Echos - Julien Oreste - E-Book

Echos E-Book

Julien Oreste

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Beschreibung

Alors qu'ils s'ennuient durant l'été, Roman et sa bande découvrent que le couple de vieillards d'à coté cache bien des secrets !

C'est le début des vacances d'été pour Roman et ses potes Martin, Ugo et Sac d'Os. Les jours glissent lentement entre projets de virées estivales et longs après-midis d'ennui caniculaire. Un été comme les autres, où l'on trace et retrace les lignes conduisant de la maison de l'un à celle de l'autre, du parc municipal à la petite forêt voisine.
Les adolescents font, un jour, une découverte étrange : un couple de vieillards semble héberger depuis peu une singulière jeune fille d'une quinzaine d'années, que personne n'a jamais vue dans le coin.
En les épiant par la fenêtre de la chambre de Roman, la petite bande se rend compte que quelque chose cloche véritablement : il y a plus d'une fille cachée dans cette maison...
Il s’agit d’un roman horrifique dont le postulat fantastique cherche à exprimer la naissance du désir adolescent, et les mystères inquiétants qu’il suscite.

Laissez-vous entrainer sans plus attendre dans ce roman plein de mystères et d'horreurs aux côtés de jeunes garçons qui vont découvrir l'inattendu à deux pas de chez eux...

EXTRAIT

On était tous les quatre dans ma chambre. C’est là que toute cette histoire a commencé, et c’est plus ou moins là qu’on a passé la majeure partie de l’été. Bon, rassurez-vous, tout ne se passe pas dans cette foutue chambre. Et puis nos chemins ont croisé celui d’autres personnes, aussi. Mais enfin, s’il fallait choisir un endroit emblématique de cette période, ce serait sans conteste ma chambre. Ce qui s’est passé à l’intérieur, mais surtout ce qu’on a observé de ma fenêtre.
Voilà, c’est plutôt de cette fenêtre que tout a commencé. De ces heures passées à regarder à travers pour progressivement comprendre que ce qui se passait dans la maison de mes voisins n’était pas normal, pas normal du tout.
Aujourd’hui on se réunit encore pour parler de cet été, même si c’est de plus en plus rare. Pendant des années on a évoqué en long et en large les événements de cette période très courte, à peine deux mois. Ce qui fait que les souvenirs n’ont jamais eu le temps de s’épuiser tout à fait, et qu’ils n’ont cessé de s’alimenter entre eux au fur et à mesure. Aujourd’hui, nous ne retraçons plus l’étrange cheminement qui a marqué à la fois la fin de notre été et la fin de notre enfance. Nous n’évoquons plus que des images, des objets que nous hissons depuis lors en totems. Une robe blanche, une paire de boucles d’oreille noires.

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Julien Oreste

« Why, why don’t you dedicate

To follow chicks, so stupid, Saturday afternoons ? »

Can, Tango Whiskeyman

« Wathever burns, burns eternally

Forever yours

Nocturnal me »

DECEMBRE 1951

Le crissement des chaises qu’on déplace sur les carreaux blancs de la cuisine couvre à peine les bruits insistants qui proviennent du grenier, mais personne n’y prête vraiment attention. Question d’habitude.

La cérémonie a commencé.

Richard s’installe à sa place, en bout de table, à l’opposé de son père. Pendant ce temps, ses trois sœurs mettent la table. Tout se déroule selon une mécanique depuis longtemps rodée à la perfection. Les assiettes qui claquent contre le bois, les couverts qui tintent contre la céramique, un boucan domestique qui ne parvient pas véritablement à effacer le son de ce qui se déplace et gratte au-dessus de leur tête. Mais c'est devenu un bruit de fond, rien d'autre. La radio allumée dans le garage pendant que le père s’y affaire, quelque chose du même ordre. Un bruit qui se fond presque dans le silence.

Richard a d’autres choses en tête, de toute manière. Rien qui ne puisse cependant faire dévier la cérémonie de sa ligne directrice.

Le père de Richard se démène maladroitement avec une casserole d’eau bouillante. Sûr qu’elle contient des pâtes, assaisonnées d’une quelconque sauce maison d’une teinte de rouge qui dépendra de ce que son père aura ramassé dans le jardin le matin. Il siffle un air joyeux, mais il le siffle sans joie. Ça aussi, question d'habitude.

Ses trois sœurs baissent la tête face à leur assiette vide en attendant que le père la remplisse, les cheveux blonds coiffés d’une manière strictement identique caressant la table. Les assiettes qui se remplissent l’une après l’autre, toujours dans le même ordre, puis le père qui s’assied. Sa chaise crisse sur le carrelage, puis c'est le silence. Le pire moment pour Richard, parce que c'est le moment où on entend le plus les bruits du grenier. Mais bon, il a bien fallu s'y habituer.

C'est le moment où son père fait sa prière, et tout le monde s'exécute à sa suite. La pose peu concernée mais consciencieuse des trois sœurs, les mains plaquées l’une contre l’autre mais le regard vide, et Richard qui imite strictement la position du père, tout en se demandant en quoi consisteront ses reproches et réprimandes ce soir.

