Enfants non admis - Collectif - E-Book

Enfants non admis E-Book

Collectif

0,0
3,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Découvrez la version numérique de la revue littéraire belge Marginales

Les femmes et les enfants d’abord : expression plus ancienne encore que le « save our souls » banalisé dans le SOS devenu polyglotte (comme pas mal d’acronymes auxquels les non-usagers de l’anglais n’entendent goutte), elle sous-entend un pari sur l’avenir de l’espèce. Laissons-lui la chance de se prolonger, en permettant aux petits d’accéder à l’âge adulte, et aux femmes d’en engendrer d’autres encore. Ce syntagme figé en dit plus long sur une civilisation qu’une déclaration solennelle : il mise sur un principe que l’on qualifiera d’humaniste. L’espèce humaine est en effet la seule à pouvoir légiférer sur sa survie. Si ce n’était pas le cas, si les quadrupèdes susceptibles de nous alimenter avaient les moyens de réguler de la sorte leur sauve-qui-peut, ils l’auraient déjà fait.

Considérons donc cette priorité concernant les enfants comme un axiome de base, relevant d’une mentalité voyant l’enfant comme l’avenir de l’homme, et donc plus précieux que lui, bénéficiant d’une manière de statut lié à son innocence première, et en particulier dans les situations de guerre. Il ne peut en aucune façon être tenu pour responsable ni consentant face à la violence déchaînée. Sans cela, on assisterait à un méfait que l’Écriture réprouve, condamnant le massacre des innocents comme un crime imprescriptible.

Des nouvelles inspirées par la thématique avec des écrivains comme Jean-Baptiste Baronian, Evelyne Heuffel, Luc Dellisse, Bernard Dan, et pour la première fois, des extraits des « Calepins » de Jean-Pol Baras

À PROPOS DE LA REVUE

Marginales est une revue belge fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, un grand de la littérature belge, poète du réalisme social, romancier (citons notamment Simon-la-Bonté paru en 1965 chez Calmann-Lévy), écrivain engagé entre les deux guerres (proche notamment de Charles Plisnier), fondateur du Front de littérature de gauche (1934-1935). Comment douter, avec un tel fondateur, que Marginales se soit dès l’origine affirmé comme la voix de la littérature belge dans le concert social, la parole d’un esprit Collectif qui est le fondement de toute revue littéraire, et particulièrement celle-ci, ce qui l’a conduite à s’ouvrir à des courants très divers et à donner aux auteurs belges la tribune qui leur manquait.
Marginales, c’est d’abord 229 numéros jusqu’à son arrêt en 1991. C’est ensuite sept ans d’interruption et puis la renaissance en 1998 avec le n°230, sorti en pleine affaire Dutroux, dont l’évasion manquée avait bouleversé la Belgique et fourni son premier thème à la revue nouvelle formule. Marginales reprit ainsi son chemin par une publication régulière de 4 numéros par an.

En septembre 2015, deux nouveaux numéros de la revue littéraire sont disponibles… « Enfants non admis » et « Les raisons de la colère ».

LES AUTEURS

Bernard Dan, Jean Jauniaux, Evelyne Heuffel, Alain De Kuyssche, Huguette de Broqueville, Michel Voiturier, Nicole Verschoore, Marc Guiot, Jeanine Ma, Marc Lobet, Corinne Hoex, Jean-Pierre Berckmans, Jean-Chrysotome Tsibanda, Françoise Nice, Anatole Atlas, Soline de Laveleye, Françoise Pirart, Rose Marie François, Françoise Lalande, Aliette Griz, Luc Delisse, Alain Dartevelle, Alan Ward et Jean-Pol Baras.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



EditorialPar Jacques De Decker, 12 mai 2015

Laissons-lui la chance de se prolonger, en permettant aux petits d’accéder à l’âge adulte, et aux femmes d’en engendrer d’autres encore. Ce syntagme figé en dit plus long sur une civilisation qu’une déclaration solennelle : il mise sur un principe que l’on qualifiera d’humaniste. L’espèce humaine est en effet la seule à pouvoir légiférer sur sa survie. Si ce n’était pas le cas, si les quadrupèdes susceptibles de nous alimenter avaient les moyens de réguler de la sorte leur sauve-qui-peut, ils l’auraient déjà fait.

