DUNKAEL - Christian Coudert - E-Book

DUNKAEL E-Book

Christian Coudert

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Beschreibung

Paris, 2243. Depuis 190 ans, la Terre est asservie par les Varlhanes, une race extra-terrestre qui empêche tout progrès technologique.

Seul espoir pour les Humains, un jeune garçon de 13 ans sensible et immature.

Bien malgré lui, DUNKAEL Forward devra accomplir un voyage initiatique, une odyssée interstellaire qui le forgera dans la douleur et l’amitié.

La révolution est en marche…

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Christian Coudert

DUNKAEL

Tome 1 Les Gènes De La Révolte

À mon filsTom,mon étoile, ma perle, mon inspiration.

–N’ont-ils pas idée de ce qui sommeille au creux de leurs mains ?

–Comment le pourraient-ils, leur coquille se brise à peine.

–Cette découverte n’est due qu’au hasard, le bulbe a saturé…

–… et vous seul, Maître Aslon, avez su faire l’ineffable lien !

–Cependant, il serait regrettable de se priver d’un avenir radieux.

–En effet, il n’est pas de notre intérêt d’ébruiter cette affaire.

–Voilà qui est parfait ! Que votre expédition revienne au plustôt.

–Nous quittons déjà l’orbite, Noble Arkeïsis… et, sinon, poureux ?

–Pour eux ? Laisser traîner trop d’indices n’est jamais de bon augure…

Extrait du Cercle debordTemps terrestre, 2024 AD, 1er solstice, 55e jour.

CHAPITRE 1

Les toits brûlants de Paris scintillaient dans les derniers rayons du soleil. C’était la fin de l’été. Un de ces étés où le zinc se déforme et le bitume perle, où l’on s’abrite le jour pour vivre la nuit quand les vents sableux du Midi balayent les rues. L’automne 2243 s’annonçait torride.

Aux pieds des marches de la Mairie du XVe, le garçon s’essuya le front et tourna vers sa mère un regard anxieux. D’ici quelques heures, son avenir lui serait révélé. Le cœur serré, la jeune femme lui pressa tendrement la main et sourit :

–Aller, quoi, maintenant qu’on y est, autant en finir. Et puis, qui sait ? Peut-être iras-tu chasser des Elfes en Norvège ?

Mais le cœur n’y était pas. Alors qu’ils franchissaient le seuil de L’Auguste Bâtiment, le garçon soupira :

–Pourquoi pas des Trolls, pendant que t’yes ?

Sous l’immense hall ombragé régnait une fraîcheur qu’il faisait bon sentir. Préoccupés, ils y prêtèrent peu d’attention et rejoignirent une longue file disparate. Une fastidieuse attente débuta.

Régulièrement, des regards emplis de crainte, d’espoir et d’incertitude se penchaient vers le début de la queue. Mais le temps chargé de chuchotements semblait narguer les impatiences. D’autres personnes arrivèrent, puis d’autres encore, et, malgré l’heure tardive, la palmeraie de la petite place de la Mairie se retrouva bientôt encombrée.

Enfin, le vieux couple, qui les précédait s’éloigna, laissant un vide de trois mètres jusqu’au comptoir d’accueil. Derrière le haut meuble de bois et sa longue barre en laiton émergeait le visage ovale d’un préposé aux petites lunettes rondes. En vieil habitué, l’homme passablement chauve devina le but de leur présence et émit d’un ton ennuyé :

–Votre carte, s’il vous plaît.

Mais, le garçon ne réagit pas. Son regard venait de se river sur un hologramme accolé au mur, juste derrière le fonctionnaire. Une animation tridimensionnelle que le départ du vieux couple venait de lui révéler.

Engoncée dans un lourd scaphandre, une beauté virtuelle et silencieuse dévoilait au premier plan, sous la visière teintée de son casque, un magnifique sourire enjôleur. D’un lent et perpétuel mouvement du bras, elle indiquait au loin une cité minière, gigantesque carapace métallique, qui se mouvait dans un décor orangé et rocailleux. L’annonce vantait les glorieux mérites de l’extraction surMars.

Derrière le comptoir, l’employé tendit une main nerveuse qui bailla plusieurs fois d’impatience.

–Hé, jeune homme ! Alors, on rêve ? Votre carte.

Le jeune s’exécuta prestement et le préposé à l’emploi posa le petit plastique sur une feuille de papier numérique. Un portrait s’y afficha suivi de diverses informations.

–Alors, qu’avons-nous là ? Dunkael. Dunkael Forward, 13 ans. Tu es bien jeune, il me semble. Madame Forward, je suppose ?

Suzanne s’approcha à son tour et lui adressa un sourire crispé.

–C’est certainement un malentendu. Pourriez-vous vérifier, s’il vous plaît ? Sinon, serait-il possible de repousser l’échéance de quelques mois ?

Sans relever le nez de la feuille qui éclairait son visage, l’homme ferma les yeux une seconde et soupira :

–Allons, madame, vous le savez bien, il n’y a pas d’erreur… Ni d’exception possible, d’ailleurs.

Des exceptions ? Il en existait pourtant. Se dit la jeune femme amère. Le tout était d’avoir suffisamment de relations au sein du ministère de l’Incorporation. Redressant les talons et quelque peu fébrile, Suzanne se pencha un peu plus et murmura :

–Je vous en prie, donnez-lui une chance. Pourrait-il rester à Paris ou, du moins, en Europe ?

Le vieil homme se radoucit :

–Désolé, mais ce n’est pas moi qui décide, madame. Comment un Humain de dix ans, vingt ans ou plus est sélectionné ? Je n’en ai pas la moindre idée. Comme vous le savez, tout se passe à Genève. Cependant, une chose est sûre, si la date de recensement est apparue sur sa carte, alors, croyez-moi, il est préférable pour lui d’obtempérer.

Elle hésita, avant d’insister :

–Vous savez, nous aurions pu attendre l’envoi d’un rappel. Nous aurions alors certainement gagné au moins quinze jours.

Le préposé releva la tête et regarda la file derrière le garçon où se mêlaient femmes et hommes de tous âges, certains venus pour la même raison. Il revint à Suzanne :

–Et vous auriez alors décroché de sacrés ennuis, ma petite dame. Je vous l’assure.

Lui-même se pencha et baissa leton :

–Normalement, vous deviez vous présenter la semaine dernière et, là, c’est plutôt limite. Vraiment, je ne peux rien pour lui. Tout comme pour ceux qui vous suivent.

Durant une seconde, il fixa intensément la jeune femme, puis, avec une infime inclinaison de la tête, tourna discrètement son regard vers la gauche. Tout aussi furtivement, le garçon et sa mère suivirent la direction indiquée.

À l’autre bout du vaste hall, dans la pénombre d’une colonne de marbre, se dressait un singulier personnage moulé dans une épaisse combinaison chamarrée. Un peu plus loin, une petite sphère rouge d’une vingtaine de centimètres de diamètre flottait à trois mètres du sol. Les paroles du préposé furent à peine audibles :

–Qu’avez-vous donc cru, madame ? Que je détenais un quelconque pouvoir de décision ? Êtes-vous naïve à ce point ? Je suis moi-même sous surveillance, alors, vous pensez bien, pour les autres…

Comme pour appuyer ses propos, l’étrange et immense hominidé se tourna imperceptiblement vers eux. Mais à peine se mouva-t-il, que les couleurs de sa tenue s’assimilèrent au décor du hall et, durant quelques secondes, sa perception devint incertaine. Puis il réapparut.

Hormis quelques légères différences morphologiques, notamment au niveau du visage, son corps élancé de bien 2,40 m détenait une harmonie et un équilibre que les artistes de la Grèce antique n’auraient pas reniés. Recouvert d’un très fin pelage auburn, son faciès arborait deux lèvres bleutées et charnues, un nez tout à fait commun ainsi qu’un grand et magnifique regard violet, intelligent et profond. Sous sa crinière dense et rousse, deux petites oreilles se dressaient légèrement en pointes. Quant à ses mains bleutées, délicates et nues, elles laissaient deviner au niveau des poignets la naissance d’un soyeux duvetroux.

Le tout n’avait rien à envier aux normes humaines. Cependant, il était difficile d’oublier dans cette représentation, la présence du court bâton de bois sombre plaqué sur la cuisse droite. Cerclé de métal ciselé aux moirages cuivrés, l’objet détenait en sa basse extrémité une pierre ovale au jaune translucide. De la taille d’un œuf, la gemme taillée et sertie dans le végétal dégageait par intermittence de malsaines lueurs grenat.

