Déroutes - Christian Schott - E-Book

Déroutes E-Book

Christian Schott

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Beschreibung

L’inspecteur Bolitch, qui reprend du service après sa convalescence, assiste à la cérémonie de départ en retraite du commissaire Darui lorsqu’il est appelé sur ce qui parait être une scène de crime.

Dans la forêt aux alentours de Thonville, un chasseur a découvert le corps d’un tout jeune homme victime d’une arme à feu.

Et les mêmes questions qui viennent et reviennent : Qui ? Pourquoi ?

Les investigations commencent. Bolitch, toujours accompagné de Maggioli, nous entraîne-ra dans un monde qu’il connait peu. On retrouvera aussi dans cette troisième enquête son univers, le quartier, les petits restaurants, le café de Sélim, le commissariat.

On y croisera à nouveau sa compagne alternative Marlène, l’antipathique Alban Petitfeu, Ternier , Yolanda,… On y fera de nouvelles rencontres, belles ou moins belles.

Avec parfois un air de jazz, une chanson, quelques notes de Vivaldi.

On suivra les policiers qui fouillent la vie des autres, qui nous confient une part de la leur, dans cette histoire où le passé, enfoui, fuse comme un direct, et interdit alors tout ave-nir….




À PROPOS DE L'AUTRICE

Né en Lorraine, Christian Schott est heureux grand père et militant associatif. Passionné de musique, particulièrement de jazz, comme son héros, il aime à suivre ses pas depuis « L’orage » paru en 2020 aux éditions Ex Aequo.

« Déroutes » est la troisième enquête de l’inspecteur principal Bolitch. 




Ce roman s’inscrit dans une série autour de l’inspecteur principal Bolitch. Il raconte à la fois une enquête policière avec son cheminement, mais aussi, et surtout, prend le temps d’effleurer une galerie de personnages qui sont autant de facettes de l’âme humaine. 

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Christian SCHOTT

DÉROUTES

Roman policier

 

 

 

 

 

ISBN : 979-10-388-0854-6

Collection : Rouge

ISSN : 2108-6273

Dépôt légal : mars 2024

 

 

 

 

© couverture Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Toute modification interdite.

 

 

 

 

 

Editions Ex Æquo

6 rue des Sybilles

88370 Plombières Les Bains

www.editions-exaequo.com

 

 

 

Le premier coup de tonnerre confirme les prévisions de la veille. Dans la forêt, c’est déjà la nuit. Pourtant il est à peine seize heures, guère plus.

Bientôt l’air va trembler. Bientôt, les éclairs vont zébrer le ciel d’aveuglantes lumières. Bientôt, la pluie va crépiter, emplir les ornières creusées par les tracteurs des bûcherons.

Et puis, plus tard, le soleil impressionniste reviendra jouer avec les feuilles des charmes, des hêtres et des chênes, pour dessiner de ses milliers de pinceaux ombres et lumières. Le calme revenu invitera à une promenade dans les odeurs mouillées de sous-bois réveillées par l’orage. On entendra à nouveau le chant saccadé de la bergeronnette, le cri strident du geai, les trémolos du pinson, le frou-frou de l’écureuil qui prend la fuite. Et le pic battra à nouveau la mesure en reprenant le concert entamé avant le déluge.

Mais il sera déjà reparti, laissant l’autre au tapis.

Cette fois, le champion a perdu.

 

 

 

 

Du haut de son superbe vitrail, Charlemagne assure l’accueil dans la grande salle. La cérémonie va commencer. Le brouhaha cesse peu à peu. D’abord au premier rang ; puis, au fur et à mesure, l’onde de silence gagne le fond, emportant au passage quelques anciens, un peu sourds, sommés de se taire par les protestataires alentour. Dans un angle de la salle, un pupitre surmonté d’un micro attend le premier intervenant : Alban Petitfeu{1}.Il appuie ses deux mains avec fermeté sur la tablette ; et, triomphal, s’élance :

— Mesdames et messieurs, Monsieur le Préfet, Monsieur le maire, Monsieur le Président de la communauté…

— Nous sommes réunis ce soir pour fêter le départ en retraite du commissaire principal Darui…

S’ensuit un flot continu de banalités…

Puis Darui s’avance sous les yeux admiratifs de son épouse. Il porte un complet gris anthracite coupé sur mesure. Ses goûts le portent à fuir le prêt-à-porter pour le tailleur. Son embonpoint l’y oblige.