Considérons donc cette priorité concernant les enfants comme un axiome de base, relevant d’une mentalité voyant l’enfant comme l’avenir de l’homme, et donc plus précieux que lui, bénéficiant d’une manière de statut lié à son innocence première, et en particulier dans les situations de guerre. Il ne peut en aucune façon être tenu pour responsable ni consentant face à la violence déchaînée. Sans cela, on assisterait à un méfait que l’Écriture réprouve, condamnant le massacre des innocents comme un crime imprescriptible.

On en est très loin aujourd’hui. Nous assistons chaque jour, par médias interposés, à des faits de guerre où la sécurité des agresseurs contraste avec la précarité du sort des victimes. Un tir de missile intercontinental, télécommandé d’une paisible base du Middle West, peut atteindre une école, un hôpital ou un marché et y faucher de jeunes vies par dizaines. À l’inverse bien sûr, les réfugiés qui fuient des cités conquises par les rebelles en Syrie comptent dans leurs rangs des enfants incapables de comprendre ce qui justifierait leur condition de pourchassés. Pour ne pas parler des naufrages des embarcations de fortune qui ont fait de la Méditerranée un gigantesque étang des enfants noyés… L’Europe, qui a appris la leçon, s’efforce de ne pas en venir à de telles extrémités pour ses propres ressortissants, mais est-il admissible que ce qui est épargné aux uns soit infligé aux autres ? On le voit, ce sont les droits élémentaires des hommes, de l’homme, qui sont ignorés dans la parfaite indifférence. La prise de conscience du lendemain des catastrophes de 1945, prélude à la déclaration des droits de l’homme, ne semble plus ébranler grand monde.

L’enfant, dans cette conjoncture, est devenu avant tout, dans les pays riches, un consommateur comme les autres, même particulièrement malléable, puisqu’il ne peut évaluer le prix de ses envies, et abuse comme il l’entend, souvent à son insu, de la prodigalité de ses parents, souvent motivée par un sentiment latent de culpabilité. Que de consoles de jeux, aujourd’hui, sont des lots de consolation destinés à soulager les parents du sentiment confus de ne pas exercer leur rôle comme ils le devraient ! Les performances commerciales en hausse constante de l’industrie du jouet témoignent de ce complexe. Et le business y gagne des deux côtés : les parents qui ont le bonheur de disposer d’un emploi sont exploités tant et plus, et leur progéniture négligée, ou supposée telle, veille aux brillantes statistiques du marché du divertissement précoce.

Dans les pays indigents, les enfants sont sacrifiés sur d’autres marchés, ceux de l’adoption ou de la prostitution n’étant pas les moindres. Plus globalement, ils sont les travailleurs sous-payés d’industries de sous-­traitance qui permettent à leurs commanditaires d’augmenter à l’infini leurs marges bénéficiaires. On dira : et les enfants forcés jadis de descendre dans les mines, souvent accidentés dans les usines et les ateliers ? C’était il y a plus d’un siècle, et leur martyre a nourri les revendications du progrès social. La reconnaissance de leur sort funeste était le fer de lance d’une émancipation politique désormais contournée dans des pays où elle ne s’est pas semblablement imposée. La mondialisation, présentée comme un facteur de paix, est surtout un facteur d’exportation d’une féodalité que l’on croyait définitivement abolie. Le servage n’a pas été éradiqué : il a seulement été déplacé.

Ce ne sont que des symptômes d’un état des choses plus général : celui du vieillissement de la population occidentale, dont le statu quo, voire le correctif à la hausse (en France, par exemple) n’est dû qu’à l’apport des populations immigrées. Il est visible que les landaus, de nos jours, et dans certains pays européens, ont pour occupants les plus fréquents des poupons d’origine étrangère récente. Ils ne sont pas seulement les bienvenus, mais souhaités, dans la mesure où ils grossiront les rangs des travailleurs peu coûteux et précaires. Encore une fois, ces enfants ne sont admis qu’en fonction d’un calcul, pas moins cynique qu’un autre.

