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Il n’est pas toujours nécessaire d’aller loin pour voyager ! Les frissons sont parfois à votre porte. Partir au bout du monde ou choisir de ne pas vous éloigner, il y a des destinations qui échappent à tout contrôle. Vous ne maîtrisez ni le départ, ni l’arrivée. Tout devient alors étrange, quand ce n’est pas le voyage lui-même. Les histoires de ce recueil vous emportent là où vous ne pensiez pas aller : une montagne, un lac, une maison… Est-ce bien ce que vous croyez ? Destinations étranges, un livre à ne pas en croire vos yeux !
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Seitenzahl: 304
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Audrey Degal, née en 1960, titulaire d’un doctorat de Lettres modernes en littérature médiévale, enseigne aujourd’hui la langue française dans un lycée de l’Académie de Lyon. Dès l’âge de douze ans, elle se lance dans l’écriture au travers de romans non publiés qui l’ont toutefois confortée dans cette passion. Elle est aussi l’auteure de publications dans son domaine de spécialité, la Chanson de geste des Xlle et XlIIe siècles. Aujourd’hui, elle se partage entre son métier de professeur de français et l’écriture romanesque à laquelle elle consacre de plus en plus de temps, poussée par l’irrésistible envie de partager avec ses lecteurs le fruit de son imagination.
Outre ce recueil, elle est notamment l’auteure d’un roman atypique à suspense, Le Lien, publié en janvier 2015 aux éditions BOD.
Vous pouvez suivre Audrey Degal en vous rendant sur son site à l’adresse suivante : deshistoirespourvous.com.
« Le bonheur n ‘est pas une destination mais une façon de voyager »
Margaret Lee Rumbeck.
« L’étrangeté est le condiment nécessaire de toute beauté. »
Charles Baudelaire.
Je remercie
Guy, mon époux et Elisabeth Rouaix, professeur de littérature, qui oeuvrent au sein de mon comité de lecture de même que Françoise et Olena ces inconnues, lectrices de la première heure qui au travers de mon blog ont participé à la promotion de mes écrits.
Chaleureuses pensées à mes parents, Marie Rose et Sigismond Galdéano.
LE TERMINAL
L’ASCENSION
SEUL
TIJERICA
DOMINIQUE
LE CAS P
L’OREE DES MONDES
CHAPITRE 1, Un monde sans faim
CHAPITRE 2, Un monde sans fin
CHAPITRE 3, La fin d’un monde
LE CIMETIERE
LE TEMOIN ETERNEL
NE VOUS INQUIETEZ PAS TOUT VA MAL !
PRISONNIERE
LE MAÎTRE DES RIVAGES
On sait d’où l’on part.
Sait-on toujours d’où l’on revient ?
Les témoins lumineux s’étaient éclairés. Il fallait boucler les ceintures et les hôtesses, chacune dans la travée dont elle était responsable, vérifiaient que tous les passagers l’avaient fait.
- Monsieur, s’il vous plaît, veuillez attacher votre ceinture. Nous amorçons la procédure d’atterrissage.
Comme toujours, dans chaque appareil, il y avait les grincheux, ceux qui avaient une bonne raison à opposer, les réfractaires…
- Oui mais voyez-vous, je ne préfère pas l’attacher. En cas de…
- C’est obligatoire monsieur, comme au décollage. Je ne vais pas vous tenir le même discours ! Si vous refusez, je me verrai dans l’obligation de le signaler à la compagnie dès notre arrivée et…
- C’est bon ! J’ai compris, fit l’homme tout en continuant à bougonner.
Le pilote annonça la température qui régnait sur le tarmac : moins 5 degrés. Il ajouta deux ou trois remarques plaisantes pour détendre l’atmosphère. Un atterrissage est toujours un moment de tension pour certains passagers.
L’avion amorçait la descente. Il s’inclina, modifiant son assiette. Dans la cabine, les plus inquiets s’accrochaient aux sièges. À travers les hublots, on pouvait voir le ciel et la ville qui grossissait à vue d’œil. Sur les routes qui traversaient la campagne, les voitures qui circulaient semblaient se traîner lamentablement.
Une seconde inclinaison et ce fut cette fois l’aile droite qui semblait pointer vers le sol tandis que l’autre désignait les nuages que l’engin venait de traverser. Les réacteurs vrombissaient, la carlingue commençait à trembler et, là où elle avait pris place, sur les sièges jouxtant les accès de secours, Caria regardait la glace qui s’était accrochée au hublot extérieur redevenir de l’eau. Ses doigts accompagnaient le ruissellement.
Une sensation de malaise s’empara soudain d’elle.
- Oh non ! Je ne vais pas être malade maintenant, se dit- elle, s’imaginant peut-être voir ainsi disparaître les symptômes gênants.
Elle s’enfonça dans son siège et fit des mouvements de tête afin de se décontracter et de mieux respirer. Du moins l’espérait-elle.
- C’est étrange, j’ai l’impression d’avoir dormi pendant tout le voyage. Je ne me rappelle pas non plus de l’embarquement. Je dois me calmer. J’ai dû avaler quelque chose, un médicament qui m’a complètement secouée.
Elle se retourna afin de tenter de voir, entre les sièges les visages des passagers assis derrière elle. Elle les dévisagea mais rien à faire, elle ne se souvenait pas de les avoir croisés. Le monsieur de devant, qui venait d’importuner l’hôtesse, ne lui rappelait rien non plus.
