Droits sans frontières - Luc Walleyn - E-Book

Droits sans frontières E-Book

Luc Walleyn

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Beschreibung

Un exceptionnel partage d’expérience et un formidable espoir que représentent l’engagement et le respect absolu des droits humains !

Ce livre n’est ni une autobiographie proprement dite, ni un ouvrage de droit.

Il raconte le cheminement qui a conduit Luc Walleyn à s’engager pour les droits humains, à lutter contre l’impunité de ceux qui les piétinent, à prendre la défense de victimes de génocide, d’esclavage et d’autres crimes contre l’humanité. Ce chemin fut marqué par des affaires judiciaires retentissantes, dont certaines ont trouvé une place dans l’histoire de la Belgique et d’autres pays.

Pendant cinquante ans, l’auteur s’est présenté devant des juges belges, étrangers et internationaux pour tenter, avec un succès variable, d’empêcher ou de faire cesser les atteintes aux droits fondamentaux, d’en réparer en partie les dommages ou de faire poursuivre et punir les responsables.

Luc Walleyn est aussi un précurseur de la justice transitionnelle. Comment reconstruire un tissu social lorsque l’on est susceptible de rencontrer, à chaque coin de rue, l’assassin de son père, le bourreau de ses enfants ? Comment concilier justice et avenir, réparation et pardon ?

L’ouvrage consiste en un partage de cette expérience et offre une voix aux gens qu’il a défendus et dont les droits à la liberté et la dignité ont été bafoués. Il doit se lire comme un espoir que représentent l’engagement et le respect absolu des droits humains.









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© 2023, Anthemis s.a.Place Albert I, 9 B -1300 LimalTél. 32 (0)10 420 290 – [email protected] – www.anthemis.be

Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie, réservées pour tous pays.

Dépôt légal : D/2023/10.622/119ISBN : 978-2-8072-1153-7

Couverture : Matthieu Lepoutre

Illustration de couverture : GAL

Impression : Ciaco

Imprimé en Belgique

La version originale, en néerlandais, a été publiée chez l’éditeur EPO.

Sommaire

Liste des abréviations

Préface

Introduction

PARTIE 1 Une longue marche vers l’État de droit

Chapitre 1 Le temps du changement

Chapitre 2 Rebelle au barreau

Chapitre 3 Racisme et antiracisme à Schaerbeek

Chapitre 4 Les années de plomb

PARTIE 2 Les migrants ont aussi des droits

Chapitre 1 Droit et droits des étrangers

Chapitre 2 Violences policières

Chapitre 3 Mort dans l’avion

Chapitre 4 Le combat contre le Vlaams Blok

PARTIE 3 Avocat sans frontières

Chapitre 1 Le Rwanda au lendemain du génocide

Chapitre 2 Coup d’État, boycott et guerre civile au Burundi

Chapitre 3 Dans les ruines du Kosovo

PARTIE 4 Contre l’impunité des crimes internationaux

Chapitre 1 Nos paras en mission de maintien de la paix

Chapitre 2 La chasse aux dictateurs est ouverte

Chapitre 3 Sabra et Chatila : une enquête belge sur un massacre au Liban

Chapitre 4 La compétence universelle dans la tempête

Chapitre 5 L’épée émoussée de Damoclès

Chapitre 6 Un Belge torturé en Arabie saoudite

Chapitre 7 Génocide et violences sexuelles devant la cour d’assises

Chapitre 8 Le premier jour de l’apocalypse

Chapitre 9 Massacre à Beverly Hills

Chapitre 10 Diamants de sang

Chapitre 11 Terreur au Liberia

PARTIE 5 Conflits armés et terrorisme

Chapitre 1 Attaque contre la télévision kurde

Chapitre 2 PKK : organisation terroriste ou force armée ?

PARTIE 6 Nouvel espoir pour les victimes : la Cour pénale internationale

Chapitre 1 Vers une Cour pénale internationale permanente

Chapitre 2 L’est du Congo en feu

Chapitre 3 À La Haye

Chapitre 4 Le temps des victimes

Postface

Pour Nina et Naïm.

Liste des abréviations

AEL

Arab-European League

AFDL

Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo

AQMI

Al Qaida au Maghreb Islamique

ASF

Avocats Sans Frontières

BSR

Brigade Spéciale de Recherche (section de la gendarmerie)

CCC

Cellules Communistes Combattantes

CCPI

Coalition pour la Cour pénale Internationale

CDR

Coalition pour la Défense de la République

CEH

Comisión para el Esclarecimiento Histórico (commission de vérité au Guatemala)

CECLR

Centre pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme

CMBV

Christelijke Middenstands- en Burgervrouwen (section femmes du mouvement chrétien des classes moyennes)

CODECO

Coopérative pour le développement du Congo (milice)

CODIP

Centrum voor Ontwikkeling, Documentatie en Informatie Palestina (comité solidarité Palestine)

CUC

Comité de Unidad Campesina (organisation paysanne)

CVP

Christelijke VolksPartij (Parti social-chrétien)

EGP

Ejército Guerillero de los Pobres (armée de guérilla des pauvres)

EPDP

Eelam Popular and Democratic Party (Parti et groupe armé tamoul, mais progouvernement srilankais)

ESA

Ejerchito Secreto Anticommunisata (escadron de la mort guatémaltèque)

FDF

Front Démocratique des Francophones

FDLR

Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (milice hutu active en RDC)

FRAP

Frente Revolucionario Antifascista y Patriótico (groupe armé d’extrême-gauche espagnol sous le franquisme)

FPR

Front Patriotique Rwandais

FRPI

Front de Résistance Patriotique en Ituri (milice lendu)

KAV

Christelijke ArbeidersVrouwen (section femmes du mouvement ouvrier chrétien)

KFOR

Kosovo Forces (force dirigée par l’OTAN)

KPD

Kommunistische Partei Deutslands (parti maoïste allemand)

KSA

Kristelijke StudentenActie (organisation étudiante flamande et catholique)

LTTE

Liberation Tigers of Tamil Eelam (mouvement armé tamoul)

MINUAR

Mission des Nations unies au Rwanda

MINUK

Mission des Nations unies au Kosovo

MIT

Milli Istihbarat Teskilati (service secret turc)

MONUSCO

Mission des Nations unies au Congo

MRAX

Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie

MRND

Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement

NPFL

National Patriotic Front of Liberia

OLP

Organisation de Libération de la Palestine

OSCE

Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe

OTAN

Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord

PSC

Parti Social Chrétien

PKK

Partiya Karkerên Kurdistanê (Parti des travailleurs du Kurdistan)

RAF

Rote Armee Fraktion

RDA

République Démocratique Allemande

RTLM

Radio-Télévision des Mille Collines

RUF

Revolutionary United Front

TAK

Taal ActieKomitee (groupe d’extrême droite flamand)

