Fruits de la chance - Jean Baptiste Roussouly - E-Book

Fruits de la chance E-Book

Jean Baptiste Roussouly

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Beschreibung

Un médecin de famille, une jardinière philosophe, une femme fidèle, des meuniers et des paysans du XIXe siècle, un poilu écrivain, une bourgeoise dépressive, un déporté têtu, un rugbyman franc-maçon, un maire vigneron, une mère méchante, une soubrette espagnole, un enfant capricieux…

À travers des époques où les gens croyaient en l’avenir, l’éducation, la justice, Dieu ou la science, ce livre témoigne des membres d’une famille originaire du Midi. Des histoires de naissances, de renaissances, de voyages, de transmissions, de complicités, de terres, de puissances, de curiosités, d’amours, de croyances, de nécessités, de paradoxes, de nature, de vivants et de morts ; une succession de récits, de personnages et de morales qui, bien qu’intimes, portent avec tendresse des valeurs universelles.

Fruits de la chance est un roman généalogique, une fresque familiale, au cœur du sud de la France, à la fois authentique et objective, philosophique et poétique, culturelle et romantique.


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Jean-Baptiste ROUSSOULY

FRUITS DE LA CHANCE

Jean-Baptiste ROUSSOULY

FRUITS DE LA CHANCE

Avant-propos

En décembre 2020, j’entrepris un travail qui allait considérablement changer mon quotidien à venir : celui de créer mon arbre généalogique. Dans ce monde malade où notre présent était devenu tumultueux et notre avenir incertain, je décidai de me concentrer sur mon passé pour m’apporter inconsciemment une forme de stabilité. Je pensai alors le covid comme le marqueur d’une mutation de notre civilisation, comme une étape, comme une transition vers l’ère du tout numérique divisant peut-être le monde en deux parties, d’un côté ceux qui suivraient et de l’autre les réfractaires à ce changement. Ainsi, ne sachant pas de quel côté me situer, je débutai cet exercice de généalogie à la fin de cette année si particulière ; un voyage dans le temps, prenant et passionnant, qui me fit remonter jusqu’en 1620. Je découvrais avec délectation mes ancêtres, la provenance des noms, leurs territoires, je comprenais les mœurs et leurs modes de vie, je me connectais à une spiritualité et au hasard d’un document ou d’une discussion, j’apprenais les heureux ou malheureux événements de mon histoire familiale. Rien de bien extraordinaire voire de parfaitement candide me diriez-vous, mais je fus, à de nombreuses reprises, surpris des émotions que purent me procurer ces histoires authentiques consacrées à connaitre mes origines. Durant ces heures de persévérance, et sans m’en rendre compte, je faisais le deuil de gens que je ne connaissais pas, je me guérissais d’une maladie que je n’avais pas et je m’augmentais à mesure que j’avançais dans mes recherches. Je le compris un soir, lorsque je ressentis la vie m’habiter et que j’eus la sensation d’être en compagnie de moi-même. Était-ce par fatigue ou à cause de la répétition de la vue de mon nom ? En attendant, j’avais l’impression d’être en présence d’un moi similaire et je me sentis d’un coup très vivant. J’étais en pleine sérénité et bien en ma présence. Cette transcendance me déstabilisa tant, que je me concédai secrètement le compliment de me trouver un instant être « un type bien ». Voilà que cet arbre généalogique n’était pas un simple passe-temps pour connaitre et se rappeler mon histoire familiale, mais il devenait un outil me permettant de comprendre, de m’accroitre et de me soigner. Ce travail mettait en lumière, la chance inouïe qu’est le vivant et je souhaitai la témoigner aux autres.

Alors, mesurant que la transmission est l’une des conditions humaines, mais qu’elle ne se fait jamais sans effort, je me décidai à passer de la tradition orale à celle écrite. C’était mon histoire de France que je devais coucher sur le papier. Je devais raconter ces histoires faites de naissances, de renaissances, de voyages, de transmissions, de complicités, de terres, de puissances, de curiosités, d’amours, de croyances, de nécessités, de paradoxes, de nature, de concepts, de vivants et de morts ; une succession de récits, de personnages et de morales qui parlaient de moi, qui parlent de vous, qui parlent de tout et qui ne parlent de rien.

Je fis un serment sur moi-même d’écrire quotidiennement et cet engagement, je m’y employai durant six mois. Au-delà d’un simple écrit pour mes proches, Fruits de la chance était devenu un roman généalogique ; une aventure individuelle qui donnait de l’œuvre et du concept ; des nouvelles chronologiques ou anachroniques comme des poussières de temps figées et fossilisées ; une confession rigoureuse comme un visage que j’aurai décrit, exposé, maquillé, travesti, giflé, embrassé, fantasmé et caressé. J’imaginais mes parents si fiers de ce livre que ma mère l’exprimât en pleurant et mon père en silence ; l’une dans sa générosité en le montrant au monde entier et l’autre dans sa pudeur ne me félicitant peut-être pas. Puis, j’étais impatient de l’offrir un jour à mes enfants, puis à leurs propres enfants et ainsi de suite ; et enfin, je nourrissais le désir subtil d’intéresser des lecteurs inconnus aux personnages de mon roman familial.

J’avais écrit un livre. Certainement sans assez de travail et bien trop tourné vers moi-même, mais j’avais écrit un livre tout de même ! Mes récits formaient des lignes entre des faits réels. Mes fantômes avaient fait jaillir mes idées du néant pour me permettre cet effort de transmission et elles venaient alimenter ce que j’avais d’ambition pour rendre mon monde meilleur. Mon imagination tirait des traits entre les pointillés de la réalité de mes ascendants. Quel mysticisme ! Le sacré de l’homme vient du mystère de son imagination…

Moi, mon imagination n’est pas celle qu’ont les artistes, les créateurs ou les écrivains. Je suis l’inverse de ceux-là. La réalisation de cet ouvrage fut conditionnée par mon simple talent pour l’observation, l’écoute et l’imitation qui façonnent chaque jour ma créativité. Je suis sensible au rythme des choses, à la lumière des objets, au son des instants, au dessin des décors, à l’expression des visages et à l’attitude des situations. J’aime ce rapport au monde qui fracture un peu le sérieux. Je pense qu’il faut trouver la légèreté et la profondeur en tout et admirer autant les Hommes que les paysages, car l’un donne des ailes et l’autre des racines. Suis-je un sentimental ? Peut-être. J’ai eu, par mon enfance, un rapport au sensuel et au spontané du monde et non, une relation intellectuelle, illustrée par les livres ou par l’art. Je ne le regrette pas, même si je souffre parfois d’un défaut de culture ou d’un complexe de son insuffisance. J’utilise alors la curiosité comme une arme d’instruction massive et la patience comme la passion pour en être ses munitions. Toutefois, qu’elle soit culturelle ou naturelle, la connaissance permet de traverser la vie et de la croire comme étant un paradis. Le savoir est la religion des athées.

