Le manuscrit venu d'ailleurs - Audrey Degal - E-Book

Le manuscrit venu d'ailleurs E-Book

Audrey Degal

0,0

Beschreibung

Une abbaye perdue, sombre, inquiétante que même les cartes ne mentionnent pas. Quels secrets se cachent derrière ses murs ? Pourquoi un parfait inconnu, qui s'éclipse ensuite, offrirait-il un manuscrit d'une valeur inestimable à Raphaël alors qu'il ne le connaît pas ? Ailleurs, pendant ce temps-là, un parc, un livre abandonné sur un banc. Quelqu'un l'a-t-il oublié ? Annabelle le prend et se plonge dans un récit étrangement trop captivant. Comprendra-t-elle, avant de s'envoler pour Miami, que celui qu'elle a déjà croisé trois fois, par hasard, va changer sa vie et la tournure de l'histoire ? Une intrigue tissée avec une efficacité remarquable où le Moyen Âge fait irruption dans le présent pour bousculer la vie de personnages étonnants. Une fin magistrale !

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 484

Veröffentlichungsjahr: 2019

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Audrey Degal commence à imaginer des récits dès l’âge de douze ans. Elle est aujourd’hui titulaire d’un doctorat de Lettres modernes et enseigne dans un lycée de l’Académie de Lyon. Elle est aussi l’auteure de publications universitaires dans son domaine de spécialité : la littérature médiévale des XIIe et XIIIe siècles. Actuellement, elle se partage entre son métier de professeure et l’écriture romanesque à laquelle elle consacre de plus en plus de temps, poussée par l’irrésistible envie de partager avec ses lecteurs le fruit de son imagination. Le suspense est toujours au rendez-vous et le lecteur est emporté de pages en pages. Les dénouements de tous ses romans et de toutes ses nouvelles sont particulièrement travaillés, riches, exceptionnels.

Elle a obtenu le prix du policier lors du salon d’Attignat en 2017.

Le Manuscrit venu d’ailleurs est son quatrième livre. Dans ce roman, le Moyen Âge, qu’elle connaît bien, s’immisce dans le présent pour créer une atmosphère étrange et particulièrement originale. Le suspense et les rebondissements nourrissent chaque chapitre.

Rencontre avec l’impossible sera son cinquième livre, suivi d’un roman policier en cours d’écriture.

Vous pouvez suivre toute l’actualité d’Audrey Degal en vous rendant sur son site officiel :

deshistoirespourvous.com.

Du même auteur

Aux éditions BoD : (à commander chez votre libraire ou sur internet. Livres disponibles en ebook ou version papier)

LE LIEN, janvier 2015 (roman à suspense)

DESTINATIONS ÉTRANGES, août 2015 (recueil de 12 nouvelles à suspense)

LA MURAILLE DES ÂMES, mars 2017 (roman policier)

À paraître prochainement :

RENCONTRE AVEC L’IMPOSSIBLE, recueil de 4 nouvelles, comme 4 romans courts mais aux intrigues destinées à vous passionner.

(Tous les résumés sont en fin de ce roman)

Je remercie Guy, mon époux, pour son travail auprès de moi, son aide précieuse, son soutien, sa patience et ses idées.

Chaleureuses pensées à mes parents, Marie Rose et Sigismond Galdéano mais aussi à tous ceux qui m’entourent : Virginie, Mickaël, Thibaut, Raphaël, Nathan et Chloé.

Table des matières

LIBRE

LE POISON

JONATHAN

LES TRÉFONDS DE LA TERRE

MARC ET ANNABELLE

LE SERMENT DES OUBLIÉS

LA CRYPTE

DEUX TÉMOINS PARMI LES TÉMOINS

INTRUSION

LE BRIGADIER MARTIN

LA POURSUITE

IL N’EXISTE PAS !

PAGE 168

RAPHAËL

MERCI ET AU REVOIR

CELA DEVAIT SE PASSER AINSI

LE BARMAN

DESTINS CROISÉS

AVOUEZ !

LA NÉCROPOLE DE CONSTANTINOPLE

L’EXPERTISE

LE DEUXIÈME SERMENT

MIAMI

LES MÊMES

UNE AIGUILLE DANS UNE BOTTE DE FOIN

PARTIR OU COMPRENDRE

LE CŒUR GRAVÉ

LE TRAÎTRE

RECHERCHÉ POUR VOL ET AGRESSION

JE ME RAPPELLE…

LE CHÂTEAU DE MONTAGNAC

LE GUIDE

LA CHAPELLE DES GISANTS

DISPARUS

CHASSE À L’HOMME

SURTOUT NE PAS Y RETOURNER

QUATRE SUSPECTS

L’ESPION

L’ABBAYE DE SAINT AMBROISIUS

FACE À FACE

LE SCRIPTORIUM

C’EST IMPOSSIBLE !

ADMETTRE LA VÉRITÉ

L’ILLUSIONNISTE

MACHINE ARRIÈRE

CELUI QUI RETIENT LE TEMPS

LE TOMBEAU

IL Y A MILLE ANS

1 LIBRE

La pierre tombale glissa très lentement sur le soubassement qui la retenait depuis des siècles.

Le bruit du frottement se répercuta en un écho lugubre dans la crypte sans déranger les hôtes endormis depuis longtemps en ce lieu.

L’air vicié le prit aussitôt à la gorge. Il avait l’impression d’étouffer. Les moisissures, la poussière, les insectes et l’humidité s’étaient emparés de cet endroit de repos éternel pour l’envahir. Les petits vitraux censés laisser passer un peu de lumière étaient presque totalement occultés par le lierre qui s’y était accroché et avait prospéré.

Tout autour de lui, le silence, le vide, la mort, l’éternité.

Il s’assit quelques instants sur le rebord de la sépulture, histoire de reprendre ses esprits, de faire le point sur la mission à mener. Leurs vies en dépendaient, la vie de ceux qu’il avait appris à aimer et qui, prisonniers, ne pouvaient agir.

Il regarda le gisant de la reine, qui souriait, celui du roi, impassible. Il se rappela le tribunal de l’Inquisition qui voulait l’exécuter. La cause ? Une simple difformité qui faisait de lui un être différent, trop grand pour l’époque donc ensorcelé. Un prétexte, un mensonge, des témoins achetés qui jurèrent qu’ils l’avaient vu adorer le diable et le bûcher était dressé. Alors que tout semblait perdu, le souverain était intervenu pour le sauver. Sa Majesté en personne jura sur la croix qu’elle était avec lui à la chasse ce jour-là et que ses accusateurs mystifiaient le tribunal. On ne conteste pas la parole du Christomimetes1. Il fut relâché et remercia son sauveur.

Il mènerait à bien sa mission, avec d’autant plus de ferveur qu’il devait la vie à la famille royale.

C’était écrit désormais.

Sa promesse serait exaucée bien au-delà de ce qu’il imaginait.

Mais il était seul dans cette chapelle et personne d’autre que lui ne pouvait infléchir leurs destinées.

Il savait que là, dans le passé, ils attendaient, ils l’attendaient.

Il savait que le moment de leur mort était en sommeil, qu’il pouvait encore intervenir mais que le temps était compté.

Il savait qu’ici, dans ce présent, les autres ne se doutaient encore de rien, qu’ils ignoraient ce qui allait arriver. Comment auraient-ils pu imaginer ?

Dehors le vent soufflait comme pour lui rappeler ce qu’était la vie.

Il devait partir.

Il s’étira pour réveiller son corps encore engourdi, se leva, prit un levier qu’il laissait toujours là au sol et gravit les cinq marches. Il poussa ensuite la lourde porte de la crypte. L’air frais provenant de l’extérieur ne se laissa pas prier. Il s’engouffra en quelques secondes alors que lui sortait.

Il faisait nuit noire.

Il était libre.

Il est celui qui retient le temps.

1 Christomimetès : personnification du Christ. Le roi était considéré comme le représentant du Christ sur Terre.

2 LE POISON

« Le roi Gaétan venait d’être empoisonné !