Ne pouvant rien faire, elle se calma et patienta, certaine qu’à l’arrivée tous ses problèmes se résoudraient. Comment aurait-elle pu imaginer alors que sa vie allait basculer ?
La piste était en vue, éclairée par une multitude de petites lumières bien alignées. Elle disparut ensuite quand le pilote se plaça juste dans son axe et qu’il sortit le train d’atterrissage. Dehors, il faisait nuit.
La carlingue fut secouée. Les passagers ressentirent la puissance du freinage lors du contact avec le sol puis l’avion ralentit progressivement. Lentement, il se dirigea vers les couloirs de débarquement mais, comme il s’agissait d’un vol low coast, ceux-ci se trouvaient à l’extrémité de l’aéroport international. Il faudrait marcher. Le pilote prit verbalement congé des passagers mais ne se montra pas. Le vol 1441 venait de se poser.
*
Caria rassembla ses affaires : un foulard et un livre et elle attendit. Les passagers installés le long du couloir central devaient se lever les premiers et récupérer les bagages à main qui se trouvaient dans les compartiments au-dessus des têtes. Elle les regardait s’agiter. Aucun d’entre eux ne lui rappelait quoi que ce soit. Elle les avait pourtant obligatoirement croisés au moment de l’enregistrement des bagages ou de l’embarquement. Justement, l’enregistrement des bagages, elle ne s’en souvenait plus du tout.
- Je crois que c’est ma valise madame, fit un vieux monsieur.
- Peut-être, je ne sais plus, répondit celle à qui il s’était adressé.
La dame semblait décontenancée. Elle hésitait.
- Elles ne se ressemblent pas, ajouta-t-elle, mais je ne sais plus laquelle j’avais.
- Moi non plus, dut admettre le monsieur âgé.
Ils prirent chacun un sac, ne sachant vraiment s’il leur appartenait, ce qui amusa la jeune femme toujours bloquée.
L’avion commença enfin à se vider, suffisamment pour que Caria pût enfin s’extraire de sa rangée et avancer jusqu’à la cabine de pilotage.
Une hôtesse, gracieuse, la salua.
- Au revoir madame. Merci d’avoir choisi notre compagnie.
- Au revoir et saluez l’hôtesse qui m’a aidé à nettoyer mon corsage quand le client a renversé son verre sur moi. Dommage qu’elle ne soit pas là !
- Ce serait avec plaisir madame, mais il y avait trois hôtesses affectées à ce vol et nous sommes toutes les trois devant vous.
Caria les regarda et reprit.
- Vous faites erreur mademoiselle. Je me souviens parfaitement de son visage. C’était une jeune femme noire au sourire sublime. Comment pourrais-je l’oublier? Elle a été si aimable !
- Je suis désolée madame, mais il n’y a pas de personnel de couleur, si je puis dire, sur ce vol aujourd’hui.
Comme les autres confirmèrent et que derrière Caria d’autres passagers attendaient encore de pouvoir débarquer, la jeune femme dut se résoudre à avancer.
- Décidément quelque chose ne va pas. Ce n’est pas normal.
Elle posa sa main sur son front et malgré l’impression étrange qu’elle ressentait, elle en vint à la conclusion que finalement elle n’était pas malade.
Entraînée par la foule, elle devait avancer.
- Je déteste atterrir à l’extrémité d’un aéroport. Ensuite, il faut marcher, marcher. La prochaine fois, je ne prendrai plus de compagnie low cost pour aller…
Elle s’interrompit.
- D’où est-ce que je viens ? Était-ce un voyage d’affaires, une visite de famille, des vacances ? Dans quel pays est-ce que je me trouvais ? …
Elle arrêta une personne au hasard.
- Excusez-moi madame. Vous étiez vous aussi je crois dans cet avion que l’on voit encore là-bas ?
- Oui, répondit la personne étonnée. C’est à quel sujet ?
- Ma question va vous paraître étrange mais pouvez-vous me dire quel était le lieu de décollage de cet avion ?
- Bien entendu, c’était… c’était… voyons… Je ne sais plus.
Et elle lui tourna le dos, vexée.
Tout en parlant, Caria venait de s’engouffrer dans un interminable couloir blanc. Un homme, grand, aux lunettes sans tain, marchait à ses côtés. Il la regarda. Elle distingua son visage dans les verres. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’elle était bronzée. Elle se mit à tâter fébrilement son visage comme pour s’en assurer. Elle aurait juré que quelques minutes auparavant, dans l’avion, elle était comme d’habitude, pâle.
- Mais qu’est-ce qui m’arrive. Je deviens folle ! Je dois rêver.
Elle se pinça vigoureusement la peau des mains et dut constater qu’elle était bien éveillée.
- C’est une histoire de dingue ! Même les autres passagers ont l’air de ne pas savoir d’où ils viennent. Ou alors c’est une blague que l'on me fait. De toute façon il faut avancer. Je vais récupérer mes valises au terminal et tout va s’éclairer.
- AÉROPORT de SAINT-EXUPÉRY, lut-elle sur un panneau suspendu latéralement. Je suis à Lyon. Mais qu’est-ce que j’y fais ? Je devais me poser à… au…
Des sanglots commençaient à affluer qu’elle réprima aussitôt d’autant qu’autour d’elle des moustiques l’attaquaient.