TAK

Teyrebazen Azadiya Kurdistan (Faucons de la liberté du Kurdistan – scission du PKK)

UCK

Ushtria Çlirimtare e Kosovës (Organisation pour la Libération du Kosovo)

UDPS

Union pour la Démocratie et le Progrès Social

ULIMO

United Liberation Movement of Liberia for Democracy

UNESCO

Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture

UPC

Union des Patriotes Congolais

VERDINASO

Vereniging van Dietste Nationaal-Socialisten (mouvement national-socialiste flamand)

VMO

Vlaamse MilitantenOrde (milice flamande d’extrême droite)

YPG

Yekîneyên Parastina Gel (Unités de défense du peuple – résistance kurde en Syrie)

Préface

J’ai vu de près les auteurs des pires crimes, je me suis souvent senti impuissant face à la souffrance des victimes, mais j’ai admiré leur courage et leur persévérance, et je me suis engagé à essayer de leur rendre justice.

Tout est dit, ou presque.

Ces quelques mots traduisent parfaitement un engagement. Sans faille. Persévérant. Ce qui fait un homme. Ce qui détermine sa vie.

Si j’ai connu Luc Walleyn, c’est parce qu’il est un des anciens présidents d’Avocats Sans Frontières. Amené à lui succéder, quelques années plus tard, j’ai découvert un avocat peu commun, un avocat au sens originaire du terme. Avocat, ad vocatus, celui qu’on appelle, celui qu’on appelle au secours, celui qui est là quand il n’y a plus personne, celui qui se tient derrière vous, qui vous aide à vous tenir debout.

Défendre la dignité, l’humanité, spécialement là où elle est le plus souvent niée, refusée à certains. Si c’est un homme, écrivait Primo Levi. « Si ! C’est un homme », faut-il être capable d’asséner à tous ces tortionnaires qui se croient autorisés à ravaler leurs semblables au rang d’insectes soi-disant nuisibles.

C’est la vie de Luc Walleyn.

Issu d’une famille catholique de Flandre occidentale, mais peut-être plus encore ancien soixante-huitard (il se plait à raconter qu’il a vécu dans une communauté en compagnie d’un couple de dealers, d’un gangster en fuite et d’un danseur de Béjart), sa conscience politique s’éveille à l’Université (comme il le raconte, à Louvain, il était de ceux qui criaient plutôt « Bourgeois buiten » que « Walen buiten »). Il fréquente donc les milieux d’extrême gauche et c’est tout naturellement que, lorsqu’il aura prêté le serment d’avocat, il défend AMADA et est l’un des fers de lance du mouvement qui dénonce le sinistre bourgmestre raciste de Schaerbeek et ses fameux guichets. C’est le début de son engagement comme avocat. Ici, mais aussi partout dans le monde, partout où les droits des plus vulnérables sont bafoués, partout où il a la possibilité de porter efficacement secours.

Ce livre retrace ce parcours singulier. Il raconte.

Cela commence en Belgique par la défense des migrants (c’est l’époque où la malheureuse Sémira Adamu périt étouffée sous un coussin par les policiers qui la ramenaient de force dans son pays, qu’elle avait fui en raison des violences sexuelles qu’elle y subissait). Il côtoie bien sûr Anne Krywin, Michel Graindorge, Régine Orfinger et, déjà, Pierre Legros.

Un tournant décisif survient alors qu’il siège au conseil de l’Ordre, en 1993. En charge de l’aide juridique et particulièrement actif au sein de la Commission de défense des droits des étrangers, il est délégué par le bâtonnier Van Alsenoy comme représentant au sein du conseil d‘administration d’Avocats Sans Frontières.

Il en est donc lorsque survient le génocide rwandais et il sera l’un des artisans de l’énorme évolution que connaîtra alors l’organisation. Fondée par les bâtonniers de 1992, fédérés autour de Pierre Legros, pour porter aide à des confrères inquiétés dans leurs pays en raison de leurs activités de défense, elle se transforme en une véritable ONG dont la première mission sera de participer à la (re)construction d’un appareil judiciaire capable de juger le génocide. Il faut les défendre tous : les (présumés) coupables et les victimes.

Luc Walleyn est de ceux qui partent pour travailler à ce difficile travail de reconstruction : justice transitionnelle avant la lettre. Comment reconstruire un tissu social lorsqu’à chaque coin de rue, on est susceptible de rencontrer l’assassin de son père, le bourreau de ses enfants ? Comment concilier justice et avenir, réparation et pardon ?

Plus tard, il y aura Sabra et Shatila et la compétence universelle, le Liberia, les Kurdes, l’Est du Congo et les crimes sexuels…

Et, bien sûr, les juridictions internationales. Le fol espoir que représente la Cour internationale de justice et, aussi, malgré leurs évidentes imperfections, les juridictions internationales ad hoc.

Ce ne sont pas des mémoires, mais plutôt des histoires. Elles illustrent un parcours de plus d’un demi-siècle : années de braise, années de feu, années de plomb, chute du mur, génocide, le 11 septembre et les guerres du Golfe, le terrorisme islamiste…

Un parcours entièrement voué à la défense des plus faibles.

Parce que la folie des hommes ne s’arrête jamais.

Mais aussi parce qu’il y a des hommes qui luttent pour la combattre. Limiter les dégâts. Sauver ce qui peut l’être.

Ces histoires en témoignent. Ce n’est pas qu’une volonté de dénoncer. C’est aussi une compétence, une expertise, qu’il faut travailler, développer. Le courage ne suffit pas. Il faut aussi se former, savoir et ne pas vouloir s’imposer. Être conscient que l’on a tout à apprendre, en ce compris des plus démunis, qu’il faut tendre la main, mais aussi accepter qu’elle ne soit pas reçue comme on le pensait. Et la tendre encore.

Et, comme l’écrit Luc Walleyn dans sa postface, c’est une histoire sans fin. Au moment où j’écris ces lignes, Vladimir Poutine est empêtré dans son « opération militaire spéciale » en Ukraine et certains de ses conseillers prônent une « guerre totale » ; un des principaux candidats aux élections présidentielles en Équateur vient d’être assassiné ; le Sahel est en feu après un troisième coup d’État fomenté avec l’aide des sinistres brigades Wagner ; la répression des femmes iraniennes ne desserre pas son étau ; les narcotrafiquants font régner la terreur dans tout le monde occidental, en Amérique latine bien sûr, mais aussi à Rotterdam et à Marseille, à Anvers et à Bruxelles ; et des milliers d’avocats sont assassinés, emprisonnés, menacés, harcelés, seulement parce qu’ils exercent leur mission de défense.