La question reste la même. Quelle est la valeur réelle d’un enfant ? Voit-on en lui suffisamment l’espérance qu’il recèle ? Le signe le plus éloquent de cet intérêt serait le soin que l’on met à l’aguerrir, à le préparer à affronter les défis qui l’attendent. Or, qu’en est-il de la politique en matière d’enseignement ? Il y est plus question de réduction des coûts et des effectifs que d’adaptation adéquate à la nouveauté et d’initiation aux arcanes d’un réel truffé de pièges et de chausse-trapes. La transmission de la richesse telle que l’a dénoncée Piketty a son pendant dans la transmission du savoir. En gros, on pourrait dire que l’enseignement est insuffisant dans le partage des secrets de fabrication d’une société inégalitaire (ce qui assurerait une transition vers plus d’égalité), et pléthorique dans une propagande critique qui jette, c’est le cas de le dire, souvent le bébé avec l’eau du bain. Ou l’on forme de futurs exécutants dans un système général dont on se garde bien de révéler les arcanes, ou l’on chauffe des esprits dans le seul but de renforcer la répression et la surveillance. Dans les deux cas, l’unique visée est l’immobilisme. Mis à part moutons de Panurge et animaux frappés de la rage, point de salut.

Il est loin, le temps où le fonctionnement de l’ascenseur social était assuré par l’enseignement, où un fils de veuve sans emploi pouvait finir Premier ministre, de même que celui où l’on proposait au jeune révolté de s’engager dans la légion, fort de l‘adage selon lequel les contrebandiers faisaient les meilleurs gardes-chasses. Il y avait là, sous-jacente, la conviction que la jeunesse était avant tout un potentiel. Que rien n’était joué à la naissance, que tout restait possible, que dans ce monde que l’on se refusait à tenir à jamais pour acquis, l’enfant restait plus que jamais admis.

L’humanité adulte et jeuneBernard Dan

Kinderjoeren, zisse kinderjoeren

Eibik blijbt ir wach in mijn ziekoeren

Wen ich tracht voen ajer tsijt

Wert mir azoj bang ‘n lijd

Les années de l’enfance, les douces années de l’enfance

À jamais vous veillerez dans ma mémoire

Quand je pense à votre époque

Il me vient de tels remords, une telle souffrance

Mordechaj Gebirtig, Kinderjoeren

Quand on vit comme je vis, il n’est pas facile de se préparer au moment de la rencontre avec l’exotisme. On se demande sincèrement si l’on peut encore être véritablement dépaysé. Pire, on redoute d’être incapable de reconnaître qu’un monde est différent. Et à force d’y penser – dans mon cas – on ne vit plus que pour cela. Pour un jour, un mois, une heure seulement se sentir soi-même étranger : devenir soudain l’étranger sur une terre étrangère. Aliéné au monde et à soi-même, jouer à déceler les dissimilitudes et se souvenir avec nostalgie de ce qui semblait universel, mais qui se révèle clairement ne pas l’être. Donc s’approprier, juste pour soi, ces petits aspects perdus. Lesquels ? Cœurbleu, je l’ignore ! La couleur du ciel, peut-être, le goût du pain, la caresse de l’eau, le rire des gens ou le parfum du matin ? Je ne peux qu’imaginer très maladroitement, mais je voudrais tant en faire l’expérience.

J’en ai rêvé, passionnément je l’ai désiré. C’est dire si j’étais excité quand Else m’a proposé de me porter candidat pour documenter la mission de Derties au Suriname. Derties ! La société qui a fait notre société ! La firme au logo blanc sur orange où tangue joyeusement un 34ever, c’est-à-dire, si l’on se donne la peine de le lire, thirty forever – trente ans à jamais ! Derties, c’est la fière firme flamande de biorecyclage qui peut se targuer sans exagération d’être à la base de ce que nous sommes et de ce que nous resterons. Elle a amené une belle révolution, un saut quantique de progrès pour l’humanité. Ce n’est pas peu dire : si l’origine de la domination du feu ou du langage par l’homme s’est perdue au point que nous laissions les mythologies l’attribuer à l’intervention de quelque dieu, l’histoire bien humaine de Derties est attestée très précisément tout au long de la séquence des développements technologiques et politiques qui ont conduit à notre monde de trentenaires, d’éternels trentenaires.

