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Beschreibung

Un recueil de textes littéraires sur l'inclassable philosophe Marx !

Marx penseur, Marx agitateur, Marx provocateur ? Il n’est pas de philosophe qui ait mieux échappé que lui à la fixation dans la posture figée de jalon de la réflexion humaine. Il reste controversé, et l’est même de plus en plus avec le temps. À l’heure où s’écrivent ces lignes, un aspirant dictateur sud-américain proclame son hostilité sans nuance à son apport. Par ailleurs, la puissance mondiale la plus susceptible de s’emparer avant longtemps d’une position de domination de la planète ne dissimule nullement, bien au contraire, sa dette à son égard. Plus localement, en Belgique, on voit augmenter l’audience d’une formation politique qui, s’émancipant de la controverse communautaire, proclame haut et fort la priorité qu’elle accorde à ses préceptes. En d’autres termes, Marx est loin d’avoir dit son dernier mot, qu’on le vomisse ou qu’on le vénère.

Découvrez le numéro 298-299 de la revue Marginales, la voix de la littérature belge dans le concert social. Sous la direction de Jacques De Decker.

EXTRAIT DE Marx, 6000 balles par Grégoire Polet

Charles. Bien sûr que je signe Charles, parfois. Quand j’écris en français, je signe Charles Marx. S’il faut préciser un titre, je mets parfois : docteur en philosophie. Ça fait très allemand, tout de même. D’ailleurs, je préfère : homme de lettres.
Très important de se débourgeoiser, de s’appauvrir, d’avoir faim. C’est comme brûler ses vaisseaux. Ça nous pousse à l’action. L’action, l’agitation, sans cesse et partout. J’ai hérité de six mille francs de mon père via ma mère. L’argent arrive à Bruxelles demain et je sais à quoi il va servir. Surtout pas à notre confort. Le bonheur chez moi m’empêcherait d’aller le chercher ailleurs. Ça débanderait l’arc. Et que dirait Mme Marx !
Elle serait contente d’un peu de velours sur les fauteuils, d’un peu de beurre dans les épinards ? Possible. Jenny ? Jenny, tu en penses quoi ? Elle ne vous répondra pas. Vous êtes trop petit-bourgeois. Et puis vous me faites perdre mon temps.
— Où allez-vous ?
— À l’Estaminet liégeois.
— Où est-ce ?
— Place du Palais de justice.
— Vous allez voir ?
— Philippe Gigot et Lucien Jottrand. Plus tous ceux qu’on y rencontre sans le faire exprès.
Alors, Jenny : « À Gigot, remets mes amitiés ! »

L’avantage de Bruxelles, c’est que c’est petit, et je peux être partout.
— Quand vous êtes arrivé de France, par où êtes-vous passé ? Par Valenciennes ?
— Par Liège.
— C’est curieux. La plupart arrivent par Valenciennes. La plupart des proscrits, des exilés, des réfugiés, des fuyards, enfin cette faune qui fait la vie intellectuelle d’ici.
— Vous pensez à qui ?
— À plein de gens. Qu’importe. Je vous accompagne.
— Vous me suivez comme un ombre…

Il ne peut pas le savoir, Karl Marx, que deux siècles après, la maison d’où il sort est un centre d’apprentissage du yoga. Que sa rue ne s’appelle plus d’Orléans mais qu’elle a été rebaptisée Jean d’Ardenne, en l’honneur non du jambon du même nom, mais d’un écrivain. D’un écrivain dont c’était le pseudonyme. Et qui s’appelait en réalité Léon Dommartin. Tout cela échappe à Marx. L’avenir lui échappe. Une réalité d’avenir et même l’oubli de cette réalité par la réalité suivante : nous. Car qui se souvient de l’écrivain Dommartin qui signait Jean d’Ardenne ? Qui l’a lu ?

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Veröffentlichungsjahr: 2018

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Éditorial

Jacques De Decker

Marx penseur, Marx agitateur, Marx provocateur ? Il n’est pas de philosophe qui ait mieux échappé que lui à la fixation dans la posture figée de jalon de la réflexion humaine. Il reste controversé, et l’est même de plus en plus avec le temps. À l’heure où s’écrivent ces lignes, un aspirant dictateur sud-américain proclame son hostilité sans nuance à son apport. Par ailleurs, la puissance mondiale la plus susceptible de s’emparer avant longtemps d’une position de domination de la planète ne dissimule nullement, bien au contraire, sa dette à son égard. Plus localement, en Belgique, on voit augmenter l’audience d’une formation politique qui, s’émancipant de la controverse communautaire, proclame haut et fort la priorité qu’elle accorde à ses préceptes. En d’autres termes, Marx est loin d’avoir dit son dernier mot, qu’on le vomisse ou qu’on le vénère.

La raison en est simple : sa réflexion n’a rien de désincarné. Elle se base sur une question vitale : l’inscription de l’individu dans le corps social. L’humain est une créature grégaire. Seuls quelques ilotes s’accommodent de la vie loin du collectif. Rien de plus normal : l’espèce est appelée à ne survivre qu’à condition de s’accoupler – première échappée à l’isolement –, puis à constituer cette première cellule qu’est une famille qui elle-même démultiplie les liens jusqu’à constituer une ébauche de société au sein de laquelle se pose très vite la question non seulement de sa survie, mais du rapport de force parmi ses membres. Et là se profile rapidement le jeu pervers des rivalités, des dominations et, à terme, des exploitations. Marx est né à une date symbolique, 1818, où se soldaient les retombées du renversement de régimes qui avait laissé prospérer des dynasties où l’inégalité du savoir et des possessions n’avait cessé de sévir davantage avec l’apparition, dont il serait le témoin quasi immédiat, de substituts mécanique à l’intervention humaine.

