En mon corps meurtri - Jérôme Guillement - E-Book

En mon corps meurtri E-Book

Jérôme Guillement

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Beschreibung

« Ce que je vais partager ici n'est pas une déposition mais les suites d'un éboulement intérieur : comment des violences sexuelles ont façonné l'homme que je suis devenu, en ont révélé la sensibilité comme les contradictions, les forces comme les failles. À travers ce cheminement initiatique et alchimique, transparaît ma quête pour me retrouver moi, dans mon intégrité, allégé de mon passé et confiant en l'avenir. Comme dans un journal de bord — intime, aussi —, je livre faits, sentiments, émotions, états d'âme, réflexions et prises de conscience. C'est, en quelque sorte, une constellation de moments de ma vie, comme autant d'étoiles venues illuminer la sombre nuit que j'ai traversée. »

Peu après ses 30 ans, Jérôme Guillement entame une psychanalyse. Il a acquis la conviction que son corps porte la trace d'un traumatisme ancien. Peu à peu, le jeune homme défriche sa mémoire et met au jour la blessure des abus sexuels qu'il a subis enfant. Un chemin de résilience, de vérité et de justice, vécu dans la foi, qui le mènera à témoigner auprès de la commission Sauvé (CIASE). Pour toutes les victimes.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jérôme Guillement est né en 1983 en Vendée, et vit actuellement à Paris. Chrétien engagé dans la vie de l'Église, organiste et choriste, il a travaillé dans l'imprimerie, puis dans le secteur du luxe. Il exerce à présent en tant que psychopraticien d'orientation Jungienne.

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En mon corps meurtri

Jérôme Guillement

En mon corps meurtri

Chemins de résilience

Couverture : Lectio Studio – Philippe Guitton.

Photo de l’auteur : © Sébastien Deréson

(compte Instagram : sebdereson_bnw).

Tous droits de reproduction,d’adaptation et de traductionréservés pour tout pays.

© 2023 Groupe Elidia

Éditions Nouvelle Cité

10 rue Mercœur – 75011 Paris

9 espace Méditerranée – 66000 Perpignan

www.nouvellecite.fr

ISBN : 978-2-37582-540-2 EAN

Epub : 9782375825532

Pour Énora, Maxence et Tifenn.Ils n’y sont pour rien,si ce n’est d’avoir contribuéà la levée du secret.

Aucune vie intense n’est exempte d’ épreuves.Aucun cœur aimant n’ échappe à la brisure.

Jacqueline Kelen

L’ important n’est pas que je portele flambeau jusqu’au bout,mais que je ne le laisse pas s’ éteindre.

Christiane Singer

Si j’ étais tant attiré par la lumière,c’est parce qu’ il y avait un fond de ténèbres.

Christian Bobin

La souffrance cesse de faire malau moment où elle prend un sens.Elle devient alors un acte sacré.Un sacrifice.

Viktor Frankl

Préface

Je ne sais pas situer avec exactitude l’écrit de Jérôme Guillement.

C’est un récit à la première personne, mais il rejoint une histoire collective française récemment exposée par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) : celle des personnes qui ont vécu, puis porté en silence le poids d’une agression sexuelle perpétrée par un clerc de l’Église catholique pendant leur enfance.

C’est une narration, mais elle épouse les détours de l’esprit plutôt que le déroulement linéaire du temps, pour mieux rendre compte de la réalité d’une mise au jour, par à-coups, flashs, temps morts et fulgurances.

C’est un témoignage par les mots, mais sans cesse l’auteur invite le lecteur à quitter l’appréhension intellectuelle des événements pour rejoindre ce qui, du corps, refuse ou accepte, dérobe ou restitue les faits d’une manière infiniment plus directe, immédiate.

C’est une révolte éprouvante contre l’enfermement dans la violence subie, le dépérissement et la honte, mais c’est aussi une traversée généreuse, étincelante et laissant entrevoir, comme découpés dans le clair-obscur de la souffrance, de lumineux moments de paix.

