Dieu ne reprend pas ses dons - Gérard Testard - E-Book

Dieu ne reprend pas ses dons E-Book

Gérard Testard

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Beschreibung

« Ma vie a été marquée par des ruptures sociales, culturelles, spirituelles, ecclésiales… Elles ont été douloureuses, exigeantes. Mais aussi source d'un don plus grand, d'une renaissance plus vive, d'une joie plus pleine. L'excellence consiste à “ faire bien ” avec le peu que l'on a. Et même avec ce qui vient à manquer ! Cela demande une forme d'attention spirituelle, alliée à un travail de compréhension des situations, afin de se tenir à la jointure des enjeux du monde. Rien n'est jamais perdu, rien. “ Dieu ne reprend pas ce qu'il a donné et ne change pas d'idée à l'égard de ceux qu'il a appelés ” (Rm 11,29). Oui, Dieu ne reprend pas ses dons. Ou s'il les reprend, c'est pour donner l'occasion de les multiplier ! »
À travers le récit de son engagement comme laïc et la longue traversée de la crise d'un mouvement chrétien, Fondacio, Gérard Testard aborde des questions fondamentales pour la vie des chrétiens et de toute l'Église : le sens du discernement, la docilité à l'Esprit, la place des laïcs et la prise en compte des charismes de chacun, la bonne gouvernance… L'auteur montre qu'il est possible de repartir lorsque tout paraît défait et que l'on se heurte à l'expérience du non-sens. En même temps, c'est toute une génération qu'il fait revivre sous nos yeux, avec son enthousiasme, ses erreurs, ses espérances.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gérard Testard a été président de Fondacio de 1987 à 2008. Il est l'initiateur d'Efesia, association qui promeut la culture de la rencontre entre chrétiens et musulmans autour de la figure de Marie et l'engagement humanitaire.

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Dieu ne reprend pas ses dons

Du même auteur

La foi, un don à vivre, Nouvelle Cité, 2012.

Quelle âme pour l’Europe ?, Nouvelle Cité, 2012.

Aimer l’Église, aimer le monde (dir.), Cerf, 2005.

Gérard Testard

Dieu ne reprend pas ses dons

Itinéraire d’un chrétien pour le monde

Couverture : Florence Vandermarlière

Composition : Nord Compop. 1, photo de l’auteur, © Pierre-Emmanuel TestardTous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tout pays.

© 2024, Groupe ElidiaÉditions Nouvelle Cité10 rue Mercœur – 75011 Paris9 espace Méditerranée – 66000 Perpignanwww.nouvellecite.fr

ISBN : 978-2-37582-573-0 EAN Epub : 9782375826300

PRÈFACE

Paris, le 12 octobre 2023

La société aurait, dit-on, perdu son GPS spirituel. Elle tomberait dans la dépression ou dans la confusion mentale.

Le livre de Gérard Testard nous dit qu’il n’en est rien, ou plutôt que ce mal n’est pas incurable. Je l’ai reçu avec émotion. À travers ce qui pourrait paraître une banale biographie, un souffle passe. Non pas comme un exemple à suivre, ni comme un code de conduite. Bien plutôt comme le souffle de la rencontre qui repousse très loin les limites de ce qui constitue notre quotidien, sans pourtant l’oublier. Et qui lui donne sens. Ils ne sont pas si fréquents, les auteurs qui osent nous partager leur boussole avec ouverture mais aussi avec détermination et caractère.

Sans m’y enfermer, je prends au sérieux la crise du sens que traverse la famille humaine. Elle n’est certes pas nouvelle ; on en a vu d’autres ! Mais aujourd’hui les causes du mal sont d’autant plus profondes qu’elles s’alimentent à la source des pouvoirs exceptionnels dont nous disposons pour toucher les esprits. Le déboussolement a des causes. Par exemple, le consumérisme individualiste qui s’installe non pas par hasard mais en raison d’un système économique mondial dont le seul moteur est le profit maximal. Sans oublier les inventions d’outils médiatiques capables du meilleur comme du pire. Ou encore l’interdépendance mondialisée qui crée de profondes frustrations individuelles ou collectives : comment réagir lorsqu’un modèle culturel, fortement égocentrique, semble s’imposer à tous ?

La peur de l’avenir s’inscrit non pas seulement dans les angoisses existentielles que chaque personne peut connaître, mais dans la répétition, parfois manipulatrice, de discours catastrophistes qui ne laissent plus aucune place à l’espérance.