Cette première vague de déshumanisation par le recours à la technique entraînerait l’émergence d’une fonction nouvelle, celle des cadres qui, comme le terme l’indique bien, allait réduire la marge d’autonomie des individus. L’artisan allait devenir ouvrier, le commerçant employé de magasin, la gestion allait déposséder l’individu de son autonomie, réduit qu’il était à sa force de travail, seul bien en sa possession, inscription arbitraire dans un processus de production dont il ne serait bientôt plus qu’un simple rouage, en attendant d’être broyé par celui-ci, comme Charlot dans l’image emblématique illustrant ce que l’on a appelé les Temps Modernes.

Ce phénomène-là, Marx en fut le premier analyste, bénéficiant de l’initiation dont le gratifia son camarade Engels. Ne perdons pas de vue qu’en la personne de Marx, on n’a pas affaire à un intellectuel en chambre. D’abord, il ne s’adressait pas à un auditoire du haut d’une chaire, mais était un journaliste, profession artisanale qui consiste à confectionner jour après jour, pour un public qu’on espère de plus en plus vaste, une information, c’est-à-dire une mise en forme communicable d’un fragment de réel. On haussera les épaules à l’énoncé de cette définition, devenue si lointaine de ce que la presse est en train de devenir. Non, cette activité-là, Marx l’exerça à ses risques et périls, et lui valut au demeurant l’opprobre, la censure et l’exil.

Au moins – à quelque chose malheur est bon –, il put vérifier que ce qu’il avait observé dans son pays d’origine était en train de devenir un fléau international, ce qu’il constata d’abord à Bruxelles, cité qui peut se prévaloir d’avoir été le théâtre de sa prise de conscience décisive, puis à Londres, où il se trouvait dans l’œil du cyclone en quelque sorte, et où le réel lui parut de plus en plus conforme à ses hypothèses. Socialement, il mit en pratique la méthode expérimentale que dans d’autres disciplines du savoir, des chercheurs téméraires avaient appliquée avec l’enthousiasme des pionniers sans peur et sans œillères.

Le propre du génie n’a rien d’extraordinaire. Il se caractérise seulement par un don de longue vue. Le futur ne lui paraît pas opaque. À ses yeux, il se trahit sans cesse dans le présent, parce qu’aucun phénomène n’est jamais privé de prémisses. Ces derniers se distinguent seulement par les modalités de leurs manifestations. Elles sont latentes, implicites, encore enfouies dans la confusion du réel. Comme disait l’enfant qui interrogeait Michel-Ange occupé à sculpter : « Comment savais-tu que cette figure était cachée dans la pierre ? ». Marx, lui, témoin de l’industrialisation, pressentait que la technique allait priver l’homme d’une grande part de son autonomie. Autonomie technique, d’abord, puisqu’il cessait d’être l’artisan individuel, donc indépendant, de ce qu’il forgeait. Autonomie économique ensuite, puisque la collectivisation de la fabrication allait imposer, de manière impérative, l’intervention de préposés à la gestion financière du processus de production groupée. Groupée, mais pas commune, parce que très vite, les maîtres compteurs allaient être tentés de se réserver les recettes qu’ils n’avaient que contribué à produire.

Il fallait une fameuse intuition anticipatrice, avant 1850 (les premiers écrits de Marx, saisissants de lucidité, l’illustrent) pour voir vers où ce phénomène pouvait mener si l’on ne prévoyait pas des limites à ses dérives. Cette puissance anticipatrice-là reste l’apport visionnaire le plus décisif de ce jeune publiciste doué d’une connaissance globale des rapports de force au sein du corps social où il était plongé, même dans ses liens les plus proches, puisqu’il était l’époux d’une aristocrate et l’ami d’un héritier (Engels), « fils-à-papa » lui-même bien placé pour comprendre qu’il devait à un abus de pouvoir son propre statut de privilégié.

Qu’en est-il aujourd’hui, si l’on se permet un grand saut dans le temps, de la pertinence du constat dû à l’auteur du Capital ? On se situe, grosso modo, au troisième des stades les plus spectaculaires de la diffusion de sa pensée. Le premier, que l’on peut dater de 1917, s’est illustré par le remplacement d’un régime particulièrement archaïque, qui n’avait rien déduit de la démocratisation des systèmes balayés successivement par les révolutions anglaise et française, par un autre système dépourvu du plus élémentaire sens de la complexité, caricaturalement illustré par l’ascendant de Staline sur ses « camarades » Lénine et Trotski. Le deuxième acte est celui du fantasme collectif concrétisé par la chute du Mur de Berlin, où un analyste un peu impatient a cru voir une « fin de l’Histoire ».

