Diplomatie du bout du monde - Pierre Seillan - E-Book

Diplomatie du bout du monde E-Book

Pierre Seillan

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Beschreibung

Capitaine de frégate puis conseiller des affaires étrangères, Pierre Seillan a été accrédité entre 1995 et 2011 successivement en Chine, à Singapour, en Australie, au Pakistan, en Afghanistan et en Libye. Il connaîtra la détention et la résidence surveillée à Pékin, le développement de Singapour, les négociations à Paris, la tyrannie de la distance en Australie, sans oublier l’insécurité permanente dans ses trois derniers postes.
Premier conseiller à Canberra, consul général à Karachi, hautreprésentant civil en Afghanistan (Kapisa/Surobi), en mission en Libye auprès du Conseil National de Transition lors du « Printemps arabe », Pierre Seillan, d’une plume précise et enlevée, fait de ses mémoires un récit passionnant et révélateur de la complexité de ce métier qui participe à l’écriture de l’Histoire.

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© La Boîte à Pandore

Paris

http ://www.laboiteapandore.fr

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ISBN : 978-2-39009-496-8 – EAN : 9782390094968

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

Pierre Seillan

Diplomatie du bout du monde

Le Quai, l’orient et la chance

Vous n’imaginez pas le potentiel d’attraction que peut exercer la mer et plus particulièrement la Chine quand on naît en Gascogne !

C’est ainsi qu’officier de marine, je vais apprendre le chinois, puis, après avoir commandé l’Athos et le Dumont d’Urville, être nommé attaché naval à Pékin.

J’y arrive en 1995, je suis alors capitaine de frégate, j’ai 38 ans.

Entre 1995 et 2011, une succession de bonnes fortunes vont m’amener à vivre, seul ou en famille, dans des pays attirant l’attention générale, parfois même au cœur de l’actualité.

Le récit de cette expérience diplomatique, comme militaire, jusqu’en 2000, comme diplomate ensuite, n’a d’autre prétention que de témoigner du quotidien tel qu’il est vécu dans ce monde considéré comme feutré.

Définir un diplomate semble toujours délicat, aussi, je vous propose la définition qu’en donnent les Anglais, avec humour : « Un diplomate est quelqu’un capable de vous conduire en enfer et de faire en sorte que vous trouviez le voyage agréable. »

Inspirés par cette définition, partons vers l’Orient pour des pérégrinations de quinze ans au cours desquelles je serai successivement attaché naval à Pékin, attaché de défense à Singapour et à Brunei, puis premier conseiller à l’ambassade de France à Canberra, consul général de France à Karachi, Haut Représentant français en Kapisa-Surobi (Afghanistan) et enfin, l’adjoint du représentant français auprès du Conseil National de Transition en Libye lors des printemps arabes…

En espérant que... « vous trouviez également le voyage agréable ».

La Chine 1995-1996

Des missions, une arrestation, puis des mois de résidence surveillée à Pékin

Contexte et préparation

En 1989, le mur de Berlin tombe, les Soviétiques quittent en deux mois l’Afghanistan après dix ans d’une « occupation exemplaire » et Li Peng mate la révolte des étudiants de Pékin. Tous ces événements si souvent prédits surprennent par leur soudaineté, la rapidité des effondrements, leur simultanéité, leur dispersion et la vigueur de leurs conséquences. Comme toujours, même prévenus, les experts passent par un état de légère sidération.

Dans ce contexte, la Chine, pays aux cinq points cardinaux, qui s’est nommée, sans pudeur exagérée, le centre (en mandarin Zhong guo : traduit par empire du Milieu), intrigue et fascine. Elle est le pays le plus peuplé de la terre dès avant notre ère, et son histoire énumère sans hiatus vingt-quatre dynasties consécutives. Elle a apporté au monde la roue, l’imprimerie, la boussole et la poudre et préoccupe aujourd’hui toutes les chancelleries1 qui se demandent si elle porte en elle un nouveau projet hégémonique.

S’il est plus facile de répondre aujourd’hui à la question, cela l’était moins durant la période de transition commencée dans les années quatre-vingt-dix et annoncée officiellement par le discours de Deng Xiao Ping à Shanghai en 1992 prônant le pragmatisme : en clair, l’abandon de la planification quinquennale et la libéralisation de l’économie.

En 1990, après dix ans à la mer dont cinq dans l’océan Indien, terrain de jeu des grandes puissances, « terrain vague » pour les autres, j’obtiens de pouvoir étudier le mandarin et de rejoindre ce qu’il est convenu d’appeler la filière internationale de l’état-major des armées. Le cursus consiste à mener de front une formation linguistique à l’INALCO2 et une formation au renseignement militaire. Cette période va durer de 1990 à 1992 et s’achever par une immersion linguistique à Taïwan.

Taïwan offre par bien des aspects des similitudes avec la société occidentale et l’argent y est roi. Cependant, le quotidien, rythmé par les tremblements de terre, est encore marqué par l’attachement viscéral des anciens au continent, la plupart des familles ayant encore des parents en Chine continentale. Cette séparation entre Chine nationaliste et Chine populaire a tranché en grande partie les liens politiques, « officiellement » les liens économiques, mais la douleur et le ressentiment sont encore perceptibles sur les deux rives. La France y bénéficie d’un préjugé très favorable, car elle accepte de fournir des armes à cette portion dissidente, en prenant soin de ne pas trop contrarier la Chine populaire.

Ce stage d’immersion sera concomitant avec la signature des contrats d’achat de frégates qui feront couler beaucoup d’encre et qui seront à l’origine d’un scandale d’État portant sur le paiement de rétrocommissions. Ce sera mon lot, comme nous le verrons en d’autres occasions, de me trouver là où le pouvoir se fait prendre la main dans le sac, ou bien là où il se prend les pieds dans le tapis (Karachi, Kaboul, Tripoli).

Cette immersion, en révélant l’effort linguistique qu’il me restait à faire, avait surtout confirmé l’intérêt que présentait ce monde. J’enchaîne alors les formations au changement de milieu destinées à transformer l’officier de marine en diplomate, et acquiers les techniques nécessaires à la mission renseignement :

–connaissance des règles et des lois du pays pour ne les transgresser que sciemment ;

–lecture rapide de la presse ;

–prise de contact et gestion de ce qu’il est convenu d’appeler des sources ;

–réalisation d’enregistrements, de vidéos, de photos (capacité de les développer soi-même)

–capacité à exécuter une filature ou à détecter et à échapper à une filature ;

–ouverture d’un courrier sans laisser de traces ;

–utilisation du chiffre ou des codes ;

–détection de la présence de micros ou de caméras ;

–utilisation des interprètes, etc. ;

… enfin, tout ce qui peut, si l’on n’est pas préparé, accélérer le rythme cardiaque et ce qui fait le charme des bons vieux films d’espionnage.

L’objectif est de prendre la relève de l’attaché naval (AN) en poste à Pékin en 1995 en sachant lire, écrire et parler le mandarin. Il sera considéré comme atteint quand je prends mes fonctions début août.

Premières consignes

Chuchotés au sommet du célèbre « Beijing Hotel3 » sur un balcon extérieur à l’angle de l’avenue Chang-An et de la cité interdite, voici les premiers conseils transmis par mon prédécesseur le jour de mon arrivée, en sirotant une Qingdao4:

« Je te confirme que tout ce qui se dit dans l’ambassade et dans la mission militaire, tous nos visiteurs, la plupart de ce que nous écrivons, tous nos déplacements sont connus des Chinois. Dans le même temps, nos appartements sont piégés, notre personnel est choisi par les autorités chinoises et convoqué tous les vendredis après-midi pour faire un compte-rendu. Comme ils ne manquent pas d’humour, ils appellent cela “formation”.

