lexème apparenté,道, Do ou Dao, traduit en français par « chemin » ou « voie ». Le terme a été utilisé par les premiers missionnaires catholiques en Corée comme l’équivalent de « religion ». Or, fait remarquer Lee Hyunjoo le Dao ne signifie pas la soumission au dogme, comme le souhaitaient les missionnaires52. De fait, note la sinologue Anne Cheng : « Un courant de pensée de la Chine ancienne ne cherche pas à proposer un système clos qui risquerait d’étouffer les virtualités vitales, mais un dao (plus communément transcrit tao) 道 »53. Elle poursuit :
La Voie n’est jamais tracée d’avance, elle se trace à mesure qu’on y chemine : impossible, donc d’en parler à moins d’être soi-même en marche. La pensée chinoise n’est pas de l’ordre de l’être, mais du processus en développement qui s’affirme, se vérifie et se perfectionne au fur et à mesure de son devenir. C’est-pour reprendre une dichotomie bien chinoise- dans son fonctionnement que prend corps la constitution de toute réalité ».54
Biographie et création
La première fois que j’ai assisté à Traces dans la neige, démonstration de travail qui révèle les secrets techniques de l'actrice Roberta Carreri, j’ai été stupéfait et ébloui. Roberta expliquait son parcours à l'Odin Teatret depuis 1974, et montrait notamment la création des personnages à partir d'exercices physiques : déformation des différentes parties du corps, variation des rythmes, des vitesses, des amplitudes et des types d'énergie. Plus encore, elle dévoilait avec précision la vie de son imaginaire en mettant sur la table ce qui l’avait stimulé et mené à la fabrique de postures, de gestes, de mouvements et de mimiques : des peintures de la vierge au pied de la croix, une photo de joueurs de boule dans le sud de la France… La démonstration n’était pas une conférence illustrée, mais un véritable spectacle qui aurait mérité lui-même d’être démonté pièce par pièce. Cela, nous n’aurions pu le saisir seuls, car Roberta n’avait pas copié, elle avait cannibalisé.
Les autobiographies d’artistes ou de scientifiques, les biographies excellentes, sont des pépinières d’indices pour comprendre l’édification d’une œuvre, la logique sous-jacente, l’invisible de l’implicite masqué par l’explicite auquel nous avons accès. Rien de standard dans ces récits, sinon des universaux élémentaires tels que l’obsession, la persévérance, le do dirait-on au Japon et dans la Chine ancienne. Récits cependant troués, incomplets, orientés en raison même de l’impossibilité de rapporter l’immensité des ingrédients de l’existence. Aussi, après les années vouées au culte du schéma et du formalisme méta-scientifique, peut-on comprendre le souci d’écriture qui féconde des disciplines qui jadis s’en méfiaient. L’historiographie, par exemple. Certes le projet est périlleux dans la mesure où la langue est à même de créer du réel, et de déréaliser le concret à moins qu’elle ne se complaise dans sa propre virtuosité. L’écriture est toutefois seule à saisir l’insaisissable, qualité qu’elle partage avec la contemplation, qui elle est silencieuse.
1 Voir les archives du colloque nternational La génétique des textes et des formes : l'œuvre comme processus, Centre Culturel International de Cerisy, 50210 Cerisy-la-Salle France – 2-9 septembre 2010. Direction : Pierre-Marc de BIASI, Anne HERSCHBERG PIERROT, avec le concours de Déborah BOLTZ
2 L’imaginaire de l’acteur, et la vision du spectateur.
3 J.-M. PRADIER « La croyance et le corps » in J.-M. Pradier (coordonné par): - la croyance et le corps – esthétique, corporéité des croyances et identités », Bordeaux : collection Corps de l’esprit, Presses universitaires de Bordeaux, 2016, p. 15-35
J.-M. PRADIER « Ethnoscénologie - vers une scénologie générale »,La critique : le rapport à l’oeuvre, coll. Université des Arts, Klincsieck, 2001, pp. 157-172 - « Ethnoscenology : the Flesh is Spirit », New Approaches to Theatre Studies and Performance Analysis, (Günter Berghaus ed.) The Colston Symposium, Bristol, Max Niemeyer Verlag, Tübingen , 2001, pp. 61-81
4 Maurice GODELIER, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, bibliothèque des idées 2007, p. 34.
5 Maurice GODELIER, L’imaginé, l’imaginaire & le symbolique, Paris, CNRS éditions, 2015, p. 214
6 Je reviendrai sur la notion d’action, que j’entends plus proche de la perspective Blondelienne que comportementaliste. Alii se rapporte aux immatériaux divers ; le monde des esprits, par exemple, dans le chamanisme coréen, la notion de shen en langue chinoise.