En mon corps meurtri C’est l’histoire intime d’une violence privée, mais parce qu’elle met en jeu de jeunes adolescents dans une activité sportive de l’école et un prêtre catholique, parce qu’elle montre le glissement de la violence vécue de l’enfant à l’exploitation consentie au travail de l’adulte, elle traverse les catégories et interroge le corps social tout entier sur les désordres ordinaires, repérables et pourtant passés sous silence par les témoins ou l’entourage. Les désordres qui détruisent.

S’il était politique, Jérôme Guillement pourrait interroger : « Qui protège les enfants ? ”

Mais il n’est pas occupé à tracer un programme: il arrime son récit à une solution primordiale, la vérité de l’énonciation. Cette vérité n’est pas policière ou judiciaire, elle advient dans un récit qui ne pourra jamais se délester tout à fait de pans d’ombre réels, de coupures dans le calendrier, sortes de black-out littéraires après avoir été psychiques.

Il reste que ce récit pose à chaque lecteur, au nom de tous les silences qui ne furent pas surmontés – et dont nous, membres de la CIASE, savons combien ils sont nombreux –, une question que résume parfaitement le psychiatre Bessel Van der Kolk à la fin de son ouvrage magistral Le corps n’oublie rien : « Le traumatisme est aujourd’hui notre problème de santé le plus urgent et nous avons les connaissances nécessaires pour y répondre efficacement. La balle est dans notre camp. »

Alice Casagrande,ancienne membre de la CIASE

Propos liminaire

Il faut que l’enfant blessé ait eu le temps d’ écrire plusieurs chapitres de son histoire afin que, se retournant sur son passé, il puisse se rendre compte qu’ il en a triomphé. Ce n’est que bien plus tard, en arrivant à l’ âge du sens, que nous pouvons attribuer au fracas de l’enfance une signification de triomphe.

Boris Cyrulnik

Témoigner est une ambition que je porte depuis plus de deux ans maintenant. Longtemps, les mots m’ont manqué, laissant alors le corps s’exprimer avec douleur. Et c’est bien tout le sens de ce récit : le délivrer du secret durablement enfoui en moi. Combien de temps ai-je cru qu’il ne méritait pas d’être dit, qu’il ne m’empêchait pas de vivre ?

Ce que je vais partager ici n’est pas une déposition, mais les suites d’un éboulement intérieur : comment des violences sexuelles ont façonné l’homme que je suis devenu, en ont révélé la sensibilité comme les contradictions, les forces comme les failles. À travers ce cheminement initiatique et alchimique, transparaît ma quête pour me retrouver moi, dans mon intégrité, allégé de mon passé et confiant en l’avenir. Comme dans un journal de bord – intime, aussi –, je livre faits, sentiments, émotions, états d’âme, réflexions et prises de conscience. C’est, en quelque sorte, une constellation de moments de ma vie, comme autant d’étoiles venues illuminer la sombre nuit que j’ai traversée.

Grâce à ce parcours tortueux, parfois juste éclairé d’un mince filet de lumière, j’ai pu gommer les répercussions des abus inscrites au plus profond de mon cœur, de mon corps et de mon âme. J’ai ainsi mesuré combien ce detour « malheureux « m’a permis d’emprunter des sentiers inconnus jusqu’alors.

Évidemment, j’ai pu éprouver de la honte d’avoir vécu de tels actes, d’avoir été si faible, de ne pas avoir su me défendre. Et derrière cette honte, il y a cette hypothèse abjecte, violente et provocante : et si j’étais coupable d’avoir créé les conditions pour que de tels faits se produisent? Peutêtre même avais-je « aimé « ça, seul moyen de survie que le cerveau ait trouvé. L’agresseur, aux multiples visages – en déroute affective et en désordre psychologique –, est avant tout un manipulateur. Sous couvert de vouloir « initier « ou « protéger », il brise la victime dans sa personnalité, dans son innocence, dans sa sincérité, dans sa fragilité, dans sa solitude. En pleine détresse psychique, celle-ci oscille alors durablement entre reviviscence, évitement et hypervigilance1.