Aux premiers mots, sa voix déraille, monte dans les aigus, arrache quelques sourires mal contenus.

Il se reprend, mais le pachyderme a toujours la voix d’un serin enroué.

Il se tait, balaie d’un regard circulaire le groupe d’invités. Il repousse le micro, desserre le col de sa chemise, s’éclaircit la voix et poursuit :

— Je tourne aujourd’hui la page d’un livre bien épais, et, comme je ne sais combien il en reste avant la fin, il est sans doute venu le temps des dédicaces. D’abord à Angèle, qui a passé tant et tant d’heures étirées par l’angoisse, tant de jours à élever seule nos enfants, tant de soirées à dîner en solitaire sur un coin de table sans entamer le plat mitonné pour deux, refroidi d’attendre celui qui ne rentrait pas. À toi, Angèle, qui as connu tant de jours de fêtes gâchés par l’astreinte, tant de cocktails ennuyeux, je demande pardon et je te promets à partir de maintenant la belle vie que tu mérites.

À vous, mes deux petits, si grands maintenant, à vos compagnes si douces, je dis la fierté d’être votre père.

Merci à vous, mes collègues, compagnons de tous les instants, comme l’a été notre Jeannette, que je n’ai jamais jusqu’à aujourd’hui osé appeler Mouse, Henri fidèle planton à l’ancienne ; merci à vous, Nadia, qui m’avez si souvent maudit quand je maculais le sol fraîchement lavé ; merci à vous, Maggioli, Ternier, Buatois, Thill, Seiler, Furgaut, pour vos compétences, votre disponibilité, vous êtes des flics comme on n’en fera plus !

Le dernier mot sera pour Bolitch. Mon vieux Bolitch. Je suis maintenant en retraite et, dès lors, j’estime que la hiérarchie s’efface, et s’effacent avec elle les conventions. Alors, merci à toi, merci pour ton sale caractère et ton irrespect qui si souvent m’ont rappelé à la réalité. Tu es un flic admirable parce que pleinement humain. Tu es un horrible professeur qui donne de magnifiques leçons !

Bolitch ! Si je te tutoie, c’est simplement parce que je me sens ton ami !

Au milieu des invités, il y a un îlot : le petit groupe du commissariat de Thonville. Ils sont tous là. Le grand Maggioli, qui a revêtu un complet blanc immaculé, une chemise rose pâle et une cravate rouge carmin. Il est chaussé de mocassins vernis et effilés. Yolanda, sa joviale épouse, a osé une robe à volants, aux tons verts et jaunes. Deux lustres modèle Murano pendent à ses oreilles et, au cou, elle porte un collier de perles qui scintillent. Le couple explose de couleurs parmi les tenues sobres, discrètes. Tout près d’eux, un Ternier, toujours aussi renfrogné, tient un verre à la main. Buatois, Seiler, Thill et Furgaut lorgnent sur le buffet, jaugent par avance leurs futures proies. Jeannette, la secrétaire perpétuelle, s’est mise à l’écart pour essuyer d’un coin de mouchoir des larmes d’émotion qui refusent de tarir. Bolitch échange quelques mots à mi-voix avec Marlène, sa fiancée alternative. C’est sa première sortie depuis un arrêt de trois semaines. Une prise de sang désastreuse, quelques examens médicaux où le policier a obtenu à peine la moyenne l’ont mis au repos… et au régime.