Qu’allaient-ils devenir désormais ? se demanda Richard alors que la souveraine s’éloignait. Leurs mains venaient de se séparer. Il ne serrait à présent plus que le vide entre ses doigts. Elle lui manquait déjà.

Il la regarda quitter la salle baignée par l’obscurité. Personne ne devait savoir qu’ils se voyaient.

Sa longue traîne de soie bleue glissait sur le marbre et le bruit de ce frôlement d’étoffe lui était devenu familier et agréable. Il l’entendait à chacune de leurs rencontres secrètes. Tel un ange, on aurait dit qu’elle flottait au-dessus du sol. Elle était si gracieuse, si belle ! Tous les seigneurs s’étaient disputé sa main. Mais les alliances nécessaires à la paix avaient choisi à sa place. Elle avait dû épouser Gaétan Le Puissant.

Ainsi, elle était devenue reine.

Son chien, un berger de Beauce, à la robe aussi noire que le tréfonds des enfers, ouvrait toujours la marche devant elle. L’animal ne la quittait jamais, plus proche de sa maîtresse que son ombre. Tel un cerbère, le regard sombre et inquiétant, il veillait sur elle. Nul ne pouvait se tenir près de la reine sans être scruté par son regard de braise qui traquait les moindres pensées hostiles de ceux qui l’approchaient.

Ce soir-là, dans le palais, un silence pesant et étouffant régnait en maître. Le doute et la suspicion s’étaient emparés de tous. Le roi Gaétan venait de succomber, empoisonné, emporté dans l’au-delà après d’atroces souffrances ! Depuis, des rumeurs couraient, plus folles les unes que les autres. Il fallait se méfier de tous les sujets même des plus proches.

Dès le lendemain, les Inquisiteurs de l’Ordre Divin, particulièrement craints, envahirent le royaume pour interroger ceux qui avaient rencontré le roi avant la tragédie. C’était aussi pour eux une façon d’asseoir leur autorité que Gaétan mettait à mal quand il était vivant. Ce roi les gênait ! Et s’ils avaient eux-mêmes fomenté cet assassinat !

Tout était possible !

Quelqu’un avait pu approcher le roi suffisamment près pour verser le poison dans sa coupe de vin ou dans sa nourriture.

Quelqu’un savait que le goûteur ne décèlerait rien, que les premiers symptômes se manifesteraient longtemps après.

Quelqu’un voulait se débarrasser de ce roi trop bon, trop juste.

Quelqu’un voulait créer le chaos et s’emparer du pouvoir.

En attendant, les Inquisiteurs suspectaient tout le monde et une fois retrouvé, le régicide serait impitoyablement soumis à la question puis châtié.

— Dame Flore, vous devriez vous reposer ! Vous êtes pâle. J’ai préparé votre lit et j’ai placé entre vos draps une chaufferette garnie de tisons pour que vous n’ayez pas froid ! dit Aénor, la première servante, dès qu’elle vit la souveraine pénétrer dans la chambre.

La reine, qui venait de pleurer, essuya ses larmes pour retrouver la dignité imposée par son rang. Elle répondit simplement :

— Tu as raison, je dois me reposer ! Les jours prochains seront difficiles.

Elle commença à se dévêtir, aidée par deux autres servantes. Son corps longiligne apparut progressivement dans le pâle reflet de la fenêtre. Ses dames de compagnie étaient toujours éblouies par sa beauté. Ses cuisses parfaitement dessinées s’étiraient interminablement donnant à sa silhouette une élégance incomparable. Sa poitrine galbée et ferme se devinait, en transparence, sous sa chemise de dentelle et ondoyait au rythme de ses mouvements. Lorsque son dernier vêtement tomba au sol, sa chevelure blonde infiniment longue vint caresser sa toison couleur d’or.

Aénor aimait cet instant éphémère où la féminité et la sensualité de sa reine côtoyaient l’austérité des lieux. Bien des seigneurs auraient donné leur vie pour avoir le privilège d’assister à ce moment unique, hors du temps.

Sa suivante brossa délicatement ses cheveux face à un miroir impassible qui réfléchissait sa grâce, sans parvenir à consoler sa peine, à atténuer sa douleur.

— Vous n’avez pas dîné majesté ! remarqua Aénor qui fit signe aux servantes de se retirer.

— Je n’ai pas faim !

Les deux femmes étaient seules à présent, dans l’immense chambre à peine éclairée par quelques bougies et un feu de cheminée. Leurs silhouettes dansaient sans joie sur les murs ornés de tapisseries tendues contre la pierre froide. Elles calquaient leurs ondulations sur les flammes qui s’agitaient doucement.

— Ne vous inquiétez pas, madame. Quand les Inquisiteurs de l’Ordre Divin m’interrogeront, je ne parlerai pas du seigneur Richard ! Je serai muette comme un tombeau.

— Je sais que je peux compter sur toi, Aénor. Tu m’as toujours été dévouée. La mort de Gaétan est terrible et si soudaine ! Elle fragilise le royaume et tant que nous ne saurons pas qui est l’auteur de ce crime, la marche des Inquisiteurs ne s’arrêtera pas. Ils feront peser des soupçons sur chacun d’entre nous.

Elle s’arrêta un instant, fixa sa propre image lasse, abattue, et reprit :

— C’était un homme brave, qui savait rendre la justice. Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un puisse l’assassiner. Le peuple l’adorait. Maintenant, je tremble pour Richard, car je crains que notre liaison ne soit révélée. J’ai si peur, Aénor, si peur ! Dieu seul sait à présent ce qui va arriver.

La dame de compagnie serra affectueusement la reine dans ses bras et déposa un baiser délicat sur son front.

— Je suis là madame, n’ayez pas peur et Richard…

— … Richard est en danger Aénor. Je viens de le rencontrer. Comme le roi, il a reçu des menaces de mort qu’il refuse de prendre au sérieux. Gaétan pensait lui aussi que rien ne pouvait lui arriver et regarde où nous en sommes aujourd’hui. Des conspirateurs l’ont lâchement empoisonné. Que Dieu nous vienne en aide, Aénor ! Oui, il n’y a que Dieu pour nous venir en aide, répéta-t-elle pensive.

— Inutile de ressasser ces sombres idées ! Vous êtes épuisée. Allongez-vous ! Dormir vous fera le plus grand bien. Tenez, je vous ai apporté un livre. Je l’ai choisi moi-même.

— Que ferais-je sans toi, douce Aénor ?

La dame de compagnie déposa le manuscrit sur les draps de satin. Elle superposa deux gros oreillers sous la tête de la reine, ajusta les étoffes et borda le lit.

— Voilà, vous serez bien ! fit-elle satisfaite.

— Emmène Rainouart en promenade. Je l’ai négligé aujourd’hui !

L’animal avait posé sa tête sur le bord du lit, proche de la main de sa maîtresse qui machinalement se mit à le caresser. Ses doigts parcouraient la douceur de son pelage et la chaleur de son poitrail l’apaisait.

— Bien, Madame. Je vais le sortir et je le ramènerai aussitôt près de vous. On ne sait jamais !

Elle regretta immédiatement ses dernières paroles.

— Que crains-tu ? demanda la reine.

— Vous êtes notre souveraine et désormais vous seule avez tous les pouvoirs. Mais Rainouart est là. C’est votre garde le plus fidèle et le plus sûr. Il ne vous trahira jamais.

— Tu crois que quelqu’un voudrait aussi me tuer ?

Pour masquer son inquiétude et éviter de répondre, Aénor s’employa à ranger les objets épars qui se trouvaient sur la coiffeuse. Elle aligna inconsciemment les peignes et les brosses aux poils de soie, les flacons de parfum et les onguents. Comme au garde-à-vous, ils ressemblaient à une petite armée dont le coffret à bijoux, bien plus volumineux que les autres, aurait été le quartier général. Puis elle quitta la pièce. Le molosse la suivait.