Les moyens techniques dont dispose la société, et qui faisaient sa légitime fierté au cours des siècles, ont changé de nature. Ils laissent apparaître très nettement le spectre de la toute-puissance, éternelle tentation que nous conte déjà le récit biblique de la Création. Nous vivons le temps de la toute-puissance scientifique, technologique, médiatique, psychologique, parfois idéologique ou religieuse. Elle a le pouvoir de conduire à la destruction totale, sans rémission possible.

Le cadeau que fait Gérard Testard à ses lecteurs est non pas de promettre des lendemains qui risquent de ne plus chanter du tout, mais de leur proposer rien moins qu’une révélation : celle d’une Présence accueillie, parfois maladroitement, mais vécue authentiquement. À travers le récit d’une vie spirituelle chahutée, cette Présence peut sauver non pas de la souffrance mais de la désespérance.

Dans la quête du sens, je me méfie de certains usages des mots « sauver » et « sauveur ». Ils évoquent trop souvent des phénomènes d’emprise dont les ravages surgissent chaque jour, l’extase désincarnée ou encore la démission suicidaire. Dans la pratique des actions de solidarité inspirées par la dynamique des droits de l’homme, les victimes écrasées par l’injustice donnent au mot « sauver » un tout autre élan : nous sommes sauvées, disent-elles, non parce que les actions d’aide et de soutien auraient supprimé le malheur dans le monde, mais parce qu’au cœur de cette réalité, « nous ne sommes plus seules ». Sauvées par une présence qui trouve les moyens de rejoindre ceux que la misère, la répression, le désespoir enferment dans un univers clos et destructeur. Sauvées parce que la solitude mortifère est vaincue.

Le livre témoignage que propose Gérard Testard s’inscrit pleinement dans cette démarche d’accueil d’une Présence qui change tout, non en se substituant à l’être humain mais en « l’animant », en lui donnant un souffle, une âme. Comme l’âme du violon qui donne à l’instrument sa résonance.

Cette Présence a un nom pour Gérard Testard : le Père aimant que Jésus de Nazareth révèle, non par des discours mais par sa vie, sa mort et son relèvement au-delà de la mort. L’auteur témoigne de la force de l’accueil des dons que Dieu lui fait, comme autant d’appels au relèvement, au dépassement.

Il ne cache ni ses doutes, ni ses échecs, ni ses colères. Au cœur de ces tourments, l’auteur ne développe pas une leçon de théologie. Il partage sa révolte de savoir Jésus abandonné par tous sur la croix. Ce passage douloureux devient source de vie, non pas parce que la souffrance serait recherchée comme un mal salvateur, mais parce qu’elle est vécue dans une totale confiance désarmée. Gérard Testard nous livre sa propre expérience du surgissement de la vie au-delà de l’échec apparent.

Il lui fut difficile de trouver sa place dans un univers occupé par des « puissants » appartenant à un autre monde que le sien. Il éprouva très fort le choc de l’étonnante rencontre avec le courant charismatique chrétien. Il n’hésita pas à dénoncer des comportements destructeurs de la part de certains amis ou collaborateurs ; ni les crises à répétition qu’il a connues dans son parcours associatif, dans le cadre des Fondations du monde nouveau, puis de Fondacio. Il a connu amertume, fatigue, abattement, face à des comportements qui semblaient nier ses propres capacités ou ses réussites.

Aujourd’hui, à travers l’association Efesia, le cheminement avec Marie lui confirme la force d’une présence silencieuse mais pleinement aimante au cœur des tourments de la vie. C’est la mère de Jésus qui appelle à la rencontre entre spiritualités et cultures différentes. Tout particulièrement entre musulmans et chrétiens.

Cette Présence s’inscrit aussi dans un « lieu ». Gérard Testard partage son attachement sincère à l’Église catholique, au cœur de laquelle il garde toute sa liberté de jugement et de décision. « J’ai cru à mon sacerdoce laïc », écrit-il. Et il l’a exercé pleinement. Il souhaite cette Église toujours plus universelle. Il en sait les manquements. Il a rencontré nombre de ses plus hauts responsables, y compris le pape François, et plusieurs l’ont encouragé dans ses projets souvent renouvelés. En voyageant à travers le monde il a pu côtoyer également les communautés de personnes jugées « inexistantes » au regard de la société dominante. L’auteur a expérimenté le lien exigeant entre la foi et l’engagement dans le monde, au service de son humanisation, même s’il n’est pas toujours aisé à vivre. Gérard Testard participe pleinement au mouvement de réforme permanente qui devrait caractériser cette communauté au service des hommes et des femmes de ce temps.