Elle agita ses bras de façon désordonnée. Elle était allergique et détestait être piquée. Assurément sa peau gonflerait et la démangerait pendant des jours et des jours. Cependant, malgré tous les efforts déployés, le bzzzzz persistait.
- Nous sommes en hiver. Dehors, il fait moins 5 degrés. C’est le pilote qui l’a indiqué tout à l’heure, se dit-elle. Des moustiques, c’est impossible.
- Ce ne sont pas des moustiques ma bonne dame mais des grésillements que vous entendez, là dans les haut-parleurs, lui dit un homme que cela semblait amuser.
- Des grésillements ? Des haut-parleurs ! Oui bien sûr. Comment n’ai-je pas remarqué ?
- Ce n’est pas tout mais il faut avancer, reprit l’individu. Et tous deux se remirent à marcher.
- Cette situation est ubuesque. Je vais finir par me rappeler.
Elle eut soudain un flash. De vagues souvenirs s’entrechoquaient.
Elle se voyait à la plage, sautant dans les vagues puis à l’occasion d’une soirée. Elle avait dansé, dansé et beaucoup bu. Elle se revit aussi sur un bateau, un individu lui tendant une boisson qu’elle acceptait. La vision d’une discothèque s’imposa à elle et de l’alcool qui coulait à flots dans des pyramides de verres. Et puis elle visualisa une terrasse de café.
- Mon Dieu, je crois que j’ai trop consommé d’alcool, supposa-t-elle, mais cela n’explique pas que j’aie presque tout oublié.
Le crachotement des haut-parleurs continuait. Il s’amplifiait. Caria trouvait ce bruit particulièrement désagréable et elle se demandait bien pourquoi personne n’avait eu l’idée d’interrompre l’émission. Rien n’était audible de toute façon.
- Chrgrrrr… N’… Chchchchttt… F . Chrgrrr…
- Avancez ! Il faut avancer, lui dit un individu qui la voyait s’agacer. Vous n’avez pas encore compris. Il faut avancer.
- Oui, avancez, confirmèrent d’autres personnes. Il a raison. Il faut avancer !
- Pourquoi tout le monde est-il si pressé ? se demanda la jeune femme en comprenant de moins en moins la situation. Pourquoi répètent-ils toujours cela ? « H faut avancer ». Même moi je sais qu’il faut avancer et vite. On dirait des automates qui foncent tous dans la même direction, sans trop savoir pourquoi.
- Chrgrrrr… N’a… Chchchchttt… Fa… Chrgrrr… Par… On la heurta. Elle fit tomber son sac et son contenu se répandit sur le sol. Elle râla.
- Cela n’arrive qu’à moi ! Vous auriez pu faire attention tout de même !
Elle s’accroupit afin de ramasser ses effets personnels : un rouge à lèvres neuf, rouge-allure, numéro 104 de chez Chanel, un porte-monnaie en cuir vermillon, un paquet de mouchoirs en papier et une carte d’embarquement.
- Je vais enfin savoir d’où je viens ! fit-elle enfin heureuse.
Elle retourna la carte qui était à l’envers et lut ou du moins essaya de lire :
… 12h … 4 10/12/201…
London… h…8 14/12/201… (Mongolie)
Si elle ne comprenait strictement rien à cette langue étrangère, certaines indications l’interpellèrent :
- Mongolie ? Je ne me suis jamais rendue en Mongolie. 10/12 et 14/12 pourraient être la date de départ et d’arrivée mais je n’ai jamais choisi un trajet s’étalant sur quatre jours ! Et London ? Si c’est le lieu d’arrivée, pourquoi suis-je en France à l’aéroport Saint Exupéry ? Par pitié au secours ! Je vais me réveiller. C’est un cauchemar. Aidez-moi !
Elle venait de s’effondrer au sol, assise, béate.
- Avancez ! Il faut avancer ! Debout ! lui ordonnaient les passagers qui n’avaient que cette obsession en tête.
- Chrgrrrr… N’av… Chchchchttt… Fa…t… Chrgrrr… Par…z. Vous… a… Chchchchttt… m… Chrgrrr…
- C’est du délire ! Mais pourquoi voulez-vous absolument avancer. Ce couloir n’en finit pas ! Ce n’est pas normal. Rien n’est normal ! Mais ouvrez donc les yeux ! Vous ne comprenez pas ! Vous ressemblez à des moutons ! se surpritelle à crier à ceux qui l’entouraient et la regardaient avec des yeux effarés.
Tout à coup, alors qu’elle ne bougeait pas, quelqu’un lui saisit un poignet et la tira, la faisant glisser sur le sol.
- Avancez ! Avancez ! lui criait l’individu en la tractant sans égard.
- Vous êtes complètement fou ! Lâchez-moi immédiatement. Lâchez-moi, vous me faites mal.
De son bras libre, elle asséna un coup sur la prise du forcené qui finit par l’abandonner. Elle se retrouva presque à plat ventre.
- Quel odieux personnage ! fit-elle en se massant le poignet.
- Chrgrrrr… N’av… Chchchchttt… Fa…t… de… Chrgrrr… t… Chrgrrr… Par… z. Vous… a… Chchchchttt… m… Chrgrrr…
- Coupez ces maudits haut-parleurs, hurla-t-elle à qui voudrait enfin l’entendre. C’est insupportable ! C’est… Oh non ! … mais qu’est-ce que c’est ? Non, non !