Personne n’est obligé de partager les engagements de Luc Walleyn.

Mais comment ne pas s’incliner devant un tel parcours ?

Oui, il y a encore des avocats !

Luttons.

Patrick Henry

Président d’Avocats Sans Frontières

Introduction

Ce livre ne se veut ni une autobiographie proprement dite ni un ouvrage de droit. Il raconte le chemin qui m’a conduit à m’engager pour les droits humains, à lutter contre l’impunité de ceux qui les piétinent, à prendre la défense de victimes de génocide, d’esclavage et d’autres crimes contre l’humanité. Ce chemin fut borné d’affaires judiciaires qui ont marqué ma carrière d’avocat, et dont certaines ont trouvé une place dans l’histoire de la Belgique et d’autres pays. J’ai écrit à une époque où les tribunaux étaient à l’arrêt ou réservés aux affaires urgentes, et le travail international rendu impossible par la fermeture des frontières et les restrictions de voyage. Cette période de pandémie a mis les droits humains sous pression. Elle a été marquée par un regain de la lutte antiraciste et pour la décolonisation, et s’est terminée par une guerre sur le continent européen, avec sa suite de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Cette période poussait à la rétrospection et à la réflexion.

Pendant cinquante ans, je me suis présenté devant des juges belges, étrangers et internationaux pour tenter, avec un succès variable, d’empêcher ou de faire cesser des atteintes aux droits fondamentaux, d’en réparer en partie les dommages ou de faire poursuivre et punir les responsables. Je voulais partager cette expérience, et parler des gens que j’ai défendus dont les droits à la liberté et la dignité ont été bafoués, le corps et l’esprit brisés ou des proches massacrés.

Depuis que j’ai pour la première fois enfilé une toge, le monde a radicalement changé. Il s’est restreint par la mondialisation de l’économie et l’explosion des possibilités de communication et de déplacement. Le droit a dû s’adapter à ces changements et déborde désormais de loin les frontières de l’État-nation. Aujourd’hui, les règles et accords européens ont plus d’influence sur notre société que les décisions prises par les gouvernements. Des pans entiers de notre droit sont redessinés par la jurisprudence des tribunaux internationaux, à laquelle nos propres juges se réfèrent régulièrement pour sanctionner les autres pouvoirs. Ma propre carrière a suivi cette évolution et y a parfois même un peu contribué. Le titre fait référence à cette internationalisation du droit, mais aussi aux frontières que des centaines de mes clients ont franchies en quête de protection ou d’une vie meilleure, aux frontières que j’ai dû rechercher et franchir moi-même en tant qu’avocat, au sens propre comme au figuré, et que j’ai parfois tenté de repousser. Il se réfère enfin à l’organisation Avocats Sans Frontières, avec laquelle j’ai collaboré pendant près de trente ans, et qui a fortement marqué la seconde moitié de ma carrière.

Partie 1 Une longue marche vers l’État de droit

Chapitre 1

Le temps du changement

L’été 1967, resté dans les mémoires comme le summer of love, je fais mes adieux au collège épiscopal, qu’à l’époque beaucoup de Brugeois appellent encore de son nom français le Saint-Louis. La ville n’évoque déjà plus Bruges-la-morte de Georges Rodenbach, comme à l’époque où je fréquentais l’école maternelle des Sœurs maricoles, où on croisait encore les boulangers et brasseurs avec leur marchandise en charrette à cheval, les curés en soutane et, au crépuscule, l’homme qui allumait les lanternes à gaz dans les rues étroites des quartiers populaires. Les rues sont maintenant goudronnées, des usines américaines sont sorties des polders, et les travaux vont bon train dans le port de Zeebruges.

La culture a moins vite évolué que l’économie, certainement dans les familles catholiques de classe moyenne comme la mienne. Mon père a repris la petite imprimerie paternelle, et en a fait une entreprise moderne de taille moyenne. Ma mère, qui dans sa jeunesse a milité pour le droit de vote des femmes et travaillé au sein du mouvement syndical chrétien, se charge désormais de l’administration de l’imprimerie. Malgré le poids d’un ménage de cinq enfants, elle est active comme présidente régionale de la CMBV (Ligue des femmes chrétiennes des classes moyennes), et va devenir plus tard mandataire provinciale pour le CVP, l’ancêtre de l’actuel CD&V. Des oncles missionnaires et des grand-tantes au couvent complètent le tableau.

Longtemps, j’ai suivi la voie toute tracée, étudiant le latin et le grec, chantant dans la chorale de la cathédrale, enfant de chœur, membre et plus tard moniteur du mouvement de jeunesse catholique KSA. Mais petit à petit, je cherche ma propre voie. Ma foi vacille, je me sens tour à tour attiré par la droite et par la gauche, lisant des brochures du parti nationaliste flamand Volksunie et les mémoires de Charles de Gaulle, mais aussi le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels.

Pendant les longues vacances entre collège et université, je pars travailler comme moniteur dans un château bordelais transformé par son propriétaire en colonie de vacances pour des enfants des banlieues. La confrontation avec la pauvreté dans les quartiers où nous allons chaque matin en bus chercher les enfants m’ouvre les yeux. De retour au pays, je regarde avec admiration du côté des étudiants qui marchent ­d’Ostende à Louvain pour la flamandisation de l’université de Louvain, et ont baptisé leur manifestation « Meredithmars », en l’honneur du militant afro-américain abattu lors d’une marche pour les droits civils. Au xxie siècle, ce lien peut paraître étonnant, mais à l’époque, le mouvement flamand se profile encore comme un mouvement pour l’émancipation d’un peuple opprimé par une bourgeoisie francophone. La récente démocratisation de l’enseignement universitaire a par ailleurs favorisé une radicalisation du mouvement étudiant, dont certains dirigeants s’inspirent de la lutte de la jeunesse américaine contre la ségrégation raciale et la guerre au Vietnam, ou de celle des étudiants allemands contre une presse et une société encore aux mains de la génération précédente, marquée par l’héritage du nazisme.

À mon retour de France, j’ai hâte de quitter Bruges et sa mentalité conservatrice. Je veux à tout prix aller étudier à Louvain, et non à Gand, comme beaucoup de jeunes Brugeois qui font la navette en train. Pourtant, même dans notre vieille ville, flotte un petit air de changement. Quelques jours avant mon départ pour l’université, j’assiste à un concert au café « Blekken Ten », fréquenté par des jeunes qui se laissent pousser les cheveux à l’instar des provos et des hippies. Ferre Grignard, le clone flamand de Bob Dylan, y chante :

« As the present now

Will later be past

The order is rapidly fadin’

And the first one now

Will later be last

For the times they are a-changin’ »

À l’entrée de l’immeuble historique de la Halle universitaire de Louvain, où les futurs étudiants se pressent pour s’inscrire, un garçon barbu me met dans la main un dépliant du nouveau syndicat étudiant SVB. Je lui achète une brochure orange « Expériences de deux années de lutte à Louvain », écrite par Ludo Martens, Paul Goossens et Walter De Bock. Le SVB a été fondé au sein de la très catholique et traditionnelle KVHV, mais trouve son inspiration dans l’organisation étudiante néerlandaise de Ton Regtien du même nom. Il a évolué rapidement vers l’extrême gauche, notamment sous l’influence du Sozialistische Deutsche Studentenbund (SDS) de Rudi Dutschke.