Durant un instant, son regard, qui ne pouvait laisser indifférent, balaya le groupe, s’attarda sur le préposé, puis prit négligemment une autre direction. Dans sa nonchalance, l’individu délivrait une sobre, mais indéniable sensation de puissance.

La sphère rouge n’avait pas bougé.

Derrière Suzanne et son fils, les soupirs s’allongèrent et les gens se firent plus discrets. Chacun savait ce qu’il en coûtait de contrarier un Varlhane. En particulier, les combattants du Clan Slyneiras mis à la disposition des administrations humaines.

Le vieux monsieur chauve remonta fébrilement ses lunettes et rendit la carte au garçon. Enfin, il termina d’inscrire diverses informations, puis tendit la feuille numérique devantlui :

–Je sais, le système est archaïque, mais c’est tout ce que nous avons. Ne bougezpas.

D’un geste rapide, il la passa devant l’adolescent, juste le temps de capter ses ondes biologiques.

–Tu recevras ton affectation dans quelques heures. Suivant ! termina-t-il plus brusquement qu’il ne l’aurait voulu.

***

En ce début de soirée, le ciel de Montmartre se paraît de chaudes couleurs. Accoudés à un parapet de pierre, Dunkael et sa mère contemplaient dans le lointain les restes métalliques d’une tour autrefois appelée Eiffel. La structure déchue n’était plus que le pâle reflet d’une humanité brisée, dont la fierté avait été ravalée 190 ans plustôt.

Derrière eux, sur le parvis du Sacré-Cœur, des pigeons à la recherche de nourriture facile harcelaient les passants, Humains nostalgiques d’un passé révolu et grands Varlhanes aux regards énigmatiques. Après tant d’années de coexistence, les deux races avaient dû, bon gré, mal gré, apprendre à se côtoyer.

Un vent léger se leva et la Butte se mit à respirer. La jeune femme repoussait une mèche brune, que la brise têtue plaquait sur ses yeux, quand son fils lui demanda pour la énième fois :

–Où vont-ils m’envoyer, d’aprèstoi ?

Elle aurait aimé le rassurer. Lui affirmer que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve et que tous deux ne seraient jamais séparés comme tant d’autres. Mais elle savait que lui raconter des histoires ne servirait à rien. Comme Suzanne s’attardait sur ce visage désabusé, son estomac senoua.

Depuis que Dunkael avait reçu l’ordre de se présenter à la Mairie, la jeune femme s’était adonnée à d’incessantes recherches, afin de lui éviter l’incorporation. Mais, aucune n’avait abouti. Aussi, son unique préoccupation consistait désormais à profiter des derniers jours avec son fils, alors que le moment fatidique approchait.

Suzanne prit une profonde inspiration, huma l’air et apprécia la fraîcheur naissante. S’enfuir ? Elle y avait songé tant de fois. Mais, pour aller où ? Elle repensa à l’une de ses voisines qui avait perdu ses deux fils au cours des trois dernières années. Le premier travaillait à présent dans des plantations indiennes, au nord du Groenland. Quant au second, le moins heureux, sa mère était sans nouvelle de lui depuis son départ pour les cités minières de Phobos, le satellite deMars.

Ainsi, aucun d’eux n’avait eu la chance de rester auprès d’elle. Du coup, Suzanne l’avait appris par hasard, cette femme passait ses journées devant les émissions gouvernementales, avachie dans son canapé et l’esprit saturé d’élakine.

L’élakine ! Une drogue si facile à se procurer, qui ravageait depuis des années l’ensemble de la planète et dont nul ne connaissait la composition exacte. Suzanne savait seulement qu’elle était dérivée de la cocaïne. Décidément, non ! Pas question de finir comme ça ! La jeune femme se tourna vers l’azur, s’appuya sur le parapet et de nouveau repoussa la mèche rebelle d’un souffle sec vers le haut. On n’allait pas se laisser abattre !

–Ça te dit un resto ?

Ils contournèrent la basilique de Montmartre et, après avoir évité un groupe de touristes Varlhanes, rejoignirent une petite rue pavée.

Tout en longeant les immuables boutiques de bibelots et de souvenirs, la jeune femme se remémora avec dégoût son entretien avec le gestionnaire des affectations civiles. Une rencontre obtenue à l’époque grâce à une amie travaillant au ministère de l’Incorpo­ration. Ce jour-là, elle avait eu beau argumenter et supplier pour son fils, l’homme était resté de marbre. Du coup, au paroxysme de son angoisse, au fait de son désespoir et ne sachant plus vers qui se tourner, la jeune femme, l’esprit en déroute, avait naïvement proposé ses rares économies.

–Quelle imbécile, j’aiété !

Devant la modique somme inscrite sur la carte, l’arrogant individu avait longuement pouffé. Un ricanement si profondément blessant, que Suzanne n’avait pu retenir ses larmes.

Comme si sa douleur ne suffisait pas, dépourvue du moindre mouchoir, les yeux embués et la vision soudain brouillée, elle s’était alors penchée et avait soulevé fébrilement un pan de sa robe légère. Que n’avait-elle fait ?

Tout en marchant à côté de son fils, la jeune femme revit avec horreur la pupille brusquement dilatée du fonctionnaire. Comprenant immédiatement son erreur, écœurée et confuse, elle avait aussitôt plaqué le tissu sur ses jambes et se souvint les avoir resserrées à s’en faire mal. Décidément, cela n’avait pas été sonjour.

Rangé aux côtés du Clan Slyneiras et persuadé de l’invite désespérée d’une mère pour son fils, le gestionnaire s’était redressé, prêt à jouir de sa position. Lorsque la toute récente présence d’une petite sphère lui était revenue à l’esprit.

L’expression contrariée de l’individu n’avait pas échappé à Suzanne, qui s’était aussitôt retournée, pour découvrir avec soulagement un petit engin bleu lévitant au raz du plafond, à quelques mètres derrière elle. Dépité, l’individu n’avait alors pu s’empêcher de murmurer de venimeux propos à l’attention de Gralhia Belisinnes, la dirigeante actuellement en poste sur Terre.

Imposée huit ans plus tôt par le Cénacle Impérial Varlhane, Gralhia était l’Aïeule des Belisinnes. Une Famille affiliée depuis longtemps aux Slyneiras. À ce titre, elle et les siens devaient respect et obéissance à ce Clan en toute circonstance.

Mais, qui se tenait un tant soit peu informé, ne pouvait ignorer le conflit larvé qui persistait depuis de nombreuses décennies entre les deux Lignages. Or, s’ingérant beaucoup plus qu’elle ne l’aurait dû dans les affaires du Clan Slyneiras, la vieille Gralhia avait tout récemment imposé certains de ses membres au sein de diverses fonctions gouvernementales. Ceci, selon son entourage, afin de lutter contre l’avilissement qui gangrenait depuis longtemps l’administration de nombreuses nations européennes.

Naturellement, l’Aïeule des Belisinnes agissait discrètement et seulement là où elle pouvait prétendre à une réelle influence. Car, opérer dans le dos des Slyneiras, la plus puissante Famille Varlhane après la dynastie Impériale, était une erreur qu’il valait mieux éviter. Le courage de la vieille Gralhia forçait donc l’admiration de nombreux Humains et beaucoup la tenaient en haute estime.

Frustré, le directeur des relations publiques avait donc renvoyé Suzanne, non sans la traiter de garce, et après lui avoir rappelé les sanctions en­courues pour tentative de corruption. Écœurée, la jeune femme avait ainsi quitté le ministère, la rage au ventre et l’envie brûlante de tuer cetype.

Comme ils passaient devant la vitrine d’un petit restaurant, Suzanne chassa ses sombres pensées et étudia le menu virtuel qui venait de s’animer à leur approche. Les prix semblaient raisonnables en ce quartier touristique et les plats qui défilaient devant eux, suffisamment alléchants. La jeune femme poussa la porte.

***

Le serveur finissait de remplir des carafes d’eau, quand le vieux grelot tinta. Aussitôt, il s’essuya les mains et contourna le comptoir en zinc :

–Soyez les bienvenus. Deux couverts ? Par ici, je vousprie.