J’oubliais, l’accès de chacune des résidences est contrôlé pour nous protéger d’une éventuelle révolte des “Boxers” et la cage d’escalier est entretenue en permanence, mais du regard et de l’oreille seulement. En effet, la crasse reste totalement insensible à cette présence, elle en profite même. »

Ambiance !

Début de séjour

La mousson fait suffoquer Pékin. Le petit monde politique et diplomatique est très agité par la préparation de la « Quatrième Conférence mondiale sur les femmes » sous l’égide de l’ONU, qui va se tenir du 4 au 15 septembre.

C’est une première pour la Chine, et les vieux réflexes datant de la présence soviétique conduisent au syndrome du village Potemkine. Les façades se trouvant sur les itinéraires des délégations sont repeintes et fleuries, un village à 50 km de la ville (Huairou) est neutralisé et transformé à grand renfort de constructions éphémères en centre international de conférence. Les Chinois contrôlent tout. Les journalistes étrangers sont sous surveillance permanente et les délégations (plus de six mille délégués) stérilisées par la chaleur oppressante d’un accueil trop prévenant. L’ambassade semble comme réveillée en sursaut : madame Chirac et la ministre de la Condition féminine, madame Dufoix, débarquent !

Au milieu de cette agitation, la mission militaire poursuit discrètement son activité, l’attention étant manifestement concentrée ailleurs. Parmi les trois tâches normalement assignées aux missions militaires, le recueil de renseignements est ici prépondérant. L’embargo européen toujours en vigueur sur les ventes d’armes après le massacre de Tian-An-Men empêche toute initiative pour promouvoir l’industrie de défense française et réduit considérablement les possibilités de relations bilatérales qui restent comparables à celles entretenues pendant la guerre froide.

La mission principale est donc de suivre la modernisation de l’outil militaire chinois et d’analyser l’évolution des positions chinoises avec une attention particulière portée aux dossiers pouvant avoir un impact sur les relations internationales, comme la question de souveraineté de Taïwan que la Chine rejette, considérant toujours l’île comme la 21e province de Chine5, ou le contentieux portant sur la circulation maritime en mer de Chine du Sud (îles Spratleys) dont la Chine veut garder le contrôle. Elle considère cette zone comme une mer intérieure.

Dans ce contexte, les trois attachés militaires (Terre, Mer et Air) sont là pour tenter d’évaluer à partir de quand la puissance militaire chinoise permettra à la Chine d’exercer une menace potentielle sur le monde occidental. Autant dire que personne n’y croit avant une trentaine d’années, tant la suprématie occidentale paraît établie. La description de l’équipement militaire chinois ou des forces constituées est systématiquement empreinte de condescendance, car tout n’est encore que copie légèrement modifiée du modèle soviétique qui vient de s’effondrer.

La chancellerie diplomatique n’a pas les mêmes impératifs, puisqu’elle œuvre pour normaliser la relation franco-chinoise sérieusement mise à mal après les décisions internationales et les sanctions toujours en vigueur prises contre la Chine, suite au « désordre étudiant de 89 » (embargo sur les armes, restrictions diverses, contrôle des changes, taxes, etc.).

La révolution culturelle de 1976 est loin, la révolution économique lancée en 1992 commence. Les Occidentaux grisés par ces changements se laissent engluer dans un premier bras de fer qui aujourd’hui fait figure de combat de retardement, quand on sait que la Chine populaire avait abandonné du jour au lendemain plans et directives et replacé le profit au centre. L’Occident parlait, lui, de normes contraignantes, sujet que Pékin vomissait pour en avoir tant souffert. À tous les niveaux de la société, la seule norme était de voir grossir l’épargne, et l’épargne s’accumule à un rythme extravagant.

Certes, le retard du pays est considérable, mais équivalent à notre retard pour apprécier son potentiel. Les sinologues distingués et les experts de tout poil n’en finissent pas aujourd’hui de se trouver des excuses pour ne pas avoir prédit l’avènement en moins de quinze ans de « la deuxième première puissance mondiale », alors qu’ils prédisaient dans le même temps, avec un luxe de détails, le chaos idéologique et la pire guerre civile.

La Chine que je parcours en 1995 est décrite comme un pays du tiers-monde dont on se plaît à énumérer les retards. Tout est bon pour la stigmatiser. Les instructions des ambassadeurs européens fourmillent de démarches à faire pour rappeler à l’ordre un pays qui ne respecte pas les droits de l’homme, la propriété intellectuelle, le statut de la femme ou des minorités, les règlements internationaux, l’indépendance de Taïwan, les directives européennes, celles de l’OMC, l’environnement, etc., autant de sujets pour lesquels la Chine fait figure de mauvais élève. Ce harcèlement, pénible pour un homme normal, est inadmissible pour un Chinois qui considère comme barbare tout ce qui n’est pas chinois.

Avec un certain cynisme, les Européens souffrent moins que les Américains des réactions chinoises, car, en cette période d’ouverture, les expatriés blancs sont, pour les Chinois, tous des Américains. Ils ignorent superbement l’Europe qui s’élargit sans se renforcer et désignent pour cible les États-Unis à l’ouest et le Japon à l’est.

Dès mon arrivée, je vais arpenter le littoral chinois (5 000 km de côte) à raison d’une semaine toutes les trois semaines en autonomie totale (il n’y a pas de téléphone portable en Chine à cette époque, encore moins d’Internet) et consacrer les deux semaines suivantes à exploiter les informations recueillies et préparer la mission suivante. Il s’agit de glaner hors de Pékin le maximum de renseignements inaccessibles auprès des aimables correspondants officiels, d’inventorier les moyens de la marine chinoise, d’évaluer sa capacité opérationnelle et de détecter, si possible, le nouveau matériel ou les nouvelles capacités opérationnelles apportées par l’aviation embarquée, l’utilisation de leurres, des transmissions par satellite, etc.

Ces missions font découvrir la Chine en reconstruction qui abandonne les entreprises d’État devenues des dinosaures de rouille. Béton, échafaudages vertigineux en bambou et revêtements blancs en carreaux de céramique type salle de bains sont partout. Le littoral devient un eldorado pour les centaines de millions de paysans de l’intérieur condamnés à la famine s’ils restent sur place. Le grouillement humain génère une pollution omniprésente et agressive pour tous les sens, au point que même les Chinois commencent à porter d’illusoires masques respiratoires. Me déplaçant beaucoup à pied, moyen idéal pour voir, pour parler, pour déceler une filature, j’avance bien souvent sur des planches ou des briques destinées à permettre de passer à pied sec sur des voies transformées en égout à ciel ouvert. C’est donc avec un sac à dos contenant une caméra vidéo, deux appareils photographiques, plusieurs téléobjectifs, un doubleur de focale, des jumelles, un dictaphone, un GPS, des photocopies de cartes américaines (les seules à peu près fiables), une grosse somme d’argent pour pouvoir prendre sur place sans laisser de traces un ticket d’avion, pour acheter un document ou le silence, quelques barres de céréales et une tenue de rechange que j’effectue toutes les missions.