Parfois Richard regarde ses sœurs et se demande comment, malgré leur différence d’âge, elles peuvent se ressembler autant. Leur taille n’est pas tout à fait la même, mais leurs traits sont exactement identiques. Trois poupées de cire qu'on aura simplement coulées dans des moules de tailles sensiblement différentes. Si Richard parvient à les différencier, c’est d’une manière spontanée, presque surnaturelle. Car, pour peu qu'on veuille superposer ces trois visages les uns sur les autres, aucune ligne ne dépasserait. Et le regard qu’on obtiendrait ne serait pas la somme bizarre et incompatible de trois regards, il serait simplement l’unique regard hybride de ses sœurs. Le seul. La greffe parfaite.

Le père vient d’achever sa prière, ses mains se posent sur la table. C’est le signal, tout le monde peut l’imiter. Dans un mouvement d’une synchronicité parfaite, les sœurs font de même. Et alors les couverts tintent à nouveau, et alternent avec des bruits de mâchage, de succion, de déglutition. Des bruits rassurants, tandis qu'on gratte et on se déplace toujours dans le grenier.

Richard pense à la sale journée qu’il vient de passer, y trouve pas mal de similitudes avec la précédente, et ne se pose pas vraiment de questions quant au lendemain. Il se dit qu’il reste à peine une poignée de jours avant que 1952 ne succède à 1951 et il se demande s’il est possible que ce simple état de fait change quoi que ce soit.

— Tu ne manges pas, Richard ?

La cérémonie continue. Richard tremble mais réunit l'intégralité de ses forces pour ne pas montrer qu'il a peur. C’est une peur irrationnelle, de toute manière. C’est ce qu’il se répète chaque soir avant de parvenir à s'endormir. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, tout est absolument normal, son angoisse est vide et sans objet. Puis les bruits du grenier se font plus réguliers, comme si la chose dormait, et alors ça le berce et il disparaît.

Non, vraiment, aucune raison d'avoir peur.

— Si, si.

Et il tourne la fourchette dans son assiette, espérant se donner une contenance suffisante pour que son père arrête de le dévisager. Mais il sait très bien que ça n'arrivera pas. Richard se force et avale une minuscule bouchée, qui lui donne un haut-le-cœur instantané. Son père ne le quitte toujours pas des yeux, il sent le poids de son regard sans avoir besoin de lever la tête.

— Alors, Richard, comment s'est passée ta journée ?

Richard baisse la tête encore davantage, et regrette instantanément cette manifestation trop évidente de peur. Il ne répond pas. Il sait par expérience qu’il vaut mieux ne rien répondre quand son père lui parle, surtout quand il lui pose une question.

Il laisse passer les secondes, pouvant presque deviner à quel moment précis son père reprendra la parole. C’est la mise en scène millimétrée d’une pièce qui se joue tous les soirs.

Pendant ce temps, les trois sœurs fixent le vide et continuent de manger, en chœur. Blonds automates bien huilés. Pour leur père, elles sont impassibles, tout va pour le mieux. Mais Richard sait l’effort qu’elles font pour ne pas laisser leur visage se décomposer. Les larmes contenues par ces trois têtes menacent à tout instant de les faire exploser. Richard ne peut s’empêcher d’y penser, même si cette idée l’emplit à son tour d’une tristesse infinie.

Il tente de se concentrer sur autre chose, et Bugsy tombe à pic pour l’y aider. La langue pendante, il entre dans la cuisine, à l’affût. Il se dirige avant tout vers le père, pour obtenir sa petite caresse furtive et s’éloigner. Ce qui amuse toujours Richard, qui se dit que même Bugsy a compris comment se comporter avec le vieux si l’on ne veut pas d’ennuis. Bugsy poursuit son périple en passant sous la table et en se frottant successivement contre les pantoufles en peluche, toutes six identiques, des trois sœurs. Il se love contre elles, amoureusement. Puis il s’approche des pieds nus de Richard et commence à les lécher. Merde, Richard déteste ça. Con de chien.

— Je m'inquiète beaucoup, Richard. Tu es certain de n’avoir rien à me dire ? Rien du tout ? »

Sa question est ponctuée d'une caresse étudiée de la fine moustache qu’il lisse délicatement chaque matin. C’est le signal, un monologue inquisiteur et réprobateur ne va pas tarder à commencer. Richard gigote le pied pour que cet idiot de Bugsy le lâche, mais rien n’y fait. A croire qu’à travers la chair, les nerfs et les muscles, Bugsy perçoit directement l’os qui y est renfermé. Richard manque de pouffer nerveusement à l'idée que son pied serve d'os à ronger à un chien débile, et se félicite d’être parvenu à freiner ce tic. Bugsy ne veut définitivement pas lâcher ses pieds, et les bruits dans le grenier s’intensifient, comme si la chose réagissait à distance à la colère rentrée du père. Ou à l'angoisse sourde du fils. « Ça va être ma fête » se dit Richard. « Sûr que ça va être ma fête. »

L’une des sœurs, la plus petite, se tourne brusquement vers le père.

Ne fais pas ça, par pitié. Ne fais surtout pas ça.

Mais elle le fait.

— Papa, s’il te plaît, ne te dispute pas encore avec Richard.