La mère et son fils répondirent au sourire avenant et s’installèrent près d’une fenêtre. Une fois les menus déposés, le serveur les abandonna et Suzanne, le dos bien droit, les coudes en appui sur la table et les mains délicatement croisées, jeta un coup d’œil autour d’elle.

Avec ses poutres apparentes et ses murs de chaux recouverts de peintures et d’affiches d’artistes locaux, la petite salle du restaurant dégageait une agréable dou­ceur surannée. Parmi les tables aux nappes saumon, quelques clients, le visage éclairé par de grosses bougies bavardaient sur un ton mesuré.

L’ambiance provinciale rehaussée de rideaux à fleurs bleues et d’une ribambelle d’outils picturaux en tous genres lui rappelait une petite auberge normande, du côté de Giverny. Un lieu qu’elle avait connu avec Michael, six mois avant la naissance de Dunkael. Juste avant que son compagnon ne soit obligé de les abandonner définitivement pour Mars. Durant un instant, le sourire du passé flotta devant ses yeux et une vague nostalgique la submergea. Jusqu’à ce que son fils lui tapotât l’avant-bras.

–… Eh, dis, tu m’écoutes ? Pourquoi certains doivent partir, pendant que d’autres ont l’autorisation de faire des études de second niveau ? Sur quoi ils se basent, les Varlhanes, pour faire leur tri ? C’est vrai, ça, c’est n’importe quoi !

Se penchant en avant, le garçon serra ses mains entre ses jambes, effleura les autres tables du regard et lança sur un ton de connivence assez puéril :

–Faut qu’on se tire d’ici, m’man. En Bretagne par exemple. Depuis la tempête du siècle dernier, là-bas, il existe plein d’îles isolées et de maisons abandonnées où on pourra se planquer.

Tu sais, j’ai vu ça en cours. À l’époque, tout s’est combiné en même temps ; la canicule, les grandes marées et les orages. En plein mois de mars, tu penses bien, tout le monde a été surpris. La Grande Conjonction comme ils l’ont appelée. Alors que tous croyaient que la terre serait trop sèche pour absorber la moindre goutte, et bien, il s’est tellement mis à pleuvoir et l’eau est montée si vite, qu’elle s’est infiltrée partout. Du coup, en quelques semaines tout été sapé. Des lacs et des rivières ont débordées, des falaises se sont effondrées, des glissements de terrain ont tout emporté et des villages entiers ont disparu. Personne s’y attendait et les gens ont dû tout abandonner pour sauver leur peau. Le traumatisme a été si terrible, qu’aujourd’hui encore après plus d’un siècle beaucoup évitent le coin. Alors ? Hein, dis, je suis sûr que là-bas on sera peinard et que les Garants de l’Harmonie ne viendront pas nous chercher despoux.

Naturellement, Suzanne connaissait comme tout le monde le sujet et l’enthousiasme de son fils faisait plaisir à voir. Mais, pourquoi ne voulait-il pas comprendre ? La jeune femme se pencha à son tour :

–S’il te plaît, parle moins fort et réfléchis deux secondes. D’abord, je doute que la région soit ignorée des Varlhanes ou des Garants. Ensuite, comment veux-tu t’y rendre sans véhicule ? Les ports, les aéroports, les routes et les gares ont tou­jours été sous surveillance. Si encore nous étions arrêtés par des combattants Belisinnes, ils nous ramèneraient et l’affaire serait close. Peut-être même qu’ils fermeraient les yeux et nous ignoreraient. Mais si, par malheur, nous tombons sur des Slyneiras… Tu sais aussi bien que moi comment ils traitent les fugitifs, ceux-là. N’est-cepas ?

Sans oublier les Garants de l’Harmonie. Parce qu’ils sont flics, certains d’entre eux se croient tout permis et se conduisent parfois pires que les Varlhanes ! Quoi qu’il en soit, tu sais comment tout cela finira. On te tuera et on me laissera vivre afin que ma dou­leur serve d’exemple. Dis, c’est vraiment ça que tu veux ?

Suzanne sentit ses yeux s’embuer et tourna son visage vers la rue pavée perceptible derrière les rideaux de la fenêtre. Que pouvait-elle faire, elle, une simple surveillante d’un libre-service automatique ? Puis, regardant autour d’elle, elle se pencha à nouveau, l’expression plus dure :

–Et même si les forces Belisinnes sont désormais majoritaires en Europe, ne crois surtout pas que nous aurons plus de chance. Rien qu’à Paris, on sait qu’il reste encore bon nombre de ces maudites sphères Slyneiras. Je t’en prie, Dunkael, sois réaliste. Ce ne sont pas de simples drones comme on en fabriquait autrefois. Alors, une bonne fois pour toutes, arrête d’agir comme si tu avais 10 ans !

Elle inspira profondément et soupira :

–Allez, que veux-tu manger ?

Le garçon allait se saisir de l’un des deux menus, quand il se souvint d’un vieux reportage sur les drones. Utilisés en ce temps-là dans des domaines divers et variés tels que les loisirs, le médical, l’armement ou la surveillance de masse, ces engins comme bon nombre de technologies et leur développement avaient rapidement été interdits par le Clan Slyneiras. Quant aux sphères, les Vorlis, comme les appelaient les Varlhanes, ça, c’était autre chose !

Conscient de la justesse des propos de sa mère, le garçon baissa les yeux et laissa dériver ses pensées vers ces enregistrements vidéo, que tous les systèmes éducatifs du monde se devaient de diffuser périodiquement. Des documentaires remaniés par les Slyneiras et dont chaque plan restait gravé en lui tant il les avait compulsés. Les évènements, qui avaient mis la Terre à genoux, se devaient d’être connus de toute génération et de marquer les esprits.

En ce début de millénaire, alors que le printemps s’achevait frileusement en Europe et que de monstrueux incendies ravageaient l’hémisphère sud, sur l’ensemble du Globe, les mois se suivaient et les événements se ressemblaient. Écartelés depuis la nuit des temps entre conflits meurtriers et terrorisme exacerbé, les croyances, la pauvreté, le nationalisme et l’ignorance restaient encore et toujours les jouets de l’opulence. Pendant ce temps, quelque part, accords sociaux et grèves s’alternaient, tandis qu’ailleurs, amours et divorces se croisaient au milieu des vacances. Bref, tandis que pour certains le manque d’eau devenait insoluble et que de gigantesques inondations engloutissaient de vastes étendues, cahin-caha, l’humanité suivait son petit bonhomme de chemin.

Lorsque durant une paisible nuit de la capitale japonaise, se produisit l’incident qui allait bouleverser à tout jamais la destinée de l’Homme. Alors que de rares véhicules circulaient encore au sein du quartier de la haute finance Marunouchi, sous le regard des multiples enseignes et des derniers passants incrédules, émergea du sol une gigantesque paroi de lumière. Avec lenteur et dans un silence absolu, son éclat s’érigea sur l’avenue qui bordait la gare, pour devenir une vaste blancheur triangulaire de plus de 600 m de haut et autant de large. Réduits soudain à de ti­mides lueurs, les éclaira­ges du quartier Marunouchi pâlirent jusqu’au vieux palais Impérial.

À peine les témoins en eurent-ils pris conscience, qu’un gigantesque Dôme opalescent se forma au-dessus de la Majestueuse lumière. Il s’étendit et bientôt engloba une portion de la ville. Puis, il s’évanouit et seule une vibrante sonorité, aux abords de la zone concernée, confirma sa présence toujours active. Désormais invisible, l’énorme coupole couvait la singulière plaque triangulaire, les constructions et les habitants qu’elle venait de cerner.

Dans un infime décalage temporel, le même phénomène se produisit à Toronto, Rome, Séoul, Londres, Prague, New York, puis à Hong-Kong, Chicago, Pékin, Buenos Aires… En moins d’une demi-heure, toutes les grandes métropoles de la planète, de Mexico à Moscou, de Paris à New Delhi, eurent droit à leur titanesque triangle étincelant et à son invisibleDôme.

Très vite, après une stupeur et un silence comme le monde n’en avait jamais connu, les premières interrogations fusèrent. Les divers moyens de communication s’activèrent et, tandis que les écrans s’allumaient en cascade, beaucoup s’empressèrent d’alerter leurs voisins, leurs parents, leurs amis, ou de simples inconnus.

