Deux gardiens pour le temple - Marie Geffray - E-Book

Deux gardiens pour le temple E-Book

Marie Geffray

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Beschreibung

Les triplés Maurin gardent l'espoir de vaincre la Secte Sombre.

Malgré la débâcle de la Fraternité, alors que toute chance de résister à la Secte Sombre semble définitivement perdue, les triplés gardent espoir. Quelle est la part de vérité de ce mystérieux conte que leur grand-père leur racontait quand ils étaient petits ? Existe-t-il vraiment un temple dont l'entrée côtoie la porte des enfers et qui pourrait sauver la Fraternité ? Les triplés Maurin partentà la recherche de ce lieu mystérieux, dans une quête qui s'avérera particulièrement périlleuse…

Plongez dans le deuxième tome de cette saga fantastique, et retrouvez Jeanne, Antoine et Théo dans une quête particulièrement périlleuse : la recherche d'un temple qui pourrait sauver la Fraternité.

EXTRAIT

Jeanne eut bientôt un autre motif de crainte, autrement sérieux.
Ils avaient déjà beaucoup descendu depuis leur passage du col : ils quitteraient bientôt les rochers arides, parmi lesquels l’herbe sauvage peinait à pousser, pour entrer dans la forêt de conifères qui se tenait devant eux. Soudain, un vrombissement inattendu déchira l’air ; ils se retournèrent d’un bloc.
Un hélicoptère venait de sauter la montagne, juste derrière eux ! Les reliefs les avaient empêchés de l’entendre arriver ! Un instant, la panique les figea sur place.
Gaétan fut le plus rapide à réagir.
« Là ! Ce rocher ! Cachez-vous ! »
Ils suivirent son exemple et se précipitèrent contre un gros rocher : sa forme surplombante leur permettrait de ne pas être vus des hauteurs. Ils se serrèrent les uns contre les autres, attendant que passe le danger.
Sans doute avaient-ils mis trop de temps à réagir : les passagers de l’hélicoptère avaient dû les repérer, taches de couleur au milieu des rocs. L’hélicoptère tourna plusieurs fois autour d’eux, puis finit par s’éloigner en direction de la vallée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1980, Marie Geffray a suivi des études de lettres: elle a rédigé une thèse de doctorat sur les écrits et les discours d'André Malraux et Charles de Gaulle. Agrégée de lettres modernes, elle cherche à transmettre auprès des plus jeunes sa passion pour la littérature. C'est aussi cette volonté de faire aimer les livres qui la pousse à écrire pour les adolescents.

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Couverture

Titre

Copyright

L’AUTEUR

Marie Geffray a suivi des études de lettres : elle a rédigé une thèse de doctorat sur les écrits et les discours d’André Malraux et de Charles de Gaulle. Professeur agrégée de lettres modernes, elle cherche à transmettre auprès des plus jeunes sa passion pour la littérature.

DU MÊME AUTEUR

Conspiration, Éditions du Jasmin, roman pour la jeunesse,Éditions du Jasmin,2011

André Malraux, un combattant sans frontières, biographie, Éditions du Jasmin, 2011

De retour, roman, Éditions du Jasmin, 2013

Beaumarchais ou l’irrévérence,biographie, Éditions du Jasmin, 2013

De Gaulle et Malraux, le discours et l’action, François-Xavier de Guibert, 2011

En direction du large, Pascal Galodé Éditeurs, 2008

Illustration de couverture : Silvimoro

Tous droits de reproduction, de traduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions du Jasmin, 2013

www.editions-du-jasmin.com

ISBN : 978-2-35284-542-3

1 La clef du Temple

Le silence planait dans la salle à manger de l’appartement des grands-parents Maurin.

« Il a vraiment fait cela… » soupira enfin Bon-papa Pierre, accablé. Bonne-maman Philippine se pinçait les lèvres, toujours très droite ; elle avait blêmi à l’annonce de la nouvelle. Elle quitta enfin sa posture immobile, pour se tourner vers son mari : « Eh bien ! Je pense que le temps est venu. » Bon-papa Pierre acquiesça lentement, les yeux toujours fixés sur ses trois petits-enfants qui lui faisaient face.

Jeanne fronça les sourcils : de quel temps parlait donc Bonne-maman Philippine ? Depuis leur retour volontaire chez leurs grands-parents, en août dernier, les triplés Maurin acceptaient de rester tranquilles dans l’appartement, sans plus chercher à en sortir. Que leur voulaient donc leurs grands-parents ?

Elle échangea un regard inquiet avec Théo. Antoine murmura : « Le secret… » et Bon-papa Pierre acquiesça en silence. Le secret ? À quoi faisait donc allusion Antoine ? Sinon peut-être à cette révélation que son grand-père avait été sur le point de leur faire, le jour où ils lui avaient appris la mort d’Albane, mais qu’il avait reportée à plus tard… Ce jour-là, Bon-papa Pierre avait déclaré qu’il devait attendre la suite des évènements avant de leur communiquer ce secret. Ce qu’il attendait s’était-il produit ?

Les derniers mois avaient été fertiles en évènements. Les pires craintes de la Fraternité s’étaient avérées fondées : incapable de résister, elle avait bien failli être détruite par la Secte Sombre. En réalité, la Fraternité continuait de veiller, tant bien que mal. Thierry n’était toujours pas réapparu au grand jour, si bien qu’elle n’avait pas réellement de chef pour la diriger ; mais tous les responsables s’acquittaient de leurs tâches. Nombre d’entre eux avaient disparu ou avaient été assassinés : après la vague d’assauts qu’elle avait lancée en août dernier pour détruire ou s’approprier tous les centres de la Fraternité dont elle avait eu vent, la Secte Sombre avait mené une campagne systématique d’élimination des membres de l’organisation secrète. Le réseau d’espionnage mis au point par la Secte s’était cependant avéré moins efficace que celui dirigé par Éric : beaucoup avaient été prévenus à temps pour partir avant de tomber prisonniers de la Secte ou d’être exécutés par elle.