On a pu l’appeler, sans doute un peu excessivement, la réponse à tout. Car ce que le biorecyclage a apporté à la civilisation est indéniablement beau. On ne se souvient déjà plus de l’existence des vieillards, ces êtres dégénérés et décrépits qui n’étaient autres que les gens eux-mêmes pourrissant comme des fruits. Ou même les inquiétudes apocalyptiques suscitées par le vieillissement de la population : qui pourra encore travailler pour maintenir le monde en fonctionnement, qui mobilisera les ressources nécessaires, qui surveillera les vieux pendant leur putréfaction ? Autant de questions qui ne demandent même plus de réponses puisqu’elles ont été effacées. Se rend-on compte que la crainte de la mort préoccupait alors chacun au plus haut point ? Elle a pratiquement disparu car on sait que le décès est un accident très rare et évitable, comme le foudroiement. On a oublié jusqu’à la déformation grotesque des corps par la gestation, qui sanctionnait alors ostensiblement les jouissances pelviennes. Jusqu’aux douleurs de l’enfantement qui, paraît-il, étaient les plus pénibles qu’endura jamais l’humanité, et par la même occasion l’insupportable incertitude quant au devenir des enfants, ces petites créatures fragiles et incomplètes. Combien d’entre eux étaient tarés, irrémédiablement infirmes ou tournaient mal, comme on disait drôlement ? Les bienfaits du biorecyclage ont aussi permis de récupérer les nombreuses années perdues à élever les enfants : à les faire grandir, les protéger, les instruire, comme font les animaux – beaucoup moins longtemps, il est vrai, que les humains primitifs mais justement ce sont des animaux : l’humain, on le sait, doit s’habiller, se couper les cheveux et amollir ses aliments car il est humain, et c’est pour cela aussi qu’il doit se recycler. Ce n’est pas tout. La femme, paraît-il, était moins considérée que l’homme : c’est difficile de se le représenter. Elle était bafouée, brimée, violentée, reléguée à certaines tâches et c’était la norme appliquée et acceptée, comme on n’a pas à s’offusquer du festin que font les araignons de leur mère ou la mante religieuse femelle du mâle après la copulation. Pour l’humain, le recyclage a supprimé ce scandale et une Else ou une Leen, c’est évident, ne vaut ni plus ni moins que moi. Et le plus beau de l’œuvre de Derties, c’est nous. Je l’affirme sans fausse modestie : des hommes et des femmes vaillants, engagés, actifs, dans la force de l’âge. Littéralement, les derties c’est nous : les humains des trente ans. La trentaine, c’était assurément le plus beau des âges quand on les laissait défiler, qu’on les comptait comme les cernes des arbres abattus et qu’ils étaient tous représentés dans la société. Grâce au biorecyclage, on n’a gardé que celui-ci pour façonner une société empreinte de force, de beauté et du progrès moral et intellectuel que nous engrangeons en nous au fil des années. Une société conçue pour se parfaire elle-même. Car si le recyclage concerne nos cellules, et donc nos organes et par là nos systèmes et notre santé, l’expérience et la connaissance, elles, ne font qu’augmenter. Augmente ainsi également la prospérité de Derties et la perfection du monde entier. Le monde en entier ? Non, pas tout à fait : il existe sur deux ou trois continents – l’Amérique certainement, l’Afrique presque sûrement et l’Eurasie très probablement – des régions très confinées où des communautés humaines primitives vivent encore dans une misère biologique et sociale qui les promet à l’extinction à plus ou moins brève échéance. Else m’en a parlé. Elle a évoqué un district autonome qui s’appelle le Suriname. Je ne pense pas que j’avais jamais entendu ce nom. C’est au nord-est de l’Amérique du sud, dans le 15-9.