Mon travail d’écriture, nourri par mes recherches, mes échanges, mes visites, mes lectures, mes souvenirs, mes découvertes et mes inventions, me permit de vivre plus intensément le présent et de m’absenter de la vie pour prendre ma place en moi-même. Le temps avait réalisé mon œuvre et j’en avais accompli son récit, ainsi l’expérience de la transcendance dans l’immanence devint Fruits de la chance.

À mes enfants ;

Sous mes yeux, le monde change trop. Le monde nous remplace doucement. Il devient peut-être fou ou du moins je suis, par l’âge, bien moins capable de penser ou de croire le monde. Il me semble parfois que nous devenons une génération qui n’est plus festive, qui ne sait plus rire, qui refuse la nuance et la mise en danger. Eh oui, plus je vis et plus je deviens un homme du passé.

L’avenir va-t-il mal tourner ? pourriez-vous me demander et je vous répondrais, je ne sais pas…. Mais ce monde a besoin de vous et de beaucoup d’autres. Vous êtes encore jeunes, fragiles, insouciants, innocents, vous ne comprenez pas tout, mais je vous apprendrai, patiemment. Je vous apprendrai à étreindre et à aimer. Je vous apprendrai l’humilité et la curiosité ; l’égoïsme et la solidarité ; à réfléchir et à travailler ; à être étourdis et oisifs ; à cultiver l’humour et la dérision ; à vous réjouir de la justice et vous insurger contre l’iniquité ; à être indifférents à l’opinion des Hommes et à combattre la bêtise ; à ne pas juger hâtivement et à être bienveillants ; à vous nourrir des différences et à être libres. Je vous apprendrai à être le centre de l’union. Je vous apprendrai ce que j’ai oublié et ce que je ne sais pas encore. Je vous apprendrai tout cela et ce livre, mes enfants, est une étape dans cet apprentissage. Alors, lisez, retenez puis sortez-en ; apprenez de nouvelles choses, regardez le monde et vous verrez…

Fruits de la chance, texte dédié

Aux bien nés et aux bons morts

À mes enfants et ceux qui viendront encor

Préface

C’est important une histoire de famille.

Comprendre sa fortune et raconter les gens qui la composent, c’est se rencontrer soi-même. Chaque vie est une chance ; chaque mort un hasard. Et comme chaque chance amène à une autre, nous sommes nés, fruits de celle-ci. La vie est parfaite. Elle est bonne par-dessus tout. Elle nous impose en permanence le temps du présent. Et sans le savoir, elle cherche à nous faire persévérer. J’ai toujours été fasciné par la manifestation du vivant ; par sa capacité à rendre le monde en expansion et à déplier sa compréhension. La vie est une promenade parsemée de cadeaux. Il faut savoir les contempler et parfois, tout ce que l’on peut apporter de mieux, c’est de les transmettre. La vie est ainsi, il y a ceux qui la vivent et ceux qui la racontent. Mon histoire raconte une vie de famille. Des histoires élémentaires, ordinaires, documentées ou parfois quelque peu maquillées. Mais des histoires qui font son histoire. Par l’amour et par devoir, je transmets ici ce que j’ai obtenu, ce que j’ai appris, ce que j’ai savouré, ce que j’ai surmonté, car la mémoire, ça s’entretient.

Bonne promenade.

De ma renaissance à ma naissance

Je suis né aux environs de l’année 1998, lorsque j’eus atteint l’âge de quinze ans. C’est à cette époque que mes parents décidèrent de se séparer définitivement. Drôle de datation que de considérer une fin comme un commencement. Chacun nait lors de sa mise au monde, à la minute même où la vie devient extérieure à la matrice maternelle et je n’échappais guère à cette règle universelle. Mais certains d’entre nous peuvent estimer que leur date d’arrivée dans le monde diffère de celle de leur naissance. Une orientation professionnelle, une relation amoureuse, un événement traumatique, une rencontre hasardeuse, une disparition fortuite, une prise de conscience, que sais-je… Tout autant d’expériences personnelles qui peuvent être la cause de nos différentes et nombreuses renaissances. Même notre histoire de France fit l’expérience de la Renaissance. La naissance nous échappe, la mort aussi, parfois ; mais pas notre renaissance. Naitre c’est apprendre à mourir, mais renaitre, c’est accepter de vivre un stade supérieur dans notre rapport à la vie. Une renaissance c’est vivre un éveil, sortir d’une ombre pour apparaître au monde autrement. Pour ma part, je situe la mienne aux alentours de cette année charnière de 1998. La pleine conscience de ce que j’étais ou allais devenir, s’est probablement produite à ce moment précis. Antérieurement à ce repère, ma mémoire d’enfance est approximative et hésitante. Elle ressemble au souvenir presque palpable, mais déjà lointain d’un rêve au petit matin ; une période vaporeuse que j’ai contemplée sereinement. Je peux avouer sans regret avoir subi mon enfance comme le spectateur de tout ce que mes parents m’offraient.

D’ailleurs, le premier cadeau qu’ils m’avaient donné consista à dessiner mon existence. C’est ainsi que je naquis civilement et prématurément - avec six semaines d’avance - un mardi 18 octobre 1983, aux alentours de treize heures. Cet horaire je le connais, car il fut concomitant avec celui de l’arrivée d’un steak-frite destiné à ma mère et qui, voyant ce plat lui passer sous le nez, commençait un travail qu’elle ne termina, sa vie durant, jamais totalement. Je fis donc ma première apparition ce jour, entre le regard émerveillé et les mains fébriles de mon père, dans la clinique mutualiste de la belle ville de Béziers. Béziers, c’est ma ville. Et bien que je fisse partie de la seule génération de ma famille à y être né, je m’en sens profondément et légitimement originaire. Comme l’enfant arrivant dans une famille, ma ville est mienne parce que j’y suis né et qu’elle m’a reconnu. Il me plait d’ailleurs à indiquer avec fierté ou glisser au détour d’une discussion, mon appartenance à cette cité dont les prémices se façonnèrent depuis les silex taillés à l’âge de pierre ; dont les traces de briques d’argile de la période magdalénienne ou les cabanes de peuplements préhistoriques sont vieilles de trois mille ans avant Jésus Christ ; et où les signes d’occupation des populations grecques puis celtiques vivant en acropole en font les indices indiscutables d’une ville française née prématurément.