Pourtant, la situation était catastrophique. Durant des semaines, les triplés n’avaient pu ouvrir leurs téléwee sans recevoir les nouvelles d’arrestations concernant des membres de la Fraternité, parfois indispensables au bon fonctionnement de ses réseaux. De temps en temps, ils reconnaissaient quelques noms dans la liste des disparitions ‒ le pilote de l’hélicoptère d’Albane ou encore d’anciens habitants de l’usine. Pendant cette période, ils avaient tremblé à chaque instant pour leurs deux oncles, pour leurs amis, pour Thierry. Mais les Luçain, toujours accompagnés des deux enfants Davet, Guillaume et Clémence, habitaient désormais en compagnie de Bertrand et Michelle Souran, à l’abri du chalet retiré où les triplés les avaient laissés l’été dernier, au terme de leurs aventures. Éric allait par monts et par vaux, accompagné de sa femme et de ses enfants : insaisissable, il était hébergé par des amis quelques jours, puis il repartait, certain de ne pas attirer l’attention sur lui.

Par contre, Thierry restait introuvable. D’après la coordination des téléwee, il était toujours relié au réseau de la Fraternité : mais il n’avait pas adressé le moindre message à quiconque depuis le jour de la mort d’Albane. Pas le moindre signe de vie.

La Secte Sombre avait fini par considérer que la Fraternité était définitivement anéantie ‒ ou du moins qu’elle ne représentait plus de menace réelle étant donné qu’elle était privée de son chef, de son usine, de ses centres de recherche et de formation. Il est vrai que l’organisation s’était relevée terriblement amoindrie de ces évènements : mais du moins ses membres pouvaient continuer de communiquer les uns avec les autres, d’entretenir des liens et de poursuivre une lutte silencieuse. C’était l’espoir qu’un jour, une résistance pourrait se lever, s’établir en rempart contre les atrocités commises par la Secte.

Car une fois la Fraternité brisée, la Secte avait pu exprimer sans entrave ses véritables aspirations : elle voulait âprement le pouvoir. Son instinct lui commandait pour le moment de rester dans l’ombre, à l’abri des regards, et d’œuvrer en cachette pour atteindre son but. D’ailleurs, la Secte n’avait pas encore les moyens de renverser un gouvernement, de prendre les armes et de lutter contre un pays entier. Sa manœuvre était bien plus insidieuse ‒ et plus efficace, Jeanne devait le reconnaître, quoiqu’elle fût prise de dégoût à l’évocation des victoires indéniables remportées par la Secte Sombre.

Peu à peu, ses hommes s’étaient infiltrés dans tous les lieux de pouvoir. Ils s’y tenaient parfois depuis longtemps, tapis comme des parasites dans l’attente d’une occasion favorable ; soudain, toute cette vermine s’était réveillée et multipliée. Dans chaque ministère, dans chaque administration, auprès de chaque patron, auprès de chaque média, un partisan de la Secte veillait en silence. Le jour était venu où la Fraternité avait perdu son influence, et ils avaient commencé leurs manigances. Ils s’étaient entourés d’autres partisans et avaient ruiné les tentatives de résistance individuelles qui s’étaient manifestées.

Les rares membres de la Fraternité qui restaient sains et saufs, cachés, partageaient la même analyse : s’il n’était pas possible d’arrêter la Secte à temps, elle maintiendrait une emprise psychologique sur la population tout entière, la rendant incapable de résister à son essor et même, plus gravement, à ses idées qui risquaient de contaminer l’ensemble du pays. De temps à autre, Jeanne, Antoine et Théo échangeaient sur téléwee leurs terribles impressions avec Clémence et Gaétan. Leurs amis entendaient parler leurs parents, recevaient des visites d’autres membres de la Fraternité en fuite : ils connaissaient donc la gravité de la situation et tenaient les triplés informés.

Même si tous les cinq partageaient la même peur quant à l’avenir, ils continuaient à espérer une action possible. Mais que faire contre cette inexorable avancée de la Secte ? Même les adultes que côtoyaient Clémence et Gaétan s’avouaient vaincus. Alors tous se contentaient de ruminer en silence l’amère défaite de la Fraternité.

À présent, on était au mois de mars et la Secte Sombre était partout. Patiemment, elle avait glissé ses partisans à tous les postes importants du pays. Elle savait tout, elle contrôlait tout. Dans l’état-major de l’armée, plusieurs hauts gradés avaient juré allégeance à la Secte. Elle avait également fait main basse sur de grandes entreprises, essentielles à l’économie du pays, en manipulant leurs patrons. Son pouvoir de persuasion semblait sans limites.

Ce soir, Jeanne, Antoine et Théo venaient d’annoncer à leurs grands-parents la dernière prouesse de la Secte. Grâce à leur efficace contrôle des médias, ses partisans étaient parvenus à diffuser à la télévision nationale une interview de leur chef ‒ celui qu’ils appelaient leur « Maître » ‒ qu’ils présentaient comme un philosophe contemporain et qui avait appelé, devant des millions de téléspectateurs, à un changement radical de lasociété.

Cette apparition du leader de la Secte sur le média le plus regardé en France confirmait sa stratégie. Il voulait s’insinuer dans les esprits, mettre en avant son image et ses idées, afin de s’emparer définitivement du pouvoir le jour où il jugerait le pays suffisamment mûr pour se laisser cueillir et tomber sans protester entre ses mains. La puissance absolue, sans avoir à livrer le moindre combat.

Quand les triplés en avaient informé Bonne-maman Philippine et Bon-papa Pierre, leurs grands-parents avaient saisi pour la première fois l’importance du drame. Jusqu’ici, ils s’attendaient à une opération plus violente, mais plus évidente. Cette action larvée les effrayait bien plus qu’un acte de barbarie finalement commun. Ils mesuraient soudain qu’en dépit de sa discrétion, le Maître poursuivait un but effrayant.