 

***

 

Lors de la dernière consultation, le docteur Mercier, son intraitable médecin traitant, lassé de la lâcheté permanente de son patient, l’a sermonné. La douceur habituelle, le sens de l’humour, l’élégance du vieux médecin, se sont effacés ce matin-là. Bolitch s’affaissait peu à peu dans son siège, accablé par un Mercier cramoisi de rage.

L’entretien a duré bien au-delà de la demi-heure. Conseils, avertissements aux allures de menaces se sont succédé sur un ton martial.

Bolitch a quitté le cabinet, choqué. Il a enfoui dans une poche une collection de feuilles de rendez-vous chez différents spécialistes, une ordonnance des plus touffues, et un arrêt de travail. Le premier de sa carrière.

Il a erré un long moment dans la rue avant de retrouver sa voiture. Il démarre sans même actionner le lecteur de CD.

Il est arrivé à proximité du commissariat quand il décide de faire un crochet au Bon Beur, le café tenu par son ami Sélim. Il range la Peugeot le long du trottoir devant le bar et décide d’appeler Marlène.

 

***

 

Ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs semaines. Il lui avait promis de l’appeler, mais, comme trop souvent, il avait oublié. Son travail lui avait encore mangé la mémoire. Mille fois il avait tenté de lui expliquer que l’enquête prenait possession du policier, comme un bon livre le faisait d’un lecteur assidu, comme l’écriture dévorait le temps et l’esprit d’un auteur.

Et mille et une fois, Marlène lui avait objecté, en termes parfois crus que ce n’était là que paroles d’égoïste, qu’en fait Bolitch était un être invivable.

C’est ainsi que le couple invivait depuis des années. Ils connaissaient des périodes d’accalmie, de presque bonheur, entrecoupées de longues parenthèses de discorde.

 

***

 

Remué par la colère de Mercier, anxieux à l’aube de la série d’examens qui se profile, penaud à l’idée d’entendre Marlène, il se cale sur son siège, et l’appelle.

Son pronostic s’avère exact, car la deuxième sonnerie déclenche une salve de reproches, insultes, menaces, faux rires et vraies larmes. Marlène reprend son souffle, et Bolitch en profite pour s’engouffrer dans la pause qui risque de ne pas durer. À mots précipités il lui expose ses problèmes de santé, en laissant planer un voile opaque sur le diagnostic du médecin. Il en rajoute. Joue les grands seigneurs qui ne souhaitent aucunement l’inquiéter, tout en semant avec une perfide habileté quelques graines d’angoisse.

— Et tu le sais depuis quand ? s’écrie Marlène.

— Quelques jours, ment Bolitch, c’est pourquoi j’ai préféré ne pas t’appeler. Je ne voulais pas gâcher tes vacances.

— Mais…

— Mais voilà, je me suis ravisé, je me suis dit que tu avais le droit de savoir ! lâche Bolitch, coupant court à la conversation pour ne pas se trahir par une maladresse quelconque.

Il connaît trop la sagacité de la dame.

— Bon, je suis chez toi ce soir !

Elle raccroche.

Soudain la vie de Bolitch lui paraît plus colorée. Ses malheurs s’envolent, le temps du plaisir retrouvé, éphémère sans doute, mais bien réel.

 

***

 

C’est ainsi que le couple, inséparable depuis trois semaines, assiste donc à la cérémonie de départ du vieux commissaire. Bolitch, amaigri, flotte un peu dans son blouson de faux daim. Sur les conseils marléniens, il a abandonné l’idée de porter un tee-shirt ample et informe qu’il affectionne, pour une chemise repassée.

Il a revu le docteur ce matin, qui, apaisé, l’a apaisé. Les différents tests n’ont pas révélé de soucis majeurs.

Un traitement léger, un rythme de travail un peu plus au ralenti pendant une ou deux semaines, mais surtout, une hygiène de vie — plus tendance hygiène que vie dans l’esprit du policier —, et tout devrait rentrer dans l’ordre. Rasséréné, Bolitch a demandé l’autorisation de se rendre au pot de départ de Darui.