C’est pourquoi il n’est plus envisageable pour moi de me taire davantage. Avec ce récit, je nourris l’espoir de contribuer à la libération de la parole autour des abus sexuels. Peu de témoignages d’hommes se diffusent au grand jour même si les faits, eux, sont innombrables. Les résultats de la CIASE sont là pour l’attester.

Il aura fallu la résurgence d’ennuis de santé et une longue pause en conséquence pour que je décide enfin de me lancer dans cette entreprise. Voilà des mois que je m’attelle à ce projet, que je le mûris, que je m’y essaie, que je l’abandonne. Avec délicatesse et insistance, la vie n’a eu de cesse de m’envoyer synchronicités2 et coïncidences pour me ramener sur ce chemin, à la fois périlleux et lumineux.

L’urgence à dire est plus que jamais présente. À l’instant où je pose ces lignes, mon corps se manifeste à moi, tourmenté, pesant, pénible, tortueux. Comme le sentier emprunté. Celui vers une vie plus libre, plus authentique, plus apaisée. Il se contracte comme pour dire : le temps est venu de dénoncer ces faits et d’accoucher d’une vie nouvelle.

Il s’agit alors de trouver l’équilibre entre l’enfant intérieur et l’adulte en soi, entre la blessure et la guérison. En relatant et transmutant ces embûches porteuses de sens, l’être s’abandonne à l’univers et se dirige vers sa lumière, celle d’une nouvelle trajectoire de vie qui ne peut être prise que par le retour à soi, à son être initial et primordial.

Dans une démarche de résilience et de paix, non sans sacrifice, c’est avec abnégation, courage et détermination que j’ai traversé les ombres.

Pour moi d’abord, un baume de guérison.

Pour les autres, ensuite, un acte de transmission.

Pour lever le secret et l’indicible. Pour amener au dialogue.

Pour verbaliser ce qui doit l’être. En soi, en famille, en société.

1. Cela caractérise le trouble de stress post-traumatique (TSPT).

2. Concept développé par le psychanalyste C. G. Jung, la synchronicité est l’occurrence simultanée de deux événements sans lien de causalité, mais dont l’association est porteuse de sens pour la personne qui les perçoit. C’est en quelque sorte une coïncidence « signifiante ».

Note au lecteur

Pour illustrer l’éclatement de la psyché, consécutif à un traumatisme, le présent texte intercale des « flash-back » au fil d’une chronologie allant d’août 2019 à août 2022. En regard de la levée du secret, ces chapitres parsèment le récit de faits, prises de conscience, réflexions ou temps thérapeutiques.

Quelques dates :

1983 : naissance.

1996-1998 : période des agressions.

2014 : début de ma psychanalyse.

15 août 2019 : levée du secret.

5 octobre 2021 : remise des conclusions de la CIASE (rapport Sauvé).

Incipit

Janvier 2021

Dona nobis pacem 2. Max Richter.

Cette œuvre musicale, toujours, me ramènera à toi.

Aux larmes qui ont coulé sur mes joues.

À la douleur qui a soudain irradié mon bas-ventre.

Aux cris qui sont restés étouffés dans ma gorge.

À la violence qui s’est insinuée en moi.

Aux heures qui ont suivi où je suis resté prostré.

Et, surtout, au chagrin qui m’a submergé presque instantanément…

Cette nouvelle a retenti jusqu’au tréfonds de mon être, comme une urgence à dire, à raconter, à expliquer, à justifier peut-être.

Sur le moment, je n’ai pas saisi ce qui se manifestait en moi.

Quelques heures plus tôt, ton nom s’est inscrit sur mon écran mental. Sans raison apparente. Je sortais d’une énième séance de thérapie. Depuis quelques semaines, je sentais enfin l’aboutissement de bientôt treize années de cheminement personnel, une version plus authentique de moi semblait poindre, comme pour signifier que le terrain avait été suffisamment déblayé et les fondations bien ancrées.