De Shenyang en Mandchourie à Zhanjiang sur la mer de Chine du Sud près de l’île d’Hainan, je déambule. J’observe un arsenal hétéroclite constitué par les vieux sous-marins classiques « Ming », copies des sous-marins « Foxtrot » laissés par les Soviétiques dans leurs bases de Dalian, mais aussi les premiers « Song » et les sous-marins classe « Kilo » récemment achetés aux Russes, le vieux sous-marin nucléaire lanceur d’engin « Xia » à Jiangezhuang au sud de Qingdao, les trois grandes bases navales abritant les flottes de l’Est, du Centre et du Sud (Dalian, Qingdao et Zhanjiang), les bases de vedettes lance-missiles et lance-torpilles du détroit de Taïwan, les bases aériennes qui persillent le littoral. Je visite également les grands chantiers de construction navale de Dalian, Qingdao, Shanghai et de Wuhan, tenant à jour, autant que possible, « l’ordre de bataille », document faisant l’inventaire de l’ensemble des moyens de la marine chinoise. Ce travail de « botaniste » était complété par un recueil d’informations sur l’activité opérationnelle de ces navires. Sans entrer dans les détails, la marine est le parent pauvre des trois armées, et la Chine a perdu depuis longtemps son aptitude à parcourir les mers.

Le temps de l’amiral Zheng He qui, durant trente ans au début du XVe siècle, avait sillonné l’océan Indien à la tête d’une flotte d’exploration chinoise paraît bien loin.

Cette marine, dont les unités en construction montrent encore vingt ans de retard par rapport aux navires équivalents des marines occidentales, n’inquiète pas. Cependant, j’observe :

–à Dalian, la construction du premier pétrolier ravitailleur d’escadre, réplique du PR Var ;

–à Shanghai, le premier système embarqué de missiles Crotale (système missile anti-air de courte portée), copie du système français acquis avant l’embargo ;

–un sous-marin « Kilo » à proximité de Shanghai et de Canton ;

–des équipements purement chinois, comme le sous-marin « Song » près de Wuhan (les classes de sous-marins chinois étaient identifiées par le nom d’une dynastie : Xia, Ming, Song) ;

Toutes ces observations montraient que l’industrie de défense après des années d’utilisation de matériel étranger faisait des efforts dans tous les domaines pour acquérir son indépendance.

Au cours de ces missions, je glane une multitude d’informations qui, après contrôle et recoupement, permettent d’affiner l’analyse que nous faisons de la défense de ce pays. Pour être honnêtes, l’immensité du territoire, le fait que nous nous bornons à faire de la recherche ouverte et la différence de culture nous conduisent à passer assez souvent à côté de la vérité, ce qui nous pousse à émettre des avis prudents et nuancés. Une forme de routine du stress s’installe en entrant dans les bases pour des motifs et des alibis souvent improbables, en prenant à la sauvette des photographies, en dépliant l’antenne GPS pour positionner une installation, en montant sur les reliefs, sur les corniches ou sur les toits pour une photo plongeante, en posant des questions qui étonnent, en louant des moyens de transport variés (camion, taxi, barque, moto, vélo), en préférant voyager sur le toit des bus ou en pont découvert sur les ferries.

Les aventures cocasses s’accumulent à un rythme aussi soutenu que les renseignements. Le travail est passionnant dans un pays qui est resté si longtemps à l’écart qu’il se protège mal. C’est ainsi que je vais entrer et ressortir de bases aériennes, navales ou sous-marines, de camps d’entraînement, de laboratoires de recherche, de tour de contrôle, parfois guidé par les responsables eux-mêmes qui ne pensaient plus qu’à épater le barbare étranger ou à s’enrichir.

Avant un départ en mission pour Shanghai et Hangzhou

L’objectif était, à Shanghai, la vérification de l’activité du conglomérat chimique, l’observation des chantiers navals sur le Huang Pu, affluent du Changjiang qui traverse la ville, et une visite de Hangzhou, l’ancienne capitale des Song où se trouvaient plusieurs bases militaires.

Cette mission avait aussi pour objet d’endormir un peu nos suiveurs après des filatures serrées lors d’une mission précédente. Nous avions convenu avec l’AN britannique d’y aller ensemble, et son épouse avait accepté de nous accompagner. Les détails de la mission se réglaient toujours hors ambassade, pour celle-ci, l’occasion était un footing dans le parc du Ritan6. Le programme de principe était d’abord celui du touriste de base : un petit tour sur « la canonnière du Huang Pu7 » pour vérifier l’avancement des constructions navales en cours dans les différents chantiers qui longent le fleuve et un passage à pied sur les grands ponts. S’y ajoutait un tour discret du conglomérat où s’installaient régulièrement de nouvelles usines souvent possédées par l’armée et produisant parfois des matières d’intérêt militaire.

—Pour le conglomérat, il faudrait disposer de deux heures seuls.

—Rendez-vous au musée. On y entre et on abandonne discrètement ton épouse en lui laissant nos manteaux et nos parapluies. On la rejoindra au restaurant du musée trois heures après pour déjeuner éventuellement et ressortir paisiblement.

—Comment sort-on du musée ?

—En troquant pardessus et parapluies pour casquettes et cirés. Derrière le musée, m’a dit notre consul, il y a de la prostitution. Un certain nombre de visiteurs perdent un moment leur groupe et le retrouvent quelques salles plus loin.

—C’est plutôt voyant.

—Pas si on paye « le baron » qui pourvoit les nombreux ingénieurs étrangers venus là en quête d’une escorte. J’ai une douzaine de cartes de plusieurs d’entre eux, un peu bidon, mais très honorablement traduites en chinois. Avec, nous pourrons poser des questions et demander notre route sans éveiller trop la méfiance… 

Trois heures plus tard, nous sirotions un verre au restaurant du musée, la mission s’était bien passée et le recueil était conséquent.

Monsieur Wang

La réunion hebdomadaire des chefs de service ou de leurs représentants s’achève dans « la chambre sourde8 », sorte de chambre froide héritée de la guerre du même nom où sont échangés entre initiés des contacts utiles, des informations confidentielles, des points de vue et des appréciations conjoncturelles, des plans d’action.

L’ambassadeur lève la séance et me fait signe d’attendre un instant :

« Je reçois Alexandre Adler demain. Il vient rencontrer le directeur de l’Institut de Défense stratégique pour évoquer l’évolution de la Chine et la transition Deng Xiao Ping/Jiang Zeming. Je compte sur vous pour l’accompagner à cet entretien, en clair faire le compte-rendu. »

C’est une bonne occasion pour la mission militaire de prendre contact avec ce général qui a été chef du renseignement militaire et de la sécurité militaire. Il connaît parfaitement les membres de la Commission militaire et du Comité central du Parti communiste chinois, qui sont les deux instances suprêmes dirigeant la RPC.

Le lendemain, à la sortie de son entretien avec l’ambassadeur, je rencontre « Cornélius », célèbre personnage de Babar, pour ceux qui auraient moins de 100 ans… Nous nous saluons sans effusion et nous engouffrons dans une des voitures du poste. Je ne conseille à personne le partage de la banquette arrière d’une 405 non climatisée dans les embouteillages de Pékin avec un homme gêné par la chaleur et souffrant du décalage horaire. Je partagerai sa méditation silencieuse entrecoupée de trois ou quatre questions millimétrées sur tel ou tel membre influent, ou passant pour l’être, de l’appareil d’État. Un pur bonheur intellectuel.

Arrivés à l’Institut, nous sommes immédiatement conduits dans la salle d’entretien. Des fauteuils au coude à coude adossés au mur meublent trois côtés. Ils sont bas et anguleux, leurs accoudoirs et le haut des dossiers sont couverts d’un napperon brodé blanc. Face à chacun d’eux, une tasse à couvercle attend sur une petite table le précieux liquide brûlant. Le décor est complété d’un lustre ruisselant de faux cristaux, comparable à ceux qui vous accueillent dans les hôtels au luxe poisseux des grandes villes chinoises. Chaque mur est orné d’une scène héroïque retraçant l’histoire contemporaine de l’Armée de Libération du Peuple (ALP). Cette description vaut pour l’immense majorité des salles d’entretien de la RPC à cette période.