— D’accord… mais pas d’excès ! a alors grogné Mercier.

Bolitch l’a salué et s’est empressé de s’en aller. Le cancre qui subsiste en lui soufflait que loin du cabinet, il pourrait abandonner l’ascétisme qui lui était ordonné.

Un sourire fugace l’a éclairé, jusqu’au moment où le médecin lui a tendu une ordonnance pour un nouveau contrôle sanguin à réaliser dans le mois, et, par là même, un rendez-vous peu éloigné dans le temps.

 

***

 

Un Darui triomphant rejoint ses anciens collègues et s’adresse aussitôt à Bolitch :

— Alors, Bolitch !? Tu as vu, j’ai invité un groupe de jazz !

En effet, dès la fin du discours, un quartet a entamé un massacre en règle de quelques standards difficilement reconnaissables. Si la rythmique trop discrète pourrait ne pas heurter, le clavier lance des sons agressifs qui érodent les oreilles. Mais le trompettiste, qui est sans conteste le leader de ce groupe, œuvre avec détermination à l’anéantissement du jazz.

— Oui, du jazz, Bolitch, et… tu entends le trompettiste ? C’est mon neveu, venu spécialement de Saint-Pierre-la-Mer pour moi ! Alors, Bolitch !? Soufflé, hein !? Soufflé !?

L’adjectif est faible. À la limite de l’explosion, Bolitch retient un sarcasme. L’inspecteur principal, égaré par le tutoiement, attendri par les mots de Darui, revêt alors la tenue d’un tartuffe et use d’un ton mielleux dont il est peu coutumier.

— En effet, son jeu est exceptionnel !

— Je ne te le fais pas dire.

— J’avais pourtant l’impression que vous détestiez le jazz.

— Non !! Comment as-tu pu penser ça ?

— Parce que vous…

— Allons, Bolitch ! Et d’ailleurs, je vais te présenter l’artiste tout à l’heure.

Déconfit, Bolitch brandit alors l’excuse imparable pour organiser sa fuite avant la rencontre avec le jeune prodige.

— Ça m’aurait fait grand plaisir, je viens de reprendre le travail, mais je ne pourrais pas rester très longtemps, mon médecin m’a conseillé…

— C’est vrai, j’oubliais ! Je ne t’ai même pas demandé…

Le portable de l’inspecteur principal Bolitch vibre alors au fond de sa poche.

— Excusez-moi !

Bolitch s’éloigne du groupe, consulte la liste d’appels en absence : c’est le commissariat de Thonville.

Il quitte la salle, descend le large escalier de granit qui débouche sur une monumentale porte de chêne.

Il franchit le seuil et se retrouve sur une petite place ombragée. Il s’installe sur un banc inoccupé et rappelle.

— Salut, Bolitch ! Je sais bien que la fête bat son plein, on est en effectif réduit, mais ça n’empêche pas le monde de continuer à tourner aussi mal !

— Qu’est-ce qui se passe, Richard ? s’agace Bolitch.

Par malchance, c’est Richard qui est de permanence et, comme à son habitude, il use de discours sinueux, n’hésite jamais à faire étape dans l’inutile, avant d’en venir à l’essentiel.

— Il se passe que tu sais bien, Bolitch, entre les congés, tous ceux qui sont au pot de départ de Darui, et les deux…

— Bon ! Tu m’appelles pas pour me décrire la situation au commissariat, je suppose ! Ni pour me donner la température extérieure ou la recette du poulet à la vanille ! s’énerve de plus en plus Bolitch.

— Bien sûr que non ! Poulet à la vanille ! Ça existe ? Ça doit pas…

Un puissant grognement interrompt Richard qui manque de lâcher l’appareil. Plus sensible au langage des ours qu’à la parole humaine, il saisit le message.