Au cœur de chacun des épisodes de vie qui ponctuent l’ouvrage, une humble certitude transparaît : chacun, grâce aux dons qu’il reçoit de Dieu et qu’il fait fructifier, est appelé à vivre la fraternité, en prenant et reprenant résolument le chemin de la rencontre. C’est une bonne nouvelle pour ce monde insensé !

À nous d’accueillir à travers ces pages vivantes et très accessibles plus qu’une biographie : une « théographie », une théologie : un message accessible aux croyants comme aux non-croyants en Dieu, sur la présence active de Celui qui nous aime, soucieux de la pleine humanisation de tous. Par le partage de quelques reflets de sa vie, Gérard Testard atteste combien les dons que nous recevons peuvent être une force de vie fraternelle.

Guy Aurenche,

Avocat honoraire, ancien président de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre Solidaire).

AVANT-PROPOS

Nous nous sommes rappelés que personne ne se sauve tout seul, qu’il n’est possible de se sauver qu’ensemble.

Pape François – Fratelli tutti, no32.

Récemment, un partenaire de mission à qui je racontais mon histoire me disait : « Tu ne peux pas garder cela pour toi, tu dois raconter ce que tu as vécu ! » Et j’ai fini par accepter que mon témoignage « parle ». Ça n’est pas la première fois qu’on me faisait cette demande, mais j’y ai longtemps résisté, persuadé que ça n’en valait pas la peine. Peu à peu cependant, l’idée a fait son chemin en moi. Je ne suis pourtant ni un écrivain ni un orateur. Parler m’est toujours difficile et lorsque je dois rédiger, c’est autant avec la sueur qu’avec le crayon ! On verra pourquoi.

Mais mon histoire, je le sais bien, peut être utile à d’autres. Non pas parce que je serais un être exceptionnel – loin de là –, mais parce que j’ai traversé des moments d’exception où Dieu se faisait tangible. Surtout, elle touche à des questions très actuelles, certaines personnelles comme l’estime de soi, le discernement, la docilité à l’Esprit, l’emprise ; d’autres plus globales, comme la gouvernance en Église, l’apparition de nouveaux charismes, la place des laïcs dans l’Église, le dialogue œcuménique, interreligieux… Elle s’inscrit dans les années de l’après-Concile, relate l’apparition et la structuration d’un mouvement important et novateur au sein du Renouveau charismatique. Elle montre comment, après avoir été atteint par une crise liée à des abus, ce mouvement a pu se relever. Elle indique aussi comment il est possible de repartir lorsque tout paraît à nouveau défait, détruit, et qu’on se heurte à un non-sens. Elle s’ouvre enfin sur la relation citoyenne et spirituelle que les chrétiens peuvent entretenir avec les musulmans. Non pas de façon théorique mais de façon très concrète.

Elle dit surtout que l’on peut explorer de nouvelles voies pour travailler ensemble en Église. Et comment, en Église, ensemble signifie très vite au-delà des frontières géographiques, culturelles, religieuses de son propre pays, au-delà même de ses appartenances les plus anciennes et les mieux ancrées.

Cet ouvrage parlera donc de mon histoire qui a commencé par la culture de la terre pour arriver à une pédagogie de la culture de la rencontre. Évidemment, on y verra un changement de style – mais comment ne pas changer lorsque l’on fait un tel grand écart ?

Tout au long de mon parcours, j’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait et ce qui, collectivement, nous arrivait. Une situation inédite appelle une relecture théologique innovante. Si la théologie a vocation à favoriser l’intelligence chrétienne de ce que nous vivons, elle le fait par la prise en compte incessante et toujours renouvelée de la culture et de la société. Je l’ai fait avec mes propres moyens, avec autant d’aides qu’il le fallait, toujours poussé par la curiosité, le désir de comprendre, non pas pour spéculer mais pour agir, en essayant de ne pas me tromper – ni de tromper mon monde – et en tentant de rester le plus possible à l’écoute de l’Esprit. Je me suis souvent regimbé contre le mode de suppléance imposé implicitement aux laïcs dans l’Église. Je pense en effet qu’il y a beaucoup de manières de s’engager en donnant sa pleine mesure, notamment sur le mode associatif.