À la fois dérouté et fasciné par ces nouveautés que je respire avec délices, je commence néanmoins mes études universitaires comme j’ai fini les humanités, en bon étudiant catholique. Les beuveries dans un club traditionnel d’étudiants ne me disent rien, et je préfère fréquenter les réunions de la paroisse étudiante, du cercle de faculté et du Cercle pour les relations internationales, une organisation prétendument neutre, qui organise des rencontres avec des diplomates et politiciens principalement de droite et chaque année une visite au siège de l’OTAN à Evere. Le week-end, je prends le train pour rentrer à la maison avec le linge de la semaine.

Trois mois plus tard, l’année magique 1968 change tout. Immédiatement après les vacances de Noël, les évêques publient une déclaration qui rappelle qu’un transfert de la section francophone est exclu, et annonce au contraire un plan pour son expansion à Louvain même. Les étudiants flamands y voient une provocation et se mettent en grève. Ils manifestent en costume-cravate, mais le conflit dégénère rapidement. Un noyau actif occupe les bureaux du rectorat sur le Vieux Marché et jette les meubles par les fenêtres. La gendarmerie prend ses quartiers dans la ville, avec un équipement antiémeute et des canons à eau. Chaque jour, des manifestants dépavent les rues pour ériger des barricades et résistent aux gendarmes. Des dizaines d’étudiants sont arrêtés et emmenés à la caserne, notamment le leader étudiant Paul Goossens transformé en martyr au moment de sa mise sous mandat à la prison auxiliaire de Louvain. Pour la première fois, je fais l’expérience de la puissance d’un mouvement de masse, en même temps que celle des coups de matraque et des fourgons de gendarmerie.

Rapidement, le slogan Walen buiten ! (Wallons dehors) cède la place à celui de Bourgeois buiten ! On ne se bat plus pour la cause flamande, mais pour une université démocratique au service du peuple. Les francophones de gauche venus exprimer leur solidarité dans une assemblée populaire sont accueillis par des applaudissements, et des étudiants flamands vont distribuer des tracts pour expliquer leur action à la sortie des mines et des usines wallonnes. L’Église, le CVP et le mouvement flamand traditionnel perdent leur emprise sur les jeunes. La résistance ne vise plus seulement les évêques, mais l’ensemble de l’establishment et même le système capitaliste.

Le point culminant et romantique est pour moi l’occupation du restaurant étudiant Alma II le 6 février. Au milieu d’applaudissements nourris, Paul Goossens, tout juste libéré de prison, prend le micro et crie que nous ne quitterons les lieux que lorsque le gouvernement Vanden Boeynants aura accédé à nos demandes ou démissionné. On amène des matelas pneumatiques et des sacs de couchage et les leaders étudiants poursuivent les discours durant toute la nuit. On discute de la réforme de l’enseignement universitaire, mais aussi de la guerre du Vietnam, de la révolution culturelle en Chine, et de la nécessité d’une révolution pour changer le système. Le lendemain, le Premier ministre Vanden Boeynants annonce au Parlement la démission de son gouvernement et l’occupation est levée. Trois jours plus tard, les évêques cèdent eux aussi et la grève prend fin.

Dans les mois qui suivent, des plans sont élaborés pour le transfert de la section francophone, et des mesures visent à démocratiser l’université. Les étudiants obtiennent la cogestion du secteur social (logements étudiants, restaurants…) et un dialogue entre étudiants et professeurs émerge dans les facultés. Dans notre année, la première après la réforme des études de droit, un comité est mis en place pour développer le nouveau programme, en concertation avec les étudiants.

La révolte de janvier a fait de moi un militant, mais pas encore un révolutionnaire. J’opte pour l’approche réformiste et me lance dans un parcours institutionnel en tant que membre de la commission de réforme des études, du presidium du cercle de faculté et du Sociale Raad (conseil social), qui à son tour me délègue à la commission paritaire des services étudiants et au conseil d’administration de l’a.s.b.l. chargée des restaurants universitaires. La contribution des étudiants à ces structures est surtout symbolique, mais nous obtenons quand même que des filles aient le droit de loger à la nouvelle résidence d’étudiants qui vient de se construire, certes au seul étage qui leur est réservé, que quelques appartements y soient aménagés pour des couples d’étudiants mariés, et que l’immeuble porte le nom de Camilo Torrès, un prêtre colombien qui a rejoint la rébellion marxiste et a été tué les armes à la main. Tout cela se produit au grand dam du vice-recteur monseigneur Maertens, représentant des évêques dans les institutions sociales et par ailleurs cousin de ma mère.

Les étudiants administrateurs des restaurants universitaires se battent pour des prix démocratiques et de meilleurs repas, mais une grève du personnel va rapidement les placer devant un dilemme. Quand, chiffres en main, un Maertens triomphant somme le conseil d’administration de choisir entre augmentations de salaire pour le personnel et repas à bas prix pour les étudiants, mon choix est vite fait. Je travaille en effet depuis un an dans un de ces restaurants pour compléter la modeste allocation que je reçois de mes parents, de telle sorte que les grévistes sont en fait mes collègues.

Finalement, la délégation étudiante décide de faire preuve de solidarité avec les travailleurs et d’accepter l’augmentation salariale, sans pouvoir éviter une augmentation du prix des repas. La cogestion a montré ses limites. Quelques mois plus tard, je vais, comme beaucoup d’autres étudiants, soutenir les mineurs en grève au Limbourg, ce qui va me rapprocher des révolutionnaires marxistes du SVB.

En 1969, année érotique selon Serge Gainsbourg et Jane Birkin, je rencontre moi aussi l’amour, en la personne de celle qui va devenir mon épouse. Mija Symoens est étudiante comme moi à la faculté de droit, mais une année au-dessus. Elle est active dans le mouvement féministe et rédactrice du magazine étudiant Universitas, fondé par l’épiscopat, mais situé progressivement sur la ligne protestataire de gauche, devenue mainstream à Louvain.