La dernière fois que nous avons échangé, je quittais le collège, il y a plus de vingt ans maintenant. C’est à cette période que j’ai mis le couvercle sur toutes ces années, convaincu que le passé n’influencerait jamais ma vie future. J’étais alors loin d’imaginer combien tout cela m’amènerait à me transformer – me transmuter, même – en profondeur.

Après ton nom, d’autres souvenirs sont remontés à la surface. Des images des récréations – nous n’étions pas dans la même classe –, ton allure frêle, ta démarche discrète. Ton état d’être ensuite : différent, solitaire, introverti, sensible, mal dans ta peau, un peu souffre-douleur. Indéniablement, c’est cela qui m’attirait chez toi : tu me ressemblais tellement.

Des échanges me sont revenus aussi, dont une part que j’avais complètement occultée. J’ai d’abord revu des images témoignant d’une certaine violence, puis un dialogue improbable autour d’abus que tu aurais subis. J’ai très peu de souvenirs, j’en viens même à me demander si ces mots sont réels ou imaginaires. Pourtant, me débattant moi aussi avec ces mêmes démons, je me revois balayer tout cela, n’y prêtant guère attention. Je le saisirai plus tard, mais rien n’est oublié ; si le mental1 a cette capacité à cadenasser certaines informations ou situations, le corps, lui, garde trace de tout. Rien ne lui échappe, tout est inscrit dans ses cellules. Une mémoire qui ne fait défaut sous aucun prétexte, mais qui s’exprime continuellement à notre insu.

Plus jamais alors, nous n’avons échangé. Je pensais d’ailleurs t’avoir complètement oublié. Jusqu’à ce 22 janvier 2021. D’un coup, d’un seul, tu te matérialises sous mes yeux, ton image en devient même obsessionnelle, s’agitant dans mon esprit. Il m’est pourtant arrivé de rechercher d’anciens camarades de classe sur Internet, pour savoir ce qu’ils étaient devenus, surtout pour me rassurer, que malgré tout mon vécu, j’avais pu construire une part de moi solide et ambitieuse, celle qui est visible et que je montre au monde. Mais jamais je ne fis de recherches sur toi, le moment n’était pas encore venu de remuer ces souvenirs.

Alors, cet après-midi-là, tu occupes le fond de mes pensées, j’ai beaucoup de mal à maintenir mon attention, j’enchaîne les réunions, absent. Mon cheminement a aiguisé ma sensibilité aux synchronicités, à ces « coïncidences signifiantes ». Ce n’est que le soir venu que je me lance dans quelques recherches pour retrouver ta trace, découvrir qui tu es devenu. Je ne vois pas bien quel en est le but. Te contacter, prendre de tes nouvelles et justifier mon mutisme – « Au fait, à l’époque je n’ai pas su t’entendre, mais ce n’est plus pareil maintenant « ; drôle d’entrée en matière. Et puis, dans quel but, vraiment ?…

Force est de constater que je rencontre beaucoup de difficultés à trouver des informations relevant de toi et non d’un homonyme, cela me paraît inconcevable à l’ère des réseaux sociaux… Je change de moteur de recherche, j’affine ma demande, je fais défiler les pages de résultats. Quand, soudain, il y a ce texte. Laconique, froid, brutal, sans précision aucune. « Décès en 2004 – 21 ans. « Ce ne peut pas être toi, j’essaie de me raisonner. Mais les autres informations sont sans équivoque ; elles concordent avec mes souvenirs. Et mon corps tout entier sait qu’il s’agit de toi.

2004, c’est l’année où je vis et assume pour la première fois ma sexualité. Ce qui me fait dire, sur le moment, qu’il ne sert à rien de remuer le passé, car il n’a que peu d’incidence sur le présent. À l’époque, je le crois sincèrement…

2004, c’est aussi l’année où tu pars.