Mais le plus marquant dans mon parcours réside dans le fait que, quelles que soient les situations, quelles que soient les difficultés rencontrées, rien n’a jamais été perdu. Bien plus : toute difficulté rencontrée a toujours constitué la matière d’un nouveau départ. L’excellence, c’est de « faire bien » avec le peu que l’on a. Et même avec ce qui vient à manquer ! Cela demande une forme d’attention spirituelle, alliée à un travail sur la compréhension des situations afin de se tenir à la jointure des enjeux du monde. Rien n’est jamais perdu, rien. Paul nous dit : « Dieu ne reprend pas ce qu’il a donné et ne change pas d’idée à l’égard de ceux qu’il a appelés » (Rm 11,29). Ma vie a été marquée par des ruptures. Ruptures sociales, culturelles, spirituelles, ecclésiales, toutes plus ou moins douloureuses. Et pourtant, chaque rupture a été source d’un don plus grand, d’une renaissance plus vive, d’une joie plus pleine. Oui, Dieu ne reprend pas ses dons. Ou s’il les reprend, c’est pour donner l’occasion de les multiplier !

I

Formation

Je suis né dans un petit village de l’ouest de la France, Pannecé, plus précisément dans une ferme, la Hervelinière, à l’écart du bourg, à cheval entre l’Anjou et la Bretagne. J’ai compris plus tard la différence entre les Angevins et les Bretons – au point que l’on disait que la frontière entre les deux passait entre les quatre pieds de la table de la salle à manger –, mais en revanche, j’ai vite appris, à mes dépens, celle qui existait entre les gars du bourg, un peu plus délurés que les autres, et les gars des fermes, inexorablement arriérés ! Je suis d’un milieu paysan, radicalement paysan, totalement paysan !

Mon père était un très gros travailleur (j’ai de qui tenir !), mais c’était surtout un homme profondément bon. Malheureusement, il portait le poids de la mort précoce de son père, qu’il avait perdu lorsqu’il avait 11 ans, et, surtout, celui de la dernière guerre. Il avait fait deux ans de service militaire et passé cinq ans de captivité en Allemagne. Ça l’avait énormément marqué. Alors, il travaillait. Et il travaillait comme il l’avait appris plus jeune. Il n’avait pas pris le tournant de la modernisation agricole de l’immédiat après-guerre. Sans doute n’en avait-il pas les moyens financiers ni humains. Ce qui est sûr, c’est que, chez nous, le temps s’était comme arrêté.

Ma mère, elle, avait connu son futur mari juste avant son départ en Allemagne. C’était une femme aimante, intelligente, attentive et belle. Elle a attendu son fiancé pendant sept ans, belle preuve d’amour et de fidélité. À son retour, ils se sont mariés et ont eu huit enfants, je suis le quatrième. On s’est toujours sentis aimés. Ma mère a toujours cherché à nous préserver des difficultés familiales. Mais elle avait beau faire – et elle le faisait bien, très dignement –, j’ai toujours ressenti l’anxiété de mes parents face à l’avenir et j’en ai souffert, car nous vivions dans des conditions très précaires. L’eau du puits, par exemple, je l’ai su bien plus tard, était polluée car la nappe dans laquelle on puisait était trop haute, en contact avec toutes les sanies de la ferme. L’un de mes frères était tout le temps malade, sans doute intoxiqué par cette eau. Nous avions une seule pièce à vivre, une seule cheminée pour chauffer toute la maison, pas de salle d’eau, les toilettes au fond du jardin. Il n’y avait pas de tracteur à la ferme, on utilisait la puissance de travail des chevaux. Il n’y avait pas de télévision, pas de journaux, pas de voiture, juste la radio.

Faux départ

J’allais à l’école primaire bien sûr, j’y réussissais assez bien, avec un intérêt très relatif toutefois, mais comme tout le monde. Pourtant, à la différence des autres, sitôt sorti de l’école, je rentrais à la ferme et j’y travaillais. J’ai commencé très tôt à travailler. Je me rappelle avoir ramassé les betteraves à l’âge de 5 ans. Au bout du rang, lorsque les betteraves étaient un peu moins lourdes, je les balançais dans le tombereau avec mon père. Je changeais les litières des animaux. La traite se faisait à la main. J’ai connu le foin rentré en vrac, à la main, le cochon tué et mis en pièces. Je prenais part à tous ces travaux très physiques, très terriens, j’aimais ça, j’ai même gardé un goût prononcé pour tout ce qui a trait à la terre. Je ne suis entré que tardivement dans le monde moderne et quasiment jamais dans celui des gens cultivés. Toute cette vie de travail nous coupait des autres, des gars du bourg. Certains par exemple allaient en colonies de vacances. Pas moi.