La tradition veut que les membres du conseil d’administration du cercle de faculté logent au Huis der Rechten (la maison des droits), classique bastion masculin plutôt de droite. Lorsque le nouveau conseil reprend les chambres de l’équipe de Luc Van den Brande, futur ministre-président flamand, la maison accueille pour la première fois des résidents progressistes, ce qui n’est pas du goût de ceux qui gèrent le café du rez-de-chaussée. Si l’un d’entre nous rentre tard et va vers sa chambre en passant par le bar, il est parfois accueilli avec le Horst Wessellied chanté par les habitués, le bras droit levé en guise de bienvenue.

Après un certain temps, Mija s’installe chez moi. Un matin, alors que tout le monde est encore au lit, nous sommes réveillés par des coups et des cris dans la cage d’escalier. Quelques instants plus tard, des membres de la Brigade Spéciale de Recherche de la gendarmerie font irruption. Nous pensons qu’ils cherchent de la marijuana, mais le mandat de perquisition s’avère viser un tout autre délit : Mija a collaboré au numéro spécial d’Universitas sur le sexe (!) et y a écrit un article sur l’avortement et les contraceptifs, qui renseigne, entre autres, quelles pharmacies louvanistes acceptent de vendre des préservatifs à des célibataires. Une forme de publicité – à l’époque interdite – pour la contraception ! Avant d’arriver à notre étage, les enquêteurs ont visité chaque pièce pour trouver la coupable, de sorte que toute la maison a été réveillée. Les camarades de droite, blottis dans le brouillard matinal sur les bords de la Dyle, ne cachent pas leur satisfaction de voir Mija emmenée au Palais de justice. Elle est libérée après audition par le magistrat de garde, et l’affaire n’aura pas de suites judiciaires, mais l’Église mettra fin à l’édition de la revue et interdira d’en utiliser encore le nom.

Quelques mois plus tard, le jour de mon vingt et unième anniversaire me rend enfin majeur. Je vide mon livret d’épargne, récupère une tente dans le grenier de la maison à Bruges et pars avec ma copine en auto-stop pour l’Algérie, le pays qui a récemment gagné son indépendance au prix d’une sanglante guerre de libération. Un mois plus tard, sans argent pour le ferry, nous sommes obligés de faire demi-tour à Malaga. L’année suivante, j’arrive quand même à me rendre à Alger, où le Mouvement du tiers monde m’envoie en observateur à un congrès de l’organisation des étudiants palestiniens. J’y découvre un monde. Le gouvernement algérien prend les congressistes en charge pour présenter les réalisations du nouveau régime : une école, une ferme modèle, une usine… Dans les forêts de Kabylie, nous sommes régalés par des ex-combattants du FNL lors d’un méchoui, un agneau entier servi sur chaque table. J’y rencontre des leaders étudiants du monde entier et des représentants des mouvements de libération qui se bousculent à l’époque à Alger, comme le Front de libération nationale vietnamien, l’ANC sud-africain et même le Black Panther Party américain. À un déjeuner, mon charmant voisin de table se présente comme Abu Jihad, un des fondateurs du Fatah palestinien. Il sera assassiné quelques années plus tard à Tunis par un commando israélien.

Après la grève des mineurs de janvier 1970, le mouvement étudiant de gauche se tourne vers la classe ouvrière. Les cadres et les militants sont encouragés à abandonner leurs études et à aller travailler dans les mines et les usines, pour y devenir le levain de la révolte, mais aussi pour réformer leur vision du monde et se défaire d’une mentalité d’élite privilégiée. Je ne suis pas ce mouvement, et préfère terminer mes études, mon immersion dans le monde ouvrier se limitant à un mois de travail d’été à la conserverie Marie-Thumas. Cela n’empêche pas Ludo Martens de me proposer de collaborer à un nouveau magazine portant le nom un peu pompeux de Alle Macht Aan de Arbeiders (Tout le Pouvoir aux Ouvriers), plus tard raccourci en AMADA. L’objectif du magazine est d’être le porte-parole des comités ouvriers qui poussent comme des champignons dans différentes usines. En pratique, il deviendra l’organe d’un nouveau parti marxiste-léniniste « en construction », qui se transformera en 1979 en Parti du Travail de Belgique (PTB). Après quelques numéros, on me demande gentiment de quitter la rédaction parce que mes articles ne sont pas assez révolutionnaires et ne font pas référence à la nécessité d’une révolution armée. Je prends alors quelques distances par rapport au mouvement.

Entre-temps, Mija et moi avons loué, avec quelques amis, une grande maison délabrée avec jardin à Heverlee, où se constitue une communauté pour le moins bigarrée : des étudiants marxistes, un couple de trafiquants de drogue, un Marocain sans papiers, un danseur du ballet de Béjart et sa meute de chiens, et même à un moment donné un truand recherché. On y expérimente le haschich, le LSD et la liberté sexuelle, et surtout on y débat pendant des nuits entières. Souvent il y a aussi de la bonne chère et du bon vin, grâce à une résidente qui travaille à la caisse d’un grand magasin et oublie systématiquement de taper les chiffres les plus élevés lorsque des colocataires font leurs courses.

C’est une période joyeuse, mais la maison acquiert une réputation sulfureuse et Mija et moi sommes convoqués chez le vice-recteur en tant que locataires principaux. La raison surréaliste de cette initiative est que le règlement de l’université ne permet pas aux étudiants de sexe différent de vivre ensemble dans une même maison. Nous sommes grondés et menacés de sanctions, mais finalement, rien ne se passe. Est-ce parce que je connaissais encore l’homme du temps où je siégeais au conseil social ou parce que c’est un parent éloigné ? Ou bien monseigneur Maertens a-t-il compris lui aussi qu’il ne peut plus arrêter l’évolution des mœurs ?

La vie commune ne fait pas long feu, car au bout d’un an, le propriétaire vend son bien à une banque, qui va la démolir. Mija, quant à elle, a obtenu son diplôme et entame un stage au barreau. Un an plus tard, nous sommes les heureux parents d’un petit garçon, Jeroen, mais un mariage sans curé et un enfant non baptisé sont un pont trop loin pour mes parents. La rupture entraîne la fin du financement de mes études, et comme le stage au barreau n’est pas encore rémunéré ni d’ailleurs l’aide juridique, je deviens, en tant qu’étudiant de dernière année, le seul soutien d’une famille de trois personnes. Je réussis heureusement à obtenir une bourse, à contracter un prêt étudiant et à remplacer une semaine sur deux le vendeur habituel de journaux et magazines à l’entrée de l’un des restaurants universitaires. Nous envoyons notre petit garçon au « Kinderkafee » (café des enfants), une crèche antiautoritaire gérée par les parents qui se relayent pour assister les gardiennes.