Le général nous accueille chaleureusement, présente ses adjoints et nous fait asseoir. Les premiers échanges sur l’éternité de la Chine et la longue tradition française servent d’échauffement et les interprètes dévident d’un ton monocorde ce qui ressemble aux attendus d’un acte notarié. Personne n’écoute et tout le monde s’observe. Les maîtres d’hôtel, sur une cadence de reprise équestre, versent l’eau bouillante légèrement aromatisée dans les tasses, avant de s’éclipser.

Les échanges peuvent commencer. Deux chats vont jouer ensemble avec une pelote de laine : l’un pour la dérouler, l’autre pour inlassablement la refaire. Évidemment, personne ne semble gagner. De temps en temps, l’un croit dégager une vérité, dont immédiatement l’autre, en souriant, le fait douter.

Autour de la pièce et par ordre d’éloignement croissant, les collaborateurs du général ingurgitent bruyamment, somnolent avec des hochements de têtes nerveux, prennent de plus en plus nerveusement des notes, et tout le monde s’ennuie.

Au bout d’une heure, le maître d’hôtel, alerté par une sonnette discrètement actionnée depuis l’accoudoir du général, réapparaît avec des pâtisseries chinoises et des jus de fruits. Interruption de séance, au cours de laquelle je m’approche de mon vis-à-vis qui a fait preuve d’une certaine attention :

—Avez-vous été en France ?

Visiblement surpris, il me répond :

—Oui, mais il y a longtemps.

—En gardez-vous de bons souvenirs ?

Son visage s’éclaire.

—J’étais attaché militaire à Paris.

Nous échangeons un sourire de connivence et nous conversons, à moitié en mandarin, à moitié en français. Il y a longtemps qu’il n’a pas parlé et je parle depuis peu, ce qui rend l’exercice amusant.

—Accepteriez-vous une invitation pour un dîner français ?

Après une légère hésitation, il accepte. Je prends son nom et son numéro de téléphone. Il s’appelle monsieur Wang.

Le général s’est rassis et l’entretien reprend. La partie continue, mais le jeu a changé, c’est « au chat et à la souris » qu’ils se mesurent. Adler se fait interroger sur les intentions de la France concernant Taïwan. Il s’en sort et au bout du temps réglementaire, l’enchevêtrement de départ paraît intact, il a été recomposé, ce dont chacun se félicite et tout le monde se congratule chaleureusement avant que je ne raccompagne Adler, exténué, à son hôtel.

Un mois plus tard, lisant dans le Courrier international son article reprenant point par point les théories qu’il avait essayé de faire avaliser par le général qui ne lui avait bien sûr rien dit, je constatais qu’il avait seulement décrypté des silences, des sourires, des gestes vagues ou de prestigieux hochements de tête. Les mots du général, interprétés, étaient devenus un paysage subtil et flou. Cornélius avait fait le travail !

Cet article me rappelle que je devais inviter monsieur Wang. Ayant retrouvé son numéro et après deux ou trois essais infructueux, nous convenons qu’il viendra avec son épouse dîner chez nous quinze jours plus tard.

La perspective d’une soirée paisible avec un ancien « Chinois à Paris » me fait inviter quelques diplomates occidentaux parlant mandarin et heureux d’une parenthèse moins bridée dans un quotidien au visage impénétrable. Le jour venu, nous sommes prêts et intrigués. Les premiers invités arrivent avec un peu d’avance, c’est normal en Orient, mais plus encore dans ce cas, car il est rare de rencontrer en privé un fonctionnaire chinois. Les fonctionnaires chinois n’acceptent pas ce type d’invitation, s’abritant derrière le fait qu’ils ne pourraient pas la rendre.

À 20 heures précises, monsieur Wang sonne. Je vais l’accueillir, accompagné de Françoise. Un couple de Chinois élégants est dans l’entrée. Lui s’incline très courtoisement et se présente, s’effaçant pour présenter son épouse dans un anglais parfait. Pris de court, je les salue, présente Françoise et les fais entrer. Madame Wang offre à Françoise, avec beaucoup de délicatesse, un rouleau peint.

Le dîner va être un supplice chinois. Je suis le seul à savoir que mes hôtes ne sont pas ceux que j’attendais, sans arriver à savoir qui ils sont. Ils répondront brillamment à toutes les questions qui leur seront posées sur l’Europe et sur la Chine et repartiront entourés d’un halo de mystère. Les autres convives, rompus aux usages diplomatiques, ne commenteront pas sur place ce qui venait d’avoir lieu. Tous me feront part dans les jours qui ont suivi de leurs doutes, sans qu’aucun ait pu identifier monsieur Wang…

Je n’ai jamais revu monsieur Wang, ni le premier ni le second. Le premier avait accepté l’invitation et choisi le jour et l’heure, j’en suis encore sûr. Pour le reste, un naïf impénitent avait reçu une petite leçon et un rouleau peint montrant un paysage chinois, seule trace d’un monsieur Wang que je garde en souriant…

Mission en Mandchourie

Devant aller en Mandchourie avant que l’hiver ne s’installe et rende compliqués les déplacements discrets d’un étranger, je programme, pendant les vacances scolaires de Toussaint de l’école française, une mission pour visiter Shenyang, capitale de la grande province de Mandchourie et Dalian, l’ancien Port Arthur. Pour cette mission paisible, je décide d’amener avec moi Aurore9 qui ne sait rien du motif de la mission et qui apprend le chinois. L’objectif pour elle est de poursuivre l’apprentissage de la langue et d’éviter surtout que je m’ennuie tout seul avec les Chinois. Les enfants considèrent alors l’exercice de la diplomatie comme un exercice de « ronds de jambe » et ne découvriront que plus tard d’autres facettes du métier.

Arrivés dans l’après-midi, l’aéroport se trouve assez loin d’une ville coiffée du même halo de poussières charbonneuses que celui qui engonce déjà Pékin. Il fait un froid de gueux que nous essayons de vaincre en parcourant la ville en tout sens pour identifier, hélas sans succès, un état-major de deuxième artillerie10. Après avoir sillonné des kilomètres d’avenues défoncées, bordées de panneaux publicitaires et traversées de milliers de câbles, nous échouons épuisés dans un palace pour Chinois, moins surveillé que les hôtels pour Occidentaux.

Le lendemain, nous retournons à l’aéroport et passons sans encombre les habituels contrôles. Les appareils de photographies et les objectifs sont répartis pour ne pas trop attirer l’attention, le reste des équipements est banalisé11. La salle d’embarquement est encerclée par les étalages de petits marchands qui offrent à Aurore des colifichets tous plus précieux les uns que les autres. L’heure du décollage est passée sans qu’aucune annonce n’ait été faite. Je commence à être intrigué quand je vois accourir deux Chinoises qui, après avoir contrôlé notre « carte d’embarquement », nous entraînent sans ménagement sur le tarmac, nous faisant rejoindre à la course un Antonov 24 dont les moteurs tournent à plein régime. Nous sommes littéralement projetés à bord et plantés sanglés dans des sièges baquets. L’avion allait partir sans nous, quand ils se sont aperçus qu’ils n’avaient pas le compte. Les autres passagers, peu nombreux en définitive, étaient arrivés directement des comptoirs d’enregistrement comme quand on prend le bus et nous regardaient en se moquant des barbares étrangers. L’avion faisait son point fixe sur freins, expérience que je revivrai en passager de Mirage 2000 deux ans plus tard. La différence est qu’à l’intérieur de la carlingue, tout vibrait dans un vacarme étourdissant et que deux boulons fixant le siège devant moi tomberont à mes pieds, sous mes yeux, pendant le décollage.