Lors de son apparition, l’invisible coupole ne semblait pas avoir affecté structures et bâtiments. Alors que Tokyo intrigué s’é­veillait dans la nuit, à Rome, au petit matin, des curieux tentèrent l’appro­che de l’immense triangle si perceptible au loin. Les inconscients auraient mieux fait de s’abstenir, car, à son contact, ils disparurent dans de vives lueurs, brutalement désintégrés.

Triturant nerveusement la nappe sous la table, Dunkael se souvint de ses cours d’histoire et du tintamarre médiatique qui s’ensuivit. Plus contradictoires et anxiogènes les uns que les autres, les flashs spéciaux déferlèrent, les réseaux s’emballèrent en d’incessantes connexions et, très vite, nombre de serveurs saturèrent.

Tandis que parents, amis ou simples solidaires réfléchissaient au moyen d’extraire les personnes toujours captives, prudemment, les popu­lations refluèrent et s’amassèrent à distance des invisibles, mais mortelles barrières.

Assurément, s’il y avait eu la moindre possibilité de classer l’incident, les autori­tés se seraient empressées de le faire. Mais nul ne pouvait ignorer les intrigants triangles de lumière qui dominaient la majorité des édifices, ni le nombre croissant des disparitions. Aussi, afin d’éviter d’autres pertes et avant que des cohues trop impor­tantes ne se fussent installées, les différentes forces de l’ordre s’étaient mobilisées. Dans toutes les villes concernées, un large périmètre de sécurité fut défini.

Le regard perdu dans le vide, Dunkael revit ces maisons, ces immeubles et ces commerces évacués manu militari, tandis que se formaient de longs cortèges d’hommes, de femmes et d’enfants, obligés d’abandonner leurs biens dans l’urgence. Pendant ce temps, tandis que la majorité des gens passaient leur soirée sur leurs écrans, d’autres, de plus en plus nombreux, s’agglutinaient derrière les cordons des forces de l’ordre.

Le jour suivant, dans un débordant mélange d’inquiétude, de conviction et d’espérance, les conver­sations s’étaient décuplées dans tous les bureaux, les chantiers, les trans­ports et les cafés du monde. Désormais, tous savaient qu’aucune nation ne possédait la tech­nologie pour créer ces surfaces lumi­neuses, plus plates qu’une feuille de papier, et que la Terre se trouvait bien en pré­sence de puissants champs de force.

Cependant, les périmètres inaccessibles laissaient toujours passer les communications. Tout en les dissuadant de bou­ger, on rassura donc au mieux les familles prisonnières. De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire, car, par instants, des flashs groupés ou isolés, issus d’oiseaux inconscients, naissaient à diverses altitudes autour des plaques triangulaires. Ils rappelaient à qui voulait comprendre la présence de la mortelle barrière.

Pourtant, à Montréal, trois garçons et deux jeunes filles téméraires tentèrent l’aventure par les sous-sols. Ils péné­trèrent donc dans les égouts avec l’idée simple de lancer devant eux une pierre attachée à une ficelle. Cette dernière se révéla-t-elle trop courte ? Toujours est-il, nul ne refit sur­face.

De multiples essais de ravitaillement furent tentés sur tous les champs. Comme à Lon­dres, où un hé­licoptère transportant une réserve d’eau au bout d’un filin s’approcha du gigantesque triangle apparu sur Hyde Park et du sommet supposé de l’invisible coupole. Venue la veille pour un concert, la foule pleine d’espoir et dorénavant piégée observa fébrilement la scène. Malheureusement, elle ne put qu’assister à la désintégration du colis et au dandinement du câble devenu orphelin.

Pendant ce temps, d’un bout à l’autre de la planète, journalistes et réseaux sociaux à l’affût de la moindre nouveauté informaient les peuples seconde après seconde. Ainsi, où que ce fût, chaque nouvelle tentative était immédiatement partagée.

Dunkael se souvint aussi de ces multiples analyses et spectrographies effectuées, avant que les sondes-robotiques ne dispa­raissent, désintégrées. Aucun renseigne­ment récolté ne fut significatif et, personne n’ayant eu le moindre début de réponse, les jours passèrent et les hypothèses les plus folles naquirent.

Au vu du nombre de plaques lumineuses édifiées, certains savants avancèrent l’hypothèse de passages spatio-temporels. Ils allèrent même jusqu’à évoquer une possible prochaine invasion. Mais, singulièrement, pour une époque où tant de médias s’adonnaient aux plus improbables fictions populaires, ils eurent bien du mal à se faire en­tendre des grands de ce monde et se retrouvèrent vite taxés de doux rêveurs.

Afin de les rassurer, ainsi que les populations de plus en plus ébranlées, diverses com­munications avec une supposée forme d’intelligence furent tentées. Mais, une fois de plus, aucun résultat probant n’émergea et les farfelus savants tombèrent dans l’oubli. Du moins, durant un temps…

Seulement, la peur s’était déjà insinuée dans les cœurs. Pressen­tant sans doute quelque danger à venir et malgré les appels au calme, certains commencèrent à fuir les métropoles.

–Hé, Dunkael, alors mon grand, tu rêvasses ou quoi ? Que veux-tu manger ?

Dunkael redressa la tête et nota la présence discrète et patiente du serveur. D’un geste le garçon s’empara du menu et plongea son regard dans la couverture bleue. Celle-ci se parait d’une jo­lie aquarelle du Pont-Neuf, de l’île de la Cité, du Parvis de Notre-Dame et d’un gigantesque Triangle de lumière dominant la Cathédrale.

***

Bloqués à l’idée d’oreilles indiscrètes, de sphè­res un peu trop curieuses et d’une séparation qui approchait inexorablement, le garçon et sa mère poursuivaient leur repas en silence.

Depuis longtemps fasciné par cette période décisive de l’humanité, Dunkael avait très tôt dévoré de nombreuses publications, compulsé des reportages à foison et accumulé dans sa chambre des données numériques à n’en plus savoir que faire. Vers la fin du repas, il se remémora ces deux fameux mois de ballets diplomati­ques et de soudaines alliances militaires inattendues, paraphées dans la hâte. Tout compte fait, ces savants n’avaient peut-être pastort.

Naturellement, dès le début, chaque nation avait déployé quelques régiments et batteries de missiles subsoniques. Mais, à présent, toutes les armées et forces nucléaires disponibles se trouvaient en alerte rouge. Quant aux premiers canons soniques, aux rares lasers ou aux récents ac­célérateurs de particules de certains satellites, tous étaient désormais parés.

C’est alors que le mercredi 13 août 2053, à 13 h, heure de Shanghai, s’accrut le scintillement de la gigantesque pla­que. Puis, dans la seconde suivante, sans provoquer la moindre vibration ou ondulation à sa surface, émergea du Triangle lumineux un minus­cule ovoïde noir. Il s’agissait bien d’un Portail.

De la taille d’un œuf d’autruche et assez insignifiant en soi, le petit ovale aux sombres reflets métalliques s’éleva lentement au-des­sus des têtes, tandis qu’un long frisson parcourait la foule.

D’ampleur historique, normalement, l’événement aurait dû augmenter la tension, voire déclencher la panique. Mais, étrangement, l’inquiétude se teinta plutôt d’une certaine dose d’ironie. Car, dans sa toute-puissance indicible, aux yeux de beaucoup, l’arche éblouissante venait d’accoucher d’une souris.

Le soulagement naquit, les sourires réapparurent et, sensation quelque peu libératrice de l’appréhension éprouvée, un certain amusement s’empara des gou­vernants et des populations. De fait, devant ce mi­nuscule prince noir, cet avorton qui n’aurait que peu conscience des milliards de regards posés sur lui et qui venait d’ignorer dans sa mo­dicité les puissantes forces terrestres et aéronavales chinoises, les nations se rassérénèrent. Seulement, le trublion n’était passeul.

Émergeant à la surface de ces eaux calmes, lumineuses et verticales, d’autres nains apparurent à leur tour. Puis d’autres et d’autres encore. De partout, ils s’élevèrent les uns derrière les autres, se dispersèrent au-dessus des immeubles, se fondirent dans l’azur et, bientôt, cités, campagnes, montagnes et océans possédèrent leurs dérisoires œufs par milliers. Désormais, les saugrenus de trente centimètres de long et quinze de large se résumaient à d’imperceptibles points dans le ciel. Les sourires avaient disparu et l’inquiétude était revenue en force.

Que devait-on faire ? Détruire les troublants freluquets ou se contenter de les obser­ver ? À tout hasard, des chasseurs décollèrent et se relayèrent durant des heures. Tous les pilotes n’attendaient qu’un ordre. Cependant, la présence des champs de force donnait à réfléchir.