Jeanne trouvait étrange la façon dont, autour d’eux, les gens accordaient une confiance démesurée aux hommes de la Secte. Albane d’abord, qui avait cru pouvoir fléchir le Maître, alors même qu’il s’apprêtait à s’emparer du pouvoir sans montrer la moindre pitié ; et maintenant, ses grands-parents, qui s’étaient d’abord montrés soulagés, durant l’automne. Les triplés leur avaient pourtant fidèlement rapporté les informations qu’ils recevaient régulièrement par téléwee, mais Bonne-maman Philippine et Bon-papa Pierre paraissaient plutôt rassurés, après les meurtres et les poursuites qui avaient eu lieu à la fin de l’été contre les membres de la Fraternité. Ils s’étaient montrés prêts à pardonner, inquiétant les triplés qui ne voulaient pas renoncer à leur vigilance.

Mais grâce à la grande démonstration du Maître la veille au soir, leurs grands-parents comprenaient enfin que, bien qu’elle ne fasse plus usage de sa force, la Secte n’avait pas renoncé à son but. Elle avait adopté une stratégie qui lui permettait en fait de gagner du terrain sans que personne s’en aperçoive. Ce renoncement à la violence ne serait que momentané : quand il faudrait s’emparer définitivement du pouvoir, la Secte saurait retrouver ses anciennes méthodes et répandre le sang autour d’elle, répandre le sang pour triompher.

« Venez avec moi, mes enfants », lança enfin Bon-papa Pierre, rompant le silence.

D’ordinaire, il parlait très peu ‒ jamais encore il ne les avait appelés ainsi : « mes enfants ». Jeanne croisa le regard étonné de ses frères. Ils étaient encore à demi convaincus que leurs grands-parents avaient joué un rôle dans la mort de leurs parents et d’Albane, quoiqu’ils fussent toujours incapables de prouver par quel moyen. Leur sœur s’était acharnée à défendre ses grands-parents : comment auraient-ils pu commettre pareil crime ? Au contraire, Bonne-maman Philippine et Bon-papa Pierre avaient attentivement veillé à leur sécurité ‒ au grand désespoir des triplés, qui avaient dû rester cloîtrés dans l’appartement durant les derniers mois, sans avoir accès au téléphone ni à la télévision. Cependant ils avaient vécu cet enfermement plus volontiers qu’avant leur fugue, en juillet dernier : du moins obéissaient-ils maintenant aussi à la volonté de leurs oncles, tout en ayant accès au téléwee.

Malgré toutes ces précautions bienveillantes, Jeanne ne pouvait s’empêcher de penser que leurs grands-parents jouaient un rôle étrange, depuis la mort de leurs parents… Et maintenant, voilà que Bon-papa Pierre demandait à leur parler solennellement. Voulait-il leur révéler la cause de leur attitude et de la défiance de la Fraternité à leur égard ?

Jeanne, Antoine et Théo se levèrent de table et le suivirent dans le salon. Jeanne remarqua que Bonne-maman Philippine était demeurée immobile, le regard dur. Bon-papa Pierre referma soigneusement la porte derrière lui, puis il vint s’installer dans son fauteuil favori. Les triplés prirent place dans le canapé, assis en rang, le scrutant, impatients de savoir.

Mais Bon-papa Pierre ne parlait pas. Il restait plongé dans son mutisme, tout en regardant tour à tour chacun de ses petits-enfants. Au bout de quelques minutes, Jeanne s’aperçut que ses yeux brillaient ‒ des yeux verts, identiques aux siens ou à ceux d’Albane…

« Albane était notre fille aînée », commença-t-il.

La voix sonnait difficilement, comme contrainte par le poids de tant de chagrin.

« Quand elle a eu seize ans, elle a juré loyauté envers la Fraternité, comme vous l’avez fait l’été dernier. Peu de temps après, je l’ai fait venir seule dans cette pièce, comme vous ce soir, et je l’ai initiée au secret. Elle l’a fidèlement conservé jusqu’au jour de sa mort. Mais elle n’a pas eu d’enfant et n’a pu transmettre à son tour son secret. Je m’en retrouve à présent le seul dépositaire. »

Bon-papa soupira.

« Il ne me reste plus longtemps à vivre et je dois, avant ma mort, m’assurer de la pérennité du secret. Votre père aurait dû être mon légitime héritier, mais par un décret contre nature, il a disparu avant moi. C’est donc vous qui porterez le secret et qui, à votre tour, devrez le transmettre à la génération suivante. »

Il marqua une pause. Jeanne sentait son sang battre dans ses veines.

« À l’origine de la Fraternité, il y avait trois familles. Le Premier avait eu trois enfants ‒ deux garçons et une fille ‒ et, s’il n’avait pas explicitement désigné de successeur, ses héritiers jouèrent un rôle primordial dans la Fraternité, parce qu’ils réussirent à préserver l’héritage de leur père.

« Cependant, avec les générations, les liens qui unissaient à l’origine les trois familles se sont dissous ; les cousins se dispersèrent, gagnèrent de lointaines contrées, partirent fonder des cités… Ils gardaient pourtant vivant l’enseignement de la Fraternité tel que l’avait prôné leur ancêtre, dans le respect des Trois Principes.

« Il se trouva que, par extraordinaire, trois descendants du Premier, appartenant chacun à l’une des trois familles, se retrouvèrent. C’était au Moyen-Âge. L’humanité traversait alors une période sanglante, où les lois de la féodalité multipliaient les guerres entre seigneurs, s’ajoutant aux fléaux de la famine et de la maladie. La Fraternité avait déjà beaucoup à faire à l’époque ; elle était particulièrement menacée, car il était difficile d’œuvrer pour la solidarité dans de telles conditions. Les trois descendants décidèrent donc d’unir leurs forces pour bâtir un havre de paix, où il serait possible de trouver refuge en temps de guerre, un temple de culture où règneraient la connaissance, l’esprit de partage et le respect mutuel.

« Pour réaliser leur projet, ils trouvèrent un lieu absolument magique, miraculeusement privilégié par la nature. Ils unirent leurs efforts et ils travaillèrent de nombreuses années, entourés de compagnons de la Fraternité, pour construire ce refuge contre le monde qu’ils avaient rêvé. Enfin, ils terminèrent leur chef-d’œuvre : ils l’appelèrent le Temple.