Dalian, l’ancien Port Arthur, nous accueille sous un grand soleil et une température agréable. La côte découpée et escarpée a permis d’aménager un port pour grands bâtiments offrant un abri très sûr et tenant une position stratégique sur la mer Jaune. Les Coréens du Sud, en voisins prévoyants, y investissent massivement. Après la Chine des steppes, nous retrouvons le bouillonnement du littoral chinois, et nous sommes dans l’un des quatre principaux ports de la marine de guerre chinoise. Ici se trouve l’école navale formant mille cadets par promotion, des chantiers de construction et de réparation navale, une grande base navale, une base sous-marine et une base de l’aéronautique navale. Nous avons prévu de rester là deux jours et demi.

Nous quittons l’aéroport où je constate avec gourmandise que les avions de l’aéronautique navale s’entraînent, ce qui est rare, les avions étant anciens et le potentiel d’entraînement des pilotes limité. Cet aéroport comme la plupart des aéroports chinois est mixte. La piste est bordée d’un côté par l’aéroport civil et de l’autre par l’aéroport militaire. Les avions sont garés sur des parkings sous de simples bâches. Nous prenons un taxi en direction du nord pour vérifier que nous sommes seuls. Rien de tel que la rase campagne avec des arrêts fréquents pour faire des photos. Nous faisons ainsi un tour large autour de la base aéronavale. Le chauffeur se perd, ce qui nous donne l’occasion de divaguer dans un somptueux marais salant miroitant sous le soleil d’hiver. Nous ne sommes pas suivis, ce qui me permet de confirmer un rendez-vous pour le soir avec une honorable correspondante, étudiante française en stage de langue à l’université de Dalian. Arrivés au centre-ville, nous allons à l’hôtel Méridien pour réserver une chambre et en profiter pour demander auparavant à visiter les chambres du dernier étage surplombant la baie. Compte tenu de la description précédente, il était admis et conseillé de visiter les chambres avant de les louer.

Pendant qu’Aurore fait la difficile sur la qualité de la literie et des sanitaires devant une gouvernante chinoise médusée, j’exploite la vue offerte par ces balcons et fais des photos de la baie. J’observe les chantiers navals, mais ils sont trop loin pour des photos de détail, même avec un objectif de 1 000 mm. Je constate alors la présence au bassin d’un navire de guerre d’un type nouveau pour la marine chinoise. J’ai un doute qui demande une vérification ultérieure.

Nous reprenons un taxi qui nous dépose sur le littoral que nous allons suivre à pied en direction de la presqu’île où se trouve le complexe militaire. Nous allons marcher toute la matinée, en faisant quelques clichés des stations de transmission et en éliminant le souvenir d’une soupe de riz dans laquelle flottaient des morceaux de gras gris et des écailles d’oignons. Le froid a réapparu et un riz frit nous sauve, mais l’humeur de mon accompagnatrice est massacrante. Pour le moment, aujourd’hui n’est fait que de tout ce qu’elle déteste : un lever malsain, une nourriture suspecte, une marche exténuante. Avec elle, je ne pourrai pas aller plus loin.

Je décide de rentrer en ville et de chercher un taxi qui peut m’emmener dans la presqu’île elle-même. C’est une zone interdite aux étrangers, comme il y en a beaucoup en Chine. Après de nombreuses discussions, une femme accepte enfin de nous prendre. Notre objectif est le phare remarquable construit par les Russes lorsqu’ils avaient, pour une période éphémère et avant l’invasion japonaise, occupé la Mandchourie. Le prétexte est faible, mais Aurore est un véritable atout. Notre chauffeuse nous demande, pour une course d’environ 30 km, l’équivalent d’un salaire mensuel. Je discute un moment, car c’est le jeu et qu’elle ne comprendrait pas que, parlant chinois, je ne le fasse pas. D’accord sur la moitié, ce qui est le prix pour un Américain, nous partons pour l’un des moments les plus excitants de cette mission.

Assis à l’arrière du taxi, j’observe la conductrice qui est de plus en plus nerveuse, fait des écarts, manque d’écraser des piétons sans raison apparente. Je saurai après qu’elle n’avait pas de permis et qu’elle conduisait à la place de son mari malade. Elle avait accepté cette course qui avait toutes les caractéristiques d’une loterie et de la providence.

Nous quittons Dalian et traversons plusieurs agglomérations par la route de la corniche. Les uniformes de marin deviennent de plus en plus nombreux. Notre conductrice nous ordonne de rester tranquilles et passe sans s’arrêter en faisant de grands signes aux marins de faction à l’entrée de la zone. Pour les Chinois, je suis un touriste étranger qui se promène avec sa maîtresse beaucoup plus jeune que lui et je reçois de multiples coups d’œil malicieux. J’ai sur les genoux le dépliant en chinois vantant ce phare, son intérêt historique et la beauté du point de vue… Nous traversons la base navale et entamons la montée. Un peu avant le sommet, un garde zélé nous intercepte, l’œil mauvais. Il prétend nous faire rebrousser chemin. La conductrice qui est près du but entame une dispute à la chinoise sur le mode cris et glapissements qui commence à m’inquiéter, car un attroupement serait fatal. Je propose alors de l’argent, mais elle exige que je n’en donne pas à ce « bon à rien ». Je sens que la situation va lui échapper. Le garde vient à la voiture et, au moment où il va nous demander de sortir, il voit Aurore qui lui lance un regard si naturellement implorant qu’il s’arrête et, d’un geste majestueux de maréchal ordonnant la charge, il nous fait signe d’avancer. Ouf !

Nous arrivons sur le parking désert au pied du phare. Il s’agit d’un véritable belvédère, sur lequel se trouve un très vieux canon faisant penser au canon Zamzama12 à Lahore. À nos pieds, les navires de la flotte du nord, de l’autre côté de la baie, la base sous-marine. On distingue, le long des pontons, les sous-marins « Ming » et les vieux « Foxtrot ». Les numéros de coque seront uniquement lisibles sur les photos. Je fais poser Aurore que je photographie en prenant un appui, car au 1 000 mm, elle n’est pas visible… mais j’ai le détail des antennes que je cherche à plusieurs kilomètres. Elle pose gentiment sous le regard amusé d’un garde, tandis que la conductrice nous fait signe qu’elle n’a pas l’intention de moisir ici.

En remontant en voiture, Aurore me demande en riant pourquoi je visais si mal avec l’appareil. Elle a compris le jeu et commence à le trouver amusant. Pour avoir les identifications des navires en contrebas, je demande une pause hygiénique et m’isole, le temps de mémoriser les numéros de coque et prendre quelques photos d’équipements spécifiques embarqués. La moisson est excellente, reste à nous carapater avant que la conductrice fasse une crise cardiaque.

Nous retraversons la base sous les regards soit amusés, soit surpris des marins et, une heure plus tard, nous franchissons en sens inverse le point de contrôle sans encombre. J’ai dans mes poches deux pellicules et un enregistrement de ce passage rapide qui nous aura coûté trois fois rien, mais qui aura infligé une sacrée trouille à notre chauffeur.