Elle revint quelques instants plus tard et lorsqu’elle pénétra dans la chambre de la reine, celle-ci s’était endormie. Son visage reposait sur un oreiller mouillé des larmes qu’elle avait versées. Le chien n’attendit aucun ordre pour aller se coucher sur la peau de bête placée au pied du lit.

— Rainouart ne vous quittera pas cette nuit, chuchota-t-elle en la regardant tendrement. Dormez en paix, madame !

Les oreilles droites, le chien veillait. Si son regard noir au fond duquel brillait une lueur féroce se perdait dans la pénombre de la chambre, le beauceron n’en demeurait pas moins vigilant et redoutable. Rien ne lui échappait. Son flair était aussi aux aguets. Il tourna la tête vers la servante comme s’il comprenait les mots qu’elle venait de prononcer et qu’une menace pesait sur sa maîtresse. Lentement, il laissa aller sa puissante mâchoire entre ses pattes avant, ressemblant à un crocodile parfaitement immobile, comme mort mais à l’affût, le regard orienté vers la porte. Il monterait la garde toute la nuit, prêt à donner sa vie pour celle qu’il aimait.

En partant, Aénor referma délicatement la porte derrière elle tandis que les deux soldats, postés devant, s’écartèrent pour la laisser passer. À peine avait-elle fait un pas que déjà ils se replaçaient, leurs armes croisées interdisant l’accès à la chambre royale. Sur leurs flancs droit et gauche, une épée et un redoutable fléau avec lesquels ils n’hésiteraient pas un instant à pourfendre les ennemis qui oseraient s’aventurer jusque-là. »

*

Annabelle abaissa quelques instants son livre. Cette histoire d’empoisonnement l’intriguait. Elle aimait les romans médiévaux, car elle avait l’impression de parcourir les châteaux aux côtés des personnages, de découvrir avec eux les passages secrets, de déjouer les complots… Cet univers la fascinait et plus particulièrement ce manuscrit, trouvé sur un banc, abandonné par son propriétaire sans doute parti trop précipitamment.

Songeuse, elle se demandait qui avait assassiné le roi, qui en voulait à présent à la reine et qu’allait devenir Richard, l’amant de dame Flore. Elle voulait en savoir davantage sur la menace qui pesait sur ce couple. Le drame qui se déroulait dans ces pages prenait vie comme si elle-même appartenait à cette histoire, comme si sa propre vie en dépendait, comme si elle avait un rôle majeur à jouer dans cette intrigue. S’identifiait-elle tout simplement à un des personnages ? Probablement ! Mais elle avait le sentiment que c’était plus que cela.

Décidément ce livre lui plaisait vraiment ! Trop peut-être !

3 JONATHAN

Jonathan était content.

Il avait envoyé plusieurs courriers importants au même destinataire, courriers restés sans réponses, et il commençait à désespérer. Mais ce jour-là, en ouvrant sa boîte aux lettres, la couleur particulière de l’enveloppe et le cachet apposé dessus l’intriguèrent. Il n’osait plus y croire et pourtant !

Fébrile, il décacheta le pli sans plus de précautions, déplia la missive et après une lecture rapide ne put s’empêcher de s’écrier, seul dans le hall de son immeuble :

— Yes, yes, yes !

Le poing de la main droite fermé, il sembla tirer à trois reprises une poignée invisible descendue du plafond.

La gardienne de l’immeuble, alertée par les cris qui provenaient de l’accès au bâtiment, entrebâilla prudemment sa porte et hasarda sa tête à l’extérieur de son modeste appartement.

— Eh bien, monsieur Gentil, que vous arrive-t-il ?

— Oh rien, juste une excellente nouvelle, lança-t-il sans plus de commentaire.

Il escaladait déjà les marches deux à deux pour s’envoler vers les étages. Il habitait au troisième.

Il n’entendit pas la porte se refermer au rez-de-chaussée ni la gardienne marmonner des menaces inutiles en pestant contre le bruit qu’il faisait.

— Les jeunes d’aujourd’hui sont mal élevés… Aucun respect pour leurs aînés ! C’est qu’ils sont bruyants ! Toujours en train de contredire leurs parents et paresseux en plus…

L’énumération de ses griefs se perdit dans son logement, couverts par les sons trop forts qui émanaient de son propre téléviseur. Elle n’était que la gardienne, elle était relativement âgée et n’avait pas fait d’études mais elle citait inconsciemment l’un des plus grands philosophes, Platon, lors du discours qui met en scène Socrate et Adimante dans un passage de la République. Déjà, les anciens pestaient contre le comportement exécrable de la jeunesse.

Deux époques mais des mœurs identiques.

De son côté, Jonathan était déjà devant son ordinateur pour réserver en ligne un billet de train et un instant plus tard, il préparait ses bagages.

*

Bercé durant des heures par le bruit feutré et continu du TGV, il avait eu tout le temps de ressasser les multiples démarches entreprises pour obtenir cette autorisation inespérée.

Arrivé à destination, le temps était particulièrement maussade mais il s’y attendait. Il avait quitté la région languedocienne où la journée s’annonçait radieuse et voilà qu’il foulait le pavé des rues de Lille, à la recherche d’un taxi qui le conduirait à l’adresse notée sur le bout de papier qu’il tenait en mains.

— C’est loin ! fit remarquer un chauffeur hésitant.

L’homme connaissait bien la région. Il ne put s’empêcher d’ajouter cette réflexion :

— À part les corbeaux, et encore s’ils volent sur le dos pour ne pas voir la misère, personne ne va là-bas ! C’est un trou perdu. Vous ne venez certainement pas faire du tourisme !

Jonathan sourit à cette image populaire avant de reprendre :

— À l’accueil de la gare, l’hôtesse m’a dit qu’aucune compagnie de cars ne desservait le secteur. J’ai bien pensé à louer un véhicule mais il n’y a pas de voiture disponible dans l’immédiat. À croire que nous étions voués à nous rencontrer, monsieur.

Comme le prix de la course serait conséquent et que le client paraissait honnête, le chauffeur accepta sans rechigner davantage.

Le taxi quitta la ville puis la banlieue lilloise, ses tours, ses zones industrielles, et se retrouva assez rapidement en rase campagne. Seuls les terrils, véritables collines érigées par l’activité humaine, apportaient un peu de relief à ce paysage plat.

Confortablement installé à l’arrière du puissant véhicule, Jonathan commençait à s’assoupir. Il imaginait son arrivée, l’accueil dont il serait l’objet, les lieux… Son esprit construisait d’immenses bibliothèques où des milliers de livres l’attendaient impatiemment. Sa gourmandise intellectuelle serait rassasiée, ses recherches approfondies, sa curiosité naturelle étanchée car il avait soif de connaissances depuis qu’il était né.

Calé dans le siège de la berline, il n’avait pas vu le temps passer et il s’était édifié un univers privilégié qui n’attendait plus que lui. Il se voyait tel un VIP : very important person. Il n’allait pas tarder à déchanter.

Il sentit que le chauffeur venait de ralentir. L’homme stoppa le véhicule, passa au point mort, tira le frein à main et lui dit :

— Voilà, on y est !

Jonathan se redressa un peu sur le siège dans lequel il s’était progressivement enfoncé et il regarda les alentours, désorienté.

— Mais il n’y a rien ici !

— Je sais mais le GPS est formel, on est arrivé ! Une belle invention le GPS sinon j’aurais eu des difficultés pour trouver cet endroit. Vous avez de la famille dans le coin ?

— Non, mais il devrait y avoir une abbaye.

— Une abbaye ! s’étonna le chauffeur qui confirma néanmoins après avoir consulté la carte électronique sur le tableau de bord. Effectivement mais je crois que vous n’êtes pas encore arrivé. Il va falloir marcher un peu. Je pense que c’est au bout d’un de ces petits chemins mais ma voiture n’est pas adaptée. Je ne peux pas vous accompagner.

Sans plus de détails, l’homme annonça le prix que son compteur affichait et comme la somme était rondelette, il accepta le règlement par chèque.