7 Voir J.-M. PRADIER, « La performance ou la renaissance de l’action », Communications, 92, Paris, Seuil, 2013, p. 284-287
8 Maurice BLONDEL, L’Action, (Paris, Alcan1893) Paris, Presses Universitaires de France, (1950, 1993) 2013
9 François LAPLANTINE, Tokyo ville flottante – Scène urbaine, mises en scène, Paris, Stock, coll. Un ordre d’idées, 2010, p. 133
10 John STEWART, Olivier GAPENNE and Ezequiel A. DI PAOLO (eds.) Enaction: Toward a New Paradigm for Cognitive Science, Cambridge, MIT Press, 2011. Francisco VARELA, Evan THOMPSON, Eleanor ROSCH, The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience, Cambridge MIT Press, 1992 – version française :L'Inscription corporelle de l'esprit, Paris, Seuil, 1993. Lawrence A. SHAPIRO, Embodied Cognition, Routledge, New Problems of Philosophy, New York, Taylor & Francis, 2011
11 François LAPLANTINE, Le social et le sensible – Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005
12 Ce texte ainsi que les communications des autres intervenants de la session sont en accès libre sur internet, en accord avec l'esprit du RNSC et de ses activités: http://www.ird.fr/ur079/perso/perrier/Proceedings_Commisco.pdf
Voir également d’Annick Lesne : « Complexité du vivant, sélection naturelle et évolution », Natures, Sciences, Sociétés , 16, 150-153 (2008); 17, 55-56 (2009).
Annick LESNE: « Biologie des systèmes : l’organisation multiéchelle des systèmes vivants », Médecine Sciences25, 585-587 (2009)
13 Giacomo RIZZOLATTI; CORRADO Sinigaglia, : Les neurones miroirs, traduit de l’italien par Marilène Raiola (So Quel che Fai - Il cervello che agisce e i neuroni specchio, Raffaello Cortina Editore, 2006) Paris, Odile Jacob, poches, 2011, p. 8
14 pour une présentation générale, voir Robert S. WEINBERG, Daniel GOULD, Foundations of Sport and Exercise Psychology, Champaign (USA), Pudsey (G.B.)Human Kinetics Publishers; 6ème édition revue, 2014
15 Cécile VALLET, L' improvisation dans les pratiques physiques et artistiques: contribution à la compréhension des processus attentionnels et mnésiques en jeu dans la génération d' actions, Thèse de doctorat en Sciences et techniques des activités physiques et sportives, Université de Bordeaux 2, 2001 (dir. André Menaut)
16 Jacqueline NADEL, Image de soi, image d’autrui : émotion et représentation ; la conception wallonienne du milieu, Exposé à la FAPSE, Université de Genève, avril 1978. Cité par M. Cadopi.
17 Marielle CADOPI, « La motricité du danseur : approche cognitive »,Bulletin de psychologie, Paris, 2005/1 Numéro 475, p. 29-37, URL : www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2005-1-page-29.htm
18 SHIM Kyung-Eun, L’assimilation du tour-pivot en danse classique la Pirouette en dehors par la danse coréenneHanbaldeuleodolgi : Une étude comparative de la manière dont la danse classique et la danse coréenne maîtrisent les principes fonctionnels du tour-pivot à partir d’une analyse de leur apprentissage, Thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, ED 286, sous la direction du Pr. Blandine BRIL, 2016
19 En particulier voir le numéro spécial de la revue Extrême-Orient, Extrême-Occident, » De l’Esprit aux Esprits, Enquête sur la notion de Shen » (préparé par Romain Graziani et Roel Sterckx)Presses Universitaires de Vincennes, n° 29, 2007
20 Daniel Dubuisson, L’Occident et la religion, Mythes, science et idéologie, Bruxelles, Editions Complexe,1998, p.129.
21 Romain GRAZIANI, « quand l’esprit demeure tout seul », o.c. p. 7.
22 O.c. p. 13.
23 Jean-Pierre VERNANT (et al.), Divination et rationalité, Paris, Seuil, coll. Recherches anthropologiques, 1974.
24 Yoshida KEI, « Comparing and Explaining Different Cultures », Utopia : Here and There, Tokyo : University of Tokyo Center for Philosophy, 2008, p. 53. Article repris et développé dans Yoshida Kei, Rationality and Cultural Interpretivism: A Critical Assessment of Failed Solutions. Lanham, MD: Lexington Books, 2014, chapitre 5.
25 Sessional Instructor, Integrated Human Sciences Program for Cultural Diversity (IHS), University of Tokyo.
26 Jean-Pierre VERNANT (et al.), Divination et rationalité, Paris, Seuil, coll. Recherches anthropologiques, 1974. Séminaire poursuivi pour la Chine voir le numéro spécial de la revue Extrême Orient-Extrême Occident, « Divination et rationalité dans la Chine ancienne », Presses Universitaires de Vincennes, 21, 1999.