De retour à Dalian, je confie les rouleaux à deux petites échoppes où des Chinois exténués développent en une heure, jour et nuit, des photos comme ils blanchissent des chemises, sans les regarder. Presque toutes sont bonnes. L’après-midi s’achève, nous cherchons un hôtel discret proche du Méridien pour nous changer avant de rejoindre notre étudiante. Elle vit en immersion totale et parle de son quotidien comme d’une lutte permanente pour sauver sa vertu et ses économies.

Après une nuit réparatrice et un petit déjeuner à base de beignets dans la rue, nous sommes repartis vers le centre-ville à la recherche du meilleur point d’observation du chantier naval. Nous avons comme cela escaladé des immeubles en construction, trente-cinq étages sans ascenseur, visité des administrations et assisté à des scènes de rue toujours aussi pittoresques. Aurore, l’appareil photo en alerte, capture tout ce qui l’amuse. Elle rit encore de ce Chinois qui, pour essayer un pantalon neuf, l’enfile sur le précédent déjà trop grand. Il était cocasse d’imaginer combien de fois il s’était livré à cet exercice, prenant chaque fois une strie de plus…

En milieu d’après-midi, le choix est fait. C’est la poste qui est la mieux placée pour observer. Les horaires et la disposition des services par étage sont vérifiés. Un alibi est préparé, et nous prenons l’ascenseur pour aller au dernier étage ouvert au public, puis nous prenons l’escalier de service pour rejoindre le sommet. Les toilettes sont du bon côté et nous entrons chacun dans nos toilettes respectives. Servi par la chance, le vasistas apportant l’air et la lumière est du bon côté, me permettant d’effectuer les clichés de cette nouvelle unité. Nous redescendons par l’escalier de service et nous nous éclipsons avec une documentation bien voyante prise dans le couloir de l’ascenseur. Le tout n’a pas pris plus d’un quart d’heure. De retour à Pékin, l’étude des photos montrera qu’il s’agissait du premier pétrolier ravitailleur d’escadre (PRE) en cours de construction. Lors d’un voyage ultérieur à Dalian organisé par les autorités chinoises, j’amènerai l’AN britannique vérifier l’avancement de la construction.

Une dernière petite dose d’adrénaline nous sera offerte au départ de Dalian, le lendemain.

En arrivant à l’aéroport avec de l’avance, j’observe à nouveau des J813 qui font des « touch and go ». Il n’y a pas de photos à faire, car il s’agit d’exercices élémentaires, mais le spectacle est amusant et je cherche un endroit pour mieux les voir. Nous poussons les portes de l’aérogare et nous finissons, avec Aurore, aussi incroyable que cela puisse paraître, au sommet de la tour de contrôle. Les Chinois se marrent et nous observons en riant les manœuvres, cherchant à redescendre au plus vite. La situation serait incroyable dans un pays occidental, ici, elle paraissait juste bizarre. Aurore fait quelques photos et nous redescendons nous enregistrer. Au contrôle, on me demande d’ouvrir mon sac. Ayant jusque-là fait le touriste, je continue et vide mon sac, mais les appareils attirent l’attention d’un observateur de la sécurité d’État qui surveillait d’une plateforme. On nous donne nos cartes d’embarquement et nous rejoignons la salle indiquée. Je m’installe à proximité de la porte de départ, demandant à Aurore de rester avec moi. Elle aurait voulu faire, là encore, le tour des étalages, mais il me tarde maintenant de quitter cet aéroport. J’ai les films développés du port et du PRE cachés sur moi. Les tirages papier ont été détruits. Quelques pellicules de photos anodines de Dalian sont dans les boîtes pour donner éventuellement le change.

Nous sommes donc assis, l’embarquement est imminent quand deux responsables de la sécurité en uniforme viennent vers nous.

—Il y a un problème. Vous avez fait des photos dans l’aéroport et c’est interdit.

—Non, je n’ai pas fait de photos, je sais qu’il ne faut pas.

—On vous a vu faire des photos. Vous allez nous suivre.

—Non, je n’ai pas fait de photos et je rentre à Pékin où nous habitons.

Nous parlementons depuis quelques minutes, quand je les vois fixer l’appareil d’Aurore. J’ajoute : « Mais ma fille a fait deux ou trois photos des avions qu’elle trouvait très beaux. »

Je me tourne vers Aurore, je la gronde et attrape alors son appareil, l’ouvre, arrache la pellicule qui était à l’intérieur et leur donne le film voilé. Dans l’instant, Aurore pousse un cri et fond en larmes. Elle venait de perdre une partie de son précieux reportage et m’en voulait énormément.

Les deux fonctionnaires, totalement désarmés devant cet énorme chagrin qui n’avait rien de feint et que je leur explique, semblent satisfaits d’avoir résolu le problème de leur propre autorité et nous laissent embarquer. Le voyage retour servira à calmer Aurore qui nous a sortis de ce mauvais pas. C’était la mission des vacances de Toussaint qui sera suivie de bien d’autres, plus ou moins rocambolesques, parfois moins fructueuses, mais toujours passionnantes. Conjoint et enfants, jusqu’à leur majorité, ont un passeport diplomatique et peuvent nous accompagner si la sécurité le permet. Ce peut être pour eux une expérience extraordinaire. Ce fut le cas pour nous.

Quelques semaines plus tard, un des colonels supérieurs chargés des attachés militaires, lors d’un cocktail dans une ambassade étrangère, un verre à la main et un mauvais sourire aux lèvres, vint me dire qu’il était au courant de mon dernier voyage à Dalian. Que savait-il ? Peut-être beaucoup, peut-être peu, il faisait son travail, et moi le mien. Ce sera la dernière mission où je n’aurai pas été suivi. Toutes les autres se passeront avec une escorte intermittente ou continue d’anges gardiens.

La dernière mission – février 1996

Fin 1995, les relations entre la Chine continentale et Taïwan se dégradent rapidement et conduisent au troisième affrontement dans cette région depuis la fondation de la Chine populaire en 1949. Les deux premiers sont ainsi résumés par François Godement dans Libération en mars 1996.

« Le premier avait eu lieu en septembre 1954, alors même que l’acte final de la conférence de Genève allait régler la guerre d’Indochine, Mao Zedong intimait à Zhou Enlai l’ordre de mettre au premier plan la “libération” de Taïwan. De novembre 1954 à mai 1955, un déluge d’obus s’abattit sur les petites îles tenues par le régime nationaliste, et l’armée populaire de libération s’empara des îles Dachen, au nez et à la barbe de l’armada américaine dépêchée dans le détroit de Taïwan. Les États-Unis finirent toutefois, en mars 1955, par menacer publiquement d’employer des armes nucléaires tactiques contre la Chine en cas d’agression ultérieure, et notamment contre les îles Quemoy et Matsu, beaucoup mieux défendues parce que situées à un kilomètre à peine de la Chine continentale. En avril 1955, la Chine mit fin à la crise, quand Zhou Enlai, depuis le sommet afro-asiatique de Bandung, proclama son désir de paix avec les États-Unis.

En août 1958, vingt-quatre heures après que le président Eisenhower eut proposé à Nikita Khrouchtchev le premier sommet soviéto-américain de la guerre froide et une réduction des armements nucléaires, Mao Zedong déclenchait une deuxième crise dans le détroit de Formose. À nouveau, une pluie d’obus s’abattit sur les petites îles fortifiées détenues par les nationalistes, provoquant la mobilisation de la VIIe flotte dans le détroit.

Après quelques semaines critiques pendant lesquelles les îles furent en danger, les Américains réussirent à établir une ligne de ravitaillement à Quemoy, y débarquant publiquement, entre autres, des mortiers susceptibles de lancer des charges nucléaires tactiques. Dès lors, l’offensive chinoise perdait toute chance de réussir, mais les bombardements continuèrent de façon intermittente pendant plus d’une décennie.