À la rentrée 1962, j’avais 12 ans. J’avais passé l’été à la ferme, à planter des betteraves et des choux, à faire la moisson et à ramasser les pommes de terre, et je reprenais sans broncher le chemin de l’école. Mais je ne me suis retrouvé qu’avec quelques garçons de mon âge, les autres n’étaient pas là ! Que se passait-il ? J’appris alors qu’ils étaient entrés directement en sixième au collège qui venait d’ouvrir dans le chef-lieu de canton voisin. Je devais donc rester pour passer mon certificat d’études. Voie de garage. J’ai eu ce jour-là l’amer sentiment d’avoir raté le train.

À 13 ans, brutalement, mes parents m’ont retiré de l’école. Ils avaient trouvé un arrangement avec une école d’agriculture de la région. J’y allais quinze jours par mois, le reste du temps, j’étais à la ferme. Je partais le lundi matin à vélo, ça n’était pas loin, quinze kilomètres, mais avant de partir, vers 5 ou 6 heures, je soignais les vaches… Je ne sais pas si tout cela était bien encadré, bien régulier, en tout cas, cela leur permettait de m’avoir sous la main de façon à peu près continue.

J’ai passé trois ans à mi-temps dans cet internat. À la fin, j’ai passé le brevet d’apprentissage agricole, le brevet professionnel agricole et le BEPC. Les profs m’ont même proposé de faire quelques semaines de plus pour passer le brevet d’agent technique agricole.

Et puis je suis revenu travailler à la ferme. Pour moi, cela a été un choc, une rupture. Rupture des relations avec les derniers camarades de la commune qui me restaient, rupture éducative… Et pourtant, c’était valorisant de travailler ! Je me sentais pris entre deux sentiments : d’un côté, il y avait la fierté d’être déjà au travail, de faire ce que j’aimais – l’agriculture –, et de l’autre le regret de ne pas faire d’études comme la plupart de mes amis, que je voyais s’épanouir et s’ouvrir à une culture qui m’échappait. Notre maison de la culture, c’était la cave où l’on devisait sans fin avec les agriculteurs voisins des vaches, des veaux, des moutons et des cochons et, bien sûr, du temps qu’il faisait et de l’état des cultures en buvant un canon.

Nous possédions vingt-cinq hectares, répartis dans trente champs, des bouts de parcelles dans tous les sens : le remembrement n’était pas passé par là. On vivait en autarcie, sans beaucoup d’échanges commerciaux avec l’extérieur. Mais ce n’était plus possible dans les années soixante ! De plus, l’écart social et culturel grandissait avec les camarades. Je me souviens d’en avoir plus d’une fois pleuré, au fond du champ, avec mes juments.

J’aime la terre, c’est sûr, mais elle a vraiment été trop ingrate avec moi. Mon sentiment vis-à-vis d’elle est resté profondément ambivalent.

Heureusement, j’étais bon footballeur, et le foot était un lieu de socialisation tout à fait remarquable. Je me suis tellement donné au club que je suis devenu président des années plus tard, à 26 ans, tout en continuant à jouer. Mais les autres joueurs, eux, étaient étudiants et parlaient de choses que j’ignorais totalement. Je me souviens d’une conversation au cours de laquelle ils parlaient de la révolution russe de 1917. Je leur demande naïvement de quoi il s’agit. Et l’un des deux me répond :

— Eh bien ! si tu ne sais pas ça, tu n’iras pas bien loin. Je m’en souviens encore. J’étais mortifié.

C’est à cette époque que j’ai décidé de passer mon permis. Pour me rendre à mes cours, je devais passer devant l’école d’agriculture. Je m’y arrête un jour, j’entre et me mets à discuter avec un prof que j’aime bien. Il me dit :

— Va donc à la chambre d’agriculture, à Nantes, il y a des formations, tu ne peux pas rester comme ça.