— Un chasseur a prévenu il y a un petit quart d’heure qu’il a rencontré un mec allongé dans la forêt d’Ouglange avec un cratère à la place des poumons. Emportés sans doute par un coup de fusil. Je viens d’avoir le proc. Voilà, c’est pour toi mon vieux, la reprise !

Bolitch prend toutes les informations nécessaires, exprimées avec une limpidité déconcertante de la part de son collègue. Et, comme s’il avait retrouvé, ou trouvé, une forme athlétique au sortir de sa convalescence, c’est quatre à quatre qu’il remonte les marches qui mènent à la salle.

Bolitch fouille la salle des yeux et aperçoit bien vite son volubile adjoint qui bat des mains pour rythmer sans aucun doute de larges explications sur l’un des nombreux thèmes qu’il aime à exposer. Et, bien sûr, à ses côtés, Yolanda couve du regard son héros.

L’inspecteur principal rompt le cercle des auditeurs et de l’admiratrice, exprime le début d’une excuse, et accroche le bras du grand Italien pour l’emmener dans un coin de la pièce.

— Mais…

— Boulot, mon vieux ! Un macchabée à Ouglange.

— Oui, mais…

— Fais un bisou à Yolanda, et on se retrouve en bas, avise la scientifique !

— Mais…

— Suffit avec tes, mais, on file !

— Le bisou à Marlène, c’est moi qui le fais aussi ?

Bolitch, déjà à la porte, fait volte-face. Confus, et reconnaissant, il sourit à son adjoint avant de se diriger vers Marlène en grande conversation avec Mme Darui.

Au moment de la rejoindre, il se dit que la partie ne sera pas facile. Une fois de plus, il s’apprête à l’abandonner pour son métier. Et même si la rupture n’est que provisoire, il imagine déjà les griefs, les menaces.

Mais il faut faire front.

Et c’est un soldat penaud qui s’avance au combat.

 

***

 

La Peugeot quitte la ville et, après quelques ronds-points, s’engage sur une petite route campagnarde. Les deux policiers sont silencieux, murés dans leurs pensées. L’un s’interroge sur l’attitude de sa compagne restée sans réaction lorsqu’il lui a annoncé qu’il devait quitter la fête pour une enquête. Elle a souri, dit avec douceur : « Oui, d’accord, alors à tout à l’heure », et continué sa conversation avec Madame Darui. Il guettait l’éruption, craignait l’esclandre. Volcan éteint. Pas un grief. Et c’est bien ce qui l’inquiète au plus haut point, car la modération n’est pas inscrite à la liste des comportements propres à Marlène. Quels que soient le lieu, les circonstances, le public, Marlène n’hésite jamais à se prononcer. Elle dit tout haut ce qu’elle pense tout haut. Le répète souvent, tel un ostinato qui monte en puissance. Alors cette attitude ne laisse pas d’inquiéter Bolitch. Il croit si peu à une Marlène qui se domine.

Il n’y croit pas du tout.

Maggioli, tout aussi pensif, emprunte un itinéraire différent. Si sa tristesse est bien réelle, elle est d’un autre ordre. Elle relève du concret. Il a raté les desserts, tout occupé à ses longues démonstrations. Il a manqué la fin de soirée qui, sans aucun doute, l’aurait fait virevolter dans les bras de Yolanda lors d’un bal improvisé. Avec certitude, il a loupé un dîner tardif qui aura rassemblé les collègues autour d’une joyeuse table au restaurant.

Un brusque coup de freins ramène les deux collègues à la réalité. Un vélo qui tire une carriole débouche d’un petit chemin sans aucun égard pour la voiture de l’inspecteur. Le cycliste adresse un gentil sourire, traverse la route pour emprunter un autre sentier. Le marmot, parce qu’il y a un enfant dans la remorque, lance à son tour un charmant au revoir du bout de sa petite main potelée.

— Non, mais, t’as vu ce connard ! grogne Bolitch en redémarrant. Même pas un mot d’excuse, même pas la trouille… Guilleret, l’écolo ! En plus il est habillé avec un tapis !