Sur l’instant, je me sens comme anesthésié. Il faudra quelques heures avant que cette nouvelle investisse mon corps, le faisant trembler par des sanglots incessants. À croire que je perds alors l’être qui m’est le plus cher. Pourquoi ce jaillissement soudain ? J’ai l’impression d’étouffer, plus rien ne retient mes larmes, je peux à peine articuler quelques mots que tu émerges de nouveau en images ou en paroles. Assez vite, je comprends que ce n’est pas la culpabilité de n’avoir rien dit, qu’aurais-je pu faire à l’époque ? Je cachais déjà mes propres traumas. Non, je crois que c’est plus profond que ça.

Mon long cheminement fait émerger en moi une hypothèse: et si, à travers ces larmes, ton âme trouvait un exutoire pour exprimer la tristesse et la violence de ces abus? Et si, à travers ces larmes, je me décidais enfin à témoigner de mon vécu? Et si, à travers ces larmes, je me reliais à toi pour me donner la force d’écrire et de partager l’indicible, dans la communion de nos âmes? Pour moi, pour toi, pour nous, pour tous ceux qui ont subi cela dans leur chair, dans leur corps. Pour démontrer en quoi la parole sauve, en quoi la parole libère, pour réhabiliter qui nous sommes.

Alors oui, cet écrit ne te fera pas revenir, pas plus qu’il ne me guérira totalement. La douleur émotionnelle et sourde des faits ne cessera jamais vraiment. Pour autant, confronté à ma propre histoire, je nourris le désir qu’il éclaire ceux qui me côtoient et qui ne me comprennent pas toujours, comme ceux qui ont traversé cela en eux-mêmes ou avec leur entourage.

1. Ayant trait aux fonctions intellectuelles et au psychisme ; mot repris en ce sens au fil du récit.

Chapitre premier

J’ai été abusé sexuellement à l’adolescence.

Trois années durant.

Par des camarades de classe. Par un prêtre.

À mon insu, cela s’est peu à peu immiscé en moi sans que j’y prenne garde.

Dans mes relations, affectives comme amicales, familiales comme professionnelles.

Dans mon corps.

Dans mon alimentation.

Dans mon comportement.

Dans mon fonctionnement.

Dans ma sexualité.

Dans ma psyché.

Dans mon travail.

Dans mon quotidien.

Pas un pan de ma vie n’a été épargné.

Chapitre 2

13 décembre 2016

Ce jour-là, alors que je sors de ma séance hebdomadaire de psychanalyse, je suis remué et désorienté. Depuis des mois, mon masque social1 ne cesse de se fissurer, mais il tient la garde, esquivant tous les plans visant à fragiliser l’édifice qu’il a luimême construit. Il ne faut pourtant que quelques secondes pour que la tour de contrôle laisse place à un champ de ruines.

J’ai l’impression d’être disloqué, comme autant de pierres éparpillées d’une structure qui n’est plus. Quelques mots ont suffi à déjouer un engrenage bien huilé. Je suis morcelé, ma carapace ne me protège plus. Sans masque aucun, avec pudeur et discernement, douceur et vérité, il est temps pour moi de séparer l’authentique du mensonge, d’accueillir chaque parcelle de ma vie comme un accélérateur vers la lumière. En adéquation avec mon moi profond.

Je m’assieds sur une marche, à l’entrée de l’immeuble, désemparé. Je doute qu’il me soit possible de franchir ce nouveau cap. J’ai le sentiment d’être sur le bas-côté, étranger aux scènes de vie qui défilent dans mon esprit, et dont je suis pourtant le protagoniste. J’en suis à présent certain : j’ai construit une vie de mensonges, personne – pas même moi – ne peut se targuer de me connaître vraiment.