Et me voilà parti un beau matin à Nantes – soit quarantecinq kilomètres – à mobylette. À la chambre d’agriculture, on m’apprend l’existence d’un parcours de formation et on me met en contact avec un certain Albert Le Peltier. Ce dernier m’explique qu’il faut que je sois admis dans un centre de préformation, comme celui qu’il dirige. C’est un centre dédié à des jeunes comme moi qui n’ont pas suivi d’études secondaires mais qui ont des capacités pour aller dans le supérieur.

— Vous allez rattraper le niveau terminale en une année. Vous pourrez ensuite entrer en faculté ou en formation de technicien agricole. Mais il faut commencer par passer un concours et faire quatre stages.

J’ai décidé de passer le concours dans quatre écoles différentes : le choc vécu à 12 ans me restait en travers de la gorge et je voulais multiplier mes chances. Une fois admis, j’ai choisi le centre de promotion sociale de Châtillon à Cantenay-Épinard, près d’Angers, dirigé par Albert Le Peltier, et qui faisait partie de l’institution des maisons familiales rurales.

L’étau se desserre

Après avoir réussi le concours et obtenu mon permis, j’ai dit à mes parents que j’allais quitter la ferme. Ma mère s’est écroulée en larmes, mon père n’a rien répondu mais quelques jours plus tard il a acheté un tracteur, un petit Massey-Ferguson 135 d’occasion. Je me suis occupé de l’engin, j’ai bricolé avec un artisan les remorques et toutes les machines tirées auparavant par les juments et j’ai passé tout l’été avec le tracteur. À la mi-août, je me suis préparé à quitter définitivement la ferme. Le 16 au matin, juste avant de partir, mon père m’a avoué qu’il ne savait pas faire marcher le tracteur. Appréhension devant la nouveauté ? Ce qui est sûr, c’est qu’il avait acheté ce tracteur pour moi, pour me retenir, et que jusqu’au bout, il avait pensé que je resterai, que je renoncerai à m’en aller. Je n’ai pas bronché, même si j’avais le cœur gros, et je lui ai appris à manier l’engin. Il a alors tiré 200 francs de son tiroir à tabac (il fumait un paquet de gris par semaine) et me les a donnés. Il faut reconnaître que le coup était rude, car il espérait bien que je reprendrais l’exploitation. Mais je devais suivre ma route. Aussi dur que cela fût pour tous.

Je suis donc allé dans ce centre, j’y ai acquis le niveau terminale, et j’ai fait dans la foulée une formation de technicien agricole près de Tours, avec au moins sept stages de trois semaines à un mois répartis sur deux ans. Cela a représenté un tremplin vers un monde nouveau pour moi, tant sur le plan intellectuel que sur les plans culturel et socioprofessionnel. L’étau se desserrait. C’était presque comme si je passais du fauteuil roulant à la marche.

Albert Le Peltier m’a alors demandé de venir enseigner au centre qui m’avait formé, à Cantenay-Épinard. Surpris, ne me sentant pas à la hauteur, mais très honoré cependant, j’ai accepté car j’avais confiance en cet homme. Nous avons souvent échangé ensemble sur mille choses, d’autant que nous partagions une même foi.

À ce moment-là, j’ai appris que ma mère était à l’hôpital avec une « adhérence » au cerveau, je me souviens encore du mot. En fait, c’était une tumeur cancéreuse, mais, à cette époque-là, on ne disait pas la vérité au malade ni à ses proches. Elle a été soignée, mais ma sœur a dû tout quitter pour venir s’occuper d’elle. Lorsqu’elle a été à nouveau hospitalisée, ma sœur et mon père se relayaient pour aller la voir à l’hôpital. Un jour qu’ils faisaient route ensemble vers le CHU de Nantes, un homme ivre brûle un stop et c’est l’accident. Une collision sévère. Mon père est resté seize mois à l’hôpital, puis en maison de rééducation, et n’a plus jamais remarché. Entre-temps, ma mère est morte. Elle avait 52 ans. Il nous a fallu, ma sœur et moi, liquider la ferme qui n’avait plus de raison d’être. Ma sœur, toute jeune mariée, a pris notre père chez elle.

À la fin de l’année, je suis donc enseignant à CantenayÉpinard avec Albert Le Peltier. Il faut tout de même imaginer la situation : j’avais 22 ans, et les jeunes que je devais former en avaient en moyenne 23 ! Mais ce n’était pas important, car j’avais repris confiance en moi. J’aimais le contact avec ces élèves qui avaient tous été éjectés du système scolaire. J’allais les visiter en stage ; je retrouvais mon milieu agricole et j’avais le sentiment de participer à son développement. Par ailleurs, enseigner me poussait à continuer d’apprendre. Je suis resté là pendant huit ans, cinq ans moniteur et trois ans directeur.