Un mois s’écoula dans l’expectative et rien ne sembla progresser. On ignorait toujours si l’on avait assisté à une invasion en règle ou à une simple visite de courtoisie version aliène. Devant les étranges portes qui continuaient de scintiller, d’un commun accord, les gouvernements évitèrent toute provoca­tion.

Séance après séance, L’ONU continuait de s’interroger et recher­chait plus que jamais le soutien des scientifiques. Quant aux divers représentants des religions, que consultèrent les médias, ils se gardèrent bien d’émettre la moindre opinion et se tinrent dans la plus grande réserve. Ils firent simple­ment remarquer dans un communiqué commun que, devant Dieu, toute vie, quelle qu’en soit l’apparence, gardait son importance. Ils soulignèrent néanmoins que la prudence restait de mise. Ce qui, évidemment, n’ap­porta aux journalistes présents le jour de l’al­locution strictement rien de nouveau.

Se réveillèrent alors les extralucides de tout bord. Certains brandirent leur uni­que vérité, as­surant que les démons débarquaient pour les impurs et affirmaient à qui voulait les entendre que les temps nouveaux de la rédemption étaient enfin arrivés ! D’autres savaient, eux, que les sau­veurs venaient délivrer ceux qui le mériteraient ! Bref, dans un cas comme dans l’autre et comme depuis que l’homme est Homme, il allait falloir expier beaucoup de fautes. Enfin, certains groupes fanatiques, religieux et/ou politiques, prônèrent, quant à eux, la supériorité de la race humaine et con­sidérèrent la Terre comme planèteélue.

Très vite, des affrontements spora­diques s’ensuivirent en divers lieux et l’embra­sement possible de certaines contrées devint une préoccupation. Le tout fut naturellement accompagné d’une conséquente vague de suicides. Les jours et les semaines passèrent et les œufs finirent par faire partie du paysage.

Tandis que les gouvernements tentaient de comprendre le phénomène et que les militaires planifiaient diverses stratégies, peu à peu, les populations retournèrent à des préoc­cupations plus quotidiennes. Il fallait manger, élever les enfants, travailler et, selon les ré­gions, continuer à vivre ou tout simplement survivre.

Le temps passant, les sorties nocturnes s’estompèrent devant les scintillants passages et les reporters se concentrèrent sur d’autres sujets. C’était bientôt la fin des congés et la plupart des jeunes allaient reprendre les cours. De nouveaux films sortaient, un train magnétique déraillait au Québec et tandis qu’une sévère tempête se formait en Floride, une grève des transports éclatait en France.

Alors que beaucoup ne l’attendaient plus, la réponse arriva. Il n’y eut ni contact ni avertissement. Le temps que les instruments de mesure révè­lent une élévation inhabituelle de la température à la surface de leurs capteurs, 462 ovoïdes au-dessus de trois continents, s’illuminèrent et disparu­rent. Puis, trois insoutenables flashs s’enflèrent et absorbèrent trois nations dans leur éblouissement. À leur apogée, ils s’évanouirent, pour enfanter en Europe, en Amérique du Sud et en Asie, trois déserts vitrifiés, étonnamment délimités aux fron­tières humaines. En l’espace d’un instant, près de cent soixante-quinze millions d’hommes, de femmes et d’enfants, ainsi que toute vie animale et végétale, furent rayés de la planète.

Dix minutes s’écoulèrent, durant lesquels l’horreur péné­tra les esprits hébétés. Puis, un simple message, retranscrit dans tous les langues et dialectes connus, défila sur les écrans du monde entier :

« Coopérez ou mourez ! »

Au souvenir de ces enregistrements qu’il avait tant de fois visionnés, Dunkael frissonna et tritura de plus belle sa petite cuillère. De son côté, Suzanne percevait l’agitation de son fils. Elle respecta son silence et se contenta de l’observer discrètement.

Tous étaient prêts au combat. Le déchaînement de feu et d’acier qui s’abattit sur les œufs, dans une contre-attaque conjointe et foudroyante des forces terrestres, aériennes et navales mondiales, dépassa, ce jour-là, tout ce que l’hu­manité avait alors connu.

Malheureusement, aussi redoutable que pût être la furie dévastatrice, le résultat fut loin de l’espérance et l’incandescent ouragan fit à peine scintiller les champs de force des ovoïdes. Quant aux dernières trouvailles, telles que les rayons thermiques, les champs électromagnétiques ou les ondes soniques encore bien faibles, ces trop récentes technologies furent purement et simplement absor­bées ou déviées.

Au bout du compte, comme lassés d’un amusement qu’ils auraient épuisé, sourds aux appels émis sur toutes les fréquences, les minuscules œufs s’éle­vèrent à très haute altitude et poursuivirent leur stationnement. Devant leur inefficacité, les chasseurs se contentèrent de pa­trouiller et les missiles restèrent pointés sans illusion. Enfin, ce fut à New York, devant le siège de l’ONU, que s’établit le premier contact.

Ils furent dix à franchi­r l’imposante Porte de lumière, dix humanoïdes, encadrés de quatre sphères rouges de 2 m de diamètre. Chacune gravitait pesamment à 3 m du sol et possédait derrière son revêtement opalescent, la forme diffuse, mais identifiable, d’un gros bulbe aux radicelles translucides et mobiles. Les fameux Vorlis de combat des Slyneiras.

Oui, Dunkael se rappelait l’arrivée de cette Famille Varlhane. De ce Clan maudit et dont les membres étaient, pour la plupart, si imbus d’eux-mêmes. Le jeune adolescent regarda sa mère, répondit à son sourire et replongea dans son dessert. Ces fraises mentholées étaient délicieuses !

***

Le lendemain matin, son petit déjeuner avalé et ses ablutions achevées, Dunkael attendait l’heure de partir en cours. Penché à la fenêtre de la cuisine, le garçon observait, de l’autre côté de la cour ombragée, un pigeon qui venait de se poser sur l’enceinte de la résidence.

Tandis que le soleil réchauffait la façade de brique et l’étroite pièce située au deuxième étage de l’immeuble, le garçon lança une grosse miette de pain. Celle-ci effectua une longue courbe, qui s’acheva au sommet du mur de pierre, à moins d’un mètre du volatile. Tout pigeon qui se respecte se serait depuis longtemps précipité dessus. Mais, lui, non ! Imperturbablement immobile, l’oiseau semblait dédaigner l’offrande.

–Quel abruti !

Le garçon allait se pencher un peu plus, lorsque Suzanne pénétra dans la cuisine, un grand panier en osier, dans les mains.

–Peut-être est-il repu ? Au fait, t’as aimé le resto, hier soir ? de­manda-t-elle.

–Oui, oui, c’était chouette, mais, tu sais, ce pigeon, ça fait une semaine que je l’observe. Il vient tous les jours et reste planté là, comme un crétin qui attendrait une femelle. C’est bizarre quand même. Tu ne trouves pas ? Et pis, ce n’est pas encore le printemps. Alors ?

–Et pis ? On dit : et puis ! Quel âge as-tu, déjà ? le reprit-elle machinalement.

Elle posa le panier sur la table, ouvrit le couvercle du lave-linge et commença à en extraire une serviette de bain aux couleurs passées. Quelques taches étaient encore présentes. Vraiment, la lessive était de mauvaise qualité… et chère ! Puis, elle s’é­vertua à dégager sans le déchirer le drap coincé entre le tambour et le caoutchouc.

–Saleté de Merde ! lança-t-elle en s’énervant.

–Hé, t’as beau jeu de me reprendre ! s’exclama Dunkael, moqueur, en poursuivant son étude ornithologique. Suzanne se contenta de souffler.

–Si seulement cette austérité pouvait cesser. Nous n’aurions pas tout ce matériel de… nom d’un chien, pourquoi a-t-il fallu que les Varlhanes nous imposent cette restriction technologique ? Ça fait plus de 190 ans qu’on stagne dans tous les do­maines et, va savoir pourquoi, ils continuent de bloquer toute invention. Presque deux siècles sans évolution majeure ; c’est incompréhensible ! Avec eux, on n’a pratiquement droit à aucun progrès. Tout est vérifié et la seule chose qui nous soit permise, c’est de nous maintenir au niveau de nos ancêtres. Et encore, tout juste !