C’est une femme âgée et frêle, tirant avec difficulté un chariot de courses, qui me sort de ma torpeur. Elle habite au premier étage, et a besoin d’aide pour monter. Sans être vraiment à ce que je fais, je finis par lui déposer ses courses sur le palier. Ses yeux bleus me regardent alors avec une intensité déconcertante ; elle paraît lire en moi. Elle me sourit, puis m’adresse ces quelques mots : « Vous savez, jeune homme, je vis à Paris depuis plus de soixante ans, mais je suis originaire de Suède. Aujourd’hui c’est la Sainte-Lucie et c’est une fête importante là-bas, on y célèbre la lumière. Dans les pays nordiques, le 13 décembre correspond au premier jour à partir duquel le soleil se couche plus tard que la veille. Le jour continue de diminuer jusqu’au solstice, mais on a tout de même l’impression de cheminer à nouveau vers la lumière. C’est votre cas à vous aussi, je le sens : vous avez atteint la part la plus sombre de vous, et même s’il sera long et difficile, le chemin vers votre lumière vient de débuter. N’abandonnez jamais, car vous êtes très courageux. »

Je reste silencieux tant son propos m’émeut. Sans le savoir, elle a touché juste, en parfaite synchronicité avec mon processus thérapeutique, alors même que je peine à croire que je puisse le mener à son terme un jour. Tout au long de ma remontée vers la lumière, je ne cesserai de vivre des instants similaires, comme autant de petits cailloux blancs m’indiquant que je suis sur la bonne voie.

1. Nommé aussi « Persona » au fil du récit ; en psychologie analytique, ce terme désigne la part visible de la personnalité.

Chapitre 3

Août 2019

Le début de l’année a été si intense que j’aspire à me retirer pendant quelques jours. Très rapidement germe l’idée de m’isoler derrière les murs d’un monastère. J’ai besoin de repos, de déconnecter de mon quotidien – réel comme virtuel – et de m’éloigner de la rumeur de la ville ; ce genre d’endroit me paraît tout à fait approprié.

L’hiver précédent a vu naître en moi un amour impossible avec un jeune collègue de travail, j’en porte encore les stigmates. Mon niveau d’angoisse n’a pas baissé, je suis épuisé autant physiquement que moralement. Son passage dans ma vie a été fugace, mais il a laissé des traces indélébiles.

Faire une retraite spirituelle dans un monastère… Je ne sais pas bien comment cette idée est née en moi. Était-ce à la suite d’une discussion ou d’une lecture ? Avais-je envie de revisiter des mémoires de religion et d’enfermement dont je me crois l’héritier ? Était-ce pour nouer un peu plus de proximité avec ma spiritualité ? Il y a des moments de nos vies auxquels nous ne pouvons « échapper », celui-ci en est un, assurément. Avec le recul, il me paraît évident que je devais en passer par là : je ne le savais pas encore, ce séjour serait le point de bascule de mon processus thérapeutique, celui qui entraînerait avec lui la révélation du secret.

Je n’ai aucune idée de la façon dont se déroule une retraite monastique. J’ai juste connaissance que, selon l’ordre, le déroulement et les obligations des hôtes peuvent varier, dans la participation aux offices comme dans l’observance du silence, en particulier. J’ai besoin de me ressourcer et de réfléchir sur moi-même, mais je n’envisage pas le silence absolu ; j’ai à la fois besoin d’introspection et de liberté, notamment celle de pouvoir me promener alentour. Mon choix s’oriente alors vers un monastère bénédictin – c’est-à-dire établi selon la règle de saint Benoît. Lors d’un déplacement professionnel, je m’étais rendu au monastère de Lérins, sur l’île Saint-Honorat, mais je redoute qu’il y ait beaucoup de touristes en plein été. Un proche me recommande alors l’abbaye de Solesmes pour son accessibilité depuis Paris et pour la liberté qui est accordée aux hôtes d’assister ou non aux offices, notamment ceux qui n’y vont pas pour approfondir leur foi.

Je me documente sur cette abbaye et contacte le père hôtelier, j’apprécie tout de suite nos échanges. Je m’interroge sur la durée de la retraite, car, encore à l’époque, la solitude me fait aussi peur qu’elle me ressource. J’envisage alors d’y rester un peu moins d’une semaine et d’utiliser ce temps pour me remettre un peu à l’orgue. Tout en m’informant que l’instrument ne sera sans doute pas accessible, il m’explique que je pourrai néanmoins profiter de la beauté des chants grégoriens pour lesquels Solesmes est réputée. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre tant je sais que ces mélodies me transportent et m’apaisent. Elles enchanteront mon séjour.