« Les années passèrent. Le monde continuait sa marche sanglante, avec son cortège de guerre et de misère. Cependant, le Temple restait intact, préservé par l’esprit de partage et d’amour qui habitait chacun de ses occupants, tous fidèles à la Fraternité.

« Les fondateurs du Temple périrent ; leurs enfants leur succédèrent, puis leurs petits-enfants, cultivant le secret. Mais un jour, leurs héritiers trouvèrent inacceptable l’abîme qui séparait le monde plongé dans ses souffrances du Temple si paisible. Ils décidèrent d’aller, dans la mesure de leurs moyens, porter secours aux populations en proie aux luttes et aux difficultés de la vie quotidienne.

« Cette générosité les perdit. Au début, cette initiative leur fit gagner un grand pouvoir : ils fondèrent une compagnie de moines soldats, destinés à arpenter le pays pour aider les pauvres gens et pour pacifier la contrée. Mais peu à peu, l’engagement originel de ses membres se perdit ; dans l’ivresse des combats, ils oublièrent les enseignements de la Fraternité et, plutôt que le bien d’autrui, ils cherchèrent à accroître leur propre pouvoir et leur propre richesse.

— Les Templiers…, souffla soudain Théo.

— Oui, tu as raison. L’Histoire commune les désigne sous ce terme, sans savoir quelle est son origine exacte : car bien entendu, ils se sont fait appeler ainsi en référence au Temple de la Fraternité, d’où ils étaient partis. Par ailleurs, que savez-vous des Templiers ? »

Les triplés se regardèrent, hésitants. Des images de chevaliers arborant une grande croix rouge sur le torse leur venaient à l’esprit…

« Ils se sont battus en Palestine pour prendre Jérusalem…

— Ils ont massacré des populations…

— Pour finir leur ordre a été dissous par le Pape, les templiers ont été pourchassés par Philippe le Bel et condamnés au supplice…

— Et ils avaient un trésor ! lança finalement Antoine, les yeux brillants.

— Oui, reprit Bon-papa Pierre. Tout ceci est à la fois vrai et faux. Comme je vous l’ai dit, l’ordre des Templiers a bien été fondé par la Fraternité ; mais les trois héritiers des trois familles descendant du Premier ont bientôt perdu toute influence sur l’ordre. Dans leur avidité de puissance et de richesse, les Templiers fondèrent de nombreuses commanderies dans le pays, destinées à récolter les fonds nécessaires au combat, et ils partirent guerroyer en Orient. Ils firent preuve de barbarie et leur nom reste tâché de sang. »

Bon-papa Pierre se tut, perdu dans ses méditations, tandis que les triplés ruminaient ses paroles : ainsi, la Fraternité était partout, depuis toujours ! Elle avait contribué aux avancées de l’humanité, comme à ses régressions… Jeanne pensait à tous ces espoirs d’une vie meilleure, perpétuellement déçus par la conduite égoïste et violente des hommes. Derrière la fenêtre, les lueurs dorées du crépuscule avaient fini par disparaître complètement ; la pièce était maintenant plongée dans la pénombre, mais personne ne songea à se lever pour allumer.

La voix de Bon-papa Pierre jaillit soudain de l’obscurité, dans un murmure.

« De loin en loin dans l’Histoire, la Fraternité s’est révélée capable de se leurrer ainsi sur ses propres intentions. Certains de ses membres ont oublié les Principes, trahi leur morale d’amour et de partage, comme si la seule puissance pouvait justifier toute action.

— Les trois héritiers aussi ont trahi ? demanda Jeanne.

— Non. Ils sont restés fidèles à l’enseignement de la Fraternité. Ils restaient dans le Temple, assistant avec horreur aux évènements et à la dérive de l’ordre qu’ils avaient créé. D’autres prirent la tête de la communauté, qui allait grandissant et s’éloignait toujours plus des principes de la Fraternité.

« Cependant les années passèrent. Les héritiers des trois familles étaient morts, mais ils continuaient de transmettre à leurs enfants, de génération en génération, le secret du Temple. Ils restaient, de loin, liés aux Templiers, car le Temple continuait de servir aux moines soldats comme point de ralliement de leur ordre, et aussi, dit-on, comme cachette sûre pour le trésor qu’ils accumulaient du fait de leurs exactions.

« Puis un jour, comme vous l’avez signalé, le double pouvoir de l’Église et de la Royauté ne put plus supporter l’existence d’un ordre aussi dangereux, qui partout semait le trouble et répandait la violence. Les Templiers furent bannis et pourchassés, l’ordre disparut.

— Et les descendants des trois familles ?

— Eux restèrent sains et saufs, à l’abri du Temple. Malgré l’effusion de sang, ils s’avouèrent soulagés de voir la fin de cet ordre maudit. Ils se résolurent à quitter le Temple et à se séparer.

« Mais avant de se quitter, ils prirent des mesures pour conserver la pérennité de leur secret. Ils voulaient renoncer à l’initiative malheureuse des Templiers, mais ils se doutaient qu’un jour la Fraternité, en grande difficulté, pourrait avoir besoin d’un lieu sûr comme le Temple pour se réfugier et pour continuer de survivre face aux persécutions. Ils jurèrent donc de conserver le secret de l’existence du Temple jusqu’à leur mort ; dans leur vieillesse, ils transmettraient à leur descendant la connaissance de son existence, et les moyens d’y accéder. Si la Fraternité venait à se trouver en grand danger, il faudrait alors rouvrir le Temple et s’y abriter.

« Pour conserver intact un tel secret, ils le partagèrent. Il existe deux clefs pour entrer dans le Temple ; seul celui qui possèdera les deux clefs pourra y pénétrer. Les héritiers pensaient qu’ainsi, le Temple ne pourrait pas tomber aux mains d’un homme seul, qui ne chercherait que son propre profit : il faudrait l’alliance de deux familles appartenant à la Fraternité pour pénétrer dans le Temple ‒ les deux familles héritières. Vous voyez qu’ils avaient tiré profit de leur erreur, ils savaient que la Fraternité pouvait être le jouet de la trahison… En quelque sorte, l’association entre les deux détenteurs des clefs garantit qu’ils n’en feront pas usage à titre personnel.