La combinaison de la paternité, du militantisme et du travail ne laisse pas beaucoup de temps pour les études. D’ailleurs, après la première année, j’ai déjà cessé d’assister aux cours, à l’exception du cours de sociologie du jeune Luc Huyse et de celui du philosophe de droit néerlandais Jan M. Broekman. Ce dernier, malgré son apparence de pasteur, est un penseur progressiste. Il se rend chaque semaine à Amsterdam et m’emmène un jour à un concert pop au « Paradiso », une ancienne église consacrée depuis peu à un culte alternatif, musical et psychédélique. Il m’y présente un homme barbu et chevelu, en costume de velours, cigarette roulée à la bouche : Roel Van Duyn, conseiller communal pour le Kabouterbeweging (mouvement hippie successeur du parti Provo). Le soleil se lève déjà quand je quitte l’endroit.

À cette époque, la plupart des professeurs sont tolérants envers les étudiants qui contestent ouvertement leurs cours. Avec quelques amis, nous pouvons ainsi présenter, comme travail pratique, une brochure militante sur la nouvelle loi de protection de la jeunesse, et un an plus tard, une « Tentative d’analyse marxiste du droit de la famille ».

En septembre 1972, je prête serment comme avocat et je m’inscris au barreau de Louvain. J’avais entamé des études de droit sans perspective professionnelle précise, mais entre-temps, le choix est devenu clair. Pour moi, le métier d’avocat signifie certes défendre la veuve et l’orphelin, mais surtout être un porte-parole de la lutte sociale devant le tribunal. Mes modèles sont les défenseurs des résistants algériens devant les tribunaux coloniaux, comme les avocats belges Cécile Draps et Serge Moureaux, ou le Français Jacques Vergès, connu à l’époque pour sa défense du procès de rupture comme méthode pour les procès politiques.

Chapitre 2

Rebelle au barreau

Vagabond

Sous une pluie battante, l’automne colore le parc où il s’est réfugié après que sa femme l’a mis à la porte trois mois plus tôt, parce qu’il buvait et avait perdu son emploi. Il a pris l’habitude de dormir sur un banc et a découvert qu’au restaurant étudiant, il suffit de se mettre dans la file avec une assiette abandonnée sur une table pour se faire servir gratuitement un supplément de frites et de légumes. Il marmonne un juron quand il découvre que la pluie a percé le sac contenant ses affaires, et prend la direction de la place Ladeuze où se trouve le hall d’entrée de la Kredietbank, encore accessible.

Le lendemain matin, il dort toujours sur son carton mouillé quand le premier employé arrive, mais après cette mauvaise nuit, il n’a pas encore envie de se lever, et un quart d’heure plus tard, ce sont deux policiers qui le réveillent et l’embarquent dans leur fourgonnette. Le lendemain, il se trouve à la prison de la rue Marie-Thérèse avec une citation à comparaître devant le tribunal de police.

Comme conseil, on lui désigne un jeune avocat pro deo, qui plaide sa libération devant le juge, faisant valoir que la loi sur le vagabondage est dépassée et que dormir dans la rue ne devrait plus être un délit. Il ne convainc pas. « Je vais vous envoyer à Merskplas pour trois mois », annonce le juge, regardant le condamné avec bienveillance. « Vous pourrez y travailler, vous désintoxiquer de l’alcool et économiser un peu d’argent pour votre libération. Mais je ne veux pas vous revoir dans un an ! ». L’avocat voudrait bien faire appel, mais son client refuse : « Je n’ai pas envie de rester en prison jusqu’à ce que l’affaire passe devant le tribunal correctionnel. Et si on me libère, je risque d’être renvoyé dans la rue en plein hiver. Après tout, Merksplas est peut-être encore la meilleure solution ».

Mes débuts au barreau se déroulent dans le calme, avec un « patron » mandataire socialiste local, qui fréquente moins son bureau que les cafés de Louvain et qui laisse à ses stagiaires le soin de rédiger les conclusions, principalement dans des affaires de roulage. Comme c’est la règle à l’époque, les stagiaires ne reçoivent aucune rémunération, à l’exception d’un modeste chèque comme cadeau de Noël, et un second le premier mai, à l’occasion de la fête du Travail. La charge de travail est réduite, tout comme le nombre de dossiers pro deo disponibles pour le groupe croissant d’avocats fraîchement diplômés qui s’inscrivent provisoirement au barreau de Louvain en attendant de trouver quelque chose qui leur semble plus intéressant.

Le dossier du « vagabond » qui a été mon premier client personnel est archivé depuis longtemps, mais il m’est resté en mémoire. Le terme de vagabond avait quelque chose de romantique, il évoquait l’image des héros de la bande dessinée flamande Robert et Bertrand, qui se promenaient en sifflotant dans les champs, libres comme des oiseaux, un chapeau usé sur la tête, et leurs quelques possessions dans un chiffon noué.

La réalité était bien différente de cette image d’Épinal. Aussi choquant que cela puisse paraître aujourd’hui, le sans-abrisme est resté un délit jusqu’en 1993. Une loi de 1891 prévoyait d’enfermer pendant deux à sept ans dans un dépôt de mendicité « les individus valides qui, au lieu de demander au travail leurs moyens de subsistance, exploitent la charité, comme mendiants de profession, ou qui, par fainéantise, ivrognerie ou dérèglement de mœurs, vivent en état de vagabondage ». Ceux qu’on trouvait simplement en état de vagabondage ou de mendicité sans l’une de ces circonstances n’étaient internés que pour une durée d’un an au maximum. En 1971 déjà, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné la Belgique parce qu’il n’existait pas de recours effectif contre de telles mesures, mais sans remettre en cause le principe de l’enfermement pour cause de pauvreté.

Pour moi, cette affaire était la confirmation que la loi et la justice se trouvaient du mauvais côté. Quelques années plus tard, je m’en souviendrai en entrant dans l’ancienne colonie de Merksplas, transformée en centre fermé pour sans-papiers, pour rencontrer un demandeur d’asile débouté. En effectuant des recherches pour un livre sur le racisme, j’apprendrai aussi que ce n’était pas la première fois que des demandeurs d’asile étaient détenus à cet endroit. En 1938, une partie des bâtiments a été transformée en « camp d’internement » pour les réfugiés juifs d’Allemagne. Pour les distinguer des vagabonds, l’administration leur faisait arborer une étoile de David.