Et là, c’est comme si la scène se passait à la fois au ralenti et en vitesse accélérée. La tête du père ne bouge pas, seulement son regard. Ses yeux roulent en direction de la pauvre fillette téméraire. Richard panique.

Il n’y a aucune raison d’avoir peur, cet élan de panique est irrationnel.

Bordel sœurette, pourquoi a-t-il fallu que tu fasses ça ?

Le père reste statique, ses yeux d’un noir d’encre fixés sur la fillette qui, loin de se démonter, ne le lâche pas du regard. Ce n’est pas évident mais Richard connaît ses sœurs, alors il sait. Derrière leur placidité, elles sont toutes les trois mortes de trouille. Au moins autant que lui.

Le crissement de la chaise du père sur le carrelage ressemble à un coup de tromblon, à moins qu’il ne s’agisse de la chose qui fait désormais vibrer le plafond à force de taper comme une forcenée. « Elle a faim », se dit Richard. « Bordel de merde, elle a faim. »

Le père est debout, désormais. Il s’approche de la sœur qui a eu le malheur de lui parler et la gifle violemment. En fin de course, le visage de la fillette se retrouve face à celui de Richard et une larme coule le long de sa joue rougie par le coup. Richard a envie de se lever d’un bond, d’attraper le bras de sa sœur et de s’enfuir avec elle, loin. Mais il reste immobile et déjà le père l’a soulevée par le col, d'un geste sec qui la voit décoller à dix centimètres au-dessus du sol, la chaise qui était la sienne jusqu’ici tombe avec fracas et il semblerait maintenant qu'un dinosaure piétine le sol du grenier. La main épaisse du père enserre le cou de la pauvre fille et en fait pratiquement le tour. Sa tête est rouge écarlate tandis qu’elle se fait traîner, les talons glissant sur le sol et faisant le tour de la table.

Richard ne bouge pas. Il aimerait se lever, hurler, faire quelque chose, mais il reste immobile. Il n'y a aucune raison d'avoir peur. Et déjà les deux sœurs toujours assises, dans un mouvement synchrone, se bouchent les oreilles et ferment les yeux. Cet abruti de Bugsy commence maintenant à lui mordre les orteils et le père tient toujours sa fille cadette par le cou, si bien qu’elle commence désormais à tousser, étouffée. Elle éructe des choses qui ressemblent à des mots, à des insultes même. Mais rien n’est intelligible.

Le père a plaqué la fillette contre le mur du couloir, tend le bras qui ne l’étrangle pas et se retrouve avec une tige métallique dans la main. Il la brandit et Richard voudrait fermer les yeux mais il ne peut pas.

La tige de métal touche le plafond du couloir, s’intègre dans un anneau de fer et tire. Une trappe s’ouvre, et l’escalier de bois glisse de la trappe jusqu’au sol, achevant sa course dans un fracassant coup sur le carrelage.

Tu es fou, ferme cette putain de trappe, et laisse ma sœur tranquille !

La sœur de Richard emploie le peu de souffle qui lui reste dans une tentative, assez vaine, de hurlement. Le père la frappe d’un revers de la main qui fait valser sa petite tête contre la tapisserie, dans un craquement que le garçon souhaite de tout cœur prêter au mur.

Il monte une marche de l’escalier en bois, puis deux.

Richard entend la chose se déplacer, et quitter l’autre côté du plafond de la cuisine pour se diriger lourdement vers le couloir.

Richard voit sa sœur propulsée par son père, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire sac de farine, en plein dans l’ouverture du grenier. Puis il redescend, retourne placidement s’asseoir à sa place et avale une large gorgée de vin rouge. Richard n’a plus la force de bouger, et regrette rapidement de ne s’être pas bouché les oreilles à l’instar de ses deux sœurs lorsqu’il commence à entendre d’horribles bruits de coups, de craquement, de mâchage et de déglutition. La chose est en train de manger la sœur qui a tenté de le défendre, et même s’il sait pertinemment qu’une autre sœur viendra bientôt la remplacer, ça ne lui en crève pas moins le cœur.

Il imagine les dents, ou ce qui fait office de dents, de la créature qui pénètre, broie et anéantit les chairs de sa pauvre sœur, et il donne de petits coups de pied nerveux à Bugsy qui prend ça pour un jeu et mordille ses orteils avec plus d’ardeur qu’avant.

Le verre du père est vide et ses lèvres arborent désormais un rouge insensé.

Et la trappe est toujours ouverte. Richard la fixe des yeux, avec panique, lorsqu'il en jaillit une épaisse giclée de sang qui vient s’étaler dans un désordre visqueux sur le sol du couloir, vite rejoint par les deux pantoufles écarlates de la fillette qui se trouve désormais, à n’en pas douter, dans le ventre de la chose. Ou ce qui lui sert de ventre.

Richard donne un violent coup de pied à Bugsy, désolé mais tant pis pour toi, se lève d’un bond et, affrontant le regard noir de son père en n’y prêtant même pas attention, il se dirige vers le couloir. Il réagit à peine lorsqu’il voit un tentacule rouge et visqueux surgir de la trappe et, dans un geste d’une agilité foudroyante, s’enrouler autour de la dernière marche de l’escalier de bois et le faire rentrer, avant de fermer le clapet de la trappe.