Un nuage de poussière s’éleva lorsque la berline fit demi-tour, laissant Jonathan seul en pleine campagne, face à une forêt de charmes, de bouleaux, d’érables et de frênes encore nus. Plus loin, des sapins les remplaçaient, plus nombreux, plus denses.

Il avait vu, sur le GPS du taxi, que deux directions s’avéraient être des culs-de-sac. Il n’en restait plus qu’une : droit devant ! Il saisit sa valise et se mit à marcher sur le chemin qui s’enfonçait progressivement dans les bois.

Même s’il n’y avait rien autour de lui, il n’était pas inquiet. La joie qui l’animait depuis l’ouverture de son courrier était telle qu’elle ne laissait aucune place à la morosité. Il savait qu’au bout de cette allée forestière il y avait quelque chose : l’abbaye où on l’attendait et peut-être plus.

Son bagage, prévu pour rouler sur une surface plane, résistait à toute avancée. Comme un enfant capricieux, il refusait d’aller plus loin, campé sur ses deux petites roulettes. Les lanières qui entouraient le corps de la valise ressemblaient à s’y méprendre à des bras croisés sur une poitrine en signe de désapprobation. Si la tête manquait, il était évident que le gamin boudait tout de même.

Le jeune homme dut déployer une énergie considérable pour tracter le bagage récalcitrant et finalement, alors que le jour déclinait de plus en plus, il perçut une lueur, à travers les arbres. De longues minutes s’étaient écoulées et, même s’il faisait froid, Jonathan transpirait.

Il se retrouva à l’orée d’une clairière. Au milieu de celle-ci, un immense bâtiment gris particulièrement austère dominait, érigé là depuis des siècles. La nuit sans lune, qui baignait maintenant les alentours, ne parvenait pas à dessiner les contours du bâtiment. Le silence s’était aussi emparé des lieux. Même les oiseaux semblaient intimidés. Ils avaient cessé de chanter.

Jonathan progressa dans le noir vers la masse sombre qui grossissait au fur et à mesure qu’il avançait. Où était l’entrée de la bâtisse ? Il pensait l’avoir repérée de loin, juste à la sortie du bois, comme il croyait avoir entrevu une immense porte. Mais plus il approchait, moins il en était sûr. Peut-être avait-il dévié de son cap. Peut-être qu’il ne s’agissait que de murs en ruine plus ou moins noirs. Peut-être que l’entrée se trouvait de l’autre côté…

Il comprit tout le sens de l’expression « se trouver au pied du mur » lorsque ses mains heurtèrent une paroi en pierre particulièrement froide. Il savait pertinemment que celle-ci courait de part et d’autre sur des centaines de mètres. Il avait évalué la hauteur considérable des murs devant lesquels il se trouvait. Franchir l’obstacle en passant par-dessus était impossible. Il n’avait pas d’autre alternative que d’avancer à tâtons pour suivre cette sorte de barrière défensive.

Gauche ou droite ? Par où commencer ? Avec un peu de chance…

Il repensa furtivement à l’arrivée qu’il avait imaginée quand il était dans le taxi. Malgré la situation, il eut presque envie de rire. Les croassements sinistres de corbeaux lui clouèrent le bec. Il n’était pas rassuré.

Sa valise était devenue un boulet et il avançait péniblement pourvu de cette entrave.

Peu de temps après, alors que des gouttes de pluie commençaient à s’échouer sur son visage, il sentit sous ses doigts un décrochement. Après quelques tâtonnements, il bénéficia d’une éclaircie fugace dans le ciel où les nuages masquaient la lune jusqu’alors. Ce laps de temps inespéré lui permit d’entrevoir une porte, une porte monumentale.

Jonathan frappa plusieurs coups à l’aide du marteau dont le relief représentant un visage tourmenté semblait être un avertissement. Il aurait préféré ne pas le voir mais la lune en avait décidé autrement, avant d’être à nouveau dévorée par les nuages. Les sons résonnèrent longuement, comme un roulement de tambour, avant d’abdiquer sous la pression étouffante du calme profond qui régnait juste avant. Le silence s’imposa à nouveau. La pluie redoubla mais personne ne semblait pressé de venir lui ouvrir. Derrière cette porte impressionnante, aucun bruit de pas en approche.

Il s’apprêtait à frapper à nouveau quand il entendit un bruit de clé dans la serrure. Pourtant, l’immense paroi de bois de l’entrée ne s’ouvrit pas. Seule une plus petite ouverture, imbriquée dans la première et presque dissimulée, grinça, se déploya, lui cédant le passage. Un moine en robe de bure, capuche sur la tête, lanterne à la main tenue à bout de bras s’adressa au visiteur :

— Que désirez-vous ?

Jonathan n’eut pas le temps de répondre que déjà, son interlocuteur à la mine peu avenante poursuivait :

— Que venez-vous faire ici ?

— Bonsoir ! Je m’appelle Jonathan Gentil. J’ai été invité par le prieur. En fait, je suis chercheur et je prépare une thèse sur…

— Entrez ! rétorqua sèchement le moine sans même le laisser finir.

À peine eut-il franchi le seuil qu’il entendit la porte se refermer derrière lui. Le moine donna deux tours de clé et poussa deux énormes verrous. Jonathan se sentit pris dans un piège.

Sans un mot, son guide s’éloigna. Le jeune chercheur dut lui emboîter rapidement le pas pour ne pas rester seul, égaré dans cette enceinte lugubre. Ainsi, l’un derrière l’autre, ils traversèrent une grande cour sombre surplombée de murs élancés apparemment dépourvus de fenêtres. L’endroit n’était pas rassurant. Au centre, une masse se détachait. Il s’agissait probablement d’une fontaine comme le gargouillis de l’eau qui s’en échappait pouvait le laisser supposer.

Quelques instants plus tard, ils pénétrèrent dans la bâtisse principale. On le pria de s’asseoir sur un long banc en bois brut patiné, plaqué contre la pierre noircie par le temps. C’était le seul mobilier de cette pièce froide. À ce moment-là, Jonathan comprit qu’il était vraiment seul, loin de la civilisation, à la merci de ses hôtes. Trop heureux, il n’avait pris aucune précaution avant de partir et personne ne savait où il était allé. Il avait conscience qu’il se trouvait dans la situation exacte qui fait trembler les lecteurs de romans policiers, quand un témoin suit une piste dangereuse en oubliant de dire où il s’est rendu. On le découvre généralement mort, quelques pages plus loin, assassiné et son corps abandonné au milieu de nulle part où personne ne le retrouve jamais. Cette seule idée lui glaça le sang. Personne ne s’inquièterait de sa disparition avant longtemps. En temps normal, l’atmosphère glauque des lieux et l’accueil glacial de son hôte l’auraient poussé à rebrousser chemin sans demander son reste. Mais il n’avait pas fait tant d’efforts pour renoncer si près du but.

— Attendez-là ! fit le moine avant de quitter la pièce par une seconde porte que Jonathan n’avait pas remarquée.

Quand on revint le chercher, il lui sembla qu’il était resté là une éternité. Seules les aiguilles de sa montre lui confirmèrent que le temps ne s’était pas arrêté.

Il franchit à nouveau une succession de corridors obscurs, quelque peu inquiet, se demandant où on l’amenait. Enfin, son guide frappa avec le plus grand respect à une porte sous laquelle un rai de lumière tentait de se glisser comme pour s’échapper. Qui se trouvait de l’autre côté ? Une voix éraillée répondit en les priant d’entrer.

— Monsieur Jonathan Gentil, je suppose ! Asseyez-vous, je vous prie, fit le religieux présent dans la pièce, sur un ton particulièrement calme. Nous vous attendions plus tôt !

L’homme était installé à son bureau placé au beau milieu de la pièce et n’avait pas encore levé les yeux. Il finissait d’écrire.

Il s’agissait d’un individu âgé dont la tonsure dessinait une couronne blanche sur le pourtour de son crâne. Sa main droite tremblotait mais lorsqu’il redressa la tête, il plongea son regard bleu perçant dans celui de Jonathan. Il semblait lire en lui à livre ouvert.