— Mais je croyais qu’ils étaient trois héritiers, remarqua Antoine.

— C’est vrai. Pourquoi seulement deux clefs ? »

Bon-papa Pierre poussa un long soupir, qui sonnait comme un regret.

« Il existe une troisième clef. Mais celle-là ne cherche pas à ouvrir le Temple. Elle permet l’utilisation de l’arme secrète du Temple.

— Une arme ? s’exclamèrent les deux garçons.

— Une arme, oui. Nul ne sait ce dont il s’agit. D’après la légende, cette arme est puissamment meurtrière. Elle offre à celui qui s’en empare l’invincibilité.

— Une arme… » murmura Jeanne.

La révélation de son existence la troublait profondément. Comment la Fraternité avait-elle pu créer une arme, alors qu’elle prônait la paix ?

« Je sais ce que tu penses, Jeanne, intervint Bon-papa Pierre. L’idée de cette arme me blesse, me fait peur… Mais rappelle-toi qu’à aucun instant, les Gardiens du Temple n’ont voulu en user. Ils ont créé cette arme, mais ils en ont soigneusement caché l’existence. Cependant ils en ont transmis le secret, dans le cas où la Fraternité aurait un jour à s’en servir, en un extrême péril. Peu importe cette troisième clef. Je ne suis possesseur que de la première.

— La première clef ?

— Elle fait de moi l’un des Gardiens du Temple », annonça tranquillement Bon-papa Pierre.

Sa voix émergeait de l’obscurité : ils ne distinguaient plus ses traits, seulement sa silhouette informe. Il revenait du fond des âges leur révéler un secret enfoui depuis des siècles et que, à force de persévérance, les générations avaient su se transmettre… Les triplés attendaient, bouche bée.

« Désormais, il vous appartiendra de conserver la clef et de léguer ce secret à vos propres enfants, le jour venu.

— Mais le Temple existe donc vraiment ? » demanda Théo.

Jeanne prit soudain conscience qu’elle aussi, elle avait jusqu’ici écouté les explications de son grand-père comme s’il s’agissait d’une simple légende, transmettant peut-être une vérité partielle, mais qui ne correspondait en aucun cas à la vérité historique. Si Bon-papa Pierre s’apprêtait vraiment à leur confier la clef, alors le Temple devait, lui aussi, exister pour de bon !

« Oui, Théo, répondit calmement Bon-papa Pierre.

— Où se trouve-t-il ?

— Toi qui as lu attentivement mes manuels de géologie, tu sais qu’il existe en France un endroit extraordinaire, où les lois du monde naturel semblent modifiées…

— La météorite ! souffla Théo.

— Oui, la météorite. C’est à l’endroit où elle est tombée, dans le massif du Vercors, qu’ils ont bâti le Temple.

— Tu y es allé ? demanda Antoine.

— Non, je n’en connais pas l’emplacement exact. Je ne sais que la légende… Elle dit que sous une source se cache l’entrée du Temple. Cette source est aussi l’entrée de l’enfer : mais juste avant de tomber dans le gouffre, une serrure permet d’accéder au Temple. »

Bon-papa Pierre récita ces dernières phrases, comme une incantation apprise par cœur et transmise de siècle en siècle.

« Une source, qui abrite à la fois l’enfer et le Temple… Je croyais que le Temple était un lieu de paix ? demanda Jeanne.

— Presque un paradis, oui. Mais n’oubliez pas que le pire et le meilleur se côtoient souvent…

— Dans le Vercors, murmura Théo, rêveur.

— C’est à cause du Temple que je me suis plongé dans les études de géologie, expliqua Bon-papa Pierre. J’aurais voulu un jour y pénétrer ‒ non pas pour le pouvoir qu’il donne à celui qui le possède, mais pour l’admirer, et surtout, goûter un peu à la paix qu’il procure. Mais je n’ai jamais rencontré l’autre héritier qui en détenait la clef, même si… »

Un instant, Bon-papa Pierre resta rêveur.

« En ces temps de discorde, la Fraternité aurait bien besoin d’un havre de paix, où elle pourrait se réfugier pour échapper aux poursuites de la Secte… » fit remarquer Jeanne.

Malgré l’obscurité, elle était sûre que son grand-père la regardait, interpellé par sa remarque.

« Dans leur grande sagacité, les trois Gardiens du Temple qui ont décidé de le vouer au secret ont fait en sorte que nous n’y accédions que par la réunion avec les autres Gardiens. Ils nous rappellent ainsi que, dans la Fraternité, la communauté prévaut toujours sur l’individu. Mais je vais à présent vous confier la responsabilité de la clef. Qui sait ? Peut-être rencontrerez-vous le possesseur de l’autre clef… La légende dit bien que le Temple sera rouvert le jour où la Fraternité s’apprêtera à disparaître. J’espère que vous n’aurez pas à connaître ce temps maudit… »

Une fois encore, Jeanne eut l’impression que le regard de Bon-papa Pierre s’attardait sur leurs trois silhouettes, découpées en ombres chinoises sur la fenêtre vaguement lumineuse. Le silence s’installa, rompu par la question d’Antoine.

« Je croyais que c’était Albane qui détenait la clef du Temple ?

— Oui, c’est bien elle. Mais je connais l’endroit où elle entreposait l’objet, en sécurité : dans son appartement parisien, dont elle m’avait confié la clef. Ce soir, c’est à vous de devenir les nouveaux Gardiens, et je vais vous donner le moyen d’entrer dans l’appartement d’Albane pour y reprendre la clef du Temple. »

Bon-papa Pierre fouilla dans son veston ; dans un froissement de tissu, il en tira un objet qui scintilla dans la lumière. Il le tendit vers Jeanne, qui le saisit : le métal était encore tiède, presque vivant.

