Dictionnaire de mythologie - Dionys Ordinaire - E-Book

Dictionnaire de mythologie E-Book

Dionys Ordinaire

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Beschreibung

Un Dictionnaire de mythologie ! j’entends déjà les exclamations. « — Quoi ! en France ! au xixe siècle ! Mais la mythologie est une chose morte, passée, flétrie comme les bouquets à Chloris, fanée comme les roses de l’abbé Chaulieu, comme les lauriers de l’abbé Delille. Les Dieux ont fait leur temps. Jupiter a mis la clef sous la porte de l’Olympe et s’est retiré des affaires. A quoi pense donc l’auteur, de vouloir rajeunir ces vieilleries ? Vient-il de l’autre monde ? A coup sûr il n’est pas de celui-ci. Il s’est endormi il y a deux cents ans dans le salon de Rambouillet, aux soupirs cadencés des madrigaux, et ne s’est pas encore réveillé. Allons, bonhomme, secouez votre perruque et frottez-vous les yeux. N’entendez-vous pas les sifflets de nos chemins de fer qui vous rappellent à la réalité ? »
Non, la mythologie n’est pas morte. Elle vit jeune et souriante comme aux beaux jours de Phidias et d’ Homère, de Ronsard et de Chénier. Elle vit, dis-je, et respire partout autour de vous, dans les œuvres de vos artistes, dans les travaux de vos érudits, dans les fantaisies de vos poètes… 

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Dictionnaire de mythologie.

Préface

Un dictionnaire de mythologie ! j’entends déjà les exclamations. « — Quoi ! en France ! au xixe siècle ! Mais la mythologie est une chose morte, passée, flétrie comme les bouquets à Chloris, fanée comme les roses de l’abbé Chaulieu, comme les lauriers de l’abbé Delille. Les Dieux ont fait leur temps. Jupiter a mis la clef sous la porte de l’Olympe et s’est retiré des affaires. A quoi pense donc l’auteur, de vouloir rajeunir ces vieilleries ? Vient-il de l’autre monde ? A coup sûr il n’est pas de celui-ci. Il s’est endormi il y a deux cents ans dans le salon de Rambouillet, aux soupirs cadencés des madrigaux, et ne s’est pas encore réveillé. Allons, bonhomme, secouez votre perruque et frottez-vous les yeux. N’entendez-vous pas les sifflets de nos chemins de fer qui vous rappellent à la réalité ? »

Non, la mythologie n’est pas morte. Elle vit jeune et souriante comme aux beaux jours de Phidias et d’ Homère, de Ronsard et de Chénier. Elle vit, dis-je, et respire partout autour de vous, dans les œuvres de vos artistes, dans les travaux de vos érudits, dans les fantaisies de vos poètes. Elle anime la toile, taille le marbre, enrichit la strophe. Elle hante vos écoles, peuple vos théâtres, vos musées, vos galeries, vos promenades, fait le luxe de vos maisons, l’ornement de vos loisirs. Tout ce que notre siècle crée de noble et de grand vient d’elle ou porte son empreinte. Elle est immortelle comme la nature, qu’elle anime de son souffle vivifiant ; comme l’âme humaine, dont elle satisfait les tendances idéales. Elle n’est pas seulement la religion des Grecs et des Romains, elle est la langue poétique de tous les peuples. Quiconque ignore ses charmantes inventions, ses mythes profonds ou ingénieux, est un profane, une intelligence fermée à la lumière des belles œuvres. Non-seulement il doit renoncer à comprendre les créations originales des anciens et les admirables imitations des classiques français et italiens, mais il se condamne à rester étranger aux productions contemporaines, même les plus frivoles, et à vivre au milieu de son siècle comme s’il était aveugle de naissance.

En doutez-vous ? Je ne veux qu’un exemple pour vous convaincre. Je prends sur ma table un journal, non pas l’Almanach des Muses, mais un journal d aujourd’hui, un journal en vogue ; j’ouvre au hasard, et je tombe sur un article de haut goût, dont j’extrais les oracles suivants :

N. B. C’est d’un artiste qu’il s’agit, d’un artiste sur lequel l’auteur hasarde des variations dithyrambiques comme celles ci :

1re Variation. —  Cet oiseau rare, dont les notes cristallisées en étoiles semblaient fixées par la main d’Uranie dans l’azur immobile et profond d’une nuit des tropiques…

2e Variation. —  Cet Amphion qui pariait de faire pleurer les femmes sur l’air ; « Au clair de la lune !… »

3e Variation. —  Augure imperturbable, il chercherait Talma dans les entrailles de Jocrisse.