Sur ses poignets, elle venait de remarquer deux marques rouges. Par endroits sa peau commençait à se cicatriser.
- À quoi riment ces marques. Qu’est-ce que que l'on m’a fait ? J’ai été attachée, c’est sûr. Je ne m’en souviens pas, je ne sais plus !
- Avancez ! Vous devez avancer ! continuait-on à lui psalmodier en l’évitant alors qu’elle gênait la progression de tous.
Elle eut alors l’idée de regarder ses chevilles. Deux marques témoignaient qu’elle avait été attachée. Et les enceintes, réparties tout au long du trajet, persistaient à délivrer leur message lancinant, incompréhensible mais de plus en plus clair.
- Chrgrrrr… N’av…cez… Chchchchttt… Faites… de… Chrgrrr… t… Chrgrrr… Part…z. Chchchchttt… Vous… al… Chchchchttt… m…rrrrrr… Chrgrrr…
Elle se releva, mit en vrac tous les objets dans son sac et avança comme tout le monde tout en réfléchissant. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder, ceux qui l’entouraient, horrifiée par leurs visages ravis, hagards et parfois déments.
À présent, elle en était persuadée. Elle avait été victime de quelque mauvais traitement. Tout semblait se mettre en place : son amnésie, l’alcool, l’état nauséeux, l’euphorie liée aux fêtes dont elle avait des flashs, la capacité de jugement altérée… Elle avait été victime de la drogue des violeurs, le fameux GHB. Elle avait entendu dire que mélangée à de l’alcool ses effets étaient décuplés. C’était la seule explication possible, la seule à pouvoir clarifier cette perte de conscience et le fait qu’elle se soit retrouvée dans cet avion sans savoir d’où elle venait et ce qui s’était passé. C’était logique !
À nouveau, elle se remémora un court instant : encore une fête mais elle portait une tenue différente, des rires, de la musique, des verres en main et une douleur, soudaine mais vive dans le cou, qui avait ensuite irradié jusqu’au plus bas de son dos. Et puis le trou noir.
- Chrgrrrr… N’avancez… Chchchchttt… Faites… dem… Chrgrrr… t…r… Chrgrrr… Ah…Partez. Chchchchttt… Non !…Vous… al… Chchchchttt… m…rrrrrr…Au s… Chrgrrr…
- Cela ne finira donc jamais ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui parle ? Et je suis la seule à m’interroger !
Caria passa sa main dans sa nuque. Elle sentit plusieurs petits points, comme des piqûres.
- On m’a bien droguée. Mais pourquoi suis-je la seule à réagir ?
Dans le flot de personnes, elle reconnut le monsieur et la dame qui, tout à l’heure dans l’avion, n’arrivaient pas à reconnaître leurs bagages. Elle se fraya un passage et bondit vers eux.
- Madame, monsieur. Puis-je regarder votre cou ? Vous allez rire mais vous avez tous les deux des étiquettes qui pendent de votre vêtement.
- Il faut avancer mademoiselle. On va être en retard vous savez.
En retard ? Mais nos valises nous attendront. Elles ne partiront pas sans nous. Par contre, vous n’avez pas répondu à ma question. Puis-je ôter les étiquettes de vos vestes ? Je veux juste vous rendre service.
- Chrgrrrr… N’avancez pas…Chchchchttt… Ahahah ! Faites… dem… Chrgrrr… tour… Chrgrrr… Ah…Partez. Chchchchttt… Non Pit… Chrgrrr… !… Fuy… Chrgrrr… Vous… al… Chchchchttt… m… rrrrrr… Ahahaha… Au se… Chrgrrr… Chchchchttt…
Voyant que sa demande les laissait indifférents, elle n’attendit pas davantage. Elle fit glisser les brides de son sac jusqu’à son coude, tira sur l’encolure de l’homme âgé d’une main tandis que de la paume de l’autre elle palpait sa nuque. Elle ne fut pas moins douce avec la dame qui s’agaça sans pour autant cesser d’avancer. Des piqûres pareilles aux siennes s’y trouvaient.
Poussée par l’irrésistible envie de savoir, de comprendre, d’un bond, elle se plaça devant eux et souleva leurs manches pour constater, épouvantée, que leurs poignets étaient meurtris. Comme elle, ils avaient été attachés.
- Mais bonté, réveillez-vous ! Réveillez-vous tous ! les alarmait-elle.
Presque hystérique, elle courait à présent d’un passager à l’autre, vérifiant leurs poignets, leur sautant au cou, non pour les embrasser mais pour constater que pas un seul n’était exempt de ces marques suspectes mais qu’ils s’en moquaient.
- Vous ne voyez pas que rien n’est normal ?
- Il faut avancer !
Depuis combien de temps marchaient-ils dans ces couloirs interminables, parfois rectilignes, parfois sinueux. Où les menaient-ils ?
- Nous ne sommes pas dans un terminal d’aéroport normal ! Vous avancez sans savoir où vous allez. Quelle était la destination de notre avion, hein, je vous le demande ? Voyez, personne ne le sait. Moi non plus. Ohé, secouez-vous !