Richard ne sursaute pas, ne panique pas. Ces sentiments ont cédé la place à quelque chose d’autre, quelque chose de plus massif, de plus lourd. De moins instable aussi. D’une certaine manière, ce nouvel état s’agrémente d’une force qui lui faisait défaut jusqu’ici.

Il met les pieds dans la flaque de sang et ce n’est plus du sang, ce n’est qu’une matière rouge et glissante qui n’a aucune autre signification que sa simple existence. Il enfonce un pied dans une pantoufle en peluche rougie, puis l’autre. Et revient s’asseoir, laissant de petites traces rouges sur le sol, qui diminuent au fur et à mesure qu’il avance.

Il regarde son père dans les yeux, étrangement armé d’un courage nouveau. Et il pense que désormais, Bugsy le laissera tranquille.

JUILLET

Chapitre 1

On était tous les quatre dans ma chambre. C’est là que toute cette histoire a commencé, et c’est plus ou moins là qu’on a passé la majeure partie de l’été. Bon, rassurez-vous, tout ne se passe pas dans cette foutue chambre. Et puis nos chemins ont croisé celui d’autres personnes, aussi. Mais enfin, s’il fallait choisir un endroit emblématique de cette période, ce serait sans conteste ma chambre. Ce qui s’est passé à l’intérieur, mais surtout ce qu’on a observé de ma fenêtre.

Voilà, c’est plutôt de cette fenêtre que tout a commencé. De ces heures passées à regarder à travers pour progressivement comprendre que ce qui se passait dans la maison de mes voisins n’était pas normal, pas normal du tout.

Aujourd’hui on se réunit encore pour parler de cet été, même si c’est de plus en plus rare. Pendant des années on a évoqué en long et en large les événements de cette période très courte, à peine deux mois. Ce qui fait que les souvenirs n’ont jamais eu le temps de s’épuiser tout à fait, et qu’ils n’ont cessé de s’alimenter entre eux au fur et à mesure. Aujourd’hui, nous ne retraçons plus l’étrange cheminement qui a marqué à la fois la fin de notre été et la fin de notre enfance. Nous n’évoquons plus que des images, des objets que nous hissons depuis lors en totems. Une robe blanche, une paire de boucles d’oreille noires. Des avions en papier, aussi, et une perruque blonde dont le souvenir, allié à celui d’un soleil de plomb qui ne nous a pas lâché une seule journée jusqu'à un certain jour, parvient encore à nous éblouir.

Il y a des lieux aussi. Autres que ma chambre. La Cascade, à l'extérieur de la ville. Et le Cratère qui en marque la frontière. Un puits sans fond qui a aspiré nos pauvres existences pour toujours.

Ces images servent très certainement de façade, elles nous évitent de penser à tout ce qu’elles renferment, ce à quoi elles se rapportent véritablement. On a progressivement arrêté de ressasser tout ça, ça ne servait plus à rien. Et, le souvenir ranimé à chacune de nos réunions a provoqué notre éloignement progressif, c’était inévitable.

Aujourd’hui, peut-être parce que le printemps commence et transporte son lot de réminiscences, comme à chaque fois, je me rappelle de tout. De cet été qui allait à jamais briser la plupart des attaches que nous avions, pour éventuellement en créer de nouvelles, beaucoup plus fragiles.

Je me rappelle que c’est aussi, en plus ou tout en même temps, je ne sais pas trop, une histoire de rupture. Qui ne me lâchait pas à cette époque, et qui ne me lâche toujours pas aujourd’hui, il faut bien l’avouer.

Il y a surtout un visage, qui ne cesse de me hanter. Lorsqu’on se retrouve aujourd’hui, s’il n’y a qu’une seule chose que l’on aborde concernant cet été, c’est celle-là. Un visage diaphane surplombé d’une fine chevelure blonde tombant le long de joues d’un rose presque subliminal jusqu’à de petites pointes remontant vers le ciel comme pour marquer un mouvement infini. Des yeux bleu pâle perçants qui semblent cacher derrière leur prétendue transparence une tristesse infinie et une connaissance profonde des choses les plus noires. C’est de ce visage, dont on se rappelle.

Mais il vaut peut-être mieux commencer l’histoire un peu plus tôt. Je vais raconter les choses telles que je me les rappelle, cette version n’engage que moi. Si vous ne croyez pas à certains trucs, vous pouvez demander à Quentin, Ugo ou Martin. Ils se reconnaîtront certainement dans ce que je vais vous dire, à quelques détails près. On en a reparlé tellement de fois, suffisamment pour que de mes évocations de cette période et des leurs ne reste aujourd’hui qu’un souvenir mêlé, global. Hybride.

Je me charge de cette mission pesante parce qu’après tout, c’était moi l’écrivain de la bande. Je n’ai jamais rien publié et ai finalement arrêté d’écrire depuis ma première année à la fac, mais il est évident aujourd’hui que cette tache me revient, à moi. Je vais donc essayer de retranscrire le plus fidèlement possible les événements de cet été-là.