4me Variation. —  On est ahuri par cette physionomie tracassée, par cette plastique abracadabrante.

5me Variation. —  Et lorsque vaincu, terrassé par sa verve, on lui souhaite le bonsoir, il vous congédie avec une poignée de main cyclopéenne.

Qu’une personne qui n’a lu ni le latin d’ Ovide, ni la mythologie de Chompré, ni les Lettres à Émilie, tombe sur cette feuille, qui est très-répandue, et, dans cette feuille, sur cet article, qui est très-figuré, quelle ne sera pas sa stupeur ! Aux obscurités de la langue que d’autres obscurités viendront s’ajouter ! Quelles énigmes ! Quelle nuit profonde !

Dans son embarras, elle nous appelle à son aide, et, notre dictionnaire en main, attaque une à une les difficultés du morceau.

1re Variation. — Le Dictionnaire : Uranie, muse de l’astronomie. Phénix, oiseau rare. — Le Lecteur : Le Phénix chantait donc ? — Le Dictionnaire : La fable ne le dit pas, mais on peut le supposer. — Le Lecteur : Je relis la phrase et je ne comprends pas. — Le Dictionnaire : C’est sans doute la faute de l’auteur. Passons.

2e. — Le Dictionnaire : Amphion, musicien célèbre, bâtit seul la ville de Thèbes. Les pierres obéissaient à sa lyre, et d’elles-mêmes venaient se placer les unes sur les autres. — Le Lecteur : Quel rapport peut-il y avoir entre des pierres qui se remuent et des femmes qui pleurent ? — Le Dictionnaire : Vous ne le voyez pas ? Ni moi non plus.

3e. — Le Dictionnaire : Augures, devins de Rome, qui prédisaient l’avenir en consultant le vol des oiseaux et les entrailles des victimes. — Le Lecteur : J’entrevois bien une idée. Jocrisse, c’est le bouffon ; Talma, c’est le tragique, et l’augure, c’est notre artiste, qui chercherait le tragique dans le bouffon. Mais pourquoi comparer l’artiste à l’augure et Jocrisse à une victime ? Pourquoi mettre Talma dans les entrailles de Jocrisse ? — Le Dictionnaire : Vous êtes trop curieux.

4e. — Le Dictionnaire : Abracadabra, formule employée dans les opérations magiques, d’où l’adjectif abracadabrant, qui n’est pas encore adopté par l’Académie. — Le Lecteur : Fort bien ; mais qu’est-ce qu’une plastique abracadabrante ? — Le Dictionnaire : C’est une plastique abracadabrante, étonnante et sans doute inexplicable.

5e. — Le Dictionnaire : Cyclopes. Travaillaient avec Vulcain dans les forges de l’Etna. N’avaient qu’un œil, logé au milieu du front. — Le Lecteur : Une poignée de main cyclopéenne est donc une poignée de main de forgeron ? — Le Dictionnaire : A moins que ce ne soit une poignée de main de borgne.

Et qu’on ose soutenir encore que notre dictionnaire n’est pas une œuvre utile !