— Comme vous l’avez peut-être deviné, je suis le prieur de cette abbaye.

Il marqua une pause, délaissa la feuille qu’il tenait entre ses doigts flétris par l’âge et reprit :

— Jeune homme, j’ai accédé à votre demande à titre tout à fait exceptionnel, car j’ai été sensible à votre motivation, à votre persévérance et bien sûr à vos diplômes d’archéologie et de littérature médiévale. Vous êtes une des rares personnes que j’autorise à franchir ces murs et vous comprendrez qu’il vous faudra obligatoirement respecter nos règles de vie même si elles vous paraissent parfois contraignantes et moyenâgeuses. Tout d’abord, la journée commence le matin généralement à 4 heures par la prière et s’achève le soir, à 22 heures, de la même façon. Le reste du temps, chacun vaque à ses activités. Vous prendrez vos repas avec les moines, dans la salle à manger, et une cellule vous sera assignée que vous ne devrez pas quitter sans notre autorisation. Pour tous vos déplacements au sein de l’abbaye, qui est immense, vous serez accompagné du frère que l’on va vous présenter. Bien entendu, il vous faudra faire preuve de la plus grande discrétion quant à l’existence de notre monastère et de ce que vous allez y découvrir. Sachez que je ne tolérerai aucune entorse à nos usages sans quoi vous seriez aussitôt reconduit hors de nos murs, sans possibilité d’y revenir jamais ! J’espère que vous avez bien compris.

Les propos du prieur résonnaient comme un avertissement. Jonathan avala bruyamment sa salive puis resta sans voix, décontenancé par cette entrée en matière abrupte à laquelle il ne s’attendait pas. Elle ne détonnait pas avec l’atmosphère austère de l’abbaye.

Il acquiesça finalement d’un timide mouvement de tête, impressionné par l’assurance et le charisme de son interlocuteur. Il pensait quitter la pièce quand il entendit le mécanisme d’une imprimante à laser. Le prieur fit ensuite glisser un document sur la table, jusqu’à lui, avant d’ajouter :

— J’ai confiance en vous jeune homme mais par les temps qui courent je me dois de prendre des précautions. Aussi, je vous demande de signer cette lettre de confidentialité. Vous voyez, nous vivons en dehors du temps mais nous sommes au fait des nouvelles technologies et des usages en cours.

Jonathan, un peu surpris, allait rapidement constater que la fée électricité, seule présence féminine en ces lieux, avait réussi à s’inviter dans cet endroit retiré du monde. Elle n’était cependant destinée qu’à quelques salles privilégiées, dont le bureau du doyen qui disposait d’un des rares ordinateurs. C’était une fenêtre ouverte sur les temps modernes tandis que les bibliothèques exceptionnelles que recelait le prieuré permettaient au passé de jaillir et de se refléter comme dans des miroirs.

L’invité venait de comprendre que, pendant le peu de jours qu’il passerait dans l’abbaye, il n’aurait librement accès qu’à la salle dans laquelle il prendrait ses repas et à l’endroit où il dormirait. Il espérait malgré tout qu’on l’autoriserait à se rendre dans les bibliothèques où il aurait enfin à sa disposition des manuscrits rares qu’il pourrait consulter. Après tout, c’était sur ce dernier point que portait sa demande.

*

Lorsqu’il sortit du bureau du prieur, un moine l’attendait, debout au milieu du couloir éclairé par un globe si haut perché que la lumière qui en émanait ne formait qu’un pâle halo lui-même dévoré par la noirceur des murs. Autour de lui, tout était sombre et il était difficile de discerner quoi que ce soit.

— Je suis frère Bastien, je serai votre guide pour la durée de votre séjour, se contenta-t-il de dire sèchement.

Sans même le regarder, il lui fit signe de le suivre.

Apparemment, les codes habituellement en usage dans la vie moderne n’étaient pas parvenus jusque-là. Les « bonjour ! », les « je vous en prie », les « sourires »… semblaient proscrits de la vie monacale.

Après une rude journée passée dans les transports, une approche interminable et laborieuse sur le chemin, la nuit qui s’était invitée et l’accueil glacial qu’il avait reçu, même s’il avait envie d’un bon bain chaud et d’une table bien garnie, il se contenterait d’une simple paillasse et d’un bol de soupe s’il le fallait. Le jeune chercheur était prêt à tout endurer pour parvenir à ses fins. Rien ne le ferait renoncer.

Il s’en suivit une marche dans un dédale de couloirs et d’escaliers tous aussi froids et obscurs les uns que les autres. Enfin, frère Bastien s’arrêta devant une porte qu’il ouvrit. Il s’écarta pour laisser entrer Jonathan.

— C’est votre cellule. Posez vos bagages, on repart tout de suite. Il est l’heure de dîner.

Jonathan pénétra dans la petite pièce. Comme il n’y avait aucune lumière, il attendit quelques instants, le temps que ses yeux s’accoutument à l’obscurité qui régnait. Au bout d’un moment, il découvrit un mobilier sommaire : un lit au-dessus duquel trônait un crucifix, des couvertures irréprochablement pliées et dans un coin une table en bois accompagnée d’une chaise.

— Et pour la lumière ? demanda Jonathan.

— Nous n’avons pas l’électricité dans l’abbaye sauf dans quelques pièces. Dans votre cellule, vous n’en aurez pas besoin. Pour prier et dormir, c’est inutile ! Mais vous trouverez une bougie et des allumettes dans le tiroir de la table. Vous devrez les économiser. On ne vous en fournira pas d’autres.

Décidément, ce que le chercheur vivait ne correspondait en rien à ce que son esprit avait échafaudé. Le VIP qu’il avait imaginé en venant était relégué au rang de simple figurant.

— Dépêchez-vous, si vous voulez souper ! Le service est à heure fixe ensuite la cuisine sera fermée jusqu’à demain matin.

Dans la grande salle, on lui servit le repas : un potage, une assiettée de pâtes, une portion de maroilles tartinée sur une tranche de pain et un fruit à peler. Il aurait aimé poser toutes les questions qui se pressaient depuis des années dans sa tête mais son guide lui fit comprendre qu’il devrait patienter.

4 LES TRÉFONDS DE LA TERRE

Le lendemain matin, le soleil était encore couché quand frère Bastien vint le réveiller. Jonathan n’aimait pas se lever aux aurores mais il n’avait que peu de jours pour trouver des réponses à ses questions et de nouvelles pistes à explorer afin d’approfondir ses recherches. En un instant il fut prêt.

À table, installé auprès des moines, il prit la rapide collation qu’on lui proposa. Frère Bastien était assis à sa droite et en face de lui, un frère plus jeune que les autres déjeunait en le dévisageant. Apparemment plus avenant, il semblait vouloir engager la conversation mais paraissait gêné ou empêché de le faire. Jonathan prit les devants :

— Bonjour, Jonathan Gentil ! Je suis ici pour approfondir mon sujet de thèse. Vous…

L’autre lança un regard furtif en direction de frère Bastien et aussitôt après il baissa la tête sans dire un mot.

— Excusez-le ! Nous n’avons pas l’habitude de recevoir des étrangers et la plupart des moines ont fait vœu de silence, intervint frère Bastien. Frère Guillaume aussi. Depuis que je suis là, vous êtes le premier visiteur. Cela peut surprendre, voire déranger les novices ou les plus fragiles d’entre nous. Il y a entre ces murs des mystères et des secrets bien gardés sur lesquels nous veillons tous, sous l’autorité du prieur. Il a dû vous dire que certaines choses que vous verrez devront rester secrètes et conservées dans ces vieilles pierres.

Le moine débarrassait déjà son écuelle et Jonathan comprit qu’il devait faire de même.

— Faites bien attention à ce que vous écrirez dans votre thèse, ajouta le religieux. Tous vos mots devront être pesés. Nous y veillerons, comme notre Seigneur !

Décidément le discours qu’il tenait était bien rôdé et résonnait comme un écho, reproduisant parfaitement celui du prieur. Jonathan le reçut cinq sur cinq, tel un second avertissement, presque comme une menace.