Le troisième acte, nous sommes en train de le vivre. En cessant d’être dialectique, la politique de papa s’est littéralement vendue à son contraire, l’entreprise capitaliste parfaitement émancipée du contrôle étatique, entraînée dans le pari faustien de « tout au robot », ce substitut technologique qui a ceci d’avantageux de ne jamais attendre famille, d’ignorer la maladie, de ne pas se révolter et surtout de ne pas réclamer de retraite avant d’être envoyé à la casse.

Si l’on n’y prend garde, l’homme n’aura eu droit à la maîtrise de son destin que fort brièvement en somme. La société des humains ne se sera libérée que fugacement de la dévotion à la puissance divine, dont Marx, toujours lui, avait dit – avec tout le respect qu’il s’obstinait à avoir pour un régime qui avait notamment permis à Michel-Ange de dégager des pierres toutes les figures qu’il y avait devinées – qu’elle n’était qu’un stupéfiant consolateur. Aujourd’hui, elle ne confie plus son sort qu’aux impératifs exclusifs des bouliers compteurs, à ce que le plus disert des contributeurs de cette livraison de Marginales appelle Capitotal.

Ici encore, la réaction devra être à la hauteur du péril. Se contentera-­t-elle du verdict des urnes ? La démocratie est-elle de taille à produire le contrepoison nécessaire ? Les dernières élections en Belgique en fournissent quelques signes, mais souvenons-nous qu’elles se sont déroulées dans un pays particulièrement exercé, parce que complexe par excellence, à slalomer entre les périls. Mais à l’échelle du monde, nous ne sommes qu’une petite éprouvette. Il est vrai que ces modestes ustensiles ont déjà contribué à combattre bien des fléaux…

Jacques De Decker

22 octobre 2018

Les Marx Borthers… and Sister !

Alan Ward

traduit par Stéphanie Follebouckt

Le Comedy Circus, 72 East 45th Street.

Sally Salope sort du métro à l’arrêt 42nd Street et parcourt les trois pâtés de maison à pied. Le portable sonne, air de la dernière scène du Faust de Gounod. « Bonjour ma chérie. » « Ouais M’man, tu veux quoi, je suis en route pour le boulot. » « Tu appelles ça un boulot ? » « Laisse tomber M’man. » Jessie Finkelstein ne lâche pas sa proie. « Tu t’es déjà trouvé un mec bien là où tu bosses ? L’endroit classe. Je veux parler de ton job en journée, pas… ça. Tu as trente ans, Sall ! C’est presque trop tard… » « Salut M’man. » Ce soir, Sally a décidé d’incarner son personnage de Salope, et elle trimballe tous ses costumes et accessoires dans son sac à dos (soutien-gorge en latex, perruques, gode, et pyjama de petite fille modèle assorti d’un cornet de glace en plastique).

Abe The Bear est un gars massif. Il pousse la porte du Comedy Corner, 96 East 3rd Street, Lower East Side, s’y glisse et est assailli par l’odeur de vieux tapis imbibé de bière. Un endroit populaire, bruyant, souvent agité. De la haute voltige pour un humoriste seul en scène. Mais ce soir c’est vendredi. Public nombreux. Bon cachet – sauf s’ils le chassent de scène en sifflant. Ce qui ne manque pas quand ses piques égratignent un peu trop les politiciens “populaires” et les éminentes personnalités télé. « Hé, Abe, il est où ton respect ? Dégage !!! » Suivi de sifflets et de tomates.

Au 35 South 4th Street, le Come-Die Laughing (les propriétaires de ce club sont très fiers de leur sens de l’humour ironique et cool) se situe à la limite de Williamsburg à Brooklyn, suffisamment loin des foules pour attirer la population locale mais assez près pour récupérer quelques touristes du Guide du routard. Une grande partie de Brooklyn souffre de gentrification. Mais au moins ça amène des spectateurs aisés et nombreux, allant de la génération Y aux personnes d’âge mûr. Accoudé au bar, Ben Bello sirote sa bière. Il fait l’ouverture de la deuxième partie ce soir. Un bon créneau. Il fera sa routine historico-politico-satirique sérieuse sur l’Amérique Latine avec un accent hispanique lourdingue, entrecoupée de gags faciles et mordants sur l’actualité de la semaine. Le contraste entre les deux fait toujours marrer. Ça ne changera pas l’histoire, le monde ou l’Amérique mais pourrait faire réfléchir une personne ou deux. Ou pas.

*

Ce que l’on appelle le stand-up – un humoriste seul sur scène debout devant un micro – existe au moins depuis le milieu du dix-neuvième siècle dans les music-halls et les spectacles de variété. Mais il y a quelque temps, une nouvelle catégorie d’humoristes a fait son apparition, se produisant dans de petits clubs miteux, à un jet de crachat du public encaqué – et impitoyable. S’ils ne vous aimaient pas, leur désapprobation était cruelle, depuis les sifflets jusqu’aux tomates pourries. De vrais champs de bataille de l’humour (on devait laisser son flingue au vestiaire). Et pendant un certain temps, les soirées dans les Comedy Clubs avec de bons artistes étaient gages d’un humour déchaîné, hilarant, lacrymal, bouleversant. Le public ressortait débordant d’une énergie que seul peut générer un rire profond, véritable.