–Et alors, qu’est-ce que tu peux y faire ?

–Rien, mais c’est simple, aujourd’hui, on ne peut compter que sur les vieilles méthodes ; le rafistolage, le troc et de toute façon tout part en vrille ! À ce rythme-là, on va bientôt se retrouver à l’âge de pierre. C’est aberrant !

Sans se retourner, Dunkael lança :

–Franchement, on se demande de quoi ils ont peur, les Varlhanes. T’as vu leur avance ?

Le lourd drap mouillé enfin libéré, Suzanne transporta son panier dans la salle de bain. De la fenêtre, le garçon l’entendit maugréer :

–C’est tout juste si l’on arrive à assu­mer les tâches quotidiennes. Regarde-moi ça ! Ça fait trois mois que le sèche-linge est en panne et personne n’est capable de le réparer. Il paraît que c’est un petit composant fabriqué au début du 21e siècle qui a lâché et, aujourd’hui, pour en retrouver… Bon, tu m’aideras à le descendre à la cave. Peut-être qu’un jour, une de ses pièces pourra nous servir. D’accord ?

Comme Dunkael ne répondait pas, elle se pencha à la porte de la salle de bain et découvrit son fils un peu trop courbé, selon elle, à la fenêtre.

–Insouciance et sentiment d’immortalité vont de pair, à cet âge ! se dit-elle.

Elle le savait prudent et voyait bien qu’il ne risquait rien, mais son instinct maternel, très prononcé chez elle, venait une fois de plus de l’asticoter. Elle s’attarda un instant sur ce dos et réalisa tout à coup que son fils avait bien grandi et que ce n’était plus le petit qu’elle cajolait, il y avait encorepeu.

Le prochain départ de Dunkael revint la hanter et de nouveau son estomac se noua. Où allaient-ils l’envoyer, lui, si jeune et parfois d’une si affligeante immaturité ? Comment pourra-t-il se débrouiller ? Elle le savait doté d’une solide intelligence intuitive, mais se demandait si cela suffirait. L’avait-elle trop protégé ?

Elle commençait à culpabiliser, lorsque, Dunkael se dressa en observant le ciel. Le pigeon venait de s’envoler deux étages plus hauts. Quelques secondes s’écoulèrent et, luisant sous les rayons du soleil, une petite sphère bleue arriva dans un léger bruissement, ondula au-dessus de la cour et s’éloigna par-delà les toits environnants.

–Trouillard ! lança-t-il au fuyard. Toujours penchée à la porte de la salle de bain, Suzanne lui rappela :

–N’oublie pas pour le sèche-linge et fini de te préparer, il ne te reste plus beaucoup de temps avant le dé­but des cours.

Le garçon ne répondit pas, distrait par le retour du pigeon.

CHAPITRE 2

La Voie lac­tée flottait au centre de la classe. D’une dimension de deux mètres sur trois, elle s’entourait d’une vingtaine de tables sur plusieurs rangs et d’autant d’élèves.

Le professeur d’Histoire saisit entre deux doigts l’un des bras lumineux et la fit pivoter en douceur. La galaxie virtuelle se mit à tourner lentement sur elle-même, et l’enseignant allait poursuivre ses explications, quand, une chaise émit un bref, mais strident couinement. Au premier rang, Dunkael venait de se retourner d’uncoup.

–Arrête tes conneries ! lança-t-il dans un murmure. J’écoute leprof.

Sans que l’enseignant y prêtât attention, Alex retourna à sa place, deux tables derrière son ami, et maugréa dans sa bouche :

–Oh, ça va ! Si on peut plus se marrer.

L’adolescent venait de taguer allégrement la joue du fils de Suzanne à grands coups de feutre multicolore. Sur la peau du garçon, l’encre programmée en boucle passa lentement du rouge à l’orange, du jaune au vert fluo et, sous le rire étouffé de sa voisine, remonta vers les bleus. Les vacances n’allaient pas tarder et, en cette fin de journée, l’am­biance s’apparentait à la bonne humeur et à la détente.

–Soyez attentifs, je ne ferai qu’un bref récapitulatif de la période préspatiale des Varlhanes. Vous avez désormais toutes les données sur vos feuilles numériques et je considère cette partie du cours comme acquise.

Du regard, il fit le tour de la classe pour voir s’ils avaient tous bien capté. Personne ne broncha.

–Donc, cette race arboricole d’origine féline, que sont les Varlhanes, est plus vieille que la plus ancienne de nos civilisations terrestres. Étonnamment, elle a commencé par apprivoiser les plantes, bien avant la découverte du feu. Il y a de cela, environ 1 750 000 ans. Ce qui lui a permis d’acquérir au cours des millénaires une haute maîtrise du monde végétal.

Le professeur effectua quelques gestes et la vision galactique changea pour zoomer sur l’un des bras de la Voie lactée, puis sur un système solaire jaune orangé. L’approche se termina sur une planète aux océans d’un bleu profond et aux continents verts et beiges, saupoudrés de blanc. Le tout se tachetait de longues traînées nuageuses, parfois fortement spiralées.

–Si ce n’est une légère différence de gravité, qui nous demanderait un petit surcroît d’efforts, une oxygénation à peine plus importante et une distance au soleil, un peu plus courte, ce monde est 100 % viable, pour les Humains. En dehors des océans plus vastes et de la forme des continents, Varlha, la planète mère des Varlhanes, est en tous points très proche de la Terre.

L’enseignant passa entre les rangées circulaires de tables, tandis que la représentation de Varlha et de son satellite Oliou pivotait doucement au milieu de la classe.

–Leur astre abrite une espèce végétale démesurée et unique en son genre : le Fïur. Capable de vivre plusieurs dizaines de milliers d’années, cet arbre aux dimensions extraordinaires peut croître jusqu’à recouvrir plusieurs stades olympiques et atteindre trois à quatre fois la hauteur de l’ancienne tour Eiffel.

Au cours des millénaires, afin de se protéger des prédateurs, les Varlhanes édifièrent au cœur de ces monstrueux plants de puissants villages fortifiés. Ainsi, durant de longues périodes, diverses civilisations, toujours en étroite symbiose avec leur environnement, se développèrent sur Varlha. Elles s’allièrent, s’affrontèrent, survécurent ou disparurent.

De simple arbre-bastion à l’ère antique, on passa, durant l’époque moyenâgeuse, à des cités-forteresses d’un, deux, trois ou quatre Fïurs, dont les branches s’entremêlaient étroitement. Ceci, jusqu’à nos jours, où l’on trouve des mégapoles végétales de, parfois, cinq cents, voire plusieurs milliers d’arbres. Sachant que certains, biens aménagés, peuvent facilement abriter 5 000 Varlhanes, je vous laisse faire le compte approximatif sur le nombre d’habitants d’une cité de cetype.

Il fit un mouvement et la galaxie réapparut.

–Pour le reste, soyez gentils de revoir vos notes. À présent, revenons à nos… invités, voulez-vous ?

Devant son sourire, tous les élèves s’esclaffèrent.

–Rigolez, mais n’oubliez pas que vous avez un contrôle la semaine prochaine.

Un murmure désapprobateur s’étala dans la classe. Le professeur leva la main :

–Comme vous le savez, la civilisation Varlhane se divise en divers Clans plus ou moins puissants. Certains sont farouchement indépendants, mais la majorité d’entre eux sont affiliés les uns aux autres dans un effet pyramidal.

Chacun d’entre eux, du plus grand au plus petit, sauf rare exception, est toujours dirigé par un ou une Aïeule. En général, le ou la descendante directe du Clan ou reconnue comme la plus sage et à l’expérience la plus dense. Ce titre est le plus souvent attribué à vie. Au sommet se trouve la famille Impériale. Depuis plusieurs générations, il s’agit du Clan des Tisor, dont l’actuelle Aïeule n’a que 12 ans.

Il s’arrêta et les parcourut du regard :

–En sa qualité de gestionnaire de l’Empire, cette jeune Tisor possède le titre d’Olreene. Attention, ne remplacez jamais cette dénomination par reine ou impératrice. Pour certains Varlhanes un tant soit peu tatillons, ceci serait considéré comme réducteur, voire injurieux. L’Olreene est à leurs yeux beaucoup plus qu’une simple Garante de la stabilité. Mythe ou réalité, elle détiendrait selon leurs légendes un pouvoir dont nous ignorons l’essence même. Celui de la Perle ! Un petit objet d’origine et de matière inconnue, sphérique et aux reflets nacrés. D’où son nom. Aussi, la traduction la plus appropriée pour Olreene est Gardienne de la Perle.