En 1995, Taïwan entre dans la phase ultime de sa démocratisation, qui s’achève en mars 1996 avec le premier scrutin présidentiel de l’histoire de l’île (et d’ailleurs, de l’histoire chinoise tout court). Même si le président Lee Teng-Hui n’existe pas pour la Chine, la légitimité démocratique change les règles du jeu : elle institue par définition la liberté de choix pour l’avenir. Comme à Hong Kong, la Chine populaire doit nier tout sens à des élections libres (parlant seulement de “mode de sélection des dirigeants” !) pour conserver un sens réel à la réunification à laquelle elle veut aboutir. »

C’est donc après une escalade verbale entre les deux rives du détroit de Formose que la Chine populaire tire de nouveau, fin février, des missiles en direction de Taïwan, cette fois-ci à la limite des eaux territoriales en direction de Taipeh (5 millions d’habitants) et en direction de Kaohsiung (grand port du sud de l’île). 

La mission militaire suit ce différend avec beaucoup d’attention depuis l’origine. Début 1996, le ministère de la Défense donne instruction à la mission militaire de recueillir informations et renseignements permettant d’évaluer les intentions réelles de la Chine dans cette affaire. La France dispose de liens suffisamment étroits avec Taïwan pour connaître le point de vue des nationalistes et, plus spécifiquement, celui de Lee Teng-Hui.

Fin 1995, la Chine a déclaré les trois provinces faisant face à Taïwan (Fujian, Zhejiang et Jiangxi) zones de guerre interdites aux étrangers, fait converger vers le littoral les régiments dotés de missiles à moyenne portée à tête nucléaire et annonce des exercices dans le détroit de Formose avec tirs de missiles.

En janvier 1996, un attaché militaire américain et un Japonais sont expulsés pour espionnage14, interrompant toutes les missions hors de Pékin des Américains, des Anglais et des Japonais. Le gouvernement américain décide l’envoi d’un, puis de deux porte-avions de la VIIe flotte croiser dans le détroit, et de nombreux appels au calme sont lancés à l’ONU. L’état-major des armées (EMA) demande à la mission militaire de poursuivre ses missions, et les trois attachés français vont dès lors se relayer dans la zone de guerre prédéfinie. Ce type de mission est bien connu, et les Français sont les seuls Occidentaux à pouvoir encore les conduire. Fin février, la semaine suivant le Nouvel An chinois, je suis en mission dans le Fujian, et la Chine effectue une deuxième série de tirs de missiles contre Taïwan à la limite des eaux territoriales.

Parti la veille pour la première fois avec une caméra vidéo et un dictaphone seulement, et sans appareil photo, l’atmosphère s’étant sérieusement alourdie depuis les dernières expulsions, je suis intercepté le 27 février sur une petite île du Fujian. De retour à Pékin, je rendrai compte à Paris dès le lendemain matin, soit le 1er mars, en donnant les éléments suivants :

–J’ai été arrêté sur l’île de Sandu dans le Fujian le mardi 27 février aux environs de 9 heures et libéré le mercredi 28 février à Ningde (Fujian) à 23 heures.

–Il m’a été reproché d’avoir pénétré dans une zone interdite et d’avoir violé le secret militaire. J’ai subi sept interrogatoires successifs. Trois par des officiers de marine (dont le capitaine de vaisseau commandant ou commandant en second de la garnison de Sandu), quatre par la sécurité d’État (chef des échelons : zone, district, préfecture et province).

J’étais porteur au moment de mon arrestation :

–d’enregistrements vidéo faits sur le terrain d’aviation de Fuzhou ;

–d’enregistrements audio faits la journée précédente ;

–de notes prises depuis le début de ma mission.

Après avoir rembobiné à l’aveugle mon dictaphone et le caméscope, je les ai remis en fonction, ce qui a permis d’enregistrer les interrogatoires trois et quatre.

Laissé un instant sans surveillance, j’ai pu détruire mes notes entre les deux premiers interrogatoires.

Le chef de la sécurité d’État pour la préfecture de Ningde, lors du sixième interrogatoire, m’a obligé à vider mon sac à dos, a pris de force mon passeport et m’a neutralisé (15 contre 1, torsions des membres, écrasement, étouffement, aucun coup au visage). J’ai fait ensuite l’objet d’une fouille corporelle complète.

Lors du dernier interrogatoire en présence du chef de la sécurité d’État pour la province du Fujian et du représentant en chef du ministère des Affaires étrangères pour le Fujian, les autorités ont exigé que je fasse une lettre de repentir et que je signe l’inventaire des preuves que la sécurité d’État conservait. J’ai refusé.

Lors des deux derniers interrogatoires, des menaces concernant la vie de mes enfants à Pékin ont été formulées. À plusieurs occasions, l’éventualité que je sois victime d’un banal accident de la route a été également évoquée.

À la fin du septième interrogatoire, ils m’ont rendu une partie de mes affaires confisquées et m’ont demandé de regagner immédiatement Pékin.

Lors de cette détention, la sécurité d’État a pris l’affaire en main, environ une heure trente après l’arrestation. Une interprète (chinois/français) m’a été fournie le 27 à 16 heures et a quitté le sixième interrogatoire avant les contraintes physiques. Tous les interrogatoires et les déplacements ont été filmés et photographiés. À ma libération, j’ai fait l’objet d’une surveillance rapprochée et continue jusqu’à Pékin.

Je n’ai pu communiquer avec l’ambassade qu’à partir du mercredi à 23 heures. L’ambassade n’était pas au courant. 

L’ambassadeur, à qui je rendrai compte le lendemain, se tassera progressivement dans son fauteuil en écoutant mon récit et n’aura qu’un commentaire : « Je vais sauter! » Il venait de faire l’objet d’une indiscrétion du Point annonçant dans sa rubrique « en panne » son prochain départ. Cet homme de très grande culture ne parlait pas chinois et n’aimait pas ce monde, même s’il appréciait parfaitement l’importance de son poste. Il transmettra immédiatement à Paris sa version condamnant sévèrement l’activité de la mission militaire qui avait mis en péril tous ses efforts pour construire une relation bilatérale nouvelle. Mon sort semblait scellé.

Les deux versions arrivèrent à Paris aux deux ministères concernés, provoquant un certain émoi, car l’activité du poste militaire à Pékin était reconnue. Dans le même temps, l’ambassadeur était convoqué au Waijiobu (le Ministère chinois des Affaires étrangères ‒ MAE) pour lui signifier que le comportement inapproprié et incompatible avec son statut conduisait les autorités chinoises à retirer l’accréditation de l’AN.

Devenant persona non grata (PNG), j’avais quarante-huit heures pour quitter la Chine avec femme et enfants, ce qui m’était signifié sans ménagement par l’ambassadeur en chambre sourde.

La réaction de Paris fut très rapide. Un télégramme d’instructions arriva pour l’ambassadeur, lui demandant d’informer les autorités chinoises que : d’une part, le traitement infligé à l’AN était contraire à la convention de Vienne dont la Chine était signataire et que, si l’expulsion était confirmée, un diplomate de la mission militaire chinoise de rang équivalent serait expulsé (réciprocité). D’autre part, cet incident diplomatique remettrait en cause la visite à Paris du Premier ministre Li Peng, prévue quelques semaines plus tard15.