Pourquoi tous ces mystères ? Il était venu consulter de vieux manuscrits afin de donner à ses recherches un accent insolite et surtout évoquer des œuvres dont certains universitaires ignoraient l’existence même. Il était enfin dans les lieux mais de toute évidence exhumer des manuscrits rares serait plus complexe qu’il l’avait imaginé. Les moines lui opposaient déjà une certaine résistance. Il craignait désormais qu’on ne lui montrât pas les joyaux qu’il espérait voir lorsqu’il avait franchi les portes de ce monde du silence. Il mettrait cependant tout en œuvre pour parvenir à ses fins. Déjà, une opportunité se dessinait en la personne de frère Guillaume.

Il avait remarqué qu’en quittant la pièce, ce dernier s’était retourné pour le regarder comme s’il voulait lui faire comprendre qu’ils se reverraient. Voulait-il lui parler ?

— Au fait, fit le guide juste avant de quitter la grande salle désormais vide dans laquelle sa voix résonna, comment avez-vous eu connaissance de notre existence et de la présence de certains manuscrits dont personne n’a jamais parlé ?

Jonathan s’interrogea : n’avait-il pas été admis là pour leur donner des informations plus que pour se documenter lui-même ?

L’homme se frottait le menton, lequel était aussi lisse que sa tonsure. De l’autre main, il agitait doucement la longue corde blanche qui nouait sa tenue comme le balancier d’une horloge égrenant les secondes.

— Oh, c’est en effectuant des fouilles dans un château. J’ai découvert des écritures datant du Moyen Âge sur le tombeau d’une crypte. Jusque-là, personne ne les avait remarquées, car elles étaient en partie dissimulées au-dessous du niveau du sol actuel. Il faut dire aussi que les inscriptions étaient partiellement effacées par endroits et qu’il manquait des mots. Ça a aussitôt piqué ma curiosité et comme je suis paléographe je me suis penché sur ce message d’outre-tombe. Il m’a fallu longtemps pour comprendre ce qui était écrit et même si je n’ai pas pu tout déchiffrer, j’en ai découvert suffisamment pour en saisir à peu près le sens. Une chose était certaine : pour poursuivre mes investigations, il fallait que je vienne ici. Le nom de cette abbaye était gravé sur la pierre. Il me reste à établir le lien entre ici et là-bas.

— Intéressant, rétorqua frère Bastien qui paraissait baisser un peu sa garde.

Le travail mené par le chercheur semblait capter son attention, voire l’intriguer. Mais les consignes du prieur étaient strictes et le moine retrouva rapidement le ton peu engageant qui le caractérisait.

Lors de cette première journée, Jonathan s’ennuya quelque peu ou plus exactement il s’exaspéra. Il avait l’impression que si on l’avait accepté au sein de l’abbaye, on hésitait à lui montrer les perles que dissimulaient certainement les nombreuses salles dont on semblait lui interdire l’accès. Toujours accompagné de son garde du corps, il passait devant des portes closes derrière lesquelles le silence s’imposait comme une réelle présence. Si elles étaient ouvertes, on les refermait vite sur son passage. Il empruntait des couloirs au bout desquels il découvrait de magnifiques lieux et des bibliothèques bien garnies où il ne pouvait pas entrer. Il brûlait d’envie d’accéder à l’antre de l’abbaye de Saint Ambroisius, là où se trouvaient vraisemblablement les scriptoria2. Il désirait plus que tout avoir accès à ces lieux secrets, à ces œuvres anciennes qui ne verraient jamais plus la lumière du jour et dont les yeux des néophytes ne parcourraient jamais les lignes couchées, des centaines d’années auparavant, par des copistes tombés depuis longtemps dans l’oubli. Pour donner la touche finale à sa thèse, il avait besoin de ressusciter momentanément ces livres inconnus, ces manuscrits interdits mais la communauté de Saint Ambroisius ne semblait pas prête à cet ultime sacrifice.

Quand tôt le soir il regagna sa cellule, il bouillait intérieurement, certain qu’il tournait en rond, que frère Bastien lui faisait perdre son temps et lui cachait l’essentiel.

Sa chambre était loin de toutes les autres et s’il lui prenait l’envie d’éclairer la pièce pour chasser les démons blottis dans la pénombre, il devrait retrouver la bougie à tâtons ainsi que la boîte d’allumettes. Frotter le souffre sur le grattoir ne produirait qu’une faible lueur qui réveillerait les spectres redoutés plus qu’elle ne les chasserait au-delà des murs sombres et épais de la cellule monacale. S’endormir dans cette atmosphère lourde et spartiate était compliqué. Le crucifix au-dessus de sa tête, rassurant quant à la foi qu’il représentait, l’inquiétait, car il lui rappelait les films d’horreur qu’il avait vus au cinéma, tels que L’Exorciste ou Carrie, la vengeance, quand l’héroïne est enfermée dans le placard. Autour de lui, le silence était pesant et il lui semblait entendre des bruits qui n’existaient probablement que dans son esprit.

Au petit matin, comme la veille, son guide frappa lourdement à la porte de sa cellule. Jonathan se réveilla en sursaut ne sachant plus trop où il se trouvait mais rapidement, tout lui revint en mémoire. Il se sentait épuisé, il avait peu dormi. Il jeta un rapide coup d’œil à sa montre. Les aiguilles phosphorescentes qui indiquaient à peine 4 heures lui arrachèrent un soupir.

Derrière la porte, une voix autoritaire qui ne lui laissait aucune alternative résonna, finissant de le réveiller.

— Vous avez une demi-heure pour vous préparer, faire votre prière et nous rejoindre dans la salle des repas. Vous trouverez votre chemin ? Sinon je reviens vous chercher !

Jonathan se frotta énergiquement le visage et, même s’il avait envie de dormir encore un peu, il résista. La nécessité de respecter les usages de l’abbaye sur lesquels le prieur avait bien insisté ainsi que l’importance de sa présence ici ne lui laissaient pas l’embarras du choix. Il trouva l’énergie nécessaire pour répondre :

— Je suis prêt dans deux minutes. Attendez-moi !

Il enfila ses vêtements en un temps record et quelques instants après, tout en bouclant la ceinture de son jean, il surgit dans le couloir. Comme pris en faute, frère Bastien tressaillit. Il ne s’attendait pas à le voir sortir si vite. Il essaya de dissimuler sa surprise en adoptant, cette fois, un ton badin :

— Ah ! Vous voilà déjà !

Le moine, qui s’était aussitôt ressaisi, lâcha une remarque susceptible d’indisposer son hôte :

— Et vous ne priez pas, le matin !

Jonathan, loin d’être déstabilisé par sa réflexion, ne put s’empêcher de plaisanter :

— Ce n’est pas parce que je ne prie pas le matin que j’invoque le Diable !

Choqué, frère Bastien porta une main à sa poitrine et son visage s’assombrit de telle façon qu’on aurait pu croire qu’il essayait de se confondre avec l’environnement lugubre des lieux.

La réplique fut percutante :

— Ne prononcez jamais ce nom ici. Venez !

De toute évidence, le moine était outré par cette réflexion blasphématoire. Le ton cassant sur lequel il avait répondu freina toute velléité chez Jonathan qui ne regrettait cependant pas ses paroles. Frère Bastien croisa ses doigts en prière devant lui et commença à psalmodier des oraisons à l’intention de Dieu en se signant. Sans attendre son invité, il tourna les talons et s’éloigna en marchant d’un bon pas. Il précédait le jeune homme d’une bonne longueur, imprimant à sa marche un rythme rapide comme s’il avait à ses trousses Satan en personne auquel Jonathan avait fait allusion auparavant. Il semblait si courroucé que le jeune chercheur imagina un instant qu’il allait le reconduire à la porte principale pour lui signifier de partir sans délai. Mais au détour d’une travée, les deux hommes se retrouvèrent devant la grande salle des repas où ils pénétrèrent.