***

1er juillet. L’école venait de finir, on allait passer en cinquième d’ici deux bons mois, mais en attendant ça n’avait aucune importance, on était en vacances et ce qui allait se dérouler après les vacances était aussi invisible qu'une nouvelle Lune.

Il était temps que l’école se termine, vraiment. D'autant qu'il faisait quarante degrés à l'ombre, et que ça allait bien cinq minutes de devoir y aller uniquement pour regarder un film naze en noir et blanc ou faire les conneries qu’on n’osait pas faire plus tôt dans l’année pour emmerder les profs. Et puis cette année, en plus de marquer mon entrée funeste dans cet enfer qui allait encore devoir me supporter pendant – au moins – trois ans, était celui de ma première rupture amoureuse, consécutive à ma première histoire d’amour. Bon, on aura le temps d’y revenir, mais tout ça pour dire qu’il était vraiment temps que cette année se termine.

Et voilà que ce moment arrivait. La sonnerie a retenti, le collège a expulsé sa horde de gamins en furie comme il aurait vomi toutes les tripes de son corps, et on s'est retrouvés dehors, libres. Sous un soleil brûlant, avec rien d'autre que les maigres perspectives que nous offrait la ville minuscule dans laquelle on vivait, mais libres.

On a sauté sur nos vélos, pédalé comme si on était magiquement dotés d’une force nouvelle, et on a foncé directement chez moi parce que ça ne dérange pas mes parents qu’on y squatte pendant qu’ils ne sont pas là. Chez les autres, c’était pas la même affaire. Je veux dire, à la limite, la mère de Sac D’os s’en foutait qu’on squatte chez elle, mais très honnêtement ce n’était une option envisageable pour personne.

Donc, on a foncé spontanément en direction de la baraque de mes parents, située dans un quartier résidentiel un peu excentré où les rues distribuent des maisons qui se ressemblent toutes. C’était un peu – et je suppose que ça l’est toujours – le repère de la classe moyenne désirant vivre à côté d’une grande ville, mais pas à l’intérieur. Une banlieue à l'américaine, représentation un peu trop criante des jours qui s'y déroulent, sans variation ni aspérités. Un endroit où tout se ressemblait, comme si l’ensemble résultait d’une décision globale plus que d’une somme de volontés particulières. C’est drôle de raconter ça aujourd’hui, quand on pense à la différence profonde entre la maison de mes parents et celle de mes voisins, mais enfin de l’extérieur elles se ressemblaient toutes. Et l’été, laissez-moi vous dire que le quartier ressemblait à s’y méprendre à une fourmilière exposée à la loupe d’un sale garnement géant. On y cuisait littéralement !

Nos vélos se sont étalés comme des masses dans le gravier et on a grimpé quatre à quatre les marches qui conduisaient à ma chambre.

Il était quand même dix-sept heures trente, mais début juillet ça veut dire qu’il reste encore deux bonnes heures de chaleur intense, et environ cinq heures de jour. Rien à voir avec ces journées hivernales qui durent deux fois moins longtemps et semblent littéralement couper l’existence de moitié. Le soleil inondait le monde jusque tard le soir, si bien qu'on avait l'impression de vivre sous le soleil permanent de je ne sais quel pays scandinave. Aucun d’entre nous ne prêtait au soleil la sérieuse intention de se coucher un jour. Même si fatalement, au fond de nous, on sait bien que c’est ce qui arrive la plupart du temps.

La lumière chaude et accueillante des fins d’après-midi d’été baignait la maison d’une ambiance particulière, et divulguait un message délicieux : on avait tout le temps qu’on voulait. D’autant que mes parents n’étaient pas encore rentrés de leur travail.

On a investi ma chambre comme des soldats occupant un poste bien déterminé, en fonction de nos habitudes. Je me suis allongé sur le tapis avec une pile de bandes-dessinées à côté de moi, et Martin m’a rejoint en divisant la pile en deux pour avoir son propre tas à côté de lui. Ugo a erré un peu puis s’est assis sur la chaise haute de bar qui se trouve en face de ma fenêtre. Une chaise qu’un copain de mon père, un soir qu’ils rentraient tous deux particulièrement éméchés d’une soirée, avait ramenée en s’esclaffant avant de s’affaler sur le canapé du salon. Le lendemain, je l’ai vue posée au milieu du salon, objet absurde dans un environnement absurde. J’ai pleurniché des mois avant d’obtenir que cette chaise soit dans ma chambre. Et une fois qu’on l’y a mise, je ne souhaite à personne d’être celui qui aurait essayait de l’en retirer.

Bon.

Sac D’os a foncé, comme une mouche de cent kilos sur un point lumineux, en direction de mon ordinateur portable pour s’en saisir, l’allumer, et se vautrer sur mon lit. Tout ça en ce qui a semblé n’être qu’un seul mouvement. Ce qui, considérant l'envergure du bonhomme, était une sacrée prouesse. Les superpouvoirs de l'été naissant.

On était tranquilles, même pas besoin de parler, on profitait tous silencieusement des vacances qui se profilaient devant nous. Bon, pour être tout à fait exact Sac D’os n’arrêtait pas de parler.

— Roman, sans déconner, c’est quoi ce fond d’écran ? Faut que tu arrêtes avec Chloé, c’en devient écœurant.