Ma ville et moi avons cette singularité en commun : naitre avant tout le monde. Sauf que de mon côté, ma naissance prématurée avait engendré quelques légers défauts d’ouvrage. L’un d’eux concernait une hernie congénitale. C’est-à-dire qu’au niveau de mon entre-jambes gauche, une grosseur de la taille d’une mandarine, qui n’était autre que mes viscères traversant ma paroi abdominale, se formait sous ma peau. Celle-ci sortait lorsque le nourrisson que j’étais répétait des efforts inutiles ou se mettait à pleurer de sa voix rauque et acérée. Cet état de fait était commun chez les prématurés. Autre imperfection manifeste qui me valut les foudres des sages-femmes impatientes, était mon incapacité à téter ma mère. Ne bénéficiant pas de l’attribut maternel suffisant ou d’une gloutonnerie nécessaire, je me blottissais placidement contre elle et imperturbable, malgré les réprimandes et les tapes des assistantes maternelles, je m’endormais. Après ces tentatives d’alimentation avortées, mon père me reposait délicatement dans ma couveuse d’où on ne distinguait que mes pieds longs et fins. J’imagine aujourd’hui l’inquiétude que ces banales choses pouvaient générer chez mes jeunes parents. D’autant qu’ils étaient entourés de leurs propres parents dont la seule priorité, comme tous les autres, était de transmettre leurs appréhensions ou bien de suggérer leurs conseils et recommandations.

L’expérience du nouveau-né a ceci de particulier qu’elle est une mise à l’épreuve permanente d’où découlent souvent des sentiments de culpabilisation. À ce sujet et au regard de mon état, mes grands-parents paternels invitaient vivement mes parents à procéder à mon baptême religieux, afin de prémunir mon âme contre un quelconque grand malheur. Il faut savoir que pour les catholiques, le sacrement du Baptême permet au bébé mort, grâce à une cérémonie bien arrosée, d’emprunter le bon chemin vers Dieu et non celui des limbes. Ces grands-parents, prénommés Antoine et Christiane, étaient sans équivoque croyants et pratiquants. Alors le compromis, qui caractérise souvent la bonne entente dans l’éducation parentale, arbitra et je fus baptisé quelques mois plus tard, à l’église Pie X de Béziers. L’autre compromis à mon endroit concernait le choix de mon prénom. Ma mère souhaitait me donner le prénom de Baptiste pendant que mon père préférait celui de Jean. C’est ainsi que je finis par m’appeler Jean-Baptiste, devenant une fois de plus la synthèse parfaite et cohérente du caprice de mes parents. On m’ajouta en guise de deuxième prénom celui de Christian, en estime pour ma grand-mère. Je portais à présent en premier prénom Jean-Baptiste, comme le prophète ayant baptisé Jésus sur les bords du Jourdain, associé à celui de Christian dont l’étymologie latine signifie « disciple du Christ ». Un patrimoine lourd et une symbolique religieuse forte pour l’adulte athée que je deviendrai, malgré les sermons insistants de mon grand-père Antoine pour me rappeler à chaque moment crucial de ma vie, ma responsabilité à incarner mon identité.

Les roux de UíNéill

Mon identité, je l’avais d’ailleurs longtemps étudiée et je la peaufine encore. Il existe des études du lien entre le prénom et la personnalité qui suscitent beaucoup de scepticisme et qui font l’objet de nombreuses recherches. De mon côté, bien que je n’eusse jamais aucune disposition spirituelle à agir en accord avec une loi divine, je développai au moins une prédisposition à faire le bien et la bonne action. La vertu n’est rien sans les vertueux. Si les prénoms peuvent engendrer une variable psychologique sur la personnalité, l’inverse est plutôt vrai, pour nos noms de famille dont les origines ne souffrent d’aucune ambiguïté. Ces derniers étaient basés sur l’appellation d’un élément concret ou visuel de l’individu, un trait de caractère, une apparence physique, une origine, une provenance, un statut, un lieu d’habitation, un métier, un animal, une localité ou un simple élément naturel. Jusqu’au XIe siècle, les personnes portaient uniquement un nom de baptême. L’explosion démographique du XIIe siècle obligea à donner des surnoms aux individus afin d’éviter les confusions. Au moment de fixer nos identités, les noms de baptême devinrent des prénoms et les surnoms, nos noms de famille héréditaires. C’est ainsi que naissaient, il y a près d’un siècle, nos copains Dupont, Petit, Legrand, Bègue, Desfougères, Lamaison, Moulinier, Rivière, Chapelle, Neveu ou Nègre…

Mon nom de famille, quant à lui, trouverait son origine dans un dérivé de « roux » : sobriquet d’une apparence peu flatteuse d’après la couleur des cheveux. Mon ancêtre patronymique aurait-il été un rouquin ? Fichtre ! Serais-je un enfant du Diable ? De Lilith ? De Judas ? D’un individu côtoyant les flammes de l’enfer ? Ou d’un bouc émissaire pactisant avec Satan et lui vendant son âme ? Les roux ont souffert de nombreuses superstitions ou légendes à travers les époques. Par exemple, pendant l’inquisition, les rousses, accusées d’être des sourcières forniquant avec le Malin, étaient brulées vives ; ou dans la Bible, la danseuse et pécheresse Salomé, envoutante par sa chevelure écarlate, réclama et obtenu sur un plateau, la tête de Jean-Baptiste, le susnommé. Mais qu’en était-il de mon aïeul ? Je supposais avec mélancolie que cet ancêtre et sa rousseur avaient été méprisés de tous, associés à la trahison ou aux mauvais présages. À moins qu’il ne fût comme dans le Roman du Renard d’un tempérament rusé, espiègle, lubrique et maîtrisant l’art de la belle parole ? J’en serais fort aise. Quoi qu’il en fût, cette chevelure aux reflets de feux, rappelant ceux des goupils ou des femmes non respectables, obsédait et fascinait. C’est qu’il fallait être sacrement orange comme une carotte pour être surnommé de cette apparence. Mais d’où pouvait provenir cette couleur si singulière ? Sans nul doute d’une variante génétique portée par les deux parents du futur petit Roussouly, premier de l’histoire.