27 Pascal SANCHEZ, La rationalité des croyances magiques, préface de Raymond Boudon,Genève- Paris, Librairie Droz, coll. Travaux de sciences sociales, 212, 2007.
28 Herman PARRET, (publié par) On Believing – Epistemological and Semiotic Approaches / De la croyance Appproches épistémologiques et sémiotiques, Berlin, Walter de Gruyter, 1983.
29 Etienne GILSON, Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1931, p. 2.
30 Jean-Paul DOGUET, Les philosophes et l’esclavage, Paris, Kimé, coll. « Philosophie en cours », 2016.
31 Thomas d’AQUIN, Summa contra gentiles, III, 87, cité et commenté par Eugenio Garin, Le Zodiaque de la vie – Polémiques antiastrologiques à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, coll. L’Âne d’or (1976), traduction française 1991, p. 147.
32 Exemple notable : les recherches sur le quotient intellectuel des afro-américains.
33 Voir en particulier Maurice LEENHARDT , Do Kamo – la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, NRF, Gallimard, 1947. Sur l’analyse critique de l’attitude de Leenhardt, voir Alban BENSA, Chroniques Kanak – L’ethnologie en marche, Paris, Ethnies Peuples autochtones et développement (1995), p. 261.
34 Sur l’art et la religion, voir Niels BOHR, « The unity of knowledge » (1955), publié en français « Unité de la connaisssance » in Niels BOHR, Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gallimard, collection Folio/essais, 1991, p. 270-273.
35 Anne CHENG, La Chine pense-t-elle ?, Paris, Collège de France/Fayard, collection Leçons inaugurales du Collège de France, 2009, p. 26.
36 Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 30,89-90, 132-147, 216.
37 Todd LUBART, Psychologie de la créativité, Paris, Armand Colin, Collection Cursus, 2003.
38 Pour une revue actualisée de la question, voir : Michael HANCHETT HANSON, Worldmaking: Psychology and the Ideology of Creativity, Basingstoke, Palgrave Macmillan; Palgrave Studies in the Theory and History of Psychology, 2015.
39 Noam CHOMSKY, Aspect of the Theory of Syntax, Cambridge, Massachussetts, 1965, p.3
"Linguistic theory is concerned primarily with an ideal speaker-listener, in a completely homogeneous speech community, who knows its language perfectly and is unaffected by such grammatically irrelevant conditions as memory limitations, distractions, shifts of attention and interests, and errors (random or characteristic) in applying his knowledge of the language in actual performance. »
40 Eugenio BARBA, « La course des contraires », Les voies de la Création théâtrale, IX, La formation du comédien, C.N.R.S., Paris, 1981. Repris dans E. BARBA, L’archipel du théâtre, Contrastes Bouffonneries (hors série), 1982, p.
41 Barba, Eugenio: Le canoë de papier – Traité d’anthropologie théâtrale, Lectoure, Bouffonneries n° 28-29, 1993, p. 23 et s.
42 Eugenio BARBA, Brûler sa maison – Origines d’un metteur en scène, (Bruciare la casa, origini de un regista, Ubu Libri, 2009) traduit de l’italien par Eliane Deschamps-Pria, Montpellier, L’Entretemps, coll. Les voies de l’acteur, 2011, p. 34
43 ibid.
44 L’ouvrage richement illustré, initialement publié en italien a été par la suite traduit en français (1985, 1995, 2008) anglais, espagnol, portugais, japonais, turc, tchèque, serbe, russe, chinois en plusieurs éditions pour la même langue au gré des révisions et compléments.
45 Eugenio BARBA, Nicola SAVARESE, Anatomie de l’acteur - Un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Cazilhac, Bouffoneries-Contrastes, 1985, avant-propos non paginé.
46 Eugenio Barba, Nicola Savarese, L’Énergie qui danse – dictionnaire d’anthropologie théâtrale,(traduit de l’italien par Éliane Deschamp-Pria)2ème édition revue et augmentée,Montpellier, L’Entretemps coll. Grand format les voies de l’acteur, 2008, p. 13.
47 Jean-Marie PRADIER, La scène et la fabrique des corps. Ethnoscénologie du spectacle vivant en Occident, (Ve siècle av. J.-C- XVIIIe siècle), Presses Universitaires de Bordeaux , coll. “Corps de l’Esprit”, 1997.