Utile ? utile ? interrompit une personne que la lecture de ces réflexions n’avait pas convaincue, un dictionnaire de mythologie utile à notre époque ! Y pensez-vous ? — Et pourquoi pas ? Est-ce que les Français d’aujourd’hui n’ont plus rien à apprendre sur la religion des Grecs et des Romains ? — J’avoue qu’ils sont en général fort ignorants sur cette matière ; mais s’ils se plaisent dans cette ignorance, s’ils ne désirent pas en sortir, avez-vous la prétention de vouloir les instruire malgré eux ? — Non ; mais, si je pouvais leur inspirer le désir de s’instruire, je croirais avoir rendu service… — A qui ? à la société ? Elle vous sera bien reconnaissante de vos bonnes intentions ; mais, quand elle aura lu ses journaux, ses revues, ses brochures, ses romans, elle trouvera que Saturne, Jupiter et les douze grands dieux manquent un peu d’actualité. — J’admets que les grandes personnes sont trop utilement occupées pour perdre leur temps à me lire, mais les enfants.… — Les enfants ! Interrogez-les, ils vous répondront qu’ils ont l’histoire, la géographie, la chimie, la physique, les mathématiques, la logique, à étudier ; que le plus pressant pour eux est de devenir vite bacheliers, et que, s’ils ont plus tard le loisir de songer à la mythologie, M.  Offenbach leur en apprendra mieux que vous le fort et le faible. Je crois, mon cher monsieur, que vous vous trompez de date. Un dictionnaire comme le vôtre était bon dans les derniers siècles, où la plupart des gens instruits connaissaient la religion des païens mieux que la leur, et où on apprenait la fable aux enfants avec plus de soin que le catéchisme. On ne s’était pas encore avisé alors d’enseigner au collège la science universelle et de faire de chaque écolier un petit tome de l’Encyclopédie. On bornait à peu près l’enseignement à la lecture des poètes et des orateurs anciens ; le reste s’apprenait dans le monde. Dans un système d’études aussi restreintes, la mythologie était vraiment importante : elle était proprement la clef des humanités. Mais aujourd’hui les esprits sont tournés ailleurs. On lit rapidement les Grecs et les Latins pour avoir une teinte de leurs mœurs ; si quelque allusion détournée à la fable vient obscurcir le sens d’un passage, le professeur explique la légende, et l’élève se hâte de l’oublier pour le reste de ses jours. Et c’est à cette jeunesse studieuse que vous venez sérieusement proposer d’apprendre le nom des chevaux du soleil ou des chiens d’Actéon ! — Je vous abandonne les classiques anciens ; mais les nôtres, ceux du xviie siècle, vous m’accorderez bien qu’un ouvrage de mythologie peut en faciliter l’intelligence. — Comment cela ? — Vous me le demandez ! Est-ce qu’ils ne sont pas pleins des souvenirs de l’antiquité ? Est-ce qu’ils ne sont pas aussi païens en littérature qu’ Homère et Virgile ? Est-ce que, pour comprendre un janséniste comme Boileau ou Racine et un évêque comme Fénelon, il ne faut pas être initié au culte des Grecs ? J’ai honte d’être obligé de vous apprendre des choses que vous savez mieux que moi. — Soit, je vous passe à mon tour nos classiques, qu’on ne lit plus guère ; mais les auteurs modernes, qu’on lit beaucoup, prétendez-vous qu’on ait besoin de la fable pour les comprendre ? — Assurément. — Quoi ! Lamartine, Hugo, Musset, nos auteurs d’hier, ceux d’aujourd’hui, ont besoin de commentaires mythologiques ! — Oui. — Vous vous moquez. La littérature est guérie du paganisme. Le romantisme a détrôné les dieux. Ceci a tué cela. Apollon et les Muses n’inspirent plus que M.  Viennet. — Erreur. La mythologie est partout, dans les vers, dans la prose, au théâtre. Lisez attentivement votre journal, je vous mets au défi de ne pas rencontrer à chaque page une allusion à la fable. — Vous m’étonnez, je ne me rappelle pas en avoir jamais vu une seule. — C’est que vous avez fait de bonnes études : les images tirées de la mythologie vous sont si familières qu’elles ne vous frappent plus ; vous les acceptez comme ces monnaies courantes dont vous ne regardez pas l’effigie. Mais les personnes moins lettrées… — Les personnes moins lettrées comprennent en gros le sens, et cela leur suffit. Qu’ont-elles besoin qu’on vienne leur expliquer de vieilles métaphores dont elles n’ont pas la prétention de se servir ? — Détrompez-vous, elles ont cette prétention. Tout le monde chez nous a cette prétention. L’Olympe entier fleurit sur les lèvres des Français. Ouvrez donc les oreilles et écoutez-les parler autour de vous. Vous les entendrez à chaque instant tomber de Charybde en Scylla, rentrer dans leurs lares, dans leurs pénates, faire des ablutions, des libations, sacrifier aux Grâces, jeter la pomme de discorde… Est-ce que j’exagère ? — Non, je suis forcé d en convenir. — Et ne croyez-vous pas que ce sera un service à rendre à bon nombre d’entre eux que de leur expliquer des termes dont ils se servent tous les jours sans en bien comprendre l’origine et la portée ? — Si tel est en effet votre plan, je pense comme vous que votre ouvrage peut être de quelque utilité. — Tel est en effet mon plan ; mais, si vous prenez la peine de me lire, vous verrez que je ne m’y suis pas toujours astreint. En tout genre d’ouvrages il faut de la variété, mais surtout dans ces sortes de recueils, dont les feuilles détachées n’ont guère d’autre lien entre elles que l’ordre alphabétique et l’intérêt du lecteur. En général, après l’explication d’une légende, je passe en revue les expressions qui en dérivent ; je précise le sens qu’on doit y attacher ; je distingue celles qui ont vieilli de celles qui se sont conservées, celles qui sont devenues triviales par un usage abusif de celles que la poésie et l’éloquence emploient avec succès, celles qu’il faut abandonner de celles qu’une interprétation nouvelle peut rajeunir. Quelquefois aussi je me contente de développer le sens caché d’un mythe, laissant le lecteur libre de l’exploiter dans la conversation comme il l’entendra. Il y a certaines fables trop connues que je me contente d’exposer sommairement, d’autres que je commente avec l’aide des grands travaux mythologiques de la critique moderne. Tel chapitre n’est qu’une boutade littéraire ou morale, tel autre une légère critique d’un préjugé ou d’un travers de langage, et ces derniers ne sont peut-être pas les moins instructifs. Variété et brièveté doit être la devise de tout homme qui écrit. Qui disserte ennuie, qui longuement disserte assomme. Le ton enseignant fait tort au maître et à la chose enseignée, comme l’âpreté du sage fait tort au sage et à la vertu. Voilà en résumé l’idée de mon petit livre : qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’il est bien difficile de ne pas se rendre aux raisons d’un auteur qui veut faire valoir son œuvre. — Voyons, sérieusement, me conseillez-vous de le publier ? — Publiez, Monsieur, publiez, et que les dieux immortels vous soient propices !