Je découvrais bientôt grâce aux résultats d’un test ADN que mes origines ethniques, portées par le chromosome Y, provenaient d’outre-Manche. Plus précisément que cet héritage paternel était Irlandais. « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va », disait l’autre. Il n’est un secret pour personne que les Irlandais sont, pour beaucoup, roux. Même leurs chiens de chasse, les setters, ne sauraient mentir. Les élucubrations les plus folles me mettraient digne héritier d’une famille royale du Moyen Âge. Descendant direct de la famille des Uí Néill et du Haut roi Niall Noigiallach, ayant régné sur la moitié nord de l’Irlande et de l’Écosse, en 400 apr. J.-C.. Ce personnage, dont l’épithète était « Roi kidnappeur » ou « Détenteur des neuf otages », avait un gout si prononcé pour les prisonniers qu’il en exigea aux cinq royaumes d’Irlande et quatre d’Écosse afin de fonder la plus puissante dynastie royale irlandaise. Cette famille, ses descendants et leur devise « vaincre ou mourir », allaient conquérir et mettre sous leur domination tout ce territoire, pendant six siècles durant. Ils y construisirent, avec le concours de Saint-Patrick, la première église en pierre d’Irlande qui devint le Monastère Armagh, l’un des plus importants centres religieux et intellectuel d’Europe. Les Uí Néill consolidèrent le royaume et l’organisèrent sous forme de classes allant des nobles aux esclaves en passant par les hommes libres. Chacune d’elles comportait des catégories et leur attribution se faisait par hérédité. Ceux qui deviendront bien plus tard les O’Neill étaient si actifs politiquement et militairement, qu’ils envoyaient régulièrement des nobles se battre dans les campagnes d’Europe. Mes plus vieux ancêtres, porteurs d’un allèle du gène roux, auraient foulé le continent dès le Ve siècle. C’est une hypothèse acceptable. Puis, durant un millénaire, jusqu’à la guerre de Cent Ans, se mélangèrent les hordes de soldats des royaumes belligérants de France et d’Angleterre lors des nombreuses batailles sanglantes. Mille ans de voyages, de va-et-vient, de croisades, d’échanges, de batailles, de sièges, de querelles, de chevauchées, tout autant d’occasions pour ma rousseur patronymique de rencontrer ses créateurs. Le sud de la France, garant de la cohésion du territoire royal, repoussa toujours la domination anglaise. Mais, il en fut peut-être autrement des avances d’un gentil noble écossais à l’égard d’une jeune et douce Languedocienne. Un amour impossible, dévorant, secret, puissant, entre un soldat à la chevelure de soleil et la barbe de feu et, une paysanne à la peau de lune et aux joues étoilées. Le pur fruit du hasard et surtout de la chance. La guerre de Cent Ans avait tissé un fil rouge qui débouchait sur la Renaissance. Sans savoir très bien où s’arrêtait le Moyen Âge, la Renaissance commençait lorsque je pris racine en France. Bien que mon analyse ADN prouvât que je portais des gènes de Niall, comme un nombre extraordinaire d’autres descendants, cette spéculation autour de mon nom, aux allures de tragédie shakespearienne, n’était malheureusement que pure imagination.

Vallée profonde

La théorie plus plausible et moins romanesque sur l’origine de mon patronyme serait liée au fief dans lequel vivaient mes ancêtres. Un nom de domaine Tarnais dans les hameaux de Moularès s’appelait Roussoulière. Moularès venait de l’occitan mòla la « meule » suivi du suffixe airés signifiant « ensemble de moulins à vent ». Appellation parfaitement logique pour un territoire où l’agriculture et le fourrage sont réputés. Ce hameau rattachait les parcelles de Cantaussel, Foncavirolle, Frayssinet, Graummont, La borie rouge, La cayrelié, La martelle, La vayssière, Le bouyssou, Le doumergou, Le puech de la Lauzière, Le soulié, ou encore Le Vergnet. Ma terre, Roussoulière, tirait son appellation du roux caractéristique à la couleur des champs d’orge, de blé ou de seigle. Quant au suffixe Oullière, il désignait l’allée de terre labourable séparant deux rangées voisines. Mon état civil prenait racine grâce à deux files de vignes séparées par une petite exploitation céréalière. Une origine qui trouvait une place plus tellurienne que mythologique et cela m’en convenait pleinement. Mes ancêtres paternels étaient des paysans, laboureurs, cultivateurs Tarnais de la région d’Albi. Du plus loin qu’il m’eût été permis de remonter dans ma généalogie, je peux affirmer qu’ils y vécurent, sans en bouger ou très peu, durant trois cents ans. Ils travaillaient avec labeur dans les champs qui jouxtaient le lac de la Roucarié. Le labeur c’est la distance qui sépare les mains de la terre. La terre a ceci de particulier : bien qu’étant sous nos pieds, son poids écrase nos épaules. Et je savais par mes grands-parents, maternels cette fois, combien sa mesure et son travail étaient pénibles.

En 1650, mon ancêtre, Antoine Roussouly, décidait d’entreprendre un grand projet. Au même moment où Pierre-Paul Riquet ambitionnait le creusement du Canal Royal du Languedoc (ou canal du Midi) long de deux cent quarante kilomètres, lui quittait les grands champs de terres plates du nord d’Albi pour migrer vers celles plus vallonnées de l’Est. Une distance longue de quarante kilomètres, pour changer de vie et atterrir à Curvalle. Curvalle est, étymologiquement, une vallée profonde « curva vallis ». Un vallon, au contrefort du Massif central, creusé par un discret cours d’eau appelé Oulas et qui prenait sa source dans les Monts d’Alban sur la commune de Miolles. Cette rivière, affluent du Dadou, lui-même affluent du Tarn puis de la Garonne, était leur canal du Midi à eux. Une forêt où baigne la rivière Dadou - qui signifie « femme belle et noble » - ne peut être que la demeure d’un avenir plein de promesses. Il régnait dans cette vallée comme un sentiment de villégiature. Quand il neigeait sur les hauteurs de son Aveyron limitrophe, il y avait une légère brume humide dans les gorges. Quand un soleil de plomb tombait sur la ville d’Alban, il y flottait une brise douce et fraiche. Une zone parfaite entre grandes villes et espaces ruraux et dont les sous-bois pentus soumettaient à ses habitants cette devise engageante « venient ad te curvi » : ils viendront humblement à toi. Curvalle était principalement rurale et son activité reposait sur l’élevage des ovins, des bovins et des caprins. La production de lait de brebis, pour l’élaboration du fromage affiné des caves de Roquefort, était dominante dans cette région. C’est par ce constat, que mes aïeuls agriculteurs se rendirent dans les différents bourgs de la commune pour y faire pousser des céréales destinées aux bêtes ; des fourrages verts, des fourrages conservés (foin, paille) et des graines de soja nécessaires à l’alimentation saine et riche des animaux.