D’après Else, le Suriname aurait pu constituer le modèle par excellence du progrès humain, mais les avancées se sont faites à pas de hanneton et le progrès s’est arrêté en chemin. À l’ère des conquêtes européennes, ce bout de Guyane n’était pas peuplé si ce n’est de petits groupes disséminés d’Amérindiens caraïbes qui vivotaient nus d’un peu de pêche, des fruits qu’ils disputaient aux singes et aux chauves-souris, et de menu gibier chassé de flèches enduites de venin de grenouille. Un premier progrès : Messieurs les Anglais y ont attiré les marranes fuyant le bûcher de l’Inquisition – sombre époque. Le progrès suivant : Messieurs les Hollandais y ont placé leurs propres colons, ont encouragé les juifs à fonder les prospères plantations autonomes de la Jodensavanne au beau milieu de la jungle. Ils permirent à ceux-ci comme à ceux-là d’employer des myriades d’esclaves achetés en Afrique de l’ouest. J’ai fouillé les puits d’information automatique à la recherche de récits de voyage et celui, assez ancien, d’un Candide m’est venu. Ce qu’il racontait annonçait de grandes opportunités pour de nouveaux progrès sociaux et moraux. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? – J’attends mon maître, Monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. – Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? – Oui, Monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Un progrès suivant : à force de marronnage tel que celui de l’esclave de Monsieur Vanderdendur, tout un peuple libre, auto-émancipé de force, s’est peu à peu recomposé dans la forêt amazonienne. Bien sûr, les colons et les Marrons se sont affrontés longtemps à coup de démonstrations sanglantes et de représailles sans jamais prendre les uns sur les autres la victoire définitive. Un nouveau progrès : des accords basés sur la reconnaissance et le respect mutuels ont apporté la paix et des droits inaliénables aux bosnegers – les nègres des bois, c’est ainsi que les Hollandais avaient pris l’habitude de parler des Marrons – à condition qu’ils restent dans la jungle. Encore un progrès : la fièvre abolitionniste a enfin affranchi les esclaves du Suriname. Les colons ont alors engagé des Javanais de leur autre colonie et des Hindoustanais comme contractarbeiders – des travailleurs immigrés contraints aux salaires bas, suivant un usage actuellement abandonné. Leur dernier progrès : les Surinamais, nation composite mais harmonieuse, ont opté pour leur indépendance de la métropole néerlandaise au grand soulagement moral de l’ancienne puissance. Mais ils ont alors posé une entrave nette au progrès, toujours d’après l’analyse d’Else : l’interruption volontaire du processus de mondialisation – qui a pourtant permis aux valeurs communes d’un monde commun de rayonner presque partout sur le globe. Or les valeurs n’émergent pas de la nature. Pour éviter l’état sauvage et la barbarie, il faut les lui imposer. C’est un impératif humain.

Pour puissante qu’elle soit, ce n’est pas cette rhétorique d’Else – la propagande de Derties – qui m’a convaincu d’aller au Suriname mais bien l’attrait de l’exotisme et la promesse de déguster un monde justement non mondialisé. Pour ma chance, le travail de documentation qui m’était proposé par Derties s’accordait bien avec mon expérience professionnelle et il m’a été aisé de ménager le temps nécessaire au voyage. Après avoir pris une série d’engagements personnels irrévocables auprès de Derties, j’ai appris l’objectif de la mission. Il s’agissait de réintroduire un Marron recyclé trentenaire dans son village natal. Les gens de Derties avaient en effet habilement convaincu le kapitein d’un village – le maire de Foetoena Kaba, élu à vie selon les coutumes séculaires des Saramaccas, comme les Marrons s’appellent eux-mêmes – de participer à cette expérience pour permettre au Suriname de renouer avec le progrès et la destinée de l’humanité. Le projet consistait à biorecycler à titre absolument gratuit un individu sélectionné par le kapitein afin qu’il serve de démonstration vivante de la voie à suivre pour sauver de la décrépitude, du gaspillage et de l’inégalité non seulement Foetoena Kaba mais le district entier. Chacun des détails de cet exposé faisait vibrer mon cœur d’une émotion plus délicieuse que celle qui devait agiter les premiers lecteurs des feuilletons d’Alexandre Dumas.