I

Je m’étais attardé un soir d’été dans les ruines des Thermes, et là, seul, assis sur un banc, écoutant sous ces murailles mortes les bruits joyeux de la vie parisienne, je songeais comme Volney à la destinée des empires, quand un homme enveloppé d’un manteau me toucha l’épaule, et, d’un geste impérieux, m’ordonna de le suivre. Je me levai machinalement ; il ouvrit une grille cachée sous un lierre, et nous entrâmes dans des souterrains inconnus.

Le frisson me gagnait déjà sous ces voûtes froides, où je marchais à tâtons, appuyant à chaque pas ma main sur les parois humides et gluantes, quand nous arrivâmes sous le péristyle, brillamment éclairé par une lampe d’argent, d’un petit temple à colonnades. L’homme se retourna, et d’une voix douce et triste : « Je suis l’empereur Julien, me dit-il, celui que vous avez surnommé l’Apostat. » Je le reconnus aussitôt à son regard fin et spirituel, à ses cheveux retombant à l’antique sur son front étroit, à sa longue barbe stoïque, qui lui valut de la part des gens d’Antioche des plaisanteries qu’il leur rendit bien. Je n’aime pas les revenants, surtout les revenants classiques ; ils sont prétentieux, lugubres et emphatiques. Mais celui-là était si simple, si naturel, et paraissait de si bonne compagnie, que je me sentis aussitôt à l’aise avec lui. « On vous a bien calomnié, lui dis-je, mais on commence à vous rendre justice. — Jupiter m’est témoin, répondit-il, que je n’étais ni fanatique ni cruel. J’aimais la vieille religion de Rome, comme Caton mon modèle, comme Marc-Aurèle mon maître, moins par piété que par reconnaissance, moins par conviction que par politique. Est-ce que notre Sénat était intolérant lorsqu’il proscrivait les mages et les dieux de l’Asie ? Est-ce Jupiter qu’il défendait contre Mithras, ou la vieille discipline italienne contre la corruption asiatique ? Il faut bien croire que je me suis trompé, puisque le Destin m’a donné tort. J’ai succombé, et le polythéisme avec moi. Ma mémoire a été flétrie : c’est le sort des vaincus. Vous dites qu’on me rend justice aujourd’hui : c’est un des retours ordinaires des jugements des hommes. Leur faveur non plus que leur haine n’a de quoi troubler l’âme indépendante du sage. »

J’approuvai sa résignation philosophique et lui demandai comment, après tant de siècles, il se retrouvait encore à Paris, dans son antique palais des Thermes.