Les Roussouly (ou Roussouli) campèrent de génération en génération tantôt à Laval Roquecezière ou Combret côté Aveyronnais ou, tantôt Miolles ou la Martinié coté Tarnais, pour en travailler le sol. Ils épousèrent les jeunes femmes natives des environs : Françoise Fabre, la fille du forgeron ; Catherine Migarou, la petite du jaugeur d’huile ; Elisabeth Mialet, la douce au gout de miel ; Jeanne Chiffre, la dulcinée du Château ; Antoinette Vigroux, l’Aveyronnaise robuste ; ou encore Cacile (Cécile) Pousthomis, la belle des Grands Causses. Ils connurent tous d’heureux baptêmes et de longs mariages à l’Église Saint-Martin de Nègremont. Une petite chapelle perdue dans les bois, à mi-chemin entre le plateau et la rivière, et dont le cimetière placé devant contemplait pour l’éternité une épaisse forêt. Cette église, mentionnée en 1317 comme l’un des sept archiprêtrés du diocèse d’Albi, fut reconstruite à plusieurs reprises après la guerre de Cent Ans puis au cours du XIXe siècle. La nef abritait deux immenses statues qui se regardaient. L’une concernait Saint Fort, évêque de Bordeaux au Ier siècle et dont la croyance lui donnait la vertu de son nom. L’autre représentait Saint-Martin, patron évêque de Tours qui évangélisa la Gaule au IVe siècle. Si je songeais aux moments heureux de cette église, je ne pouvais m’empêcher de penser à ceux, plus malheureux, qui l’avaient habitée. Par exemple, Pierre et Jeanne Roussouly avaient eu, à partir de 1720, onze enfants dont quatre décédèrent après seulement quelques semaines. J’imaginais ô combien ce Saint Fort avait dû être prié et supplié. L’un de ces quatre enfants se prénommait Jean-Baptiste. Il y eut bien d’autres Jean-Baptiste Roussouly avant moi. J’en ai même dénombré pas moins de cinq. Certains vécurent leur vie jusqu’à un âge où il est raisonnable de mourir. Mais d’autres moururent prématurément : des bébés qui succombaient à la froideur et à l’humidité des premiers jours de l’hiver ou des soldats dont la guerre réduisait considérablement l’espérance de vie. D’ailleurs ces paysans n’étaient pas des militaires, mais plutôt de simples appelés. Et comme le labeur est frère de courage, ces paysans se retrouvaient souvent soldats. Dans tous les cas, vivre de la mort par homonymie reste une drôle d’expérience. Nous n’imaginons jamais lire un jour sa propre épitaphe. Il y a un côté mystique comme la renaissance d’un phénix. En même temps, le prénom de Jean-Baptiste étant commun, il semblait logique qu’il se répétât avec de nombreux autres dans mon arbre généalogique. En l’espace de trois cents ans, je recensais, par exemple, jusqu’à quinze Marie ou Marianne, onze Pierre ou encore sept Antoine.

Frères de l’exode

Je comprenais à présent davantage l’histoire de ces ascendants. J’appréhendais de manière plus claire mon histoire familiale ce qui me permit de me connaître mieux. Ils vécurent heureux pendant de nombreuses décennies et eurent beaucoup d’enfants sur les versants nord du parc naturel régional des Grands Causses. Une génération de pauvres paysans, riches de bonheur. La richesse, elle réside dans la conviction que ce que nous possédons est suffisant. Aussi simple que d’avoir des poches à son pantalon pour y reposer ses mains. Ces gens étaient riches et libres. Libres, car ils ignoraient tout des causes. J’aimais les imaginer braves et espiègles ; oisifs et travailleurs ; légers et profonds. Les hommes sans culture sont cruels, comme en témoignent les sauvages et les enfants. Mais parfois, par la raison ou l’amour du vivant, il en jaillit une bonté naturelle. Et j’aimais à croire que le travail de la terre les avait rendus d’une grande humanité.

Si leur passé, leur présent et leur avenir se profilaient dans la vallée de Curvalle, le tropisme de deux d’entre eux allait mettre fin à cette autarcie. Un des grands plaisirs de la vie, c’est partir. Vincent et Marie eurent trois fils, et comme un ancêtre trois cents ans auparavant, les deux derniers allaient entreprendre un nouvel exode. Le premier fils était Emile Antoine Roussouly, né à Curvalle en 1858. Il avait les cheveux du même noir que la terre qu’il ne quitta jamais. Le deuxième était Jean-Baptiste Vincent Roussouly, né un 14 janvier 1861. Il avait une bouche moyenne et des yeux gris comme les pierres d’agate. Sa mâchoire était carrée et ses sourcils châtains. C’était un homme optimiste et doté d’une grande joie de vivre. Il était volontaire, mais semblait moins dégourdi pour les choses de la terre. Le troisième, Césaire Paulin, naquit un 22 octobre 1868 et bien qu’il fût de dix ans le cadet, il se montrait plus protecteur et plus débrouillard. Il avait la même couleur dans le regard que ses frères et son visage était ovale. C’était un homme bien fait, mais de petite taille. Tous trois aidaient leur veuve mère au champ, Vincent étant parti trop tôt un matin de novembre 1877, et ils sévissaient parfois comme maraichers. Jean-Baptiste, aidé de son petit frère, traversait les Causses du Haut Languedoc pour venir à Béziers y vendre leurs légumes. Ces expéditions, qui lièrent les deux à jamais, faisaient leur grand bonheur. Emile, plus taiseux, préférait rester avec sa mère et ses plantations. À la fin de l’été 1882, Jean-Baptiste se vit enlevé à sa vallée natale pour partir faire son service militaire. Césaire allait se trouver séparé de sa deuxième figure d’attachement. Cette nouvelle lui brisa le cœur. Mais il ne fit pas longtemps les frais du chagrin puisque Jean-Baptiste se fit réformer rapidement, au bout de quelques jours seulement. Une commission spéciale de la subdivision de Pau invoqua une invalidité résultant d’une blessure ou d’une maladie, sans rapport avec son service. Il s’en retourna chez lui, accompagné d’un probable sentiment de culpabilité, mais libéré de ses obligations.

Pendant les années qui suivirent, les deux frères s’exercèrent au métier de primeur pendant que l’ainé patriarche cultivait. Ils se rendaient régulièrement dans les marchés de leur région et ne perdaient pas une occasion d’aller jusqu’à Béziers. Quand ils remontaient à Curvalle, ils ramenaient du bon vin et se félicitaient de le partager. C’est lors de ces nombreux trajets que la vocation de négoce en vin ainsi que l’amour du Biterrois leur apparurent. Jean-Baptiste, un brin manipulateur, se transformait en bon communiquant tandis que Césaire, sensible à l’union, devenait plus intrépide. Ils s’encourageaient l’autre et l’un. Ils se complétaient et se créant une énergie constructive, s’admiraient. Leur enthousiasme fut une nouvelle fois stoppé en 1889 avec la mort subite d’Emile dans un centre d’entrainement militaire de Saint-Gilles dans le Gard ; puis par l’État qui cette fois, envoya Césaire au Service militaire en Algérie pour trois années.