Mais après… mais après… progressivement, insidieusement, le Zeitgeist du PC – Politiquement Correct – a infiltré la société, pointant du doigt les Vrais Mauvais : ceux qui manquaient de respect aux plus démunis, opprimés, persécutés. Et c’était bien. Mais les Correcteurs Politiques n’ont pas freiné leur élan et ils ont continué de voler à la rescousse de ceux qu’ils considéraient, en leur Sagesse PC, incapables de se défendre face à une blague, même gentille, ou une critique, même fugace. Les Correcteurs n’avaient aucun sens de l’humour et, dans les Comedy Clubs, l’autocensure s’est abattue comme une pluie verglaçante. Les comiques n’osaient plus faire de blagues à propos de quoi que ce soit. Et l’humour s’est tari, aussi fade et mou qu’un vieux plat de frites.

Pendant cet Âge Obscur, Sally, Abe et Ben se sont accrochés, ont joué le jeu du PC, mêlé de subtiles nuances de dissension, et ont compté sur leurs jobs alimentaires – consultants pour des groupes de pression ou des cabinets d’avocats. Jusqu’au jour de novembre 2016 où l’Âge Obscur a subitement pris fin pour être remplacé par un Âge Plus Obscur, le règne d’un Président qui débitait et twittait des ragots, des moqueries, des bobards et des attaques gratuites aux dépens des faibles, des handicapés, des pauvres, des malades, des femmes, des étrangers…, qui que ce soit. Et d’un seul coup les humoristes ont été délivrés. Ils étaient libres d’aligner les blagues, les gags et les sketches sur tous ces sujets auparavant interdits – ils ne visaient pas les sujets eux-mêmes mais les retournaient contre le Président et ses Hommes, avec un degré de satire rarement atteint en trente ans.

Le retour de l’humour !

Sally, Abe et Ben ont étudié les sciences politiques, l’économie, le droit dans les universités de la ville : Columbia, NYU et Fordham. Pas cons, ces comiques ! Mais ils ne se sont jamais rencontrés. Il y a des centaines de Comedy Clubs à New York, et le destin, ou la synchronicité, ou simplement la Vie, ne les a jamais réunis nulle part.

Jusqu’au 16 septembre 2017.

Il advient qu’après avoir étudié dans la même ville et fait des années de stand-up, Sally, Abe et Ben se rencontrent pour la première fois au Comedy Corner le 16 septembre 2017 – et cette rencontre est magique. Ils rigolent, blaguent, sanglotent, se foutent de la gueule du public, se rejoignent sur scène, interagissent et improvisent, se lancent dans des gags absolument tordants sur la politique, l’histoire, les sujets de société, l’économie… et le Président ! Ils s’accordent comme personne avant eux au Comedy Corner et le public est complètement scotché. Standing ovation et trente minutes de rappels.

Le lendemain matin, Sally appelle sa mère pour lui dire qu’elle a fait une super performance – une de ses meilleures – et qu’elle a rencontré deux mecs très drôles, brillants, avec une vraie conscience politique. « Ils sont déjà mariés ? » demande Jessie. « M’man lâche-moi s’il te plaît. » « Bon, c’est qui ? Ils sont Juifs ? Donne-moi leurs noms. Je pourrais peut-être trouver à les caser dans ma forêt généalogique. » « Abe The Bear et Ben Bello. » « Tu te fous de moi ? Ce ne sont pas leurs vrais noms. C’est comme Sally Salope. » « OK, OK… Abraham Baer et Benjamin Borrero. » « Ma chérie, tu es trop mignonne. »

*

Jessie Finkelstein est généalogiste amateur et passe le plus clair de son temps à retracer l’origine de sa famille – et toutes ses branches annexes – jusqu’à l’Europe du dix-neuvième siècle. La tâche est rude. Mais elle est déterminée notre Jessie, et cela fait des années qu’elle s’obstine. Petit à petit, elle a commencé à le faire pour des amis et, vingt ans plus tard, elle a réuni autour d’elle un clan de généalogistes talentueux et compétents ; tous sont testés et approuvés avant d’être autorisés à entrer dans le groupe. C’est une bande redoutable, “Les Génies” comme ils se surnomment, et les généalogistes amateurs et professionnels les considèrent comme faisant partie des chercheurs les plus précis et efficaces en la matière, pas seulement à New York mais dans tous les États-Unis.

Une des qualités principales des Génies est qu’ils associent les anciennes méthodes de recherche bien rodées et la technologie moderne. Il arrive que le long tube avec une feuille de 150 cm déchirée sur les bords et recouverte d’encre noire au stylo-plume fasse son apparition lors de grands événements. Mais la plupart des présentations d’arbres généalogiques se font sur des écrans d’ordinateur, avec tous les outils de traitement des images : changements de perspective, zooms, 3D, couleurs pour accentuer ou contraster, boutons à cliquer pour faire apparaître des notes descriptives ou explicatives, jusqu’aux images des gens eux-mêmes – scans d’après photos ou silhouettes animées inspirées des costumes et coutumes d’époque.

Et pour les présentations spéciales, les ordinateurs sont reliés à des projecteurs, propulsant ces gens et leur passé sur des écrans comme au cinéma, dans les moindres détails.