— Parce que Monsieur est spécialisé dans les fringues ?

— Quoi, les fringues ? Tu m’as déjà vu avec…

— Avec à peu près tout ce qu’on peut trouver chez le sous-traitant d’un tripier.

— Fripier, pas tripier ! Un tripier vend des abats, un fripier des habits, ironise Bolitch qui aime à reprendre son adjoint, assez coutumier du langage approximatif.

— Ouais… En tout cas, ça ne change rien à ta façon de t’habiller.

— Parce que Monsieur se prétend apôtre du bon goût ! De la discrétion peut-être. On dirait Achille Zavatta !

Bolitch fait référence aux tenues du Vénitien, souvent très contrastées, où le jaune et le rouge ne s’épousent pas. Il tient à être toujours bien mis : costumes coupés à la perfection, chemises sans faux pli, chaussures de cuir étincelant. Il est vrai que ses efforts, volontairement consentis, sont parfois vains ; car si pris isolément chaque vêtement, toujours de prix, peut susciter l’admiration, l’ensemble est quelque peu discordant.

Vexé, Maggioli ne rétorque pas. Il est d’autant plus meurtri que c’est Yolanda qui lui prépare chaque matin, avec soin, les habits qu’il porte. Elle assortit avec goût veston, cravate, mocassins. Avec son goût.

Les remarques acerbes de Bolitch sont cruelles. Certes, c’est lui qui est visé, mais c’est sa compagne qui est atteinte. Et Maggioli ne peut pas tolérer qu’on égratigne Yolanda. Personne n’a le droit. Personne, pas même Bolitch.

Il est au bord de l’explosion quand la voiture ralentit et se range sur le bas-côté. Bolitch sort son éternel carnet noir pour reprendre les indications données par Richard.

— Troisième sentier sur la gauche à la sortie d’Ouglange, en direction de Visse, ânonne Bolitch.

— Ben, tu peux faire demi-tour ! grince Maggioli. On a dépassé Ouglange depuis un bout de temps. Je te dis qu’on n’est pas sur la bonne route.

— T’es sûr ?

— Oui, je suis sûr, oui ! Tu peux te fier à Achille Zavatta, ta roulotte fait fausse route, mon cher Kiri le clown !

Bolitch, penaud, rebrousse chemin. Il a froissé Maggioli, il le regrette. Il connaît la susceptibilité de l’Italien quand il ignore la sienne.

La voiture parcourt quelques kilomètres entre deux rangées de hauts tilleuls ébouriffés par un léger vent. Un petit ruisseau qui serpente le long de la route accompagne les policiers jusqu’à l’entrée du village, traversé une première fois sans même que Bolitch s’en aperçoive.

La rue principale s’allonge sur quelques centaines de mètres. Des pans de murs grisâtres, quand ils ne sont pas mangés par la mousse, des toits qui ont perdu leurs tuiles, des poutres vestiges de charpentes solides montrent que la vie a déserté l’endroit. Quelques maisonnettes rénovées, riantes dans la grisaille, évoquent en pointillés la possibilité d’un avenir. Les volets du petit café qu’a connu naguère Bolitch se sont repliés, la porte est close. La villa de l’ancien maire se situe à la sortie de la petite agglomération. Un peu éloignée, elle est en retrait et rompt l’alignement parfait des habitations des simples citoyens. Elle est en hauteur, pour les dominer. Elle sommeille, un peu moins fréquentée, un peu oubliée depuis les dernières élections municipales. L’ancien maire n’a pas choisi de devenir l’ancien, les simples citoyens l’ont décidé pour lui.