Durant cette période, la passion pour le vin ne quitta pas ce dernier et malgré la distance, son désir d’en faire son métier ne faisait que grandir. Dans le même temps, Jean-Baptiste, telle Pénélope attendant Ulysse, faisait grandir une autre passion. Celle pour une jeune fille de Quins qui répondait au doux prénom pareil à celui de sa mère. Ses cheveux noirs aux reflets fauves n’étaient pas sans rappeler la couleur baie de la robe d’un cheval. Mais sous la sienne, ses jambes courtes et fluettes s’agitaient comme une danseuse irlandaise lorsqu’elle accélérait le pas. Elle était volontaire, parfois désobéissante, sensible et même audacieuse. Cette Marie Bayol était la petite dernière d’une grande famille de cultivateurs aveyronnais et avait rencontré Jean-Baptiste au marché de Naucelles. Ils s’étaient immédiatement plu. Césaire, qui n’était pas en reste, correspondait avec Anastasie Gausserand, un flirt rencontré avant l’armée et qu’il avait également ramené d’un marché, celui de Saint-Julien-Gaulène. L’absence fait grandir l’amoureuse ardeur, dit-on. Bientôt Césaire revenait de son service militaire et il ne tarda pas à unir toutes ses passions. À tout juste vingt-cinq ans, il se maria avec Anastasie dans la ville méridionale de Nissan-lez-Enserune dans laquelle il démarra une carrière de marchand de vin puis des années plus tard, de propriétaire viticole.

Il ne tarda pas également à écrire à son frère pour le convaincre de l’y rejoindre. Jean-Baptiste, partagé entre sa quête de sécurité et son attachement pour sa mère, pesait le pour et le contre avant de s’engager. Il ne voulait prendre aucune décision qui aurait pu nuire ou décevoir ses proches. Il céda enfin, après une ultime lettre de Césaire qui, le suppliant, concluait par :

Mon frère, le bonheur s’accompagne souvent d’un sentiment égoïste, qui fait du bien aux autres. Viens ! Maman est perspicace et pleine de discernement, elle te comprendra. Les limites n’existent pas, seuls les obstacles nous freinent.

Sur ces mots, Jean-Baptiste regarda profondément Marie, sa mère qui d’un clignement d’œil le rassura. Il se tourna vers Marie sa fiancée qui d’un tendre sourire l’encouragea. La décision venait d’être prise et le couple tarno-aveyronnais partit s’installer à Montblanc, un village situé entre Béziers et Pézenas. Un nouveau siècle s’ouvrait. Les deux frères, non conscients des causes qui les déterminaient, avaient compris que ce voyage était une nécessité, et qu’ils ne pouvaient le faire seuls. Leur connaissance l’un de l’autre, l’amour et la confiance de ce qu’ils étaient, avaient permis cet exode, que les sociologues qualifieraient un jour, de rural.

Élire demeure

Montblanc était un petit village languedocien qui avait comme rare originalité une topographie en forme de chiffre huit. Ses rues étaient étroites et ses porches voûtés. Jean-Baptiste et Marie s’étaient unis en son centre, en l’église Sainte-Eulalie, un 24 avril 1895. Ils vivaient un amour honnête et réciproque. Marie venait parfois déposer un baiser sur la glabelle froncée de Jean-Baptiste parce que tout le bas de son visage était recouvert d’une épaisse barbe châtain foncé. À ce sujet, il avait été baptisé au village « Lou bourrut » à cause que celle-ci était manifeste et hirsute. Un barbu, fils de Marie et époux du même prénom, aurait pu, en d’autres écrits, présager d’une destinée plus messianique. Mais, bien qu’il fût sage, doux et humble comme aurait pu l’être le Christ, il se dédia à sa tendre épouse à qui il consacra tout son amour. C’est d’ailleurs par la vigueur de celui-ci, que leur premier garçon naquit. Il s’appelait Edouard et portait en deuxième prénom celui de son oncle Césaire. J’imaginais combien son père devait lui remémorer cette distinction toute sa vie durant. Le deuxième enfant, né en 1898, était encore un fils et s’appelait Pierre. La dernière, car c’était une fille, arriva en 1907 en même temps que des inondations, si catastrophiques qu’elles provoquèrent la visite du président de la République, Armand Fallières. Cette cadette s’appelait Jeanne.

Les trois enfants étaient nés dans l’appartement de la maison familiale. L’accouchante Marie avait pu compter à chaque fois sur le soutien bienveillant des femmes aidantes du village. Il faut savoir que depuis quelques années, on voyait fleurir en France, une forme de féminisme qui refusait la mort en couche ; les femmes voulaient la vie sauve pour elles et leurs enfants ! Ces accoucheuses organisaient le silence dans la pièce pour laisser une place nécessaire aux cris de la future maman. Elles conseillaient aux meilleures positions, pratiquaient des gestes, des caresses et appliquaient même des onctions pour franchir ce moment périlleux. Si la géographie et l’histoire se construisent sur les aspirations des hommes, l’humanité, quant à elle, repose sur celles des femmes. Et peut-être que leur capacité universelle à faire naitre avait créé en elles, un rapport profond à la solidarité.

Quand Marie était en parfaite mobilité, elle travaillait avec Jean-Baptiste en tant que domestique dans un domaine viticole situé dans la plaine. Les rêves de négociant de ce dernier s’étaient envolés. Mais, comme avec son frère en d’autres temps, il formait avec Marie un duo efficace et complémentaire. L’amour a aussi l’avantage que le couple permet de s’ennuyer moins à deux que seul. Elle s’attelait au ménage de la maison pendant que lui était à la taille de la vigne. Lui vendangeait pendant qu’elle cuisinait. Ainsi ils étaient au service de cette maison de riches vignerons et semblaient s’en contenter joyeusement. Marie était appliquée, tenace et consciencieuse. Jean-Baptiste avait le talent de s’adapter aussi bien aux personnalités souples qu’aux caractères difficiles. Cela étant, il n’aimait guère ce monde bourgeois. Il avait constaté chez eux, une manie à témoigner sans pudeur leur bonheur, alors même que leur vie privée était des plus malheureuses. Le domestique qu’il était apprivoisait les mondanités d’un monde nouveau et se créait de multiples amitiés. Il se montrait sympathique, élégant et courtois. Il avait appris ces postures lors de ces expériences de vendeur au marché. Il savait amener les gens là où il le souhaitait et flatter comme on aime à l’entendre. Certains l’auraient qualifié de bon commercial et d’autres de manipulateur.