Je n’étais pas certain de l’image qui ornait en ce moment l’écran de mon ordinateur, mais il y avait de fortes chances qu’il s’agisse de Chloé et moi au parc, ou de Chloé et moi dans sa chambre, ou de Chloé et moi n’importe où. Le vrai truc étonnant dans tout ça, ce n’était pas Chloé sur l’image, c’était moi.

— Tiens je vais mettre une photo d’un paysage désertique débile, ça ressemblera un peu plus à ta vie merdique.

Il ne pouvait pas s’empêcher de la ramener, quel que soit le sujet. A tel point qu’on n’y faisait plus vraiment attention, et que personne ne lui répondait. Ce n’était pas vraiment de la méchanceté, simplement son mode de fonctionnement. Et j’étais bien placé pour savoir qu’on ne change pas facilement de mode de fonctionnement. Ni de fond d’écran.

— Voilà, un beau désert…

Personne ne lui répondait, mais curieusement ça ne l’empêchait pas du tout de continuer. A croire que le simple son de sa voix suffisait à l’occuper.

Moi, j’essayais de me concentrer sur un récit de Spider Man que je prenais en cours de route, n’ayant pas acheté les numéros précédents. Peter Parker rencontrait une jeune femme blonde du nom de Gwen Stacy, tandis que dans mon esprit il était amoureux d’une rousse prénommée Mary-Jane. C'était incompréhensible, cette rousse devenue blonde. Ça n’avait pas vraiment de sens, d’autant que dans l’histoire c’était clairement la première fille qu’il rencontrait. L’histoire recommençait à zéro, ou quoi ?

— Tes vidéos pornos, tu les caches dans des dossiers qui concernent le collège ou dans un dossier portant un nom qui n’a rien à voir ? Du type « Kermesse de fin d’année », ou « photos de famille à Noël » ?

Je me suis mis à plaindre la mère de Sac D'os, obligée de le subir toute seule à longueur de soirées, puis je me suis dit que Gwen était finalement plus cool que Mary-Jane, et j’ai arrêté de penser à cet idiot de Sac D’os.

— Non, ne me dis pas que tu classes tes films par pays ? Il y a vraiment un truc qui ne fonctionne pas dans ton cerveau, mon pauvre Roman. Je veux dire, généralement je ne sais même pas de quel pays viennent les films que je regarde. Et je m’en contrefous. Dis-moi, est-ce que tu classes tes vidéos pornos de la même manière ? Allez, dis-moi où elles se cachent. Il n’y a rien dans le dossier « Chloé », j’ai même cherché des dossiers cachés.

Je n’arrivais plus trop à me concentrer, et je me suis rendu compte qu’Ugo regardait par la fenêtre depuis qu’on était arrivés, perché sur la chaise haute. Ce petit gars blondinet et bouclé, avec ses grosses lunettes rondes, perché sur une chaise de bar, non pas que j’aie déjà mis les pieds dans un bar, mais sur le moment ça m’a fait un drôle d’effet. Comme un truc pas tout à fait normal, aussi déplacé que cette chaise au milieu de mon salon.

— Oh putain, je tiens le Graal.

Je vous laisse deviner qui parlait.

Silence dramatique, que tout le monde feint d’ignorer de peur de laisser Sac D’os penser que tout le monde est suspendu à ses lèvres. En vérité, tout le monde l’est.

— « Norman a douze ans. »

Quel enfoiré.

— « La fille qu’il aime refuse de lui parler et fait comme s’il n’existait pas. Du coup, il décide de fabriquer des clones d’elle dans l’espoir qu’au bout d’un certain temps, l’une d’entre elles finisse par l’aimer. »

J’ai fini par me lever, excédé. J’ai arraché l’ordinateur des mains potelées de Sac D’os. Sac D’os, c’est Quentin en fait, mais on l’a toujours connu obèse, depuis l’école primaire. Je ne sais plus quand est venu ce surnom, mais c’est probablement l’un d’entre nous qui l’a trouvé. Peut-être moi, peut-être même Sac D’os lui-même. En tout cas, il ne s’en est jamais formalisé.

— Continue et je t’étripe, j’ai éructé.

— Un fait : si jamais tu veux te faire publier un jour, il faudra bien montrer ce que tu écris à des gens, d’une manière ou d’une autre.

— Occupe-toi de tes affaires.

Le réservoir à conneries de Sac D'os semblait tari pour le moment, et la luminosité avait changé : l'après-midi tirait sur sa fin.

J’ai fermé le clapet de mon ordinateur et l’ai posé hors de portée de Sac D’os. En m’approchant de mon bureau, qui est placé juste à côté de la fenêtre, Ugo s’est tourné vers moi et a fait un geste de la tête discret pour m’inviter de manière complice à observer moi aussi par la fenêtre.

Je me suis approché et ai vu d’emblée ce que voulait me montrer Ugo. Je n’en croyais pas mes yeux.

— C’est…

J’ai stoppé net en me rendant compte de mon erreur.

Il y avait une fille dans le jardin des voisins, mais ce n’était pas Chloé, comme je l’ai cru au départ. Elle était blonde aussi, pourtant. Et elle semblait avoir le même âge.