–Mais, c’est quoi cet objet ? demanda une élève.

–Simple ornement ou autre, toutes les suppositions sont possibles, Magalie. Les Varlhanes eux-mêmes savent peu de choses à son sujet. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il existerait une certaine corrélation entre ce bijou et celle ou celui qui en est détenteur.

Bon, pour clore le sujet, sachez que les parents de la jeune Shalvine Tisor ont disparu à bord de leur vaisseau, il y a maintenant dix ans, en 2233, dans la nova de Singhoar. Depuis, soutenue par ses conseillers, elle administre l’Empire de son mieux.

Ensuite, sous la Famille régnante, viennent la Scène des Trente, le Cénacle Impérial et une multitude de Clans. Commençons par la Scène des Trente. Son origine remonte à la scission en trente provinces de l’ancien Empire stellaire Varlhane, en −1282 de l’ère chrétienne. L’appellation est restée, mais, aujourd’hui, les plus puissantes Familles sont au nombre de 38. Naturellement, l’exploration spatiale ayant progressé, tous se partagent un territoire bien plus étendu qu’autrefois.

En raison de leur appartenance à la Scène des Trente, ces Aïeuls possèdent le titre d’Arkeïsis. Eux seuls peuvent s’en prévaloir, car quiconque oserait l’acquérir de force se verrait immédiatement châtié ! Par le passé, des Clans entiers, qui avaient osé braver l’interdit, disparurent. Ce qui, en ces temps lointains, représentait parfois le ravage de planètes entières.

Pour finir, ces 38 Arkeïsis ont sous leur administration, plusieurs Familles qui, elles-mêmes, en gouvernent à leur tour de nombreuses.

Bien, le Cénacle Impérial, maintenant. Cette assemblée, où l’avenir de l’Empire est débattu et nombre de lois votées, comprend plus de 16 000 sièges. Chacun d’entre eux est occupé par un ou une Aïeule qui sera la représentante de son Clan, comme de ceux qui lui sont affiliés. Par exemple, Gralhia, l’Aïeule des Belisinnes, que tout le monde connaît ici, possède un siège au Cénacle. Elle est donc Déléguée Impériale et parle officiellement au nom des siens et de toutes les familles et systèmes stellaires sous sa gérance. Qui peut me citer l’un des 38 puissants Clans de la Scène des Trente ?

Un flottement dans la classe, puis Alex sourit en levant la main :

–Les Slyneiras ! C’est facile, ceux-là, on les a sous le coude.

De nouveau, des rires éclatèrent tandis que le professeur fronçait gentiment les sourcils :

–Mais encore ?

–Les Archuel, les Sorïhn et les Belisinnes ? lança Mélanie.

–Pour les deux premiers oui, mais pas pour les derniers. Effectivement, sous le règne de Ksiira Tisor, l’ancienne gardienne de la Perle et mère défunte de la jeune Shalvine, les Belisinnes ont bien failli devenir le 39e membre. Mais en vérité, ils n’en ont pas eu le temps et sont donc encore affiliés aux Slyneiras, à qui ils doivent toujours une totale obéissance. Enfin, normalement, car, nous savons tous ce qu’il en est. N’est-cepas ?

Une fois de plus, les rires fusèrent.

–Poursuivons. Il existe des Familles Varlhanes à foison et certaines avec plus de neuf mille ans d’existence. Nombre d’entre elles sont sans aucun pouvoir ni aucune influence ; ce qui ne les empêche pas de rester très jalouses de leurs prérogatives.

Toutes possèdent plus ou moins de richesses, de systèmes stellaires et de forces de sécurité. Pour certaines, cela représente plusieurs milliers de vaisseaux de combat et pour la grande majorité, pas même un simple aviso, à peine une navette. Et encore, quand elles en ont les moyens.

Normalement, tous ces Clans ont l’indépendance et la gouvernance de leur choix sur leurs territoires et peuvent librement décider de leur politique : démocratie, royauté, etc. Du moment qu’ils payent leur quote-part à la Famille qui les assujettit et à l’Empire, tout va bien pour eux. Toutefois, certains, comme nous le savons, ne respectent pas forcément cette règle. Avez-vous saisi ? Alors, revenons à la géographie de Varlha.

Dunkael tentait de faire bonne figure, en affichant un regard attentif. Mais il connaissait parfaitement son cours. L’ennui commençait à le gagner et ses paupières s’alourdissaient, lorsque le mémorable coup des boulettes de pa­pier mâché associées au tube d’un stylo lui traversa l’esprit.

–Tu m’as cherché, Alex ? Ça va cartonner ! se dit-il toutbas.

Tandis que les plus grands fleuves de Varlha se détachaient de la carte virtuelle, le garçon repoussa sa feuille numérique, ouvrit son bloc à dessin et dé­chira en silence un morceau de page vierge. Puis, il engrangea ses munitions sur le coin de la table. Satisfait, il retira la mine optique du tube, arma ce dernier d’une boulette, et après un coup d’œil vers l’enseignant, l’amena à ses lèvres pour en tester l’efficacité sur la vitre.

Assis près de la fenêtre, au second étage du collège, il pouvait voir les véhicules qui tentaient d’avan­cer en ce jour de marché. Son arme en bouche, il prit une profonde inspiration et… faillit avaler le projectile.

Dans un puissant froufrou, le pigeon venait de se poser sur le rebord et l’observait du coin de l’œil. Aucun doute, c’était bien lui ! Il le reconnut à son plumage gris, à sa tête noire, et surtout, à sa large tache blanche posée autour des yeux comme un masque de carnaval.

Aurait-il réussi à l’apprivoiser ? s’interrogea-t-il naïvement.

Derrière le carreau, l’animal ne cessait de le fixer, le cou penché. Dunkael jeta un bref coup d’œil autour de lui, mais personne ne semblait lui prêter attention. Alex était en grande conversation avec son voisin et l’enseignant venait d’éteindre la cartographie virtuelle. Du doigt, le garçon allait tapo­ter sur la vitre, lorsque la sonnerie de la fin des cours reten­tit. L’oiseau s’envola, lais­sant le fils de Suzanne dans la plus profonde perplexité.

***

Alex et Dunkael venaient de franchir le marché. Ils slalomaient entre les passants vers l’arrêt du bus, lorsqu’ils croisèrent un immense Varlhane d’allure hautaine. À l’expression imbue plaquée sur le visage roux, les garçons reconnurent aussitôt, un membre du Clan Slyneiras. Le géant était si habitué à ce qu’on lui cédât le passage, qu’il ne prit que peu conscience de leur présence et allait les bousculer sans scrupule. Ils l’esquivèrent de justesse, puis, l’incident vite oublié, Dunkael apostropha sonami :

–Je t’assure que c’est vrai, Alex, je l’ai reconnu. Ça fait plusieurs jours qu’il atterrit sur le mur de la cour et qu’il attend je ne saisquoi.

–Arrête de me charrier avec ton pigeon. Il y en a des millions comme lui qui chient partout. Aller, quoi, tu vas pas commencer à les nourrir comme les petites vieilles ?

Très grand, pour son âge, Alex aimait bien taquiner son ami. Mais, dans le fond, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour lui un sentiment protecteur. Tout en pressant le pas, il demanda :

–Alors, c’est quoi ton affectation ? Tu restes en Europe ? Tu vas travailler en Afrique ? Une planche de surf t’attend en Californie ? Aller, dis-moi tout ! plaisanta-t-il.

La gorge nouée, Dunkael baissa la tête. Il n’arrivait toujours pas à réaliser.

–C’est marrant que t’en parles. Tu sais, depuis que je suis passé à la mairie, j’arrête pas de consulter à tout bout de champ ma carte. Je te dis pas comment je flippe. Eh ben, figure-toi que je viens de recevoir la réponse, juste là, en sortant du bahut.

Il soupira lourdement.

–Je dois me présenter dans trois semaines au Portail.