« L’appartement est au 15, avenue du Midi, quatrième étage. Dans la commode de la bibliothèque, en bas, à droite.

— Quand devons-nous… aller la chercher ? demanda Théo, hésitant.

— Lorsque vous en ressentirez le besoin. Le plus tard possible. N’oubliez pas que, possesseurs d’un tel secret, vous êtes infiniment précieux aussi bien à la Fraternité qu’aux yeux de la Secte… Plus que jamais, vous devez prendre garde et veiller à votre sécurité ! Ne quittez donc pas l’appartement inconsidérément. »

Jeanne avait l’impression d’entendre ces propos pour la dixième fois au moins ; pourtant ils trouvaient enfin un sens à ses yeux : ils devaient rester vigilants parce que leurs vies n’étaient pas précieuses en tant que telles, mais également parce qu’ils étaient porteurs du plus grand secret de la Fraternité ! Gardiens du Temple… Jeanne brûlait de se retrouver seule avec ses frères. Sans doute partageaient-ils maintenant la même pensée, car ils conservaient tous un silence profond ; Antoine se tortillait sur son siège, comme s’il avait hâte de s’échapper.

Comme à l’ordinaire, Théo réfléchissait plus vite qu’eux.

« Sommes-nous les seuls à posséder les clefs de l’appartement d’Albane ?

— Non, répondit Bon-papa Pierre. Il y en avait trois jeux : un pour Albane, qui a disparu avec elle, un pour moi, et le troisième pour Thierry, que vous connaissez, je crois.

— Thierry est-il au courant ?

— Non.

— Alors nous sommes les seuls… » murmura Théo.

Ils patientèrent dans l’obscurité. Le poids de la nuit semblait écrasant. Bon-papa Pierre parla une dernière fois, avec difficulté.

« Le sceau du secret nous oblige désormais au silence. Vous n’en serez déliés qu’au jour où, à votre tour, comme moi aujourd’hui, vous transmettrez la clef du Temple à votre héritier… »

Sa voix se brisa, il se tut. Il restait immobile dans son fauteuil.

Au bout d’un long moment, les triplés se levèrent en silence et quittèrent la pièce plongée dans l’ombre. Le couloir était désert. Ils regagnèrent la chambre des garçons sans un bruit. Jeanne sentait le trousseau de clefs dans la paume de sa main… Ici, les ténèbres étaient tout aussi denses, comme habitées des propos graves qu’ils venaient de recevoir, du serment du secret auquel ils devaient désormais obéir.

Théo fourragea dans un coin de la pièce. Il y eut un bruissement soyeux, le bruit d’un tissu qu’on écarte ; en un instant, Jeanne comprit de quoi il s’agissait.

Une lumière bleutée envahit la pièce, captivante comme une nuit sans lune ; des étoiles scintillaient, animées d’un souffle tiède, fascinantes de vie, emprisonnées pourtant par la roche… La magie de la pierre brisa l’atmosphère pesante, devenue soudain légère, translucide. Tous regardaient la lumière qui émanait d’elle, oublieux du monde qui tournait autour.

« Théo ? Penses-tu… » murmura Jeanne. Sa pensée était tellement extraordinaire qu’elle osait à peine la formuler.

« Oui. Je pense qu’il s’agit de la seconde clef.

— La clef du Temple… » souffla Antoine.

Ils étaient assis en rond autour de la pierre, plongeant leurs regards dans sa lumière ondoyante, aussi pure que de l’eau de source, aussi immatérielle que l’air, aussi chaleureuse qu’un corps humain.

« Mais alors…

— Alors le Temple est à nous. »

Existe-t-il plus belle victoire que celle remportée sur la pensée qui s’incline ? Existe-t-il plus belle lutte que celle de l’esprit contre la matière ?

Je suis en train de combattre à la perfection, parce que sans effusion de sang, sans répandre les cris ni les larmes, j’accède à la domination des âmes. Il n’est plus besoin de s’attaquer aux corps pour les mater. Mon intelligence suffit à les fléchir.

Malheur à ceux qui se soumettent sans livrer combat ! Seules les victimes de la Fraternité maintenant terrassée, anéantie, ont eu la chance de pouvoir se mesurer à moi. Paix à leurs âmes vaincues. À présent, le temps de la guerre franche est révolu. Comme il aurait mieux valu pour eux que je ne connaisse que les armes et la violence ! Peut-être, en somme, auraient-ils moins souffert ‒ sans compter qu’ils auraient compris alors qu’ils devaient se battre contre moi.

Ma maîtrise est telle qu’ils se rendront sans pousser le moindre soupir, sans émettre le moindre gémissement. Ils deviendront mes esclaves et consentiront à leur nature d’esclave, avant même d’émettre une idée de révolte. Je les traque dans leurs repaires, ils ne peuvent m’échapper. Je suis partout : dans le moindre lieu de pouvoir, sur toutes les places économiques, là où règne la force. Mon image est partout, à la télévision, sur Internet, dans les journaux et les magazines.

Nul ne peut méconnaître ma puissance, aucun ne peut être tenté de la défier. Je saurai les soumettre jusqu’au dernier, et tous, ils s’inclineront devant moi.

2 Le combat recommence

Les questions se pressaient maintenant sur leurs lèvres. Comment agir ? Devaient-ils se rendre dans l’appartement d’Albane pour s’emparer de la première clef, devaient-ils chercher à retrouver le Temple ? Dans ce cas, la Fraternité pourrait-elle y trouver refuge ?

Et dans le meilleur des cas ‒ s’ils parvenaient à atteindre le Temple sans se faire appréhender par les hommes de la Secte toujours plus nombreux ‒ son abri constituerait-il toujours un refuge sûr pour la Fraternité ? Serait-il possible de combattre, à partir de là, les desseins de la Secte ?