À la sortie du village, la Peugeot bifurque sur la gauche et retrouve ainsi la bonne direction. Après trois cents mètres, elle s’engage dans le sentier indiqué par Richard. Le chemin carrossable l’est très peu et, malgré la vitesse réduite, les deux policiers voyagent en shaker. Une ornière plus profonde que les autres envoie le crâne du grand Maggioli heurter le plafond. Il jure. Bolitch éclate de rire. Après avoir vérifié l’état de son cuir chevelu dans le miroir de courtoisie, Maggioli se recoiffe d’une main devenue peigne.

Bientôt, les deux policiers repèrent des voitures rangées sur le bas-côté. Les agents du service local de police technique sont déjà sur place. Bolitch et Maggioli quittent leur véhicule et empruntent un chemin de terre sans aucun respect pour les chaussures de l’Italien. Avec précaution, celui-là évite les flaques d’eau laissées par une pluie récente, contourne les larges pierres piégeuses car recouvertes d’une mousse spongieuse. Le duo arrive en vue de la bande jaune qui indique la présence de la scientifique quand Bolitch entend derrière lui un cri suivi d’un bruit de chute, atténué par la boue. Le grand Vénitien, étalé de tout son long sur le sol détrempé, se relève maintenant avec peine, en maugréant !

— Putain de souche ! Putain de chemin !

La tenue de Maggioli, si colorée, a perdu de son éclat ; et maintenant, il porte un ensemble presque uniforme d’une couleur hésitant entre le gris foncé et le marron avec plusieurs touches de jaune qui révèlent la présence de glaise. Seule la cravate est épargnée, et son carmin ajoute une note brillante à cet uniforme somme toute assez terne.

Bolitch constate les dégâts et, bien entendu, peine à contenir une explosion de rires.

— Je vois que tu adaptes ta tenue à la saison !

Maggioli, dépité, ne relève pas. À l’aide de quelques fougères, il tente d’effacer tant bien que mal les stigmates de sa chute. Il parvient à amincir la couche de boue, mais le résultat est loin d’être celui escompté. L’entreprise est vaine. Son costume, sa chemise, ses mocassins, sont méconnaissables, dégoûtants.

Alors, il se raidit dans sa carapace fangeuse et, conquérant, s’avance vers l’enquête, vers son devoir, sans un regard pour son collègue.

La police technique investit la scène délimitée par la rubalise, cette scène qui pourrait être scène de crime. À genoux, le vieux docteur Rossi examine un corps.

Près de lui, deux combinaisons blanches s’affairent. Elles examinent le sol, photographient, figent le décor macabre quand un troisième personnage en blanc scrute les lieux, analyse, note.

Un peu plus loin, adossé à un hêtre, un homme vêtu de kaki, coiffé d’une caquette de GI, chaussé de rangers. « S’il ne s’agit pas d’un chasseur, la caricature est parfaite », se dit Bolitch.

Rossi aperçoit les deux enquêteurs de la police judiciaire et s’avance vers eux pour les saluer. Il connaît bien Maggioli. Ils s’apprécient d’ailleurs. Ils sont originaires de la même région d’Italie.

Bolitch intervient immédiatement, de peur que les deux autres ne s’envolent du côté de la Vénétie.

— Bonjour, docteur. Vous êtes déjà à l’ouvrage ?

— Oui ! Mon cabinet est tout proche, et je connais chaque chemin de cette forêt depuis mon enfance. J’ai appelé le médecin légiste, il ne devrait pas tarder.

— Moi j’en connais qu’un seul de chemin, mais je l’ai étudié de près, plaisante Maggioli.

— Ah oui ! Je vois ça, dit le docteur, en contemplant les vêtements du policier.

— Et alors, coupe Bolitch, le mort ?

— On ne peut plus mort, la poitrine arrachée par un coup de fusil. Du gros calibre.

L’un des agents de la technique rejoint alors le trio. À son tour il salue ses deux collègues. Se présente : Pierre Dugelay, responsable de l’équipe. L’homme, longiligne, affiche un sourire sympathique.

— Nous avons une petite pochette avec sa carte d’identité et un carton d’un foyer de jeunes travailleurs, c’est d’ailleurs tout ce qu’il avait sur lui.