Le couloir se resserrait. Les gens s’y agglutinaient, pressés exagérément les uns contre les autres. On aurait dit un entonnoir. À part avancer, il devenait presque impossible de se mouvoir. Les haut-parleurs obstinés, grésillant toujours, livrèrent encore leur message.
- Chrgrrrr… Ahah… Il faut faire d… N’avancez pl… Ahah…Chchchchttt… Allez… C’est un pi…. Chrgrrr… Ahahah ! Faites… dem… Chrgrrr… tour… Chrgrrr… Ah… Partez. Chchchchttt… Non Pit… Chrgrrr… !… Fuy… Chrgrrr… Vous… al… Chchchchttt… m…rrrrrr… Ahahaha… Au se… Chrgrrr… Chchchchttt… On va tous… Non… Mon D… Chrgrrr…
Soudain, le sol sembla se dérober sous les pieds qui le foulaient.
- Que se passe-t-il ? se demanda-t-elle.
Elle tenta de baisser la tête et d’écarter les autres pour pouvoir regarder. C’était inutile. Quelques secondes plus tard, elle comprit que la coursive était désormais particulièrement inclinée, les obligeant à descendre.
- Mon Dieu ! Mais où allons-nous ainsi. Que nous veut- on ?
Elle se sentait seule, prise dans un piège dont elle n’avait aucune idée.
- Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait?
- Je n’en sais rien, lui répondit une femme qui se pressait involontairement contre elle. Où sommes-nous? Qu’est-ce qu’on fait ?
Enfin quelqu’un qui lui parlait de façon cohérente, qui ne lui répétait pas sans cesse « il faut avancer ».
- Il y a quelque chose d’anormal. Je m’évertue à le dire à tout le monde depuis tout à l’heure mais personne ne semble m’entendre.
- Mademoiselle ?
- Caria !
- Caria, je ne comprends pas ce que je fais ici et pourquoi nous descendons. Je sais juste que j’étais dans un avion tout à l’heure mais tout le reste est flou.
Elle passa sa main dans son cou en grimaçant. En levant le bras son regard fut happé par les marques sur ses poignets.
- Qu’est-ce que cela signifie, ces piqûres, ces ecchymoses ?
D’autres personnes semblaient elles aussi reprendre pied dans la réalité. La stupeur se lisait à présent sur les visages. Sur d’autres l’effroi dominait. La pente s’accentuait. Il devenait difficile de rester en équilibre. Chacun essayait de s’agripper à quelqu’un ou à quelque chose mais les murs nus ne présentaient aucune aspérité.
- On glisse. Aidez-nous ! lança un couple paniqué.
Au loin, on entendait à présent, outre ces maudits haut-parleurs, un bruit sourd comme celui d’une puissante presse hydraulique ou d’une machine décolleteuse. Et le vacarme augmentait au fur et à mesure de la progression inexorable du groupe. La béatitude avait fait place à l’affolement. Des cris désespérés émanaient de toutes parts :
- Au secours !
- Il faut faire demi-tour, vite.
- N’avancez plus !
- Ahahaha…
Non, on va tous mourir si ça continue.
Les plus perspicaces, les plus responsables tentaient d’alerter ceux qui se trouvaient encore en fin de convoi :
- Fuyez, faites demi-tour, écoutez-nous !
Caria sentit soudain que tout s’accélérait. Le sol bougeait. Ils étaient à présent sur un tapis roulant comme on en voit dans les gares et les aéroports pour accélérer les déplacements des usagers et ménager leurs efforts. Mais celui-ci était en pente. Elle se retourna comme beaucoup d’autres et marcha à contresens. La panique s’était emparée de tout le monde. On se bousculait, certains tombaient, étaient piétinés. C’était l’anarchie généralisée. Emportée malgré elle dans la direction opposée à celle où elle voulait aller, la jeune femme se retournait par moments pour essayer d’entrevoir une issue, une fin à ce goulet d’étranglement qui descendait et descendait encore. Elle s’aperçut que ceux qui se trouvaient plus loin qu’elle hurlaient. Une immense bouche d’acier concassait, broyait puis avalait ses semblables. Et, quand les mâchoires s’ouvraient à nouveau, on pouvait voir au-delà, des d’impressionnants engins qui ramassaient le conglomérat de ce que les passagers avaient été.
Elle comprit enfin les paroles délivrées par les enceintes. Il était trop tard.
- Chrgrrrr… Au secours… Écoutez-nous… N’avancez plus… Ahah… Chchchchttt… Allez-vous en… C’est un piège…. Chrgrrr… Ahahah ! Faites demi-tour… Chrgrrr… Chrgrrr… Ah…Partez. Chchchchttt… Non Pitié… Chrgrrr… !… Fuyez… Chrgrrr… Vous allez tous… Chchchchttt… mourir… Ahahaha… Au secours… Chrgrrr… Chchchchttt… On va tous mourir… Non… Mon Dieu… Chrgrrr…
Le tapis roulant, tel un ogre, engloutissait les passagers des vols qui se présentaient. Les précédents tentaient en vain d’alerter les suivants mais à quoi bon. Tous avançaient. Tous semblaient hypnotisés. Tous se rendaient à l’abattoir, volontairement. La phase terminale du vol 1441 allait s’achever.
Les ongles de Caria griffèrent le caoutchouc du tapis mais comme les autres, elle disparut dans l’abîme de l’imperturbable machine.