« Ne nous enthousiasmons pas si vite, dit Théo. Il est, certes, probable que nous soyons les détenteurs des deux clefs qui permettent d’ouvrir le Temple. Cependant, rappelez-vous qu’il a été construit peu avant les Croisades. Sans doute auXesiècle. Il y a un millénaire ! Rien ne nous prouve qu’il soit encore debout, à l’heure qu’il est !

— D’après ce que disait Bon-papa, le Temple pourrait sauver la Fraternité le jour où elle se trouverait en grand péril, en voie de complet anéantissement...

— C’est une légende, rétorqua Théo à Antoine.

— On ne sait jamais, intervint Jeanne. La Fraternité est actuellement menacée de tous côtés, elle ne dispose même plus de lieu sûr pour échapper aux recherches de la Secte ! Il lui faudrait un endroit pour se rassembler et, de là, trouver un moyen de lutte efficace pour recouvrer la liberté…

— Mouais… »

Théo n’était pas convaincu.

« Oh, pourquoi fais-tu toujours la mauvaise tête ! s’emporta Antoine. Si on t’écoutait, on ne ferait jamais rien ! Que veux-tu, attendre patiemment que la Secte vienne ici nous cueillir ? Pour qu’elle nous tue, comme nos parents, comme Albane, et tous les autres ?

— Chut ! » souffla Jeanne, désignant la lumière bleutée qui s’échappait de la pierre qui constituait, ils le savaient à présent, la seconde clef du Temple. La clarté étoilée baignait la chambre d’une pénombre adoucie, comme si le plafond s’était ouvert sur le firmament… Elle incitait à la paix, à la méditation… Antoine se calma immédiatement. Ils entendirent un bruit de pas dans le couloir : Théo se hâta de faire disparaître la pierre sous les linges qui l’enveloppaient. Inutile que leurs grands-parents apprennent qu’ils étaient désormais en possession des deux clefs.

La chambre retomba dans le noir complet. Il devait être tard ; pourtant, Jeanne sentait son esprit parfaitement lucide. Ainsi, ils étaient les héritiers de deux familles originaires du Premier. Par la rencontre hasardeuse de leurs parents, par le miracle de leur amour, ils avaient mêlé en eux les deux sangs, ils avaient fait de leurs enfants des Gardiens du Temple à double titre, légitimes possesseurs de deux clefs… Jeanne pensa à Édith et Pascal : quand ils étaient morts, pensaient-ils que leurs enfants étaient appelés à un tel destin ?

Puis elle se rappela les paroles mystérieuses de Thierry, ou encore d’Éric, dont le sens lui avait échappé sur le moment, et qu’elle comprenait enfin. Ils avaient laissé entendre que leur famille possédait une place à part dans la Fraternité, qu’elle était appelée à jouer un rôle particulier… Voilà pourquoi la Secte multipliait les agressions contre eux ! Cela signifiait que quelqu’un, dans la Secte Sombre, connaissait leur ascendance et cherchait à les empêcher d’assumer leur responsabilité envers la Fraternité. La possession des deux clefs les exposait à une menace deux fois plus grande. Dans ces conditions, fallait-il réellement tenter de retrouver le Temple ?

Antoine semblait plus déterminé.

« Tout le problème est de savoir comment fausser compagnie aux grands-parents, cette fois-ci. Ils ne se feront plus avoir comme la dernière fois.

— Antoine, je ne pense pas qu’il soit raisonnable de quitter l’appartement », intervint Théo, qui avait dû réfléchir dans le même sens que Jeanne.

Celle-ci sentit Antoine se crisper dans l’obscurité. Mais avant qu’il ne laisse éclater sa colère, Théo corrigea :

« Du moins, pas tout de suite.

— Alors, quand ?

— Je pense que nous devrions attendre un peu. Attendre la suite des évènements.

— Quand la Secte aura définitivement pris le pouvoir, il sera trop tard.

— Mais sans l’aide de la Fraternité, toute tentative est vouée à l’échec. Tu préfères peut-être que les deux clefs du Temple tombent aux mains de la Secte Sombre ?

— Je crois que Théo a raison, intervint Jeanne pour couper court à la querelle. Isolés, nous ne pouvons rien faire. Vous rappelez-vous la lettre de nos parents ? Ils nous recommandaient de rester unis. Tous les trois, mais aussi avec nos amis, avec les autres de la Fraternité…

— En fait, ce qui nous manque, soupira Théo, c’est un chef.

— Je me demande ce que fait Thierry.

— Il se tient caché au moment où on aurait le plus besoin de lui.

— S’il était là, il pourrait organiser les efforts de tous les membres de la communauté !

— Il pourrait aussi nous protéger pour que nous retrouvions la météorite. »

À ces mots, Antoine et Jeanne se tournèrent d’un bloc vers leur frère :

« Comment ? Tu ne sais pas où elle se trouve ?

— Si, dans le Vercors. Mais les manuels de géologie n’en disent pas plus.

— Oh non, gémit Antoine.

— Mais je sais qui pourra nous en indiquer l’emplacement exact, annonça tranquillement Théo : Grégoire, vous savez, mon ami Grégoire Froissart, il a étudié à fond la région… » Jeanne se souvenait que Grégoire connaissait l’existence de la matière aux propriétés extraordinaires, la mellerite : il l’avait identifiée en un clin d’œil, quand ils la lui avaient montrée, voici quelques mois. Elle ne doutait pas qu’il saurait où la météorite était tombée.

« Théo, je te rappelle que Bon-papa et Bonne-maman Philippine ne veulent pas que nous sortions, ni que nous envoyions le moindre courrier.

— Rassure-toi, Antoine. Il faut d’abord que je me renseigne auprès d’Éric, mais je pense qu’il serait possible de contacter Grégoire par téléwee.

— Par téléwee ? s’exclamèrent Jeanne et Antoine d’une seule voix.

— Oui. Plus j’y pense, plus je suis persuadé que Grégoire est également membre de la Fraternité. Rappelez-vous que son père était un excellent ami de nos parents. Et puis, la dernière fois que nous l’avons vu, il semblait au courant de choses que nous ignorions… »

Jeanne étouffa un bâillement. Elle était fatiguée tout à coup ; il était tard, et ils n’avaient pas encore décidé de la conduite à tenir. Elle prit congé de ses frères. Elle s’endormit en serrant dans sa main les précieuses clefs que venait de leur confier leur grand-père.