En vérité, je me suis rendu compte qu’elle était plus grande, et que ses cheveux étaient beaucoup plus lisses, aussi lisses que ceux d’une poupée, et qu’ils brillaient au soleil. Ceux de Chloé, aussi beaux soient-ils, ne brillaient pas. Mon cerveau me jouait des tours.

Cette fille portait une robe blanche, un grand chapeau beige et était assise, jambes croisées, sur une chaise longue posée en face de la piscine. Le pied nu qui n’était pas posé sur le sol s’agitait de haut en bas, au gré des balancements métronomiques de sa jambe. On aurait dit un pendule, et je comprenais parfaitement qu’Ugo ait été hypnotisé depuis tout ce temps.

Pendant ce temps, Sac D’os faisait un effort surhumain, ou en tout cas sur-Sac D’os, pour se lever du lit et se montrer, par un autre biais que la parole continue, tout aussi insupportable. Il a fait ce truc que je déteste, tourner tout autour de ma chambre, en inspectant chaque poster, chaque objet, d’un œil scrutateur, soucieux de trouver des choses à en dire.

— Sans déconner, tu as des livres de dinosaures ? Je veux dire, sérieux, des dinosaures ?

Je ne répondais pas, et essayais même de tempérer les horreurs qui me venaient à son encontre en me disant que, gamin, il avait peut-être nourri une frustration liée à l’absence de bouquin sur les dinosaures. Cette pensée me faisait rire, et m’empêchait de l’insulter, ce qui n’était pas si mal.

— Non… Une collection de timbres !

Ugo n’a pas eu la même attitude digne d’un aspirant maître zen et lui a envoyé au visage :

— Sac D’os, je te jure que si tu es incapable de fermer ta grande gueule, je ferai tout ce que je peux pour éviter de croiser ton chemin pendant le reste des vacances.

C’était envoyé.

— Oh, pitié, ça me ferait tellement de peine, a répondu Sac D’os, d’un cynisme qui ne trompait personne puisque tout le monde savait que sans ses trois potes, la vie était un enfer pour lui.

Pour se donner une contenance et un minimum de crédibilité, il ne s’est pas arrêté pour autant et a continué à fureter dans ma chambre.

Moi je m’en fichais, je pensais à la fille dehors, qui ressemblait moins à Chloé qu’à Gwen Stacy. Mais bon, c’était peut-être encore une idée que je me faisais.

— Tu lis encore Chair de poule ? T’es vraiment un gros naze. Fais un effort, passe à Stephen King.

Martin restait impassible, et continuait de lire comme si de rien n’était, malgré Sac D’os qui piétinait tout autour de lui, lui passait par-dessus pour aller d’un point à l’autre de la pièce, voire lui marchait sur les pieds. Sacré Martin. Il avait vraiment envie de savoir comment allait en découdre Wolverine.

Ugo était toujours statufié par la vision angélique qui se trouvait à seulement quelques mètres. Sac D'os, lui, était en train de regarder sous la jupe d'une poupée Barbie que Zoé avait dû laisser traîner dans ma chambre. Zoé, c'est ma sœur. Et son activité principale consiste à laisser traîner des trucs dans ma chambre. Et comme Sac D’os était le maître incontesté du surenchérissement, il s’est mis à exploser de rire comme s’il venait d’entendre la blague du siècle. Du genre théâtral, larmes aux yeux et tapes sur les cuisses. L’artillerie totale du type qui se fend la poire. Je me suis toujours demandé comment on pouvait prendre sur soi à ce point autant de motifs d’exaspération. La blonde poupée de Sac D'os restait stoïque. Celle d'Ugo aussi.

Je me suis allongé sur mon lit et me suis mis à battre la cadence avec le dos de mon crâne sur le mur. Le genre de truc qui rend fou David, mon grand frère. J'étais sur le point de m'arrêter, l'imaginant débouler dans ma chambre pour me gueuler dessus, avant de me rappeler qu'il n'avait aucune chance de faire ça, puisqu'il n'était pas là. Je ne faisais qu'envoyer des signaux sonores à une chambre vide.

Rêveusement, j'ai demandé :

— Les gars, vous pensez qu’il va se passer quoi cet été ?

Ugo a douloureusement décroché son regard englué dans la contemplation du jardin des voisins.

— Tu veux dire, en-dehors du fait qu’on va faire exprès d’envoyer un ballon chez tes voisins pour sonner à leur porte ? a demandé Ugo.

Par chance, sa réflexion n’a pas atteint les neurones de Sac D’os.

J’ai souri discrètement et ai éloigné la conversation de sa proposition :

— L’été dernier était génial, mais on n’est pratiquement pas sortis de ma chambre, faudrait trouver des trucs à faire. Des trucs nouveaux.

Martin a levé les yeux de sa bande dessinée et a pris part à la conversation, ce qui était en soi un événement :

— Le seul truc nouveau qui pourrait arriver dans cette ville, ce serait qu'elle explose.

Vous vous rendrez compte, si vous voulez bien continuer de m'écouter, à quel point Martin était un modèle, voire un prototype, de dosage et de pragmatisme.