*

Sally, Abe et Ben continuent à bosser ensemble. Ils affinent et perfectionnent leur numéro, y ajoutant une bonne dose d’impro. La satire politique s’aiguise, jusqu’à faire mal parfois. Ils se produisent à guichets fermés au Comedy Club le 30 septembre, salués par un tonnerre d’applaudissements et des rappels incessants.

Le lendemain matin, le portable sonne. Par deux fois, Sally fait semblant de ne pas entendre. Finalement, à la troisième sonnerie, elle décroche. « Ouais M’man, qu’est-ce qu’il y a ? Il est 7 h 30 du matin ! » Un souffle haletant et une voix aiguë retentissent dans le téléphone. « Je les ai trouvés, Sall ! Tu vas pas le croire. » « Qui M’man ? » « Abe et Ben !!! » « Et c’est pour ça que t’appelles à cette heure-ci ? » « Non, c’est extraordinaire ! Je peux venir avec mon tableau ? Tout de suite ? » « Tout de suite ? » « Oui, tout de suite ! Tu as des trucs à faire ? » « Eh bien on est samedi, j’ai dormi trois heures et j’ai une gueule de bois, mais je dois bien pouvoir t’accorder quinze minutes. » Jessie n’est pas trop douée pour capter l’ironie. « J’arrive dans dix minutes. Ne bouge pas ! »

Pile dix minutes plus tard, la sonnette retentit et Jessie se prend presque les pieds dans le paillasson en se précipitant à l’intérieur, agrippant avec soin le grand tube métallique dans lequel elle transporte ses cartes généalogiques. Sans demander la permission, elle dégage la table et déroule son document, à l’impression nette et soignée sur une solide feuille plastifiée de 150 sur 150. L’engouement pour la généalogie a généré nombre de logiciels, techniques d’impression et magasins spécialisés pour satisfaire les besoins des aficionados.

« Regarde ! » Sally est absolument incapable de comprendre quoi que ce soit dans cet enchevêtrement de lignes, de noms, de notes et de références. « Quoi ? »

« Vous êtes tous en ligne directe, Sall ! Ligne directe ! Regarde. En 1920 Julius Henry Marx a eu un fils, Aaron, qui a épousé Esther Liebovitz en 1923 et ils ont eu un fils, Samuel, en 1925 ». D’un œil distrait, Sally tente de suivre les noms et les lignes. « Sam est mort en 2005 – crise cardiaque, le pauvre homme – mais il a eu un fils en 1955, Julius, prénommé ainsi en hommage à son grand-père même si les gens l’appelaient Jules. »

Jessie cesse de parler deux secondes. Sally baille et se ressert une tasse de café. « Et Jules a épousé Jessie Stiller en 1985 et ils ont eu une fille en 1988… »

Sally réfléchit. Jessie s’interrompt. Puis c’est Sally qui s’interrompt. « Donc je suis l’arrière-petite-fille de Julius Henry Marx ? » « Oui Sall ! Et tu peux en être fière ! » Sally avale longuement une gorgée de café mais son mauvais caractère notoire prend le dessus : « Quel est le putain de rapport avec le fait que je sois l’arrière-petite-fille d’un mec juif du début du vingtième siècle appelé Julius Henry Marx ? Il y en avait des milliers comme nous à l’époque, Maman ! Tu me fais perdre mon temps. Je retourne me coucher ! »

Jessie esquisse un de ses malicieux sourires de mère juive. « Parce que Julius était plus connu sous un autre nom. » Franche pause et sourire plus franc encore. « Quoi, Maman ? Abrège mes putains de souffrances… Son nom ! »

« Groucho. Groucho Marx est ton arrière-grand-père. Pas mal comme ADN pour une humoriste, hein ? Et il y a mieux… »

Jessie démontre à Sally, détail après détail, nom après nom, note après note, que Abe est l’arrière-petit-fils de Chico Marx, pointant minutieusement un mariage avec une Afro-américaine dans les années cinquante, ce qui explique le fait que Abe soit noir. Et que la lignée de Ben depuis Harpo s’est enrichie d’une union avec un Cubain au début des années vingt, d’où son nom de Berrero.

La surprise laisse la place à l’incrédulité puis au choc. Sally s’affale dans le canapé et, malgré l’heure matinale, se verse un grand verre de whisky qu’elle engloutit, rapidement suivi d’un autre.

*

“Les Marx Brothers… and Sister !”, comme on les connaît désormais, continuent de jouer le même genre de spectacle. Leur approche s’inscrit dans la ligne tracée si brillamment par les animateurs des late shows de plus en plus populaires : Stephen Colbert, Seth Meyers, Samantha Bee, Trevor Noah, Bill Maher, Michelle Wolff, John Oliver…

Leur spectacle est vif, ininterrompu et varié : faits et histoires bruts, pas drôles, souvent choquants ; satires et sarcasmes hilarants et mordants, jusqu’à dépasser l’humour et atteindre le stade qui fait mal ; rôles de leurs arrière-grands-pères avec un minimum de masques et costumes, Groucho ou Harpo se payant la tête du Président, de ses conseillers ou d’une célébrité quelconque – politicien, acteur ou rock star, personne n’y échappe. Abe, le grand Afro-américain, mène la fronde en matière de violences policières et de corruption ; Ben, le latino, couvre tout ce qui concerne les Mexicains, les déportations, le contrôle migratoire et le “terrorisme” avec son accent inimitable ; Sally est la Fomentatrice Féministe des sketches ciblant la discrimination et le harcèlement sexuels. Ils ne font pas seulement du stand-up en solo, duo ou trio mais ils donnent un sens nouveau et postmoderne au genre, se roulant sur scène et dans la salle, se bagarrant et hurlant. Tout cela pour le plus grand plaisir des spectateurs.