48 Jean-Marie PRADIER, « Anatomie de l’acteur »: Théâtre/Public, 76-77, juillet-octobre 1987: 35-44.
49 Professeur de sémiotique du texte et de la publicité à l’université de Turin.
50 Giorgio CELLI, La scienza del comico, presentazione de Umberto Eco, Bologna, Calderini, 1982.
51 Jacques DERRIDA, L’écriture et la différence, Paris, Points Seuil essais (1967) 2014 p. 414.
52 LEE Hyunjoo, Martyrs et héros : le théâtre édifiant des missions catholiques françaises en Corée dans les premières années du XXe siècle. Contribution à la recherche en ethnoscénologie, thèse de doctorat en esthétique, sciences et technologies des arts, université Paris 8, 2014.
53 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Éditions Seuil, 1997, p. 35.
54 Op.cit., p. 35.
Gilberto Icle
Universidade Federal do Rio Grande do Sul, Brésil
La recherche dévoilée ici représente le fruit de trois ans (2013-2015) de recherches en réseau, associant onze groupes de travail de dix institutions, universités et centres de recherche, dans trois pays : le Brésil, la France et l’Argentine. Ce collectif de groupes de recherche forme le Réseau International d’Études de la Présence.
Ce livre expose les conclusions et l’avancement du travail entrepris par les groupes en question. La recherche a obtenu un financement du Conseil National de Développement Scientifique et Technologique – CNPq, Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico– du Ministère de la Science et Technologie du Brésil.
Notre objectif général est , notre objectif est d’élargir les bases épistémologiques de la description des processus créatifs, étant donné l’essor de cette pratique de description parmi les artistes et chercheurs de la scène, depuis quelques années.
Cette tâche s’est, quelquefois, heurtée aux conceptions plus traditionnelles de la science, énoncées dans le cadre universitaire. À cet égard, notre objectif consiste en une tentative de repenser ces conceptions, ainsi qu’en un effort de construire une éthique des rapports artistiques à l’université, à l’encontre des politiques hégémoniques et dominantes. Nous œuvrons afin de faire accepter les processus de création en tant qu’objet valable de recherche universitaire dans les arts de la scène, ainsi qu’en vue de renforcer l’espace de l’art dans ce cadre.
La question
L’oxymore présent dans le titre de cet ouvrage exprime une préoccupation croissante dans le champ des arts de la scène au Brésil, en France et en Argentine, les trois pays où s’est développée la recherche présentée dans ce livre : comment décrire les processus de création au sein des pratiques performatives ?
La tâche de décrire est fondamentale pour la recherche autour des processus de création, dans ce que nous avons convenu d’appeler ici pratiques performatives. La recherche effectuée par les groupes participant à cet ouvrage représente une pratique grandissante depuis quelques décennies : celle de décrire le processus créatif, qu’il soit mené par l’artiste-chercheur lui-même, ou par d’autres artistes et groupes observés par le chercheur.
Dans le champ des arts de la scène, cette tâche de décrire le processus créatif est habituelle dans d’innombrables recherches de master et doctorat, mais elle se trouve aussi dans le cursus des licences et dans les recherches menées par les enseignants chercheurs des universités. Pour nos étudiants, particulièrement pour ceux du master et du doctorat, la description de processus de création nombreux et variés est une étape importante des recherches dans ce domaine. Nous-mêmes, en tant que chercheurs, nous faisons le récit, décrivons et analysons ce que nous appelons le processus de création.
Ainsi, il est devenu urgent de questionner les limites, les défis et les possibilités de l’acte de décrire en tant qu’outil de la recherche, lorsque cet acte est engagé dans l’appréhension des aspects éphémères des pratiques performatives. Ce n’est pas sans difficultés que le domaine des arts de la scène s’efforce de créer des méthodologies capables d’apporter un soutien épistémologique aux manières de décrire l’acte collectif de création qui donne naissance aux pratiques dont il est question ici.
Ce livre retrace, ainsi, la recherche sur les problématiques autour de la description des processus de création dans des pratiques performatives. Depuis quelques décennies, en plus de se concentrer sur la théorisation du spectacle, la recherche universitaire autour des pratiques performatives s’intéresse aux processus. En tant qu’art éphémère, les pratiques performatives sont considérées comme un processus, un devenir. Ainsi, il s’agit de décrire ce mouvement entre un état dans lequel les artistes ne sont pas capables d’effectuer une performance et un autre, diamétralement opposé à ce premier dans le temps, dans lequel ils peuvent effectuer la performance programmée. Que se passe-t-il dans l’entre-deux, dans l’espace-temps entre ne pas connaître et connaître, entre ne pas posséder dans le corps la possibilité de performer et le spectacle à proprement parler ?
C’est justement ce que la description cherche à appréhender. Et là, nous nous confrontons à un ensemble important de questions difficiles à délimiter. Avant de nous poser la question de ce qu’est un processus créatif, question assez étrange et à laquelle il est impossible de répondre, nous nous demandons comment décrire ce processus créatif.