— Pas de portable ?

— Non. Quand on fait du sport, en général on ne s’encombre pas.

— Du sport ? interroge Bolitch.

— Oui. Baskets, short, maillot : la tenue adéquate pour un parcours de santé. On a retrouvé juste ça, je vous dis, répète-t-il en tendant un minuscule porte-cartes à l’effigie d’un groupe de métal.

— Nourdine Jouini. Dix-neuf ans, lâche Bolitch d’un ton amer.

— Oui, un gamin, renchérit le docteur. Un gamin…

— Et lui, c’est qui ? interroge Bolitch en désignant l’homme en kaki.

Dugelay reprend.

— Un chasseur. C’est lui qui a découvert le corps, il y a à peine une heure. Un type du coin.

— Merci, on va l’interroger. Des traces ?

— Pas grand-chose, pour ainsi dire rien. Il y a eu un bel orage cet après-midi et il a lavé le sol. Il faudra pousser les analyses plus loin. Il est probable qu’il soit mort ici même.

— Un bel orage ! grince à mi-voix Maggioli.

Une voiture vert pomme de marque indéterminée avance brinquebalante et se range aux abords de la zone balisée. Le véhicule, si peu discret en ville, mais qui se fond ici dans le décor forestier, est celui du vieux docteur Jules Dieter, figure connue et appréciée de toute la police judiciaire de Thonville. Il est vêtu d’un long imperméable couleur mastic par endroits, prudemment chaussé de bottes de caoutchouc kaki, et coiffé d’un étrange chapeau noir au large bord relevé qui hésite entre bob et sombrero. Des petites lunettes cerclées de métal, une moustache drue et mal égalisée, et un large sourire complètent un rapide portait de cet être bizarre et jovial.

— Salut, les hommes ! lance-t-il de sa voix qui ramène la Provence.

— Salut, docteur ! À vous d’officier. Faites attention, le sol est glissant, lâche Bolitch, qui lui offre son bras.

— Ne vous inquiétez pas, jeune homme, je tiens debout. Et une petite excursion au-dehors de mes locaux aseptisés n’est pas pour me déplaire. Bon, je vais faire connaissance avec le client ! À tout à l’heure.

Pendant que les deux médecins échangent quelques mots, Bolitch et Maggioli se dirigent vers le chasseur pour l’interroger. Celui-là, toujours adossé à l’arbre, semble somnoler. Il répond avec lenteur et politesse quand Maggioli lui demande de décliner son identité.

— Georges Rimbaud, c’est moi qui ai trouvé le macchabée.

— Vous étiez à la chasse ? interroge à son tour Bolitch.

— Non, je me baladais, comme je le fais souvent.

— Avec un fusil ? grommelle Bolitch.

— Ben oui… Au cas où… Mais bon, je chasse pas l’homme !

— Vous avez touché au corps ?

Rimbaud raconte, sans aucune émotion. Le corps gisait au bord du chemin, il n’était pas dissimulé. Il a tout de suite compris qu’il avait pris une balle, sans aucun doute, du gros calibre. Il fait un parallèle avec la chasse au sanglier, et il détaille alors, toujours d’une voix monocorde, les caractéristiques des balles, le nombre de grains, la distance. Il s’égare dans son monde, et, sans compassion pour l’être humain qu’il a découvert, il décrit, émet plusieurs hypothèses techniques.

Les deux policiers recueillent avec soin son témoignage, et lui donnent ensuite l’autorisation de quitter les lieux.

Ils retournent auprès du légiste qui s’entretient avec le responsable de l’équipe technique. À la fin de l’échange, ce dernier rejoint les deux policiers et leur livre les premiers éléments des investigations :

— L’affaire est claire : il a été tué d’un coup de fusil. La mort doit remonter vers les quatorze, seize heures. Je vous communiquerai les compléments à l’autopsie, nous pouvons procéder à la levée du corps.

 

***