II

« Vous savez, me dit-il, combien j’aimais Paris de mon vivant. C’était la forteresse d’où je surveillais les barbares du Rhin ; c’était la retraite philosophique où je me reposais de mes campagnes dans l’étude et dans la conversation de quelques amis. A Constantinople, la cité grecque, les factions du cirque, les querelles des sectes, la servilité des grands, la turbulence de la plèbe, me présentaient partout l’image de notre dégradation. A Paris, la ville latine, au milieu de mes vieux légionnaires, je pouvais me croire dans Rome. Pendant les longs siècles de barbarie qui suivirent ma mort et la chute de l’Empire, j’errai paisible dans les Champs-Élysées, conversant avec les sages, et ne me souvenant du rôle que j’avais joué sur la terre que comme d’un rêve pénible. Mais vers le seizième siècle de votre ère, quand j’appris que votre Gaule redevenait latine, et que Rome renaissait dans Paris avec ses lois, sa langue, sa politesse et ses arts, je fus pris d’un irrésistible désir de revoir ma ville bien-aimée Je vins, j’errai sous les ruines de mes Thermes, si vivantes pour moi, si pleines de grands souvenirs. Je retrouvai mes Parisiens légers, enthousiastes, crédules, spirituels, aimables comme autrefois, et, ce qui me toucha profondément, païens aussi comme autrefois. La plèbe usait bien encore de ce patois que vous avez perfectionné, et qui est devenu la langue que vous parlez aujourd’hui ; mais le latin était l’idiome dominant. Les gens lettrés haranguaient, composaient, correspondaient en latin ; leur Bible était Sénèque ; leurs saints, les hommes de Plutarque ; Zénon ou Épicure, leurs pères en morale. Si leurs prosateurs ou leurs poètes daignaient écrire dans la langue vulgaire, aux désinences près, vous auriez cru lire nos anciens, tant ils savaient calquer ingénieusement leurs formes sur les nôtres.

Quant à leur religion, quel triomphe pour moi ! C’était le pur polythéisme des plus beaux temps de la Grèce et de Rome. Ils croyaient au Parnasse, les bonnes gens, comme à la montagne Sainte-Geneviève, et invoquaient plus souvent les Muses que l’Esprit saint. Leurs prêtres mêmes, que dis-je ? leurs pontifes juraient par les dieux immortels et attestaient Jupiter très-bon, très-grand. Oh ! les beaux jours que j’ai passés parmi ces dignes païens ! Et ce bonheur a duré trois siècles. Votre Révolution vint me tirer brusquement de ma douce quiétude. Je crus d’abord au triomphe complet de mes chères doctrines. On fermait les églises chrétiennes, on proscrivait le culte du Christ, on chassait ses ministres, on les persécutait comme je n’eusse jamais osé le faire autrefois dans mes jours de rigueur. “Un jour même, jour mémorable qui m’a dédommagé de bien des déceptions, on promena sur un char une déesse, C’est la Raison ! criait le peuple en courant derrière elle. — Courage ! mes braves Parisiens, appelez-la Minerve,” répondais-je en courant avec eux. Hélas ! mes illusions ne furent pas longues. Les églises se rouvrirent, les prêtres revinrent et chassèrent les dieux sans retour. Des poètes barbares montèrent à l’assaut de l’Olympe, prirent Jupiter par la barbe et l’en firent descendre. Les saints et les anges s’assirent sur les siéges des Muses, et leurs harpes d’or retentirent où avait chanté la lyre d’Apollon. Pour la seconde fois le grand Pan était mort. Indigné, je me retirai dans ce temple, où j’ai recueilli pieusement les tristes débris du dernier naufrage de mon culte. Entrez, me dit-il, venez voir l’ombre d’une religion gardée par l’ombre d’un empereur. »

III

Il poussa la porte, qui s’ouvrit sans bruit. Une poussière fade et nauséabonde, pareille à celle qui s’exhalerait d’un vieux Bollandus de 1643 perdu dans une collection d’amateur, s’éleva de l’enceinte mystérieuse et me saisit à la gorge. Quand le nuage fut tombé, je vis un spectacle comme on n’en voit qu’en songe. Dans une grande salle circulaire, où vingt lampes fumeuses jetaient une pâle et triste lumière, des objets étranges, fantastiques, indescriptibles, sans forme et sans couleur, usés, fanés, moisis, tamisés par le temps, gisaient sur le sol, couvraient les murs, s’enroulaient autour des colonnes, s’accrochaient aux corniches, se tordaient au plafond, formant des groupes bizarres, des enchevêtrements difformes, des spirales monstrueuses, et offrant une scène dont tous les cabinets d’antiquaires, tous les greniers d’usuriers juifs et tous les laboratoires d’alchimistes réunis n’auraient pu égaler l’extravagant désordre. Parmi ces poudreuses reliques, s’agitaient silencieusement des formes vagues et effrayantes d’hommes et d’animaux.