Et voilà que j’étais moi-même le Sancho Panza de ces fameux Don Quichotte de Derties. Else m’a arraché à ma rêverie juste avant l’atterrissage pour m’asséner un de ses coups d’esprit qui me laissent le vertige tant que je ne les ai pas avalés jusqu’à la lie. Oh, Else ! J’en ai à peine senti l’impact d’albatros de l’aéronef sur l’unique piste de l’aérodrome de Zandijk et je n’ai prêté aucune attention aux applaudissements injustifiés que les autres passagers adressaient au pilotage – à moins que ce fût à la providence – car je me débattais mentalement de droite et de gauche pour résoudre le paradoxe qu’elle désirait partager avec moi. Elle avait dû composer cette terrible tirade pendant que je ronflais et la répéter ad libitum jusqu’au coup de coude dans mes côtes – autant dire les coups du brigadier. Nous sommes passés du nouveau monde à l’ancien en traversant pourtant vers le couchant les mêmes méridiens que nos aînés arpentaient au temps des découvertes, puis à celui des colonies, lorsqu’ils s’éloignaient de l’ancien monde pour aborder le nouveau. Nouveau-monde-ancien-couchant-méridiens-découvertes-colonies-ancien-monde-nouveau. Était-ce une preuve supplémentaire de la rotation de la terre ? Quel esprit tortueux que celui d’Else déversé sur le dormeur mal éveillé ! Mais j’ai oublié tout ceci dès que la chaleur humide du Suriname m’a fougueusement embrassé. À cet instant précis, j’ai pénétré dans la chair du monde dont je n’avais pas réussi à bien rêver tant il s’avérait étrange.

Notre groupe, c’est-à-dire les délégués de Derties, dont Else, Kwami, le Marron revigoré, et moi-même en Tintin reporter, s’est entassé dans un véhicule à roues peinturluré d’icônes bollywoodiennes. Exotique ! Quand le chauffeur a réussi à faire démarrer l’engin, il nous a traînés le long d’une route à l’asphalte douteux cahotant dangereusement sur l’étroite bande accidentée concédée à la civilisation par les arbres magnifiques qui se pressaient de part et d’autre de notre course. J’étais assis tout contre Guido de Derties mais je suis resté muet, entièrement accaparé par les nouvelles sensations. La chaleur ambiante, surpassant l’ardeur son premier baiser, s’est insinuée en moi ; l’humidité a embaumé mes bronches ; une escadrille de papillons jaunes s’est modelée sur nous ; les feuilles chatoyantes et les racines aériennes ont agrippé mon regard dans leur danse vertigineuse ; d’une embardée gracieuse, le chauffeur a évité un sneki sneki – un boa majestueux marqué d’anneaux rougeâtres – qui méditait au soleil ; une glorieuse averse tropicale a manqué de nous noyer, puis elle nous a offert un brillant arc-en-ciel démesuré. Nous tanguions au gré des irrégularités ; d’un pont bancal jeté sur une rivière j’ai aperçu le manège de trois loutres insouciantes. Le chauffeur a ralenti à l’approche d’un village amérindien – huttes sur pilotis coiffées de feuilles, linge coloré, boudins tressés, monceau de tubercules et une petite troupe affairée. J’ai souri de bonheur. Mais mon cœur s’est serré méchamment juste avant que nous accélérions au point que Guido s’inquiète de ma pâleur. Des cercles noirs battaient dans mes yeux, et mes mains crépitaient et dégoulinaient de sueur. C’était cette vision, un mirage sûrement, mais je sais comme on peut s’impressionner de fantômes. Les Indiens sont des humains de petite taille. Parmi eux, j’ai vu – je crois avoir vu, je n’en suis pas certain, il faisait si chaud – un humain plus menu encore, minuscule. Mais c’était sûrement un coq ou un arbuste, une ombre, sans doute. Pourtant il m’a semblé qu’il portait un fagot à pleins bras et qu’il me regardait.

La route s’est muée en piste de poussière rouge, accentuant encore notre dandinement. La sarabande des arbres a repris de plus belle et malgré moi je me suis joint à elle. Au sol, j’ai remarqué un mouvement intéressant et celui-là nous l’avons tous vu. C’était un petit animal plutôt gris, une sorte de chien ou de rat en cotte de maille, qui a traversé la piste tranquillement avant de s’éloigner dans la végétation. Guido y a reconnu un tatou et ses deux collègues étaient d’accord. Kwami a haussé les épaules en disant armadillo. C’était le premier mot que je l’entendais prononcer mais les autres se sont animés en affirmant, comme si cela justifiait leur assurance, que c’était un animal préhistorique. Mon regard a croisé celui du Saramacca. L’humain n’est pas né de la dernière pluie. Nous sommes aussi des animaux préhistoriques.