Le visage d’Alex se figea et ses yeux se dilatèrent d’effroi. La Porte ? Quel que fût le lieu d’émergence, cela ne pouvait signifier qu’une chose : l’extraction de minerais. Nombreux étaient les gens qui franchissaient les passages, mais c’était bien la première fois qu’il entendait un de ses amis l’annoncer. En général, seuls les adultes étaient concernés et rares étaient les jeunes qui les empruntaient. Surtout à 13 ans. Les cités minières ! il n’en revenait pas et s’interrogea. Comment avaient-ils fait pour choisir Dunkael ? Jamais il ne résistera. Il n’était pas assez costaud pour ça. Et puis, où allait-il atter­rir ? Mars ? Phobos ? Pluton ?

Peu avare de renseignements à ce propos, le Clan Slyneiras laissait aisément courir les bruits les plus fous sur sa puissance et celle de l’Empire. Notamment, sur les étranges planètes dans son giron. Mais, pour les Humains, sauf en de rares exceptions, les destinations s’étaient toujours cantonnées aux limites du Système Solaire.

En général, ceux qui étaient sélectionnés finis­saient leur existence dans les gigantesques cités ambulantes au confort si aus­tère. Cloîtrés au sein de ces im­menses co­quilles mobiles, ils parcouraient, des sols ari­des, glacés ou brûlants et s’épuisaient à ex­traire du minerai pour le compte des Slyneiras.

Après avoir dû justifier d’un rendement constant durant des années, seuls, quelques rares et vieux Terriens s’étaient vus libérés de ces tombeaux, pour revenir sur Terre et conter leur malheur. Le destin allait bientôt séparer les deux amis et Alex ne sut que répondre.

Perdus dans leurs pensées, leur feuille numérique roulée dans la main, ils mar­chèrent en silence. Puis :

–Tu penses bien, tout de suite, j’ai appelé ma mère. Je peux te dire qu’elle a mé­chamment les boules. Moi, je voudrais bien m’échapper, mais elle ditque…

–Quoi ? T’enfuir ? Mais, t’es dingue !

Éberlué, Alex retint Dunkael par l’épaule.

–Les flics te rattraperont et si tu tombes sur certains fanas des Varlhanes, tu sais ce qui t’attend. En plus, si c’est un Vorlis Slyneiras qui te chope, alors là, je te dispas.

–Oui, je sais. J’aurais droit à une bonne dose de leurs paralysants. Et alors ?

Dunkael renifla d’un coup sec, avant de continuer :

–Il paraît que t’en prends un sacré coup, mais ça vaut mieux que de finir dans une de leurs pourritures de coccinelles !

Ainsi appelait-on communément les monstrueuses cités aux allures de l’in­secte. Tout en marchant, Dunkael haussa les épaules, fataliste :

–Bah, et puis, on n’est pas aux États-Unis, en Inde ou je ne sais où. Parce que là, c’est radical. Tiens, il n’y a pas si longtemps que ça, le Légat de Chine, un membre des Slyneiras, a rappelé que si tu t’enfuis, t’es buté. C’est aussi simple que ça. Alors qu’ici, avec les Belisinnes, il me reste encore une chance.

Ils atteignirent l’arrêt du bus où une dizaine de personnes patientaient. Certaines regardaient sur le panneau latéral de l’abri un vieux film du temps d’avant, encadré de publicités. Sur la chaussée, de nombreux véhicules électriques circulaient, accompagnés de vieux modèles à essence, pour certains visiblement rafistolés.

Dès leur arrivée, les Varlhanes avaient laissé la gouvernance, l’industrie et l’économie de chaque Nation intactes. À quoi aurait-il servi de tout dé­truire ? Le but n’é­tait pas là. D’ailleurs, près de deux siècles après, on ignorait encore la raison profonde de leur présence. Un phénomène expansionniste ? Beaucoup en doutaient.

Tous clans confondus, les Varlhanes concentrés autour des Portes ne dépassaient pas les dix millions d’indivi­dus sur Terre et se composaient surtout de leurs redoutables combattants. En outre, hormis certains minerais comme le titane ou le lithium, les Slyneiras prisaient peu les ressources du système solaire. Du moment qu’ils recevaient leur quota d’Humains, le reste ne semblait guère les intéresser. De fait, seules l’évolution des sciences et de l’industrie, les communications et la presse restaient étroitement contrôlées. Il en était de même concernant les discordes entre Nations. La moindre ébauche de conflit se trouvait aussitôt réprimée. La stabilité devait régner.

–Sois pas idiot, Dunkael. Regarde, je vais continuer mes études. Mais, crois-tu que ce sera forcément mieux ? Je veux dire… Enfin, si ! C’estque…

Alex se sentait coupable d’un avenir déjà tout tracé et n’osait regarder son ami. Ses yeux s’assombrirent :

–Je hais les bigleux !

En raison de leur faible vision, les Varlhanes s’étaient vite retrouvés af­fublés de di­verses appellations, tels que miros ou taupes. Des sobriquets fort trompeurs, étant donné leur efficace écholocalisation. Dunkael sourit et leva la main pour rassurer sonami :

–Laisse tomber, tu n’y peux rien et puis, un jour, il se trouvera bien des types pour chan­ger tout ça ! termina-t-il sans grande conviction.

Le bus arriva. Les deux amis suivirent la queue, montèrent sans un mot et le transport démarra.

De l’autre côté de la rue, au dernier étage d’un im­meuble haussmannien, un pigeon à tête noire et blanche prit son envol.

***

Assise sur le canapé du salon, les bras autour des jambes et le menton sur les genoux, Suzanne, le regard perdu dans le vide, n’avait en cette seconde qu’une question en tête : comment sortir son fils de cette situation cauchemardesque ?

Une heure plus tôt au magasin, alors qu’elle vérifiait le bon positionnement des capteurs de paiement, l’ensemble du réseau avait soudainement planté.

N’ayant personne d’autre sous la main, son supérieur lui avait alors imposé de rendre à nouveau tout le système opérationnel dans les plus brefs délais. Une sèche demande effectuée de manière tonitruante et peu amène devant tous les clients.

La maintenance informatique n’était pas son fort et, d’ailleurs, ne faisait pas partie de ses compétences. Aussi, Suzanne en était à se dépatouiller avec les arcanes d’un routeur, à parcourir une flopée de câbles et à gérer de mystérieuses requêtes numériques en tous genres, quand Dunkael l’avait appelé pour lui apprendre la nouvelle.

L’esprit en déroute et les jambes flageolantes, la jeune femme avait alors relancé par mégarde le routeur, après avoir réalisé d’audacieuses modifications des paramètres, d’intrépides réécritures et suppressions de données et d’une hasardeuse synchronisation du petit parc informatique. Résultat, tous les écrans du magasin, jusqu’à ceux des bureaux à l’étage supérieur, ainsi que toutes les cartes d’affiliation des consommateurs présents s’étaient retrouvés bloquer sur un fond bleu à la réputation plus que centenaire.

Devant cet incident, la plupart des clients s’étaient montrés compréhensifs. Mais, comme toujours, il en avait fallu un ou deux pour exprimer leur fureur jusqu’à la direction. La demi-heure restante s’était donc déroulée dans une atmosphère tendue et la jeune femme, l’esprit nauséeux, avait fini par appe­ler l’une de ses collègues et amies, afin de la remplacer.

Suzanne quitta le canapé bleu et jaune, contourna la petite table basse et se mit à faire les cent pas dans la pièce. Elle avait beau essayer de se concentrer, la panique l’engluait tellement, qu’elle ne pouvait aligner une pensée correcte.

Toute naissance sur Terre se voyait immédiatement suivie d’un enre­gistrement des ondes biologiques propres à chacun. Égales à celles de l’ADN, leurs signatures permettaient aux Vorlis et aux Garants de l’Harmonie d’identifier n’importe qui à distance. Suzanne le savait et ne voyait pas comment elle et son fils pourraient s’y soustraire.

Peu nombreux étaient ceux qui avaient pu échapper à leur affectation et plus rares encore ceux qui avaient réussi à rester en vie pour en parler. Elle eut un sourire affligé.

–Cernés, emprisonnés. Voilà ce que nous sommes, nous, les Humains. Nom d’un chien ! faut que je me calme.

La jeune femme ferma les yeux, respira lentement plusieurs fois et remonta son vieux jean bien trop large. Enfin, elle s’approcha de la baie vitrée et passa sur la petite terrasse aux nombreuses plantes.

Du troisième étage où elle résidait, son regard se dressa vers les rares et gros nuages blancs aux larges replis qui s’avançaient paresseuse­ment sur l’im­mensité bleue. Alors que Paris affichait une tranquillité des plus appréciables, un début de sérénité descendit enelle.