Mais à l’ombre de ces considérations, sa conscience politique prenait doucement racine dans les ressentiments de sa vie. Ainsi, il défendait la propriété privée qu’il voyait comme une ascension sociale et un remède aux problèmes d’inégalité. Il défendait le libre-échange qui permettait de lever les obstacles aux activités marchandes. Il défendait la laïcité, car il ne donnait guère de crédit à un Dieu qui lui avait confisqué son père, son frère ainé puis sa mère. D’ailleurs cette dernière conviction trouvait écho en 1905 à travers une loi de séparation entre l’église et l’État portée par des républicains socialistes. Les nombreuses qualités et idées de Jean-Baptiste l’amenèrent bientôt à occuper un poste d’élu dans la municipalité d’Aimé Ginieis de 1908. À quarante-sept ans, le domestique, fils de paysan tarnais, devenait Conseiller municipal. La bonne opinion que les habitants avaient de lui s’exprimait et lui offrait la charge de régler les affaires de la ville. Même s’il n’avait pas réussi dans la vie, il réussissait sa vie. Ces vingt premières années montblanaises furent bien remplies et marquées par les bonheurs d’une vie nouvelle. Jean-Baptiste vivait dans un environnement osmotique lorsqu’un événement majeur vint perturber cet équilibre et son enthousiasme. L’assassinat d’un certain François Ferdinand à Sarajevo marquait la fin d’un cycle. En quelques jours, le monde basculait dans le chaos. La France et tous les pays du monde entraient dans la Grande Guerre. Cinq jours après le début, Césaire était le premier mobilisé. Rapidement c’était au tour d’Edouard et Pierre, ses fils, de partir. Jean-Baptiste élu et réformé se voyait assigné à résidence. Ses fils et son frère devenaient des « Poilus » et lui restait « Lou Bourrut ». Tout changeait. Le Monde se suicidait. Nos enfants se sacrifiaient. Les gueules se cassaient. Les mois devenaient vagues ; les jours, incertains ; et Jeanne, un refuge. La famille vivait l’instant présent.

La guerre se terminait après quatre longues années. Edouard revint sain et sauf. Césaire revint puis mourut quelques jours plus tard. Pierre, lui, n’en revint jamais. Si on a coutume de dire que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, en revanche, certaines histoires racontent ceux qui ont perdu la vie.

Pierre Roussouly était soldat deuxième classe dans le 23e Régiment d’Infanterie coloniale. Il avait survécu à la première phase des combats à la Bataille des frontières. Il avait vaincu au côté de Joffre à la grande Bataille de la Marne. Il avait occupé et résisté sur les crêtes au nord de Massiges. Il avait fait reculer les Allemands lors de la Bataille de la Somme. Il avait tenu à Reims malgré les vingt mille obus qui s’abattaient sur la ville martyre. À quatre mois de la fin de la guerre, par un beau jour d’été, il tenait avec sa compagnie, des petits postes dissimulés dans des trous d’obus, à la lisière du bois de Vrigny. Dans la crainte de barrages, l’ennemi progressait en petites colonnes assez distantes. Un soldat de la troisième compagnie, originaire de Dakar, sortit spontanément de son trou et se précipita baïonnette au canon sur un groupe de six Allemands à la tête duquel marchait un sous-officier, chef de section. Leur surprise et leur terreur furent telles qu’ils jetèrent leurs armes et se rendirent à ce tirailleur sénégalais. Tandis que ses camarades ouvrirent le feu, empêchant les autres groupes de porter secours aux prisonniers, une balle allemande frappa mortellement le front de Pierre. Sans mot ; sa tête se pencha en arrière ; on entendit ses souliers se décoller doucement de la glaise marécageuse ; ses lourdes épaules entrainèrent ses bras flottants comme des feuilles ; puis il chuta droit, avec le seul bruit des branchages qu’il entrainait avec lui ; il était fier et sévère comme tombe un chêne. Et il avait vingt ans. Son nom et sa mémoire seront salués avec d’autres jeunes Montblanais sur un Monument aux Morts édifié en 1922.

Jean-Baptiste, quant à lui, termina son deuxième mandat de conseiller municipal puis se retira définitivement de la vie politique. Il se consacrera à sa famille ; son fils Edouard, à qui il confectionna une place de viticulteur et maire qu’il n’avait jamais su totalement prendre ; sa fille Jeanne, à qui il transmit le gout du commerce et de l’aventure ; et sa femme Marie, qu’il s’attacha toujours à satisfaire et faire sourire. Ils s’éteignirent tous deux, juste avant de devoir vivre une deuxième guerre mondiale.

Dignes héritiers

Une vie d’après-guerre reprenait ses droits et Edouard devenait un jeune homme énergique. Il avait hérité du menton carré et du corps râblé de son père. Son visage net et franc dessinait les traits d’un homme droit, fonceur, destiné à de grands projets. Son front était large et dégagé et son nez plat et pointu. Son regard fixe, qu’il plissait parfois pour protéger ses yeux gris bleu du soleil était honnête tout autant que son sourire. Edouard travaillait comme vigneron et en apprenait tous les rudiments de la taille à la mise en bouteille. La vigne était dans cette région du monde, une tradition séculaire et une activité noble. Depuis toujours, ce petit arbre, planté en longues rangées, avait bénéficié d’une image sacrée et parait-il, son produit, le vin, offrait aux dieux, leur boisson favorite. Les grappes de la vigne jouissaient des symboles de la joie, de patience, de festivité et telle une bonne épouse, de fécondité. Mais ces affaires florissantes, que la patience et l’attention infinies supposent, abiment les hommes qui les arrosent de passion. Edouard aimait son métier, mais il ne l’enviait pour personne ; pas même au futur de sa petite sœur qui grandissait dans son coin. Jeanne était une enfant vive et pétillante comme la promesse d’une belle matinée d’été. Ses rires forts et son œil étincelant servaient son optimisme et sa vitalité. De la couleur de ses cheveux à la forme de ses jambes, elle ressemblait en tout point à sa mère au même âge, avec comme singularité de posséder des fossettes qui seraient l’étendard de sa chance et de son éternelle jeunesse. Jeanne était si à l’aise en société qu’elle brillait en compagnie de ses amies Rose, Marthe, Renée et Marie-Louise dans une pièce de théâtre appelée « Les Deux Orphelines ». Ce drame, joué en cinq actes, était très apprécié dans le Biterrois et fit pleurer plusieurs générations.