Nos horizons se limitaient en effet à la maison de nos parents, au centre-ville où on allait acheter des bonbons ou traîner au parc, et à cette saleté d'école. Tout autour de la ville, trônait un paysage tantôt désertique qu'on ne fréquentait jamais, tantôt un univers rural à perte de vue. Des arbres, puis plus loin des collines, et d'autres arbres encore que la distance rendaient plus incertains, plus pâles. Jusqu'à un horizon blanc qui paraissait désespérément vide, comme si le monde s'estompait à mesure qu'il s'éloignait de nous.

J'ai pensé à Chloé. Puis je me suis forcé de penser à autre chose.

— On vit dans le trou du cul du monde, a poursuivi Martin. Même pas. Les intestins du monde. Le trou du cul signifierait qu’on ne serait pas loin de pouvoir en sortir.

— Les intestins du monde... a lâché Sac D'os, rêveur, persuadé certainement que si cette remarque était sortie de sa bouche à lui, on se serait tous empressés de le traiter de gros dégueulasse.

Sac D'os n'avait pas toujours tort.

La voiture de ma mère roulait sur les graviers devant le garage, les faisant crépiter.

Merde, les vélos.

L'après-midi était terminé, mais les vacances commençaient à peine. Même si étrangement, je les sentais presque en train de mourir dans l’œuf par l'absence totale de perspective.

***

Mon père était déjà assis, il se servait un verre de vin. Pendant ce temps ma mère s’affairait un peu partout sans but apparent, et Zoé contemplait les dessins flashy qui se trouvaient sur son verre. Ma mère, dans un de ces élans d’hyperactivité dont elle avait le secret, a retiré un couvert qu’elle avait mis en trop. Cela faisait trois ans que mon frère David était entré à la fac, mais ma mère persistait à mettre son couvert sans y réfléchir, pour l’enlever aussitôt qu’elle se rappelait qu’il n’était pas là. Les prémices de la sénilité, pour ce que j’en savais. Elle s’est encore agitée un moment sans raison, puis elle a servi le repas, a encore tourné quelques secondes à droite et à gauche puis s’est assise, nerveusement. En agitant ses jambes, comme si l’immobilité n’était pas une situation normale.

Dès qu’elle s’est assise, tout le monde a commencé à manger, mon père le regard dans le vide, Zoé inspectant son assiette en faisant une légère grimace, ma mère vérifiant dans les verres et assiettes des autres que personne n’avait besoin de rien. Elle a servi un verre de vin à mon père, ce qui a visiblement ragaillardi le paternel qui a levé la tête et m’a demandé quels étaient mes projets pour l’été. Mon père et son don prodigieux pour poser les questions qui m’emmerdent.

J’ai haussé les épaules tout en sachant instinctivement que ça ne lui suffirait pas. J’ai alors fait un effort de bonne volonté, sans doute imputable à l’énergie nouvelle acquise grâce à la perspective regagnée des vacances. Une vraie perspective cette fois, née de nulle part. Il allait forcément se passer quelque chose.

— On sait pas trop, on va traîner au parc je pense…

— Tu vois encore cette Cléo ?

Deuxième round.

— Tu emmèneras un peu ta sœur, a réussi à placer ma mère avec la feinte douceur de l’incitation.

— Ouais, ouais…

Zoé ne quittait pas le verre orné de motifs d’un personnage de dessin animé que je ne connaissais pas. Ses yeux étaient perdus dans un monde qui n’offrait d’opportunité qu’à elle-même, qui ne concernait personne d’autre. Qui sait où se trouvent les gamines de huit ans quand elles ont ce regard…

— On l’emmènera, euh, au parc et tout ça.

Ma mère, qui nourrissait certainement cette phrase depuis le début de la conversation, a profité d’un court silence pour glisser :

— Je ne veux pas vous voir traîner dans la forêt, par contre. J’espère que je me fais bien comprendre.

Nous y voilà. La forêt… Située à l’un des bouts de la ville – à l’autre bout se situait le Cratère, mais on y reviendra – se tenait un petit bois qui séparait notre ville de celle d’à-côté. Mes parents savaient pertinemment que je n’y avais pratiquement jamais mis les pieds, et quand je l’avais fait c’était à l’occasion de ces promenades dominicales que j’avais en horreur. Mais soudain, cette interdiction m’a semblé tellement hors de propos qu’elle a provoqué une minuscule décharge électrique dans ma colonne vertébrale, suivie d’une idée fixe totalement inattendue : prendre le vélo et aller traîner dans cette forêt, avec les potes ou tout seul, peu importe. Sans avoir eu à le décider, c’était devenu l’un des projets implicites de mes vacances, que j’avais hâte de partager avec les autres. Bon, il allait falloir convaincre ce trouillard de Martin.

— Sûr, m’man. Pas de forêt. Juré craché.

Zoé s’est brusquement déconnectée de son verre d’eau et a levé la tête vers ma mère avant de lancer un joyeux :

— Oh, j’ai trop envie d’aller dans la forêt cette semaine ! Je veux me baigner à la cascade.

Mon père a souri, très légèrement. Je pense qu’il était déçu de la maigreur de mes projets. S’il savait ce qui commençait à s’esquisser dans mon esprit, il l'aurait été moins. Furax, sans doute, mais moins déçu.