Durant le petit-déjeuner, Bonne-maman Philippine ne cessa de leur jeter des regards furtifs. Il est vrai qu’ils avaient tous les trois les yeux plus cernés qu’à l’ordinaire, témoins d’une longue veille et d’un sommeil agité par les nombreuses questions qui se posaient soudain. Mais ce n’était pas seulement de la curiosité. Leur grand-mère attendait quelque chose. Elle les regardait avec espoir.

Dès qu’ils furent de retour dans la chambre bleue, qui était leur habituel point de ralliement, Théo sortit son téléwee.

« Je contacte Éric », annonça-t-il à Jeanne et Antoine.

Celui-ci s’était emparé du manuel de géologie qu’affectionnait particulièrement Théo ; il essayait de le déchiffrer, visiblement sans grand succès, car il plissait démesurément les yeux dans l’espoir d’y voir plus clair. Jeanne préféra se rendre dans la bibliothèque de son grand-père pour y dénicher un atlas.

Quand elle revint dans la chambre, Théo annonça :

« C’est bien ce que je pensais. Éric me confirme que Grégoire est un membre de la Fraternité, même s’il n’est pas très actif compte tenu du temps qu’il passe au laboratoire.

— Comment Éric peut-il le connaître ? demanda Antoine.

— Il ne le connaît pas personnellement ! s’impatienta Théo. Tu sais bien qu’Éric dirige le service des renseignements ! Il possède donc la liste de tous les noms des membres de la Fraternité.

— Et il peut te donner le lien qui permet de le joindre par téléwee ?

— C’est ce que je lui ai demandé, répondit Théo à sa sœur. Il devrait bientôt me répondre, le temps pour lui de trouver le renseignement. »

Jeanne cherchait dans l’atlas une carte de la France suffisamment détaillée pour qu’elle puisse y étudier la géographie du Vercors, quand Théo, toujours plongé dans son téléwee, poussa une exclamation sourde.

« Que se passe-t-il ? » demanda précipitamment Antoine, la voix blanche. Jeanne sentit le fourmillement caractéristique de la peur l’envahir : désormais, elle ne pouvait consulter les informations de la Fraternité émises par le téléwee, ou encore les messages laissés par ses amis, sans ressentir de l’angoisse à l’idée que, peut-être, on allait lui annoncer un nouveau méfait commis par la Secte Sombre, ou pire, la mort d’un proche…

« Rien de grave ! précisa aussitôt Théo pour les apaiser. Non, rien de grave, mais c’est inquiétant tout de même. Voilà qui prouve encore une fois l’irrésistible ascension de la Secte.

— Mais quoi ? Explique-nous !

— Vous savez, cette intervention télévisée du Maître…

— Théo, je t’en prie, ne l’appelle pas ainsi ! supplia Jeanne.

— C’est pourtant de cette façon qu’il se fait appeler !

— Nous n’avons à lui obéir en rien, il n’est pas notre Maître !

— Comme tu voudras, petite sœur. Donc, après que le chef de la Secte a parlé à la télévision, de nombreuses personnes non initiées ont applaudi ses propos : des personnalités politiques, des célébrités…

— Tu parles, la Secte a rudement bien mené son coup ! lança Antoine. Elle avait dû poster des hommes partout pour inciter les gens à en penser du bien !

— Bref, interrompit Théo, le Premier ministre lui a proposé un portefeuille de ministre. »

Jeanne et Antoine poussèrent des cris d’effroi.

« Il a refusé, ajouta Théo, l’air sombre.

— Quoi ? Il a refusé ? »

Cette fois, Jeanne ne comprenait plus rien à la stratégie du chef de la Secte.

« C’est ce qui m’inquiète le plus, avoua Théo. S’il refuse un poste ministériel, c’est qu’il vise plus haut… Et qu’il pense disposer des moyens d’y parvenir.

— Il veut d’abord soigner son image, se faire désirer, en quelque sorte, remarqua judicieusement Antoine.

— Oui. Il veut prendre son temps pour mieux endormir les gens, calmer leur méfiance. Ainsi, quand il choisira de s’emparer du pouvoir, il n’aura plus qu’une poignée d’esclaves asservis à sa volonté, incapables de résister. »

Jeanne frissonna.

« Bonne nouvelle ! lança soudain Théo. Éric m’a répondu, il m’envoie le lien pour que je prenne contact avec Grégoire ! »

Retrouver le Temple… Malgré le danger que représentait cette quête, elle apparaissait pourtant à Jeanne comme la seule solution pour échapper à l’infernale dictature morale que souhaitait faire régner le prétendu Maître. Son pouvoir grandissait de jour en jour, en même temps que l’influence qu’il exerçait sur les esprits.

Jeanne reporta son attention sur l’atlas. Le nom du Massif du Vercors s’étalait sur la carte, au sud-ouest des Alpes. Les Hauts-Plateaux s’étendaient en son centre. Peut-être ces sites déserts et protégés abritaient-ils le Temple depuis des siècles, sans que personne s’en doute. En tous les cas, il faudrait circuler en voiture : ils n’avaient aucune chance d’échapper à la surveillance de la Secte s’ils empruntaient les transports en commun. Mais alors, qui pourrait les accompagner ? Voilà qui ajoutait une nouvelle difficulté.

Et le village de Ramonet, où se trouvait-il ? Il était situé non loin de Grenoble, mais plus au nord. Il n’était donc pas si éloigné du Vercors. Peut-être leurs amis, qui se trouvaient là-bas, pourraient-ils les aider ? Jeanne pensa aux visages souriants de Clémence et de Gaétan, et elle sut avec certitude qu’ils feraient tout pour leur apporter de l’aide, si les triplés le leur demandaient.

« Voilà, annonça Théo, je lui ai laissé un message !

— Tu n’as pas essayé de le joindre directement ?