Ils passent d’un simple numéro dans les Comedy Clubs à toute la seconde partie de soirée ; ils obtiennent des salles plus grandes, migrant des clubs vers les salles de spectacle – bien qu’ils mettent un point d’honneur à ne jamais abandonner les clubs et en fassent au moins quatre par mois. Les critiques de leurs spectacles sont dithyrambiques, et des people et comédiens célèbres commencent à faire leur apparition. Ils sont lancés.

Ils sont heureux.

Leurs convictions politiques, sociales et économiques, acquises et mûries à l’université, ont fusionné avec leur sens naturel de l’humour et de la satire, et cela à une époque où des prestations telles que la leur proclament la vérité – la vérité vraie –, pas les versions édulcorées relatées par les médias grand public à la télé et dans les journaux. Ils touchent les gens, beaucoup de gens, partout dans le pays, même dans les États qui ont voté pour le Président.

Et il leur faut admettre que leur succès est un mélange ; leur show, leur talent, leur sens satirique attirent principalement les publics de la Côte Est et Ouest, alors qu’ils touchent la totalité du pays grâce à la nostalgie et au respect suscités par ce qui était peut-être le numéro comique le plus amusant et apprécié de l’histoire américaine. Même Fox TV diffuse des extraits de leurs spectacles au niveau national, pas des masses mais assez pour que les habitants de l’Utah, de l’Ohio et de l’Arkansas soient titillés par ces « New Marx Brothers » et se mettent à réfléchir à ce que ces zigotos disent de leur Président et de ses Hommes. Qui sait ?

*

Pourtant Jessie Finkelstein n’est pas heureuse.

Tout le monde est persuadé que le concept de leur filiation avec les Marx Brothers est juste une accroche géniale pour leur spectacle. Eux ont évidemment insisté que tout est vrai mais plus ils insistent, moins on les croit.

Mais Jessie, comme Les Génies, sait que c’est vrai, et elle est bien décidée à faire en sorte que tous les autres le sachent aussi.

*

Ils enchaînent sur les talk-shows et les late shows.

Le 5 mars 2018, ils sont invités au “Late Show” de Stephen Colbert, un homme qu’ils admirent énormément pour son intelligence, son analyse politique au laser et son sens suprême de la satire. En plein milieu de la discussion, des plaisanteries et des blagues, un brouhaha se fait entendre dans le public… « Enlève tes sales pattes, espèce de dinosaure ! Laisse-moi passer. » « Hé m’dame, assieds-toi putain ! » « Où tu crois que tu vas comme ça grand-mère ? Attrape-la Aldo ! Dégage-la d’ici. » Les musiciens entament une sorte de Reevolution Riff improvisé, les Marx et Colbert cessent de parler et scrutent l’assemblée pour saisir ce qui se passe. Puis Sally, l’air d’avoir vu le Président à moins de cinq centimètres, hurle « Stop ! S’il vous plaît. Laissez-la ! C’est ma mère ! »

L’unité antiterroriste et gestion de crise se détend et Jessie est menée vers la scène sous les éclats de rire et les applaudissements nourris du public. Colbert est ravi. De la vraie télé en live.

« Maman, qu’est-ce que tu fais ici ? Comment es-tu entrée ? » « Hé bien disons que Les Génies ont dans leurs rangs des gens aux talents inhabituels. L’un d’eux m’a fabriqué un faux ticket. » « Mais pourquoi ? Tu n’arrêtes pas de m’appeler pour me dire à quel point tu es contre tout ce cirque absurde du showbiz ! » « Je voulais seulement te protéger un peu mon bébé. »

« Eh bien, bonsoir Madame… ? » émis par un Colbert au sourire victorieux. « Finkelstein, Jessie Finkelstein, la maman de Sally. » « Et que nous vaut cette arrivée plutôt inhabituelle ? »

Jessie entreprend de faire à Colbert un récit efficace et complet sur son intérêt de longue date et son talent pour la généalogie, la création du groupe des Génies, le respect et la réputation académique qu’ils ont gagnés avec les années. Ensuite elle brandit une clé USB et dit « J’imagine que vous avez d’assez bons techniciens dans les parages, Stephen ? Demandez-leur de brancher ceci pour que les téléspectateurs puissent le voir et je vais tout vous expliquer. » D’un ton légèrement plus bas : « Vous savez que Sally est une de vos plus grandes fans… au fait, vous êtes déjà marié ? »

Et voilà qu’apparaît, au milieu de l’hilarité générale, des rougissements de Sally, d’un Colbert pour une fois sans voix, et des étreintes semi-bagarreuses semi-sensuelles de Abe et Ben se roulant et se tortillant par terre, la totalité de l’arbre généalogique de la famille Marx. La technologie de pointe des Génies a été déployée pour montrer chaque mariage, enfant, cousin, divorce, oncle et tante, mais surtout, surtout, retracer en trois lignes lumineuses rouge, bleue et blanche le lien de parenté direct entre Groucho et Sally, Chico et Abe, et Harpo et Ben.