Parallèlement, je prenais des responsabilités. Je suis devenu président du club de football dans lequel je jouais. Je suis devenu également président national du syndicat que nous avions créé dans notre branche professionnelle. Enfin, je me suis engagé comme délégué pédagogique pour les enseignants des centres de promotion sociale de l’ouest de la France.

Tous ces engagements m’ont fait apprécier à nouveau ce milieu agricole et rural qui était le mien et ont développé en moi une passion pour la pédagogie. J’aimais ces jeunes. Ils n’avaient pas, bien sûr, un savoir abstrait et académique, car ils avaient quitté le collège en cours de scolarité, mais ils étaient intelligents et leur motivation était grande. Ils ont vu leur vie changer comme la mienne avait changé et se sont engagés pour la promotion de leur milieu socioprofessionnel. Les centres des maisons familiales étaient une belle école de formation pour la jeunesse agricole. Cette expérience d’alternance avait été imaginée et montée avant la guerre par des syndicalistes paysans, parents d’adolescents qui ne trouvaient pas dans le système scolaire existant de réponse adaptée à leurs besoins. Elle devait aussi beaucoup à la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) et à l’impulsion d’un curé de campagne, l’abbé Granereau. La formation s’appuyait sur une anthropologie d’inspiration chrétienne et permettait d’assurer la continuité d’une vision chrétienne de l’homme et de sa vie sociale.

Pendant mon enfance, j’avais baigné dans un christianisme authentique, où Dieu avait vraiment sa place parmi nous. Ensuite, il y avait eu ce passage par l’alternance avec Albert Le Peltier ; nous nous posions toutes les questions que les jeunes se posent et nous mettions notre foi en débat. C’est cette foi transmise et réappropriée qui m’a permis de me construire et de traverser les drames familiaux et les difficultés personnelles.

Et voilà qu’Albert Le Peltier, devenu directeur régional, me propose de reprendre la direction du centre de Cantenay ! J’avais 27 ans. Le centre accueillait cent élèves par an et devait renouveler tous les ans la totalité de sa population. Quant à l’équipe, elle se composait de six moniteurs à temps plein, auxquels s’ajoutaient quelques vacataires et personnels administratifs. La direction du centre était plus pédagogique qu’administrative. Parallèlement, je continuais les cours. Cette confiance qui m’était faite – au-delà de ce que je percevais moi-même de mes possibilités – a été une vraie école, et une leçon de vie.

*

* *

Pendant tout ce temps, il y avait Marie-Madeleine ! Elle était de Pannecé elle aussi. Son père, agriculteur, avait un tracteur, et il était syndicaliste. Ses parents avaient trois filles qui sont toutes allées jusqu’au baccalauréat et ont fait des études supérieures. Marie-Madeleine est devenue assistante sociale. Un même milieu, mais deux trajectoires bien différentes.

Je l’ai rencontrée lorsque j’avais 12 ans. J’étais en route pour le cinéma, où j’allais voir mon premier film. Je l’ai aperçue sur le seuil de sa porte, alors que je passais en voiture avec toute une bande d’enfants.

J’ai été séduit. D’un seul coup ! Je me souviens bien d’elle et de sa jupe plissée, son image est restée imprimée en moi et ne m’a jamais quitté. Je lui ai déclaré ma flamme à 20 ans, mais j’ai fait un flop ! Il a fallu que j’attende. Je gardais son image dans un coin de ma tête avec l’idée que ça pouvait démarrer entre nous.

II

Rencontres

Marie-Madeleine et la communauté

Nous sommes en 1979, j’ai 29 ans, un magnifique mois de juillet s’annonce. Et pourtant, je vais à Poitiers m’enfermer dans un amphithéâtre universitaire pour une rencontre à laquelle Marie-Madeleine m’a invité. C’est le premier d’une série de trois week-ends organisés par la « Communauté de Poitiers1 », appelée aussi Communauté chrétienne de formation (CCF). À dire vrai, je suis là essentiellement pour Marie-Madeleine. Je n’ai rien contre la vie chrétienne, bien au contraire, je suis même l’un des rares jeunes de mon village à ne pas avoir abandonné la pratique religieuse, mais je suis surtout amoureux de Marie-Madeleine et j’attends un signe de sa part.