Sur le tarmac un avion atterrit. Il s’agissait du vol 1442. Il faisait nuit, une nuit à couper au couteau. Il se posa en bout de piste. Les passagers empruntèrent un long, très long couloir. Des haut-parleurs, haut placés, bredouillaient un message :
- Chrgrrrr… N’ … Chchchchttt… F… Chrgrrr…
Un autre gros porteur décolla pour une destination inconnue. Il était lourdement chargé.
Faut-il aller chercher au bout de la terre Ce que l’on a sous la main ?
Mars. Arrivée à Kathamandu puis départ pour le camp de base de l'Everest. L'acclimatation est primordiale. L'ascension du toit du monde ne s'improvise pas. On y découvre les beautés de la vie, on y joue aussi avec la mort.
L'expédition avait été minutieusement préparée depuis plus d'un an. Jacques, le plus expérimenté du groupe, avait donné les directives et tous l'avaient écouté, respectant scrupuleusement toutes ses recommandations. Sean avait géré la partie financière, Paul les formalités de franchissement des frontières et de santé, Vincent s'était occupé de réunir l'équipement et la nourriture et de les expédier sur place, Joy, la seule fille, avait pris les contacts nécessaires avec la population locale pour engager des sherpas et réserver les yacks qui accompagnent généralement les grimpeurs.
- Il faut faire un point sur le matériel arrivé sur place, dit Jacques.
Caisses comptées, leurs contenus vérifiés. Il ne manquait rien et l'envie de vaincre l'Everest, appelé la "Mère de l'Univers" en tibétain, était intacte. Le groupe partit donc pour Lhassa. Altitude 3660 mètres.
Le 23 mars, l'expédition s'installa à 5150 mètres. C’est déjà un exploit de vivre à cette altitude-là. L’oxygène se raréfie ! Quelques portages furent organisés jusqu'au col nord à 7050 mètres. L'entraînement commença.
2 heures du matin.
- Tout le monde debout, il faut se mettre en jambes, déclara Jacques.
Vincent n'avait pas dormi de la nuit. Un mal de tête tenace et inquiétant le harcelait.
- Si cela ne passe pas, je redescendrai consulter le médecin.
Ses yeux étaient cernés et leur pourtour bleui. S'il avait le teint d'un cadavre, les autres se gardèrent bien de le lui faire remarquer.
- Tu sais, il y a toujours un membre du groupe malade dans chaque expédition. Cela ne me surprend pas. Demain, tu seras peut-être frais et disponible mais en attendant, tu as raison : tu restes ici, tu te reposes et si tu sens qu'il n'y a aucune amélioration dans la journée, alors il faudra envisager de redescendre et de renoncer à l'ascension.
- Je le sais. C'est plus prudent, fit-il quelque peu dépité. Et il s'allongea dans son duvet qu'il calfeutra à nouveau afin de conserver sa chaleur.
Sous la direction de Jacques, Paul et Joy menaient un train d'enfer, grimpant, grimpant toujours. Il leur fallait s'astreindre à 3 heures d'entraînement afin de s'acclimater et d'améliorer la saturation en oxygène de leur sang. La météo était incertaine et sournoise.
Le soir, de retour au camp, ils trouvèrent Vincent debout et en forme. Les vertiges avaient disparu et le mal de tête s'était évanoui. Il participa donc aux ascensions suivantes, destinées à préparer l’ascension.
Avril. Déjà un mois que l'expédition avait débuté. Chacun s'équipa pour effectuer la montée sur la "miracle highway". Joy s'enivrait de la vue vertigineuse. Le glacier était comme coupé en deux par une mer de crevasses. Jamais elle n'aurait imaginé qu'un jour elle serait là, si proche du plus haut sommet du monde. Elle songea à son enfance.
Elle avait toujours été si heureuse. Tout lui réussissait. Elle avait mené de brillantes études d'archéologie et elle exerçait un métier passionnant que beaucoup lui enviaient. Ses amis de toujours, fidèles, étaient là, avec elle, sur ces glaciers de l'Himalaya. Aucun ne s'était marié. Tous avaient préféré vivre intensément leur passion de la haute montagne. Ils avaient déjà gravi le Mont Blanc à deux reprises, le K2, ils avaient arpenté la Cordillère des Andes… Ils ne se lassaient pas de ces paysages à couper le souffle, de ce dépassement d'eux-mêmes nécessaire à ces défis, du danger qui soudait chaque fois davantage leur amitié. Ils étaient heureux car ils avaient su se bâtir une vie merveilleuse. Au sein de ce groupe, presque une fratrie, Joy avait le sentiment d'être une reine. Ils la connaissaient comme leur sœur et la choyaient. Que de souvenirs d'anniversaires, de fêtes, de soirées passées tous les quatre ! Elle avait bien conscience qu'il lui faudrait songer à avoir des enfants un jour mais pour l'instant, elle nageait dans le bonheur et n'avait nullement l'intention de changer ne serait-ce qu'une parcelle de sa vie. Sa vie, si belle !
L'ascension fut éprouvante et le temps, toujours aussi menaçant, risquait à tout moment de compromettre leur progression. Les difficultés augmentaient avec l'altitude. 6450 mètres. Ils atteignirent le camp avancé où ils purent se reposer pendant deux jours et faire le point.