« Vous tous là. » Jessie se dresse sur ses jambes, raide, fière, imposante, pointant le doigt vers le public et s’adressant directement à la caméra. « Ceux qui pensent que cette histoire de Marx Brothers and Sister est une sorte de combine marrante feraient bien d’y réfléchir à deux fois, parce que c’est la vérité, et vous l’avez vu, et vous pouvez le vérifier et aller à la Société américaine des Généalogistes et leur donner mon nom, et ils diront “Vous êtes ami avec Jessie ? Dans ce cas nous vous accordons une carte de membre d’un jour”. Ma famille, les Marx, sont venus des confins de l’Europe Centrale, il y a des générations de cela, vers un nouveau pays à l’autre bout du monde qui nous a accueillis, nous a accordé un endroit pour refaire notre vie, et je peux vous garantir que tout ça n’a pas été facile, et j’ai passé une grande partie de ma vie à m’assurer que ceux de ma famille qui ont fait ce périple ne soient pas oubliés, jusqu’à ce jour, avec ma fille Sally qui a pu aller à Columbia University pour étudier la politique, le passé, le présent, ce que les gens se font mutuellement et comment. Abraham et Benjamin ont utilisé leurs connaissances en droit et en économie pour faire la même chose, utiliser l’humour, la satire, le sarcasme, la vérité qui dérange, pour parler aux gens des choses qui ne vont pas dans ce pays et ailleurs dans le monde – et pour le moment il y en a un paquet.

Je pense que Groucho, Harpo et Chico auraient été vachement fiers d’eux ! Qu’en dites-vous ? »

Un rugissement puissant envahit le studio, tout le monde est debout, applaudissant à tout rompre, et des gens s’avancent vers Jessie, Abe, Ben et Sally pour les enlacer. Stephen Colbert n’a jamais semblé aussi bouleversé et heureux de sa vie. Et si vous l’observez de près, vous verrez probablement quelques larmes dans ses yeux, lui qui pour la première fois de sa vie n’a aucune répartie.

Le lendemain matin, le show de Colbert fait les gros titres sur tous les journaux et chaînes télé. Même Fox News, pourtant très proche du Président, a été obligée d’en faire son premier sujet et en a diffusé de longs extraits. Dire que le chaos règne ne serait pas exagéré. Les reporters vérifient le travail de Jessie et constatent qu’il est parfaitement exact. On retrouve des membres de la Société américaine des Généalogistes qui confirment la qualité de son travail – en fait son nom a été proposé à plusieurs reprises comme nouveau membre mais elle a chaque fois refusé, malgré le respect qu’elle a pour eux ; elle préfère travailler en dehors du système, avec sa propre équipe sur laquelle elle est sûre de pouvoir compter en toutes circonstances. D’autres membres de la famille Marx sont interviewés. Les films des Marx Brothers sont scrutés pour y déceler des traces de satire, de sarcasme, de contestation, voire de communisme.

Et au fin fond des États qui ont voté pour le Président, de plus en plus de gens – qui ont vu les extraits sur Fox News – s’émeuvent de ce qu’ils ont vu.

« T’as vu comme cette femme a bossé pour garder la mémoire de ses ancêtres et de la pauvreté qu’ils ont connue, et comme certains s’en sont sortis et sont devenus riches alors que d’autres sont morts. Bon, faut dire, ils sont Juifs, et on sait comment ils se tiennent entre eux et exploitent les autres. Mais la misère, c’est la misère, et sa famille et d’autres aussi en ont souffert, en sont peut-être même morts. Notre famille n’a pas d’arbre généalogique, Billy, mais j’ai entendu plein d’histoires de mon grand-papa et mes vieux tontons sur leur vie qui était dure. Le souci c’est que la vie est encore dure aujourd’hui. Pourquoi ? C’est pas les Juifs qui nous rendent pauvres. Notre bien-aimé Président avait pas dit qu’il nous rendrait riches ? T’en as vu beaucoup de la richesse, Billy ? J’y avais pas pensé jusqu’à maintenant mais je vois rien.

Et voilà que c’est vrai que la fille de cette femme juive et les deux autres gars sont de la famille des Marx Brothers, les types les plus drôles que l’Amérique a produits – Bon Dieu comme ils m’ont fait marrer même s’ils étaient Juifs – et ils font des sketches sur la pauvreté aujourd’hui et tous ces mecs – souvent des potes du Président, qu’ils disent – qui nous maintiennent pauvres pendant qu’ils deviennent plus riches, et ça commence à me faire réfléchir. Toi pas, Billy ? Je commence à être paumé sur qui sont les bons et qui sont les méchants. Mais je sais que quelqu’un qui a Groucho Marx comme arrière-grand-papa peut pas être mauvais, pas vrai ? Passe-moi la bouteille de whisky, Billy, j’en ai besoin. »