Kwami a la peau brillante, les muscles saillants, les lèvres pleines, l’oreille parfaite, le sourcil fin, et quand nous nous sommes regardés, j’ai à nouveau senti mon cœur et j’en ai eu peur mais je me suis vite calmé. Même si je n’étais embarqué dans cette aventure que pour la documenter, je m’en sentais responsable. J’avais le sentiment d’avoir moi-même soustrait cette personne à sa vie, de l’avoir personnellement traitée – bien que ne connaisse réellement rien aux techniques du biorecyclage – et de m’apprêter de mon propre chef à la réimplanter dans son milieu d’origine. Était-ce là faire le bien ? Savais-je seulement ce qui est bien ? Bien pour Else, pour Derties, bien pour l’humanité et pour ce Kwami ? Lui ne disait rien. Nous avons continué à nous inspecter mutuellement en silence, secoués par les bosses de la piste, et il m’a tiré la langue. J’ai toussé d’étonnement ; il a souri. Et ses dents, belles et luisantes, j’ai voulu croire qu’elles pourraient me mordre pour me dévorer. Les humains primitifs ne se livraient-ils pas à la violence gratuite et au cannibalisme ? Mais je lui ai rendu le sourire et je pense que nous sommes devenus amis. Else nous a surpris et elle aussi a souri. J’aime le Suriname.

Enfin, nous sommes arrivés à Atjoni, le lieu où flirtent tendrement la piste et le fleuve. Je me suis dit avec soulagement et plaisir qu’on voit mieux l’exotisme dehors que par la fenêtre mais dès que j’ai été libéré des mouvements devenus familiers du véhicule, c’est la terre elle-même qui m’a semblé se balancer sous mes pieds. Devant nous, la beauté mouvante et vierge : un attroupement près de l’eau, le festival de couleurs des korjalen – les pirogues à moteur tendues vers nous entre l’eau et la berge comme les doigts d’une main accueillante – et toujours les arbres vivaces à perte de vue emportant la rivière au loin. Un Saramacca jovial à l’épaisse chevelure montée en cadenettes a très vite aperçu Kwami : il nous attendait. Il s’est mis à gesticuler comiquement en équilibre instable sur la pointe de son korjaal en l’appelant Kwamina. Le visage de notre Kwami – Kwamina – s’est arrondi. Il a produit d’amusants bruits de bouche en réponse à Rasta et s’est élancé vers lui d’une marche un peu dansée qui agitait rythmiquement ses muscles pectoraux à travers la toile. J’ai regardé Else, Guido et Berten – ce que je nous sentais étranges ici !

À ce moment, toute l’attention s’est cristallisée sur un long et superbe serpent sneki sneki qui ondulait nonchalamment d’une pirogue à l’autre. Comme les Saramaccas s’excitaient, il s’est approché d’eux et leur a glissé entre les jambes. La scène devenait de plus en plus intéressante : les uns s’enfuyaient, deux femmes ont poussé des cris hoquetants mêlés de rires et quelques-uns, trois ou quatre, ont bandé leurs épaules pour converger avec une lenteur pesante vers l’endroit où s’était immobilisé le reptile, à cinq pas du korjaal de Rasta. Nous occupions les meilleures places pour assister à ce spectacle primitif. Le plus héroïque d’entre eux a ramassé une branche qui traînait là et il s’est mis à frapper la bête zeer gevaarlijk – réputée redoutable. D’un geste assuré, il a brandi sa victime au bout de la branche et ils ont paradé ensemble pour ceux qui l’avaient suivi comme ceux qui s’étaient enfuis. Puis il l’a posée précautionneusement sur une pierre à la vue de tous, mais après quelques instants, plus personne ne s’en souciait.

Nous avons formé une chaîne pour acheminer les sacs vers la pirogue. Kwamina et Rasta riaient ensemble. Le héros vainqueur du snekisneki l’a repris sur sa branche et d’un geste olympique, il a lancé l’animal dans le fleuve. Je m’apprêtais à le voir couler, mais au contraire, le serpent a repris ses ondulations et a nagé ainsi dans la direction que nous devions suivre pour aller à Foetoena Kaba.

Nous nous sommes installés deux par deux sur les banquettes de bois du korjaal bleu d’azur de Rasta. J’étais de nouveau à côté de Guido, et Else et Kwamina cette fois derrière nous. Le silencieux chauffeur hindoustanais s’est joint à nous, à côté d’un autre Saramacca, et Rasta a enclenché le moteur.