- C'estplus difficile que lors de l'ascension du K2, fit remarquer Paul.
- C'est normal, il fait plus froid. Et puis il n'y a jamais deux expéditions pareilles.
- C'est vrai, ajouta Vincent. Regardez, qui aurait dit que j'allais avoir le mal des montagnes, hein ? Personne ! Je suis sportif, on s'est entraîné. J'avoue que je ne m'y attendais pas et pourtant !
- Moi non plus, poursuivit Joy. Je ne pensais pas que cela puisse t’arriver. À aucun d'entre nous d'ailleurs.
- Rappelez-vous toujours que nous sommes dans un milieu hostile et que chaque année l'Everest ensevelit les meilleurs d'entre nous ! Il faut rester humble avec la montagne et ne jamais présumer de ses forces ou de ses capacités. Il faut écouter son corps, tenir compte de la météo et savoir renoncer quand il faut.
Jacques avait toujours été sage et tous lui vouaient une confiance aveugle.
- Justement, quel temps est annoncé pour demain ? demanda Joy.
- Toujours incertain hélas mais le camp de base pense que nous pouvons tout de même monter au col de l'Everest. Bon mais pour l'instant il faut surtout songer à dormir.
Dehors, sur les neiges éternelles immaculées, les petits points rouges, orange ou verts, si ridicules dans cette immensité, abritaient les rêves des grimpeurs.
Au matin le vent s'invita en ennemi sournois. Les rafales à 80 kilomètres par heure rendaient l'avancée de l'expédition pénible. Les 10 kilogrammes de vêtements dont ils avaient dû s'équiper les réchauffaient certes mais pesaient à chacun de leurs pas : combinaisons multicouches, deux paires de gants, bonnet, cagoule, crampons, mousquetons, piolets, lampe frontale, couteau, oxygène… Il fallait sans cesse penser à la récompense finale pour puiser dans les tréfonds de l'âme la volonté nécessaire pour avancer. La température descendait au fur et à mesure qu'ils montaient, atteignant moins 30 degrés.
Deux jours plus tard, ils arrivaient enfin au dernier camp avant le départ pour la victoire : l'Everest. Le vent s'acharnait davantage encore comme un hôte qui ne vous souhaite pas la bienvenue.
- Il faut monter les tentes, vite, hurla Jacques qui parvenait difficilement à se faire entendre de ses camarades. La visibilité décroît et si l'on attend, cela deviendra extrêmement difficile.
- Oui, monter les tentes, oui, renchérit Vincent qui n'avait compris qu'un mot sur deux.
Rapidement, le groupe s'activa.
- C'est trop en pente, on n'arrivera pas à installer le matériel, s'inquiéta Paul.
Le camp était incliné à 30 degrés, ce qui compliqua tout.
- Je sais… mais il faut faire avec… doublez les pics d'arrimage, le vent est trop fort, les tentes risquent d'être emportées dans la nuit.
- Comment ? Je n'ai pas compris !… Tu peux répéter… Jacques ne répéta pas sa phrase, trop occupé à se battre avec la toile que le vent voulait lui arracher des mains. À force d'efforts, les petits îlots de vie s'accrochèrent enfin au sol. La nuit serait difficile. Il leur faudrait dormir avec le masque pour que la rétine de leurs yeux ne gèle pas. Ils prirent un repas conséquent, burent et se couchèrent tels des pharaons dans leurs sarcophages. Dehors, le vent, furieux tournait autour des tentes, tirait sur les pics, s'acharnait. Il voulait obstinément avoir le dernier mot.
Le départ avait été fixé à 23h30.
La première partie fut raide et plus technique que jamais. La visibilité était presque nulle et entre les masques à oxygène et ceux destinés à protéger leurs yeux, il était difficile de faire la part des choses.
8610 mètres. Jacques s'époumone pour être compris. Il donne des conseils, pointe les dangers et soudain il s'arrête. Deux corps morts reposent au sol probablement depuis plusieurs années. Le groupe hésite entre la pitié, le dégoût et la peur.
- C'est terrible, dit Joy, plus que jamais consciente du danger.
Il ne reste que deux heures avant le sommet. Enfin, le sommet ! Plus bas, on devrait voir le glacier mais il n'en est rien, la visibilité est nulle désormais. Il faut escalader entre de gros blocs, planter les piolets et incruster les dents des crampons le plus profondément possible. Les corps sont fatigués et le vent semble vouloir les étreindre pour les éloigner de la paroi. Soudain, déstabilisé par une violente rafale, Jacques dévisse. Les crochets qu'il a fixés lâchent les uns après les autres. Il tombe dans le vide, entraînant avec lui Vincent et Paul. Les pitons sautent comme des balles expulsées d'un pistolet, ne résistant pas sous le poids des trois hommes. Les rafales les envoient frapper encore et encore la glace dure comme de la roche. Vincent est inconscient. Plus bas Jacques, calme, donne des indications. Personne ne les entend. Joy se plaque à la paroi, ne faisant plus qu'une avec elle. Elle n'ose bouger de peur de rompre cet équilibre précaire. Paul, le plus proche de la jeune femme, la regarde à travers le masque. La cordée qui pend dans le vide est lourde. Joy ne résistera pas longtemps. Paul se met à osciller doucement tentant d'accrocher ses crampons dans la glace à chaque fois qu'il s'en approche. Joy quant à elle s'empare de pitons qu'elle fixe ici et là, glissant ensuite la corde à l'intérieur. Mais le froid qui mord ses doigts rend ses gestes lents et maladroits.