Mais le signe attendu ne vient pas, et le programme est trop introspectif pour moi. Je viens d’un monde paysan réservé, mon tempérament personnel ne me porte guère à ce genre d’exercice psychospirituel. Au beau milieu de la rencontre, déçu, je m’en vais.

Et pourtant, j’y retourne l’année suivante, toujours à l’affût d’un signe de Marie-Madeleine. Je suis inquiet pour elle – pour ce que j’imagine être notre avenir –, car je la vois très investie. Je me demande si elle n’est pas en train de devenir une sorte de « bonne sœur » !

Je commence donc ce second week-end sur la réserve. D’entrée de jeu, le contenu me met mal à l’aise. Ce sont des questions d’introspection qui nous sont de nouveau proposées. Rien sur la foi. Rien sur l’engagement. Mais des questions un peu confuses, du genre : « Qui suis-je ? », ou « mon rêve fou », ou encore « mes prisons personnelles »… J’aperçois un groupe priant les bras levés vers le ciel. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne suis pas du tout habitué à ces extériorisations sentimentales. Bref, une nouvelle fois, je décide de partir avant la fin. Sur le chemin du retour, je brasse dans ma tête et dans mon cœur le film des événements, je suis très critique. Pourtant je me ravise : « Je n’ai pas été jusqu’au bout de l’expérience et mon analyse ne peut pas être complètement honnête. Je dois faire au moins un week-end en entier. » Ma réaction, je le sens bien, est paradoxale. Néanmoins, je décide de retourner à Poitiers le week-end suivant.

La troisième session s’intitule : « Ouvriers pour un monde nouveau ». Je dois dire que ce seul titre me met dans une meilleure disposition. Je suis parti de rien ou presque, et j’ai beaucoup travaillé pour prendre l’ascenseur social. Je suis devenu enseignant, directeur d’un centre de formation, fondateur et président d’un syndicat dans ma branche professionnelle, président d’un club de football, j’ai même commencé un cycle de formation parallèle conduisant à un master. Toutes ces responsabilités m’ont fait franchir des seuils de socialisation, et je désire travailler au développement du monde rural.

C’est donc dans un tout autre état d’esprit que je démarre ce week-end, au milieu d’environ quatre cents personnes, dans un amphithéâtre tout aussi plein que lors du week-end précédent.

Le déroulement de la rencontre est fidèle à son intitulé. Être ouvrier pour le Seigneur, ou plus exactement devenir, avec Lui, serviteur de la transformation du monde m’enthousiasme profondément. Je me sais ouvrier de la transformation du monde rural, mais je perçois là confusément la possibilité de décupler ma capacité à transformer le monde. C’est sans doute pourquoi je me laisse faire et je joue le jeu… Jusqu’au bout cette fois-ci.

Tout est changé

Lors de l’eucharistie de clôture, je fais une expérience qui va marquer définitivement ma vie. Il y aura désormais un avant et un après. Il nous est proposé de remettre à Dieu nos intentions de prière avant de repartir. Au même moment, des personnes prieront pour nous en nous imposant les mains, comme on le lit dans les épîtres de saint Paul.

Et voilà que, lors de cette imposition des mains, je me sens enveloppé d’une tendresse et d’un amour tels que je n’en avais jamais ressentis jusqu’alors. Une présence aimante m’envahit à laquelle je me rends, je m’abandonne, lâchant toutes mes résistances. Dans ce moment suspendu, hors du temps, une vision s’impose à moi : une grande avenue à emprunter se dessine devant mes yeux et une parole claire dont je ne sais la provenance m’est donnée : « Si tu me suis, tu auras une fécondité de cent pour un. » Tout cela en un instant au goût d’éternité. Je connaissais la parabole du semeur, je savais que la semence représentait la parole de Dieu et qu’elle pouvait avoir un rendement différent suivant le sol dans lequel elle tombait (nul si elle atterrissait dans les ronces ou sur les pierres au bord du champ, de trente, soixante ou cent pour un dans la bonne terre), mais je n’avais jamais imaginé que ce passage pouvait me concerner personnellement.

Quelque chose s’imprime en moi pour toujours. C’est si fort, si puissant, si définitif, que je ne sais comment l’exprimer. Aujourd’hui encore, je trouve les mots bien faibles pour décrire cette expérience unique.