Mes liens avec AMADA s’étaient quelque peu dilués lorsque le mot d’ordre avait été lancé de travailler en usine et mon ambition de devenir avocat considérée comme une déviation petite-bourgeoise. Cependant, le mouvement a dû revoir sa position quand la poignée d’avocats sympathisants s’est avérée utile, sinon indispensable. Dès mon premier mois au barreau, je suis ainsi appelé à défendre un peu partout en Belgique des militants poursuivis pour avoir distribué des tracts, collé des affiches ou participé à des manifestations interdites. Dans de nombreuses usines, les ouvriers réclament leur part du boom économique, tandis que les syndicats s’opposent avec véhémence à toute grève spontanée et font de la paix sociale un véritable dogme. En avril 1973, la grève dans les docks de Gand et d’Anvers donne lieu à des confrontations violentes, et des militants sont mis sous mandat d’arrêt comme instigateurs. Le procès qui s’ensuit justifie une campagne contre la « justice de classe » et le parti appelle à manifester devant le palais de justice à chaque audience. Des affrontements avec la police surviennent chaque fois et chaque procès entraîne de nouveaux procès. Il y a donc du pain sur la planche.

Comme membre du nouveau parti « en construction », je prends moi-même une part active aux actions militantes. Chaque fois que je suis arrêté, il suffit que la police ou la gendarmerie découvrent ma profession pour qu’ils voient en moi un meneur et un instigateur et, à plusieurs reprises, je dois comparaître devant le tribunal, non pas comme avocat, mais comme prévenu. Grâce au soutien des confrères et consœurs, l’Ordre des avocats n’engage jamais de procédure disciplinaire, même lorsque je suis (d’ailleurs à tort) condamné pour avoir battu et blessé un policier.

Pendant cette période, je défends non seulement les militants d’AMADA, mais aussi des membres du groupe armé espagnol FRAP, dans la voiture duquel des armes ont été trouvées lors d’un contrôle à la frontière française. Le régime franquiste a demandé leur extradition et ils risquent la peine de mort qui, sous Franco, est encore exécutée par la garote, une méthode médiévale qui consiste à attacher le condamné à un poteau et à l’étrangler avec une corde lentement resserrée. Heureusement, l’extradition est refusée par la chambre des mises en accusation.

AMADA, en tant que mouvement révolutionnaire, a une vision purement défensive du travail de ses avocats. Le peuple ne peut pas compter sur la justice de classe et les lois de la bourgeoisie, et personne ne pense à intenter un procès lorsque Médecine pour le Peuple fait campagne contre la pollution au plomb par la Métallurgie Hoboken, ou lorsque des militants sont licenciés. Un avocat n’est que le porte-parole du mouvement et son travail une activité militante, de telle sorte que les militants poursuivis trouvent normal d’être défendus gratuitement. Par conséquent, je gagne à peine de quoi payer mes cotisations sociales et dépends totalement du salaire de Mija, qui travaille alors comme journaliste pour MIMO, un magazine féminin. Cela ne nous empêche pas de nous installer avec un groupe d’amis à Heverlee dans la Villa des Roses, une bâtisse de style Art nouveau, belle mais délabrée, près de la forêt. C’est comme une période d’études qui se prolonge.

Lorsqu’AMADA lance un travail de quartier à Schaerbeek en 1973, je suis heureux de pouvoir y ouvrir un bureau avec deux collègues qui partagent les mêmes idées, suivant l’exemple de la maison médicale communiste d’Hoboken.

Chapitre 3

Racisme et antiracisme à Schaerbeek

Au début des années 1970, alors que la classe moyenne déserte la capitale pour s’installer en périphérie, de plus en plus de migrants trouvent un logement bon marché dans les quartiers populaires autour de la gare du Nord. Avec son ami, le promoteur immobilier Charlie De Pauw, le politicien bruxellois Paul Vanden Boeynants (PSC, actuellement Les Engagés) conçoit le plan mégalomaniaque de transformer le quartier Nord en un nouveau Manhattan. On y prévoit cinquante-huit tours, reliées par de larges avenues elles-mêmes directement connectées à l’autoroute. Trois mille familles sont brutalement expulsées. Les habitants du quartier se révoltent, forment un comité d’action pour défendre le droit au logement et l’« Agence schaerbeekoise d’information »publie un journal de quartier. Le quartier Nord s’étend sur trois communes, mais l’action se concentre à Schaerbeek, où la population immigrée est nombreuse et où le tristement célèbre bourgmestre Roger Nols (FDF) a opté pour la ligne dure.

La commune est un terrain idéal pour un parti comme AMADA qui souhaite étendre son influence dans les quartiers ouvriers, au-delà de son implantation dans les usines. En août 1974, nous sommes trois avocats stagiaires associés, installés au premier étage d’une droguerie près de l’hôtel de ville de Schaerbeek, quand le gouvernement décide de mettre un coup d’arrêt à l’immigration relativement anarchique de l’époque. Il lance en même temps une campagne de régularisation de ceux qui se trouvent en Belgique sans papiers. Notre petit bureau est submergé par de nombreux sans-papiers, qui vont constituer la base de notre clientèle pendant des années après leur régularisation. Mon confrère Dirk Ramboer et moi emménageons alors dans une grande maison de la rue Royale Sainte-Marie dont le propriétaire a été avocat et vient de prendre sa retraite. Le rez-de-chaussée est donc déjà connu comme bureau d’avocat. La jeune association s’enrichit d’une nouvelle consœur : France Blanmailland, qui deviendra mon âme sœur dans l’engagement social, politique et professionnel, plus tard ma compagne de vie et la mère de notre fille.

À l’époque, le bourgmestre Roger Nols fait campagne contre les Flamands. Sa décision de supprimer les guichets bilingues de l’hôtel de ville et de réserver un guichet spécial pour les néerlandophones l’a érigé en ennemi numéro un du mouvement flamand. Chaque samedi, des groupes d’extrême droite comme TAK, VMO et Were Di défilent dans notre rue avec des drapeaux frappés du lion noir sur fond jaune. Le gouvernement nomme alors commissaire royal, avec la mission de résoudre ce problème, Walter Ganshof van der Meersch, ancien auditeur général à la cour militaire et ancien ministre. L’homme qui était chargé après la libération de poursuivre les collaborateurs et les criminels de guerre ordonne à la gendarmerie d’enfoncer à la hache les portes de la maison communale et d’enlever les inscriptions unilingues.

Le bourgmestre change alors radicalement son fusil d’épaule, réservant ses attaques aux étrangers de sa commune. Et manifestement, sa police embraye… Place Collignon, un homme d’origine étrangère est abattu alors qu’il tente de voler une voiture. Dans le parc Josaphat, un jeune homme qui s’enfuit lors d’un contrôle de police est également tué. Nols fait distribuer par son administration une « Lettre ouverte aux étrangers », qui est une pure provocation. C’est ainsi que le Schaerbeek progressiste réagit en créant un Front antiraciste, exemple remarquable d’une large alliance de divers groupes et partis de gauche, de syndicats, d’organisations d’immigrés et de personnes issues des milieux religieux. Fin 1979, un Nols de plus en plus radical proteste contre une proposition visant à donner le droit de vote aux étrangers en se faisant photographier devant la maison communale, en djellaba, juché sur un chameau.