Rassuré, Jonathan crut bon d’éclairer le moine quant à ses convictions personnelles.

— Vous savez, dit-il, le seul fait d’entrer à Saint Ambroisisus est une prière en soi qui me rapproche de Dieu.

Le moine lui adressa un bref regard qui signifiait « j’ai entendu mais cela n’efface pas ce que vous avez dit. »

Si d’ordinaire le jeune homme pesait toujours ses mots, le contexte particulier dans lequel il se trouvait embrumait son esprit et, en même temps qu’il prononçait une nouvelle phrase, il comprit qu’il aurait mieux fait de se taire :

— Cela m’éloigne aussi du Diable bien que la nuit on ne sache plus vraiment qui est qui.

Il était trop tard !

Frère Bastien s’était arrêté net et pendant un instant son visage devint écarlate comme s’il allait exploser. Il reprit finalement ses esprits et désigna autoritairement du doigt un banc où ils prirent place, en face d’un bol de café fumant.

Jonathan resta coi. Il ouvrit le pot de miel qui se trouvait sur la table pour sucrer sa boisson et alors qu’il cherchait des yeux de quoi manger, un moine s’approcha et lui tendit une corbeille pleine de tranches de pain. Il se retourna pour le remercier et au moment où leurs regards se croisèrent, le jeune homme reconnut frère Guillaume. S’il lui sembla à nouveau percevoir dans l’expression du moine un désir d’échanger quelques mots, il était évident qu’il se méfiait. On devait le surveiller. Assurément, ce novice n’avait pas encore totalement endossé la réserve imposée par son sacerdoce.

Jonathan aurait voulu apprécier un peu plus longtemps ce moment de quiétude matinal mais Frère Bastien commençait à s’impatienter et le lui faisait sentir. Il n’y avait plus personne dans la salle. Ils débarrassèrent rapidement, se levèrent et quittèrent le réfectoire.

— Qu’avez-vous prévu au programme ce matin ? demanda l’étudiant impatient. J’espère que je pourrai enfin accéder à la grande bibliothèque ! C’est essentiel pour mes recherches.

La question était claire mais le moine se contenta de répondre de façon toujours aussi laconique :

— Suivez-moi !

Ils empruntèrent à nouveau un dédale de couloirs avant de déboucher sur un cloître dont les dimensions étaient proportionnelles à l’immensité de l’abbaye. Il était entouré de hautes colonnes particulièrement ouvragées qui soutenaient un toit destiné à abriter une coursive. Celle-ci courait en hauteur sur tout le pourtour d’un jardin carré lui-même entrecoupé de chemins étroits, pavés. À chaque intersection, des statues blanchâtres, vierges, saints, martyrs, semblaient veiller sur ce lieu. Une atmosphère de recueillement régnait, propice à la méditation. Jonathan ressentit à ce moment-là un léger frisson. Heureusement, la nature omniprésente lui permit de reprendre rapidement le dessus. Des arbres aux essences variées, sur lesquels des feuilles récalcitrantes résistaient encore aux assauts de la saison, l’agrémentaient. Ils montaient en flèche vers le ciel comme s’ils voulaient escalader les murs en quête d’un peu de lumière ou bien s’évader. L’atmosphère pesante de ces lieux semblait les incommoder eux aussi.

Jonathan, qui s’était largement documenté avant de venir, devina qu’il venait de pénétrer dans le Saint des Saints, partie habituellement réservée au prieur et aux copistes, comme c’était le cas dans la plupart des monastères. La bibliothèque principale et il l’espérait le scriptorium étaient sans doute proches. Il sentit son pouls accélérer. Il allait peut-être bientôt admirer ce pour quoi il s’était tant battu ces dernières années, à coups d’arguments, d’attestations, de courriers, ce pourquoi il luttait contre la peur qu’il ressentait dans cette abbaye, convaincu d’être à un tournant important de sa vie.

Il pensait qu’ils allaient descendre mais au contraire, ils gravirent quelques marches pour parvenir de l’autre côté du péristyle où le moine bifurqua brusquement à droite comme s’il venait de prendre une décision hâtive. Ils se retrouvèrent dans une salle intermédiaire relativement petite, au mobilier restreint. Là, frère Bastien discuta un instant avec un moine installé derrière un pupitre. Il était plongé dans la lecture d’un manuscrit qui, à première vue, et à lui seul, aurait récompensé n’importe quel chercheur en visite à l’abbaye mais pas Jonathan. Ce dernier entendit qu’on prononçait son nom. Après un temps de réflexion qui parut durer longtemps, le moine lui décocha un regard méfiant et griffonna à la va-vite quelque chose sur un calepin. Il plongea ensuite une main dans un tiroir, en sortit une clé digne d’une nouvelle des Contes de la crypte et se leva pour ouvrir une porte dérobée située juste derrière lui, porte que l’étudiant n’avait pas remarquée. Elle était aussi grise que les murs de la pièce et se confondait avec eux. L’homme n’attendit pas davantage pour retourner s’asseoir. Il semblait déjà les avoir oubliés.

Le guide poussa lentement la porte qui s’écarta dans un grincement tel que Jonathan associa le bruit à l’ouverture d’un sarcophage. Il était toujours aussi désireux de découvrir les trésors de cette abbaye mais ce n’était pas sans crainte. Il se demandait si sa soif de connaissances n’allait pas l’emmener dans un endroit interdit au commun des mortels duquel il ne reviendrait jamais. Au-delà, le noir absolu régnait en maître et un courant d’air frais provenant des profondeurs de la Terre, remonta, tourbillonna autour de lui, l’enveloppa tel un drap mortuaire, pour finalement le glacer. Le jeune homme s’efforçait, tant bien que mal, de masquer la frayeur qu’il éprouvait à l’idée de descendre dans cet abîme. Et s’il s’agissait d’un aller simple ! Mais pourquoi se débarrasserait-on de lui ? Pour continuer d’avancer, il devait chasser cette idée saugrenue de son esprit. Mais, tenace, elle s’y accrochait.

— Suivez-moi ! ordonna encore une fois le guide comme si c’étaient les seuls mots qu’il connaissait.

Et il s’engouffra dans l’obscurité.

Frère Bastien introduisit sa main dans une sorte de niche, pressa un interrupteur invisible et le pâle faisceau lumineux d’une ampoule fendit le noir, permettant d’apercevoir un escalier qui s’enfonçait dans les tréfonds de l’abbaye. On aurait dit l’antre du diable, entité à laquelle il avait fait allusion en quittant sa cellule et qui avait profondément choqué le moine. Et si Lucifer existait ! Et si le moine s’apprêtait à guider ce blasphémateur jusqu’à lui, pour le punir !

La peur faisait divaguer le chercheur.

Les deux hommes se glissèrent dans le passage étroit, mal éclairé et commencèrent la descente. Elle parut durer, s’éterniser même, car l’escalier abrupte n’en finissait pas de s’enfoncer. Il semblait n’aboutir nulle part. Jonathan devinait les marches plus qu’il ne les voyait. Celles-ci d’abord larges, droites mais irrégulières, probablement taillées dans la roche, se rétrécissaient au fur et à mesure qu’ils progressaient.

— Tenez-vous à la corde ! Certaines marches sont piégeuses et si vous en manquez une…

Il s’interrompit avant de poursuivre :

— La verticalité de l’escalier n’est guère propice à un sauvetage !

Il parlait d’expérience mais sa réflexion tenait plus de l’ordre que du conseil, car sa voix n’avait rien d’agréable. Prisonnière de cet espace confiné, elle résonnait de façon rauque et ténébreuse. Elle n’était en aucun cas rassurante.

Le niveau du cloître était déjà loin au-dessus de leur tête quand la pierre céda la place au bois et à un escalier en colimaçon cette fois qui craquait sous les pas des visiteurs. Il descendait lui aussi de façon raide en même temps qu’une odeur de cave montait et que la température baissait. Les rares ampoules censées l’éclairer se contentaient de projeter des ombres inquiétantes qui s’allongeaient puis diminuaient au rythme de la progression des deux hommes comme si deux spectres les précédaient ou les suivaient.