*

Ce fameux jour, en début de soirée, Stephen Colbert reçoit un appel de Jessie Finkelstein. Il commence à la remercier et la féliciter mais elle le fait taire. « Écoutez Stephen, ça me fait plaisir ce que vous me dites mais je voudrais vous parler de quelque chose de plus important. » « OK Jessie, dites-moi. » « Vous savez, au cours de l’histoire – et de la Vie – il arrive des moments où tout converge. Carl Jung appelait cela la synchronicité. J’ignore comment nous Juifs appelons ça. Sûrement un truc imprononçable de toute façon. Bon, donc mes recherches sur l’arbre généalogique des Marx Brothers faisaient partie de ce genre de moment. Mais seulement partie. En parallèle j’ai creusé autour des racines de cet arbre, et je voudrais vous révéler ce que j’ai trouvé. Et je peux vous dire que ce moment, là maintenant, c’est de la vraie synchronicité, juste quand nous sommes en plein merdier en Amérique. »

« Qu’attendez-vous de moi au juste, Jessie ? »

« Je voudrais vous prendre quinze minutes de votre fabuleux show ce jeudi pour laisser Sally s’exprimer, et ramener ma clé USB et vous montrer, à vous et aux téléspectateurs, quelque chose de fondamental. »

Stephen Colbert esquisse un vrai bon sourire et dit : « Comment pourrais-je refuser ? Ça marche ! »

*

On a chauffé le public, les musiciens sont en place et tous les essais son et caméra sont au vert. Le manager du studio lance le compte à rebours et Stephen Colbert entre en scène et souhaite la bienvenue à tous au Late Show. « Ce soir, ça va être un peu particulier, certains d’entre vous en ont probablement entendu parler. » Rires et applaudissements. “Probablement entendu !” Le show a fait l’objet de publicités, bandes-annonces, discussions, aperçus et pré-analyses sur toutes les chaînes de télé et dans tous les titres de presse depuis le lundi précédent. On s’attend à des millions de téléspectateurs. Colbert démarre comme d’habitude avec ses gags et ses blagues caustiques concernant les événements de la veille, et après un temps il dit : « Bon, je sais que vous attendez tous la suite, et je dois vous dire (roulement de tambour et “Yeah, yeah” du côté des musiciens) que je n’ai pas la moindre idée de ce qui va suivre. Je vais donc accueillir dans le Late Show les Marx Brothers… and Sister !… et… Jessie Finkelstein. » Au milieu de l’accueil tonitruant du public, il convie sur scène les quatre hôtes, tous plus sobres dans leur apparence et leur comportement que jamais auparavant, les invite à s’asseoir et prend place derrière son bureau. Les lumières accentuées de Manhattan brillent derrière eux.

Sally Finkelstein se met debout au centre de la scène. Le silence se fait.

« On va être sérieux un court instant, je vais mélanger pas mal de choses différentes et en simplifier considérablement d’autres. Je m’en excuse par avance et vous demande d’être indulgents.

Au début du dix-neuvième siècle, vers la fin de la période des Lumières, l’homme d’État, Père fondateur et quatrième Président des États-Unis, James Madison, a dit ceci : “La cause la plus répandue et pérenne des dissensions est la distribution variée et inégale de la propriété. Ceux qui en détiennent et ceux qui en sont dépourvus ont toujours développé des intérêts distincts en société. Créanciers et débiteurs tombent pareillement sous le coup de cette discrimination. Les biens fonciers, industriels, commerciaux, monétaires, et d’autres moindres, sont inhérents au développement des nations civilisées, et les divisent en classes différentes.”

S’il y a un mot qui incarne ce que les Américains détestent, rejettent, combattent et tentent de renverser, c’est celui de “communisme”, un système politique responsable de deux des régimes totalitaires les plus répressifs et meurtriers du vingtième siècle, l’URSS et la Chine. Et lorsque les imbéciles cherchent la source derrière ces régimes totalitaires, ils trouvent un nom, Karl Marx. Pourtant le mot “marxisme” est rarement utilisé, et n’a jamais eu en Amérique la puissance, le poids et la haine du mot “communisme”. Pourquoi ? Eh bien principalement parce qu’ils sont différents – les communismes soviétique et chinois ont été créés à partir de certaines idées et écrits de Karl Marx, mais concrétisés et adaptés à ces pays.

Revenons à Madison, qui a dit que nous étions divisés en différentes classes ; les nantis et les démunis, les propriétaires terriens et les sans terre, les riches et les pauvres, les propriétaires et les travailleurs d’usines, les hommes d’affaires et les employés. Il n’utilise pas ces mots, mais il veut dire que ceux qui possèdent du capital appartiennent à une classe de pouvoir et d’argent, et ceux qui n’en ont pas, à une autre classe, dénuée de pouvoir et d’argent. Et qu’il y a des degrés variables d’inégalité entre eux, de la misère à l’opulence. Notez que Madison est américain.

À côté de ça, cinquante ans plus tard en Europe, un penseur, philosophe, économiste et écrivain prolifique et polyvalent, un Allemand exilé de sa patrie à cause de ses écrits politiques, s’installe à Londres. Collaborant avec Friedrich Engels, il observe le nord de l’Angleterre aux prises avec la révolution industrielle. Il étudie la relation économique et de dominance entre les propriétaires et les travailleurs d’usines. Il analyse scientifiquement ce qu’il observe et écrit abondamment et en profondeur. Mais globalement, il confirme ce que Madison a dit. Cet homme, c’est Karl Marx, et il n’a jamais imaginé qu’il y aurait un jour un mot tel que “marxisme”.