Durant le trajet jusqu’à Solesmes, je suis agité. Je crains de m’ennuyer et d’angoisser, que la solitude me pèse. Le défi aurait été de venir avec le minimum de distractions, mais je préfère jouer la sécurité et amène livres, magazines et partitions. Une fois sur place, je me laisserai happer par l’énergie du lieu et serai rapidement tranquillisé.

C’est en traversant le pont au-dessus de la Sarthe que l’abbaye se profile et se dessine. Même si ses origines remontent au début du IIe millénaire, l’édifice aux allures médiévales qui se reflète sur la rivière date de la fin du xixe. Il paraît puissant et ancré, mais dégage une certaine austérité. Il faut attendre d’arriver de l’autre côté pour découvrir l’église abbatiale, étroite et longue. Le chauffeur de taxi, habitué à véhiculer des hôtes entre la gare de Sablé et l’abbaye, me décrit les lieux avec passion.

Je suis accueilli par le père hôtelier qui me précise les règles, me présente les lieux principaux de l’enceinte monastique, dont l’hôtellerie et le réfectoire. En me conduisant jusqu’à ma chambre, il m’indique que je peux m’entretenir avec un moine si j’en fais la demande. Je ne suis pas venu pour cela, mais j’accepte la proposition ; il promet d’y réfléchir et de m’en recommander un dès le lendemain.

Toutes mes angoisses s’envolent à mesure que je déambule dans l’enceinte de l’abbaye. Le parc est arboré et il dispose d’une vue imprenable sur la Sarthe. Hormis la clôture qui comprend les bâtiments du monastère et les jardins attenants, tout le reste est librement accessible aux hôtes ; une partie de cette clôture est toutefois ouverte lorsque nous partageons les repas en silence avec les moines.

Le soir de mon arrivée, en préambule du dîner, je suis invité à me rendre au lavatorium, tout proche du réfectoire. C’est à cet endroit que le père abbé, en signe d’accueil, y lave les mains des hôtes qui vont partager leur premier repas avec la communauté. Celui-ci se déroule en silence, un moine l’accompagne de lectures inspirantes ; les hôtes sont installés à une table dédiée dans le même réfectoire que les moines. Je suis impressionné par l’atmosphère de paix et de sérénité qui se dégage, en dépit du premier abord austère. Je m’y sens bien, je suis heureux d’être ici.

Le dîner est suivi des complies, dernier office de la journée. D’un pas cadencé, tel un cortège éternel, les moines cheminent du réfectoire à l’église, se répartissant en deux groupes et s’installant sur leurs stalles dans le chœur. Leurs voix s’élèvent, mélodieuses, sacrées et inspirantes. Elles créent un pont vers la nuit et nous invitent à nous déposer avec confiance. C’est dans cette atmosphère que j’y passe quatre nuits salvatrices.

Pour les hôtes comme pour les moines, les journées à l’abbaye sont séquencées et rythmées par les offices – vigiles, laudes, messe, sexte, none, vêpres, complies – et les repas. Le reste du temps est libre. Chacun l’occupe selon ce qu’il est venu chercher en ces lieux. Ému par le chant grégorien, j’assisterai à tous les offices, ne serait-ce que pour le plaisir que cela me procure. Je lirai – un peu – et me reposerai – beaucoup ! Je m’émerveillerai chaque soir devant le coucher de soleil sur l’abbaye, depuis l’autre rive de la Sarthe. C’est pendant cette retraite que je découvrirai aussi la mémoire cellulaire, grâce à un livre que je m’étais procuré quelques mois auparavant. Cette thérapie s’intéresse aux impacts, sur notre corps, de nos chocs émotionnels non exprimés ; elle m’accompagnera dans les mois qui suivront.