- Il faut faire plus vite ! pense-t-elle.
Paul cesse de bouger, comprenant qu'il ne parviendra pas à agripper la glace avec les pieds. Le vent s'acharne sur eux et les agite en tous sens comme de vulgaires pantins. Il regarde Joy au-dessus de lui et devine chacun de ses gestes, comprenant qu'elle tente de les sauver. Il perçoit alors vaguement des paroles. C'est Jacques qui crie :
- C….maisb….D….C !
Paul n'entend rien. H ne veut pas entendre. Il sait ce que dit son ami. Mais il ne peut pas faire cela. Dessous, Jacques répète encore et encore son message. Il ne peut en être autrement. Il ne doit plus attendre. Il sort alors difficilement un couteau de sa poche, et, les yeux rivés vers Joy qui, trop occupée à tenter de sauver ses compagnons, ne s'est aperçue de rien, il coupe la corde, réunissant pour toujours les trois amis qui disparaissent aussitôt dans le vide.
Seule, Joy se plaque à la montagne s'interdisant de pleurer pour éviter que ses larmes ne gèlent.
S'interdire de regarder le vide. S'interdire de s'apitoyer. S'interdire de renoncer. Joy devait vivre et pour cela il lui fallait agir sans délais ! La montagne n'aime ni les impatients trop audacieux, ni les peureux trop hésitants.
L'Everest et son sommet étaient passés du rang d'objectif essentiel dans la vie à un renoncement sans regret. Elle ne partirait pas à son assaut même en souvenir de ses trois amis happés par le vide. D'ailleurs aurait-elle eu la capacité à grimper sans eux ? Il était urgent de redescendre, vite, de regagner le camp 3 et de prévenir les secours même s'il n'y avait aucune chance de retrouver les corps. Aucune chance ? Et si Jacques, Paul et Vincent étaient vivants, songea-t-elle soudain. Si leur chute avait été moins importante, si leur corde s'était accrochée à un rocher proéminant… Peut-être étaient-ils vivants, peut-être attendaient-ils d'être secourus !
- Je dois raisonner convenablement, murmura-t-elle à haute voix, comme si quelqu'un pouvait l'entendre, voire l'aider. Première chose : redescendre. S'ils sont accrochés quelque part, je les verrai probablement. Si je ne les vois pas, je continue et dans tous les cas j'alerte les secours.
Le soleil surgit brusquement de derrière les montagnes, les embrasant aussitôt. Combien de temps s'était écoulé depuis la chute de ses compagnons ? Trop sans doute. Elle était restée pétrifiée un long moment. Au loin, les glaciers paraissaient se consumer comme si un volcan, plus bas, profondément niché dans les entrailles de la Terre menaçait d'exploser et de déverser sa lave brûlante sur cette immensité gelée, redonnant du mouvement à ce qui était figé.
Il ne fallait plus traîner. Sa survie en dépendait.
Joy commença alors sa descente, vérifiant à chaque fois que les pitons qui avaient été installés par Jacques étaient encore solides. Elle y glissait alors sa corde et la faisait coulisser doucement. Elle n'aimait pas s'assurer elle-même. Elle savait que le moindre faux pas lui serait fatal. Trois disparus, c'était déjà trop. L'Everest ne l'engloutirait pas, elle ! Elle avait tant de projets et une farouche envie de vivre.
Les extrémités de ses doigts étaient transis, rendus insensibles par le froid. Seul son pouce, plus mobile que les autres, répondait avec précision. Elle n'avait pas senti l'ankylose s'installer insidieusement. Il lui vint brusquement à l'esprit qu'elle risquait de perdre ses doigts, qu'ils étaient irrémédiablement gelés et qu'une amputation serait incontournable. Ce n'était pas important à ce moment-là. Elle surmonterait cette épreuve si elle se présentait. L'urgence de l'instant consistait à redescendre au plus vite.
- Je resterai en vie, se dit-elle aussitôt, et seul cela compte. Je survivrai à ce cauchemar !
La température était désormais de moins 45 degrés. Respirer devenait difficile, bouger, descendre un pied après l'autre était pesant, interminable et douloureux. Mais Joy était forte. Elle résisterait à tous les périls. Elle jeta un coup d'œil au Makalu qui culminait à 8485 mètres, au sud-est. Peut-être était-ce lui qui la regardait. Il s'imposait comme un témoin muet de ses efforts. Elle scrutait les environs. Vincent, Paul, Jacques, où étaient-ils ? Y avait-il des silhouettes là, plus loin ? Non ! Il ne s'agissait que d'ombres. La fatigue brouillait ses esprits plus sûrement qu'une drogue. Aucune cordée ne pendait nulle part. Personne n'implorait de l'aide. Ses compagnons de toujours n'étaient pas sur son chemin. Ils étaient quelque part désormais, juste quelque part ! Elle repensa aux corps qu'ils avaient vus plus haut, quand ils étaient encore quatre à l'assaut de l'Everest. Elle revit ces visages préservés par le froid, intacts depuis des années, figés dans leur dernière expression de douleur pour certains, de désespoir pour d'autres.