Informés par l’ambassadeur qui avait dû avaler son chapeau pour leur porter cette réponse, les Chinois demandèrent un délai de réponse de quarante-huit heures à l’issue duquel ils lui indiquèrent que l’AN pouvait rester à Pékin, mais qu’il avait perdu toute possibilité de contact avec les autorités militaires chinoises. D’autre part, il n’avait plus l’autorisation de sortir de Pékin jusqu’à son départ définitif devant intervenir avant la fin de son visa.

Il s’agissait purement et simplement d’une neutralisation assortie d’un placement en résidence surveillée.

La face était sauvée, cette péripétie restée secrète jusqu’à mon départ définitif de Chine aura permis aux deux pays d’éviter un incident diplomatique, sans que personne ne soit dupe des intentions des uns et des autres.

Parce que rien n’avait filtré, je resterai à Pékin et ne quitterai le pays que le 22 juin, à la période normale des relèves, et à la surprise générale en n’ayant fait qu’un an en poste au lieu des trois normalement prévus.

Commence alors pour ma famille, qui ne saura rien de ces péripéties jusqu’à quelques jours du départ, une période assez rocambolesque. En effet, seul l’ambassadeur, son adjoint, le poste de la DGSE et la mission militaire sont dans le secret. Assigné à résidence à Pékin, je n’ai plus le droit de sortir du périmètre administratif de la ville, je suis filé, écouté et fais l’objet de multiples vexations ou intimidations. Cette situation, dont quelques détails montreront le surréalisme, durera quatre mois, jusqu’au départ pour Singapour. Elle me fera considérer avec plus de circonspection le monde chinois au sein duquel je vais encore travailler trois ans.

« Just for fun »

Ce matin, le chauffage administratif de la résidence diplomatique a été allumé. Nous sommes en octobre et l’hiver est rude à Pékin. En rentrant de l’ambassade pour déjeuner avec les enfants, je trouve Ayi16 et Françoise devant une flaque d’eau au pied d’un radiateur. Connaissant la rapidité d’intervention du bureau des services chargé de régler tous les problèmes de vie courante des nobles étrangers, je décide de démonter la grille de protection du radiateur qui, lui-même, est dans une niche du mur. Ayi essaie de m’en dissuader, mais je suis prêt, avec mes outils multifonctions, à affronter la fuite.

La grille déposée, je constate qu’un collier mal serré est à l’origine du sinistre. Avant de remonter la grille, je suis intrigué par une excroissance au milieu d’un des éléments du radiateur. Attendant qu’Ayi tourne le dos, je retire un ensemble « micro bien filamenteux » et, présumant qu’il ne devait pas être seul, je prévoyais de vérifier le soir même le reste de l’installation. Ce ne fut pas utile, car le bureau des services vint l’après-midi même réparer la fuite et « nettoyer » tous les radiateurs. Étaient-ils branchés ?

Cette expérience sera celle de bien des diplomates qui avaient appris à communiquer à la maison sur les sujets sensibles, en écrivant sur des ardoises ou des petits bouts de papier des messages aussitôt effacés ou détruits.

Au cours de ce séjour, nous trouverons des micros dans les lustres, dans des encoches aménagées dans les canapés du salon achetés deux mois auparavant, dans les télécommandes des climatiseurs, dans le faux plafond des ascenseurs. Ceci faisait partie du jeu.

Un matin, prenant le petit déjeuner avec les enfants, Françoise m’annonce en pestant que l’évacuation de l’évier de la cuisine est encore bouchée et me demande de prévenir le bureau des services. Le cuisinier n’arrivait que plus tard et nous aurait demandé de faire la même chose. Rentrant pour déjeuner, j’avais oublié de faire la démarche, Françoise m’indique avec satisfaction que le bureau des services était passé avant même l’arrivée du cuisinier. Miracle ! Personne n’avait signalé ce désordre. Nous regretterons certains jours la Chine pour ces marques d’attention si discrètes.

Le téléphone était, dans ce domaine, une source inépuisable d’amusements. En décrochant, nous n’étions pas surpris d’entendre une respiration ou le bruit d’un crachat. Il y avait sur la ligne ce que l’on appelle ailleurs du souffle ou des crachotements. Une seule fois, l’éternuement d’une tierce personne nous obligea à le prier courtoisement de prendre soin de lui. Nous reçûmes en réponse un juron feutré. Ils étaient, à ce moment-là, très présents dans notre vie de « résidents surveillés » et n’avaient pas apprécié notre sollicitude. Le lendemain, Françoise vit débarquer une dizaine de Chinois en combinaison qui inspecteront l’appartement pendant une heure, sans un mot : classique intimidation. L’avantage est que nous n’avions pas besoin d’ouvrir, ils avaient les clés. Nous n’étions seulement pas prévenus… et avions pris le parti de trouver tout cela très normal.

Échanges

Après avoir exploité les informations recueillies en mission, un moment gourmand consistait à échanger quelques informations, voire quelques photos avec d’autres attachés. Ces échanges très encadrés se déroulaient dans les missions militaires autour d’un café américain, d’un thé anglais, d’une bière canadienne, d’une vodka russe ou d’autres breuvages moins spécifiques.

Cette partie de la mission était basée évidemment sur la réciprocité, et les informations obtenues par échange faisaient l’objet de vérifications très soigneuses. Il fallait surtout avoir noué une relation personnelle de confiance avec l’interlocuteur choisi. C’est dans ce cadre que je me rendais assez régulièrement à l’ambassade de Russie située dans un parc clos de 50 ha en plein cœur de Pékin. Les diplomates russes vivaient sur place dans des logements de style stalinien, très comparables aux cités diplomatiques que nous imposaient les Chinois. Ces bâtiments étaient séparés par de petits lacs reliés entre eux qui permettaient l’hiver, lorsque la glace s’était formée, de se déplacer entre eux en patin.

À cette période, les Russes tentaient par tous les moyens de vendre du matériel perfectionné aux Chinois, avions de chasse Soukhoy 27, frégates classe Sovremenyi, sous-marin « Kilo », avec des contrats comprenant le transfert de nombreuses technologies. Nous suivions, grâce à ces échanges, le changement de génération de l’outil de défense chinois. Le retard accumulé depuis les années soixante par l’armée chinoise allait être comblé plus rapidement que nous l’imaginions, grâce à ces transferts et à la présence d’ingénieurs russes au côté des Chinois.

Dans le même temps, les industriels français du monde de l’armement, qui en théorie ne pouvaient rien vendre puisqu’ils n’avaient même pas l’autorisation de prospecter le marché chinois, maintenaient des bureaux de représentation et répondaient par des voies détournées aux questions que les Chinois se posaient. La Chine restait pour eux un pays très difficile par rapport aux monarchies pétrolières où ils avaient leurs habitudes, et nous avions souvent comme interlocuteurs des hommes fatigués de ne pouvoir atteindre leurs objectifs.

L’alpha et l’oméga : Monsieur Cai17 et le bureau des reliques

La Chine nous aura accueillis et rejetés sans état d’âme, nous l’aurons aimée et quittée sans acrimonie. Il est encore aujourd’hui difficile de faire le bilan de ce séjour sur nos vies, alors, saluons le premier Chinois rencontré à notre arrivée et le dernier fonctionnaire pratiqué avant notre départ.

Le premier Chinois rencontré en arrivant à l’ambassade de France à Pékin fut monsieur Cai. Ce Chinois sans âge était là depuis trente ans et occupait la fonction éminente de standardiste. Derrière cet emploi fictif se cachait l’intermédiaire unique avec l’institution garante du bien-être de l’Homo diplomaticus français de Pékin, le déjà cité « bureau des services ».