— Où sommes-nous ? osa demander Jonathan en chuchotant.

Ce lieu oppressant l’intimidait autant qu’il l’inquiétait.

— Sous l’abbaye !

C’était si évident qu’il se serait passé de cette réponse. En revanche, il comprit que son guide lui en disait le moins possible. N’était-ce pas pour qu’il soit docile et obéissant et qu’il se dirige lui-même vers son lieu de sacrifice ? Dans ce cas, il y aurait forcément un autel tout en bas ! Rien dans cette descente aux enfers ne le rassurait.

Si les moines étaient mal intentionnés, il leur serait facile de se débarrasser de lui et de faire disparaître son corps dans un des innombrables recoins que cet immense prieuré comportait. Il était de plus isolé du monde et, curieusement, aucun document officiel ne le mentionnait.

Jonathan se sentit ridicule d’avoir de telles pensées mais quand le moine s’arrêta en tournant vers lui un visage impassible, il tressaillit.

— On y est mais avant d’entrer, je dois vous rappeler la clause de confidentialité que vous avez signée. Si vous ne comptez pas la respecter, dites-vous que nous avons les moyens de vous y contraindre. Voulez-vous continuer ?

Devant l’ambiguïté du discours, la mise en garde latente et le ton sans équivoque qu’il avait employés, Jonathan avala sa salive et ne put qu’acquiescer. Les ultimatums successifs qu’on lui assénait depuis son arrivée supposaient des mesures répressives s’il rompait son engagement. Mais que pouvaient ces moines contre lui ? Essayaient-ils simplement de l’impressionner ou étaient-ils dotés d’un pouvoir qu’il ne soupçonnait pas ? Le prieur devait avoir des connaissances haut placées.

Une nouvelle porte s’interposa entre le jeune chercheur et sa destinée, une porte imposante que la pénombre ambiante lui avait maquée jusque-là, une porte sur laquelle des visages torturés d’effroi étaient sculptés, surmontée d’un fronton, une lourde porte que le moine poussa avec difficulté. Les yeux du jeune homme, désormais habitués à l’obscurité, parvinrent cependant à discerner des sculptures qui se trouvaient de part et d’autre de l’entrée d’une immense salle. Sur son passage, Jonathan ne put résister à la tentation de promener une main sur l’une d’entre elles pour effleurer son relief et tenter de deviner ce qu’elle représentait. Il ne réussit qu’à sentir, sous le bout de ses doigts, le bois poli par les âges. Mais il lui fut impossible de cerner les détails des scènes sculptées.

Soudain, l’espace s’éclaira pour révéler ce qui restait caché. Frère Bastien venait de presser le commutateur.

Les reliefs que Jonathan n’avait pu élucider étaient maintenant visibles. Ils représentaient des formes humaines, finement taillées, incroyablement préservées et bien moins sombres que ce qu’il avait imaginé. Il n’eut pas le temps de les détailler davantage.

— Entrez ! ordonna frère Bastien.

Devant lui une immense pièce et plus loin un autel, l’autel redouté.

La panique saisit aussitôt Jonathan. Ses craintes étaient fondées mais il se sentait impuissant. Que faire ? Reculer ! Bousculer le moine, s’engouffrer dans l’escalier, remonter à toute vitesse et…

Mais brusquement l’effroi s’estompa. Il eut conscience que ses appréhensions étaient ridicules. Il avait souhaité être là. Il y était enfin ! Alors, il prit une profonde inspiration, oublia ses craintes, fasciné par les proportions infinies du lieu dans lequel il pénétrait. Jamais il n’aurait imaginé de telles dimensions et autant de clarté. Il songea alors à ce qu’avaient dû ressentir les inventeurs des grottes de Lascaux lorsque l’électricité était venue mettre en valeur les joyaux qu’elles contenaient. Il voulut parler mais ne put que bafouiller :

— Une bibli… Une biblio… Un scrip...

Le moine moqueur compléta aussitôt :

— Non : la bibliothèque et le scriptorium !

Jonathan, happé par l’immensité de l’endroit, nez en l’air et paumes des mains plaquées de chaque côté de la tête, tourna une fois, deux fois, trois fois sur lui-même, ne sachant où regarder. Il était subjugué.

De part et d’autre de la salle, des rayonnages particulièrement anciens, en bois massif, s’étiraient à perte de vue tandis que des échelles plus modernes, métalliques et robustes, grimpaient soit vers des voûtes d’arêtes soit vers d’autres plus majestueuses et plus hautes en encorbellement. Le plafond semblait flotter. Bien rangés sur les étagères, des manuscrits par centaines, par milliers… L’étudiant semblait rêver, oubliant totalement l’autel sur lequel il redoutait d’être sacrifié quelques instants avant. Jamais, même dans son imaginaire, il n’aurait pu soupçonner l’existence d’un tel trésor, enfoui sous terre. Il se trouvait enfin, et pour la première fois, dans le temple où l’écriture asservit la parole, où les mots enracinent l’éternité, où le silence est d’or.

Au centre de la salle, des tables individuelles, inclinées, étaient alignées par dizaines où des scribes avaient dû travailler, à la lueur d’une bougie, des jours durant, pour reproduire fidèlement des livres d’heures3, des textes liturgiques ou des chansons de geste. De longues et larges tables communes trônaient au centre de ces espaces d’écriture individuels. Jonathan y reconnut, bien rangés les uns à côté des autres, des flacons contenant des encres aux couleurs lumineuses, de véritables plumes d’oiseaux, des couteaux, des éponges, des calames4, des papyrus, des parchemins vierges, des tablettes de cire et des bâtonnets à graver. Il repéra aussi d’autres ustensiles dont il ignorait l’usage.

Une chose l’intrigua cependant. L’endroit était désert comme si les moines, qui devaient sans doute encore travailler dans ce lieu voilà un instant, l’avaient précipitamment abandonné. Quelques pupitres semblaient encore chauds de la présence des scribes qui venaient de les quitter. Ici, des pinces apposées aux quatre coins d’un parchemin le maintenaient encore fermement. Là, la pointe d’une plume toujours gorgée d’encre paraissait impatiente d’écrire comme si elle attendait une main avide de s’exprimer. Ailleurs, une ardoise de cire à la surface rayée venait vraisemblablement d’être effacée, peut-être pour dissimuler quelque secret aux yeux de l’inconnu exceptionnellement admis dans le scriptorium.

— Où sont-ils donc ?

— Qui ?

— Les moines, les scribes ?

— La salle n’est pas utilisée en permanence. Pour éviter que les livres ne s’abiment à cause du gaz carbonique que nous dégageons ou de la pollution que nous pouvons amener malgré nous. L’occupation du lieu est strictement réglementée.

Jonathan ne sut si frère Bastien lui disait la vérité ou s’il mentait. En revanche, les scribes semblaient bien avoir déserté les lieux précipitamment et peu de temps avant sa venue.

Le moine entretenait sans doute une relation affective avec le scriptorium, car sans que le jeune homme le lui demande, il se laissa aller, pour la première fois, à une confidence. Il paraissait ému.

— C’est un endroit unique, et tous ces volumes constituent un trésor inestimable sur lequel nous veillons, une véritable encyclopédie sur le monde. Jamais on n’a trouvé son équivalence du moins à ma connaissance. C’est la raison pour laquelle il est si protégé, coupé de l’extérieur. Peu de gens connaissent son existence. Il doit absolument être protégé !

Il affichait un degré de conviction quasi viscéral. Il ne fallait surtout pas le contredire. Puis il redevint lui-même, direct, sec et autoritaire.

— Bon, vous n’avez que deux heures à passer ici alors si vous voulez consulter le maximum d’ouvrages, je vais vous expliquer succinctement comment la bibliothèque est organisée.

Jonathan l’écouta attentivement et quelques minutes plus tard, il se plongeait dans un premier manuscrit, sous l’œil inquisiteur du moine installé sur une chaise, à proximité.