Je rencontre le père Patrice lors de ma seconde soirée à Solesmes. À 60 ans, dont quarante années à l’abbaye, il ne fait clairement pas son âge. Érudit, ses études théologiques et sa grande culture générale l’amènent à voyager et à donner de nombreuses conférences. Il est également auteur d’ouvrages sur Paul VI. Nos échanges sont libres et généreux, j’évoque la démarche qui m’amène ici, la place de la religion – comme de la foi – dans ma vie présente et le chant grégorien. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas discuté avec un religieux aussi ouvert d’esprit, et dont le recul plein d’humilité sur la société donne à réfléchir. Je pressens que j’ai envie de me confier autour de mon parcours dans l’Église et qu’il saura accueillir mon propos. L’heure des complies arrivant, nous nous programmons un nouvel échange le lendemain après les vêpres ; il se propose de me faire visiter le cloître et les jardins réservés à la communauté.

Quand arrive l’heure du rendez-vous, je n’ai absolument pas conscience de ce que je m’apprête à partager avec lui. Tout en flânant dans les jardins, le père Patrice me raconte l’histoire de l’abbaye, justifiant ainsi les multiples styles architecturaux. Il m’explique aussi les activités de la communauté, autour de la reliure et du chant grégorien, notamment. Je peine à imaginer qu’une telle vie puisse être épanouissante; il m’éclairera beaucoup quant au parcours de vie d’un moine et me rassurera sur le fait qu’il est un homme « normal », n’échappant pas aux questionnements existentiels. Il a beau vivre hors du monde, ses réflexions me semblent infiniment plus pertinentes que celles de quelques prêtres croisés ces dernières années.

C’est au détour d’une allée ombragée que je me livre. Ou plutôt que je me délivre. Encore aujourd’hui, je ne m’explique pas pourquoi je parle soudainement de cela. « Dans mon parcours de foi, il n’y a pas eu que les bons moments que je t’ai évoqués hier. Je vais te dire ce qui m’a incité à m’éloigner de l’Église. « Je crois que j’ai commencé ainsi. Alors je lui parle du prêtre, de ce qui s’est passé dans son bureau pendant trois ans, du fait que j’ai gardé cela en moi très longtemps parce que je me disais que c’était peut-être habituel, qu’il se comportait ainsi avec tout le monde ou même que c’est moi qui l’avais provoqué. Je n’éprouve ni colère ni violence envers ce prêtre, je parle de ma perception en partageant les faits et ce qui en a découlé.

Le père Patrice écoute, attentif et impassible. À cet instant, je ne sais pas s’il va me croire ou pas, je regrette d’avoir dit tout ça à un homme d’Église. Va-t-il se rallier du côté du prêtre ? Va-t-il nier ce que j’ai traversé ? À la fois je sens qu’il peut recevoir ce que je viens de lui dire – et c’est pour cela que je lui en parle avec autant de facilité – et à la fois j’appréhende ce qu’il pourrait en déduire.

Il aura peu de mots, mais ceux-ci seront justes et mesurés. Il m’assure qu’il me croit, que « malheureusement, même dans la demeure de Dieu, de tels actes sont commis ». Il laisse transparaître une certaine tristesse alors que le désarroi me traverse. Il me demande alors : « Tout cela te paraît-il réglé ? « Très rapidement, je lui confirme que oui. Pour autant, je sens le doute s’immiscer, en lui d’abord, puis en moi. Ma réponse est un mensonge. Bien plus tard, le père Patrice me précisera qu’il avait souhaité s’assurer que je bénéficiais de l’aide psychologique nécessaire et que j’avais bien intégré cela à mon développement humain. Il tiendra à respecter ce que je souhaite dire et… ne pas dire. Il me glisse juste qu’il n’est pas là pour me juger, mais qu’il a un léger doute sur le fait que je ne sois plus hanté par toute cette histoire. Alors, une seconde fois, je réitère mon affirmation. Il me demande si ma famille est informée de cela. Je lui dis que ce n’est pas nécessaire, car c’est mon chemin, pas le leur.