En 1980, quand le droit au regroupement familial est inscrit dans la loi sur le séjour des étrangers, il interdit à son administration d’enregistrer encore des étrangers non européens dans sa commune, obligeant les nouveaux arrivants pourtant en droit de séjour à s’installer dans d’autres communes ou à vivre sans papiers. Son exemple est suivi par les bourgmestres socialistes Simonet à Anderlecht et Cudell à Saint-Josse-ten-Noode. Il jouit surtout du soutien du ministre libéral de la justice Jean Gol, qui donnera un cadre légal aux refus d’inscription en même temps qu’il va raboter sur d’autres points les droits des étrangers.

France Blanmailland et moi sommes, comme bien d’autres, au premier rang des actions antiracistes et saisissons le tribunal en référé pour des clients victimes de décisions illégales, mais la présidente rejette systématiquement ces demandes. Elle me confiera plus tard, lors d’une réception : « J’habite aussi à Schaerbeek, et vous devez quand même bien admettre qu’il y en a trop ». C’est le même magistrat qui jugera par la suite que l’invitation à une fête qui annonce « Tout le monde est bienvenu sauf les bougnouls » n’est pas raciste, mais demande simplement aux participants de s’habiller décemment.

Au cours de cette période, je participe à la rédaction d’un livre intitulé Diviser pour régner – Le racisme comme stratégie (EPO) qui dénonce la politique du gouvernement Martens-Gol et la montée du racisme. Un des coauteurs en est le sociologue louvaniste Albert Martens, spécialisé dans les questions de migration du travail, habitant de Schaerbeek très actif dans la lutte du quartier Nord. Je suis responsable des chapitres relatifs à la législation actuelle, mais j’effectue aussi quelques recherches pour celui qui aborde l’antisémitisme à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Dans les travaux parlementaires et le Moniteur belge de l’époque, je découvre des documents particulièrement intéressants sur l’attitude du gouvernement belge face à l’afflux de réfugiés juifs en provenance de l’Allemagne nazie. Certes la Belgique avait autorisé le débarquement du paquebot Saint-Louis à Anvers en juin 1939, après que le Royaume-Uni et les États-Unis aient refusé ces neuf cents juifs allemands, mais en même temps, elle envoyait trois cents gendarmes renforcer la surveillance de la frontière allemande. Selon la déclaration du ministre de la Justice à la Chambre, il s’agissait d’« empêcher les entrées clandestines, plutôt que de devoir ordonner des déportations par la suite ». Après l’Anschluss de l’Autriche, son collègue des Affaires étrangères avait diffusé une circulaire interdisant de délivrer des visas aux Autrichiens contraints de quitter le pays. Dès le lendemain de la décision du régime nazi de priver de leur nationalité les Allemands résidant à l’étranger qui ne se présentaient pas à l’ambassade, l’administrateur général de la Sûreté de l’État, Robert De Foy, a publié une circulaire indiquant que les ressortissants allemands, « en particulier les israélites » ne pourraient pas faire appel à la protection internationale. Ils avaient en effet perdu cette nationalité en raison de leur propre négligence, les autorités allemandes ayant clairement annoncé qu’un tel comportement serait considéré comme un manque de loyauté envers le Reich allemand… Je ne peux m’empêcher de faire certains rapprochements avec ce à quoi nous assistons un demi-siècle plus tard.

À la longue, les refus d’inscription prennent fin après une modification de la loi. Nols restera bourgmestre jusqu’en 1990, mais sera exclu de son parti après avoir invité Jean-Marie Le Pen à une réception solennelle. Il rejoindra le Front national, puis la scission de Marguerite Bastien, le Front nouveau de Belgique, et abandonnera la politique après un dernier échec électoral, en 1999.

Chapitre 4

Les années de plomb

La seconde moitié des années 1970 et le début des années 1980 sont entrés dans l’histoire sociale comme les années de plomb. Le mouvement révolutionnaire qui avait vu le jour une décennie plus tôt s’est partiellement dévoyé dans la violence et le terrorisme. AMADA persiste à croire que la classe ouvrière finira par abattre le système capitaliste, mais en Allemagne, en Italie, en France, des révolutionnaires désabusés commencent à recourir aux armes. Des banquiers et des hommes politiques sont enlevés et assassinés et des journalistes se font « jambiser » en guise d’avertissement. L’autorité, y compris le système judiciaire, réagit brutalement, et pas toujours dans le respect des droits humains.

À Bruxelles, un collectif des avocatss’est formé pour défendre les droits de la défense et la démocratisation de la justice. J’y retrouve des confrères comme Jacques Hamaide et Georges-Henri Beauthier, qui viennent de publier Vos droits face à la police, au propriétaire et au patron, les pénalistes bien connus Anne Krywin et Michel Graindorge, le futur bâtonnier Pierre Legros et notre doyenne Régine Orfinger-Karlin, féministe et ancienne résistante, qui sera mon avocate lorsque je serai moi-même poursuivi.

Le Collectif condamne les actions terroristes, mais se solidarise avec les actions des confrères allemands qui protestent contre le traitement des prisonniers terroristes, les lois d’exception, les interdictions professionnelles et les pratiques policières qui visent le fichage de populations entières. Nous nous mobilisons pour le soutien à Klaus Croissant, l’avocat qui a défendu lors du procès de Stammheim des membres de la guérilla urbaine allemande Rote Armee Fraktion (RAF) et accusé de complicité avec ses clients, demander l’asile en France, qui l’extradera finalement vers l’Allemagne. Les plus radicaux d’entre nous, dont le flamboyant Michel Graindorge, se réunissent dans un comité de défense des prisonniers politiques, sous l’impulsion d’un graphiste sympathisant de la RAF, Pierre Carette. En 1979, Graindorge lui-même est arrêté, ainsi que son associée Odette Haas et plusieurs autres personnes soupçonnées de complicité dans l’évasion violente de François Besse, l’un de ses clients et compère du célèbre gangster français Jacques Mesrine. Que des avocats de gauche puissent être impliqués de près ou de loin dans une évasion peut nous étonner aujourd’hui, mais il y avait là pourtant une certaine logique politique. Les prisons étaient considérées par certains comme un outil de la classe dirigeante pour opprimer le peuple, et les braqueurs de banque comme des opprimés en rébellion contre le système, à l’instar de Robin des Bois. Des campagnes étaient menées contre le système pénitentiaire et les révoltes des détenus accueillies comme partie de la lutte mondiale contre le capitalisme. Un Comité d’action des prisonniersavaitune émission sur la radio libre « Passe-muraille », suivie avec enthousiasme dans les prisons de Forest et de Saint-Gilles.