Les années 20 voyaient l’arrivée des bals de villages et des grandes fêtes dansantes. Ces brassages permettaient les plus belles rencontres amoureuses pour la jeunesse des campagnes. C’est ainsi qu’Edouard Roussouly rencontrait la discrète Eloïse Laux. Elle venait d’une famille de charrons de Vias, originaire de Cazouls-lès-Béziers. Elle était agréable à côtoyer et son visage ovale était couronné de cheveux courts et ondulés. Lorsqu’elle souriait, même peu, ses lèvres s’intercalaient entre deux sillons de rides qui supposaient un intermède qu’elle ne prenait jamais. Elle avait le bon mot, ce qui rendit vite Edouard à l’aise et très épris d’elle. Sa mélancolie et sa fragilité firent fondre le tendre cœur d’Edouard qui, en grand séducteur, lui déclara sa flamme. Cette rencontre hasardeuse fut importante pour la suite de mon histoire. En 1921, Éloïse et Edouard se marièrent à l’église de Montblanc, en présence de leurs parents et amis. Deux ans plus tard, un petit Pierre Roussouly vit le jour. Cette naissance, hommage au défunt frère d’Edouard, prenait des allures de renaissance. Si chaque génération a sa tâche collective, la sienne était de mettre fin à la guerre et celle de ses enfants de maintenir la paix (la mienne quant à elle, connaitrait l’enjeu de devoir mettre fin à la pollution). Edouard chevaucha sa bicyclette et, tel un apôtre, s’en alla annoncer au village la deuxième chance qu’il avait donnée à Pierre de vivre. Puis, par un beau matin de printemps, un mercredi 27 mars 1929, Antoine Joseph Émile Marie Roussouly naquit. Sans le savoir, Edouard devenait le papa de mon grand-père Antoine.

Ces années furent également marquées par deux évolutions de carrières majeures. La première concerna l’acquisition de trois lopins de terres viticoles nommés les Castans, la Piquepouillère et le Chemin de Coussergue ; et la deuxième par le début d’une longue carrière politique. Edouard Roussouly devint, en mai 1925, élu dans la première municipalité de Monsieur Edouard Barthe. Ce montblanais à moustaches était un socialiste très réputé. Après de brillantes études en pharmacie, il fut successivement maire de son village, député de la deuxième circonscription de Béziers, conseiller général de l’Hérault et finit premier questeur du Conseil de la République, en d’autres termes, Sénateur. Son investissement sans faille pour la modernisation de la viticulture française lui avait valu le surnom de « pape du vin ». Il tenait cette passion pour le vin de son père vigneron à Montblanc. Nos deux Edouard avaient, outre le prénom, le lieu de naissance, la conviction politique et l’amour du vin en commun. Platon ne disait-il pas « Entre amis, tout est commun » ?

La nouvelle municipalité organisa bientôt sa première festivité en invitant le « Select Orchestre Jazz d’Autignac ». Un groupe de musique du village voisin composé pour son essentiel de Grégoire Durango au trombone, Louis Bédrines à la batterie, Gustave Gely à la guitare, Louis Laures à la contrebasse et Alexandre Ricard au Saxophone. Toutes les jeunes filles dont les copines Jeanne, Marthe, Rose, Renée et Marie-Louise se ruèrent au concert qui tint de belles promesses. Ce spectacle allait créer les liens d’un jumelage fort entre les deux villages, séparés de vingt-cinq kilomètres, à vol d’hirondelle. En effet, la petite troupe de théâtre tomba sous le charme des artistes. La première dont le cœur chavira, était Marthe qui se maria avec le Grégoire du trombone en 1925. Le jour des noces, chaque époux invita ses amis respectifs et c’est ainsi que les autres membres du groupe et de la compagnie purent s’apprécier de plus près. Jeanne revit le beau batteur, Louis. Ce viticulteur était grand et élancé comme les acteurs hollywoodiens. Ses cheveux fins étaient coiffés élégamment sur le côté. Le temps d’une soirée, de quelques bulles de champagne et de pas de foxtrot, Jeanne transforma ce Don Juan en amoureux transi. Leurs épousailles s’annonçaient un 29 octobre 1927 en présence du député maire de Montblanc qui, tenant à présider le mariage, leur adressa les compliments d’usage et rappela la vie d’honneur et de travail des familles Roussouly et Bédrines. Les derniers copains musiciens autignacois vinrent butiner sur les terres des demoiselles d’honneur Montblanaises et on annonçait encore les mariages de Marie-Louise et Gustave, Rose et Louis et enfin, Renée et Alexandre ! Jeanne, qui s’était installée à Autignac au domaine viticole de son époux, continuait à donner des représentations théâtrales. Elle interpréta le 14 aout 1928 au théâtre de la mer d’Agde, la pièce « La filho de la mar » écrite par le félibre Emile Barthe et dont le premier rôle fut donné à Marthe. Jeanne stoppa définitivement cette activité en 1934, pour donner naissance à un petit Jacques Bédrines. « Le cousin d’Autignac » comme disait mon grand-père. Le père, Louis Bédrines, fut élu conseiller municipal en 1929. De son côté, Edouard Roussouly enchainait son deuxième mandat municipal avec Edouard Barthe et il fut successivement réélu en 1935, 1941 et1947.

Dures années

Edouard devenait de plus en plus investi dans ses fonctions. Les vignes étaient toujours travaillées, mais les raisins étaient confiés à la cave coopérative qui en sortait un vin rosé. Les feuilles municipales sont visiblement plus envahissantes que celles des vignes. La mairie l’occupait et il se montrait très professionnel. À présent, comme les hommes respectables, il portait la cravate courte et le pantalon haut. Il aimait déléguer et s’appuyer sur les autres pour rester le plus efficace. Il était précis et exigeant. Il avait compris avec le temps et l’expérience qu’il n’y a pas de plus grande sagesse que la bonté et de plus grand honneur que le travail. Ces leçons sur la mansuétude et le sens de l’effort, il les enseigna sans concession à ses deux fils. Edouard était strict. La réussite scolaire, sociale et professionnelle de ses enfants était inéluctable même si elle devait en passer par de nombreuses preuves de sévérité. Eloïse, qui avait un sens inné de l’organisation, veillait et s’occupait scrupuleusement des devoirs de classe. Pierre et Antoine ne pouvaient quitter leur bureau d’écolier sans que tout soit parfait et bien ordonné. Ils avaient d’abord fréquenté les bancs républicains de l’école élémentaire du village. Le certificat d’études en poche, ils partirent au Collège P.I.C puis au Lycée la Trinité de Béziers. Ces deux établissements Lassalliens d’enseignement catholique étaient connus pour la rigueur, le sérieux et l’élitisme qui s’en dégageaient. Mon père et moi, qui fréquenterons ces mêmes institutions, pourrons attester de cette bien fidèle réputation. Si la réussite d’un enfant repose sur des preuves de sévérité, elle s’appuie également sur des marques d’affection. Edouard, sportif, emmenait les enfants faire du vélo pendant que la mère les sortait à la messe. Eloïse croyait en Dieu, Jésus Christ, le Saint-Esprit et tous les autres. Edouard, lui, n’était pas croyant et rechignait même à se rendre à l’office. Les paysans sont, par définition, des païens. Il était vigneron, anticlérical et, comme George Clémenceau, penchait pour une gauche démocratique.