J’eus peur, je le confesse, et je songeais à gagner le large, quand un sourire de mon guide m’arrêta : « Que craignez-vous, me dit-il, ces choses-là sont mortes. » Il pénétra résolûment dans cet étrange musée, et je le suivis. Aux premiers pas que nous fîmes, d’horribles femmes accroupies jetèrent sur nous des poignées de serpents. Julien, sans s’émouvoir, en ramassa quelques-uns et me les montra. Je vis avec stupeur qu’ils étaient tous étiquetés : Serpents de l’envie, serpents de la discorde, serpents des furies. « Ils ont fait grand’peur à vos aïeux, me dit-il ; vous savez avec quelle terreur votre Racine en parle :

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Aujourd’hui ils serviraient de jouets à vos petits enfants. »

En parlant ainsi, il faisait jouer un ressort caché sous leur ventre, et les petites bêtes tordaient leurs queues avec de petits sifflements fort mélodieux.

Près de là, d’autres femmes se baissaient et se relevaient sans cesse. C’était un mouvement alternatif de têtes qui montaient et descendaient avec une régularité automatique. « Que font-elles ? demandai-je. — Vous ne le voyez pas ? Ce sont les Danaïdes. Elles n’ont plus leurs cruches ni leur tonneau, vos poètes les leur ont cassés ; mais elles croient les avoir encore, et cela les console. »

Plus loin, le Temps, assis, repassait sur la paume de la main une faulx ébréchée ; à côté de lui gisait une vieille horloge. Boileau, comme je l’appris de mon guide, la lui avait donnée un jour par charité ; mais depuis la mort du poète, elle n’avait pas été remontée. Je fus étonné de voir que le vieillard n’avait pas d’ailes. « Que sont-elles devenues ? dis-je. — Les voici, » répondit Julien, et il ouvrit une grande armoire à compartiments. Dans chacun était une belle paire d’ailes avec une inscription. Je lus : Ailes du Temps, ailes de l’Amour, ailes de l’Espérance, ailes de la Mort, etc.

En face du Temps, trois affreuses vieilles ratatinées,

Assises bas, à croppetons,

Tout en un tas, comme pelottes,

paraissaient occupées à filer. « O bonnes Parques, leur dis-je, filez moi des jours de soie et d’or. — Elles n’auraient garde, dit mon guide. Voyez : Lachésis tourne un fuseau sans lin, et les ciseaux d’Atropos ne taillent plus que dans le vide. » Et cependant les petites vieilles, d’une voix grêle comme celle des cigales, chantaient sans repos leur éternel refrain :

Tournez, tournez, fuseaux ; filez les jours des hommes.

Au centre de la salle, j’avais dès mon entrée remarqué un grand mouvement. Je m’approchai et vis une tente à deux portes. Des hommes, deux à deux, portant qui l’épée, qui les balances de Thémis, qui d’immenses portefeuilles, sortaient par l’une et rentraient par l’autre, pareils aux douze apôtres des horloges gothiques. Achille marchait en tête de la procession. Ce va-et-vient continuel, cette ronde sans fin de personnages gravement affairés, me donnait le vertige. Je m’éloignai sans demander d’explication et m’arrêtai auprès d’un groupe formé autour du Nœud Gordien. Une vingtaine de malheureux se tordaient les ongles, se meurtrissaient les doigts, à vouloir le dénouer. Leurs traits contractés exprimaient l’effort et la douleur : la sueur coulait de leur front. Deux héros que je pris l’un pour César, l’autre pour Alexandre, levaient l’épée pour le trancher.

Quel catalogue pourrait contenir les noms des objets rares et curieux que mon guide me montra ! Je vis les cent trompettes de la Renommée pleines de toiles d’araignées. Je vis le rocher de Sisyphe surmonté d’un beau chien à trois têtes, qui n’aboya pas à ma vue, parce qu’il était empaillé. Je vis l’Hiver grelottant auprès d’un grand foyer où flambait la bûche de Méléagre. De chaque côté les Lares et les Pénates se regardaient en bâillant. Au-dessus, entre Mars et Bellone couronnés des lauriers de la Gloire et de la Victoire, étincelait au mur une vénérable panoplie.

Le casque et l’égide de Minerve, la trousse de Cupidon, son arc et ses flèches, les traits d’Hercule et sa massue de chêne, les carreaux de Jupiter, la lance d’Achille, le bouclier d’Ajax et celui d’Énée, la mâchoire de Cynégire et l’épée de Damoclès, formaient ce glorieux trophée.

IV

Je vis suspendu au plafond, en guise d’ex-voto, quelque chose qui avait à peu près la forme d’une nacelle.

« Qu’est-ce que cette méchante barque ? dis-je à mon guide.