Gabrielle Chanel, les années d'exil - Marie Fert - E-Book

Gabrielle Chanel, les années d'exil E-Book

Marie Fert

0,0

Beschreibung

Gabrielle Chanel, icone de la mode, décède en Suisse en 1971 mais qu’est-ce qui l’a poussée à s’exiler au bord de lac Léman à la Libération ?

Le 14 janvier 1971, Gabrielle Chanel était enterrée au cimetière du Bois-de-Vaux à Lausanne. Cinquante ans après sa disparition, la créatrice reste une icône de la mode. Son nom est à jamais associé à une marque de luxe mondialement connue grâce à un parfum d’exception, le Chanel N° 5. Pourquoi Gabrielle Chanel avait-elle choisi la Suisse pour dernière demeure ? À travers l’examen d’archives, cette enquête révèle de nouvelles informations sur ses années d’exil sur les rives du lac Léman au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Découvrez cette enquête passionnante qui nous dévoile les raisons de l’exode de la célèbre Coco Chanel en Suisse.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Marie Fert propose un travail de recherches savamment menées, offrant une véritable enquête à ses lecteurs et non un roman comme il y en a eu sur Chanel." - LeBoudoirdulivre, Babelio

"De nombreuses citations, énormément de détails, de très intéressantes archives: un très bon livre pour les amateurs et connaisseurs de cette grande dame aux camélias que fut Gabrielle Chanel." -
bdorat, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Marie Fert
a exercé sa profession de journaliste tant en France qu’en Suisse. Pour cette passionnée de politique, le parcours sinueux emprunté par Gabrielle Chanel dans les coulisses de la grande histoire, et qui l’a conduite au bord du lac Léman à la Libération, méritait d’être approfondi.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 161

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

1 La solitude éternelle

Cinq têtes de lion veillent à jamais sur Gabrielle Chanel. Cinq, son chiffre fétiche, le lion, son signe zodiacal.

Tout est symbole sur sa tombe du cimetière du Bois-de-Vaux à Lausanne. Section 9, concessions 129-130-131. Selon les vœux de la célèbre styliste, les cinq lions sont sculptés sur une stèle où figurent une croix et son nom en lettres capitales GABRIELLE CHANEL (1883-1971). Sobriété et élégance à l’image de ses créations de haute couture.

Rien d’ostentatoire et surtout pas de dalle. « Ainsi, je pourrai ressortir si l’envie m’en prend », avait-elle dit. Pas de dalle donc. À la place, un immense parterre de fleurs blanches et, sur le côté, un petit banc en pierre. Au cas où quelqu’un veuille s’assoir pour partager, le temps d’une visite, sa solitude éternelle.

Cinquante ans après sa mort, Gabrielle Chanel, née Chasnel, reste une icône. Sa tombe, entretenue par les services de la ville de Lausanne, et dont les frais sont remboursés par l’exécuteur testamentaire, est l’une des plus demandées. D’autres célébrités sont également enterrées dans le même secteur. Tout près d’elle repose un homme de lettres, Paul Robert, le fondateur du dictionnaire du même nom. Pas très loin veille le baron Pierre de Coubertin, qui a donné à Lausanne la responsabilité des anneaux olympiques.

Le repos éternel en Suisse, loin des médisances de Paris. C’est pourtant dans la capitale française que Gabrielle Chanel, devenue une vieille dame autoritaire et acariâtre, décédera à l’âge de 88 ans. Aucune famille à ses côtés au moment de rendre son dernier souffle, seule une femme de chambre veillait sur elle. C’était le 10 janvier 1971, un dimanche, l’unique jour où cette travailleuse acharnée était désœuvrée. Profitant de ce répit, la mort s’est invitée en fin de journée dans sa chambre de l’hôtel Ritz. Un lit étroit, une table de nuit. Sur ce meuble étaient posées une statuette de saint Antoine de Padoue, ramenée de son premier voyage à Venise, et une icône offerte par Igor Stravinsky en 1925. Ce cher Igor, aimé un temps, qui lui apprit la musique. Les années slaves de Gabrielle : généreuse, elle avait hébergé le compositeur près de deux ans, avec sa femme et ses quatre enfants.

Pour comprendre la solitude de Gabrielle Chanel à l’heure de passer de vie à trépas, et par la suite dans son caveau lausannois, il est nécessaire d’ouvrir les grands chapitres de son parcours sentimental tourmenté. Avant que sa conscience ne la quitte, s’est-elle demandé qui l’accueillerait au bout du voyage ? Elle que sa jeunesse à chanter dans un beuglant, un bar pour militaires, avait privée d’un beau mariage, elle qui plus tard épousera son métier, décousant subrepticement les liens qui l’uniront à ses soupirants, a-t-elle pensé qu’à la sortie du long tunnel des ténèbres, l’un de ses amants l’attendrait ?

Gabrielle désirait-elle revoir son grand amour, Arthur Capel, disparu trop jeune dans un accident de la route en 1919 ? Arthur, surnommé « Boy », rencontré en 1908 par l’intermédiaire de son protecteur d’alors, Étienne Balsan. Boy, cet héritier issu de la bonne société anglaise, a toujours cru en son talent. Pygmalion, c’est lui qui a financé son premier atelier de modiste à Paris, puis ceux de Deauville et Biarritz. C’est encore lui qui l’aida à s’installer dans une boutique rue Cambon. Cette fameuse rue Cambon où l’enseigne Chanel brille toujours. Grâce à ses encouragements, la pauvre orpheline, la demi-mondaine Coco, deviendra Gabrielle Chanel, une femme indépendante, ambitieuse et riche. La grande Mademoiselle qui libéra le corps des femmes avec des tenues adaptées à leur émancipation. Mais pas Madame Capel : Boy en épousera une autre, mieux née, fille de lord.

Espérait-elle que le grand-duc Dimitri Pavlovitch, fréquenté au cours de l’été 1920, lui tiendrait la main ? La période russe de Gabrielle  : cet aristocrate redonna des couleurs à son existence après la mort de Boy. Exilé en raison de sa compromission dans l’assassinat de Raspoutine, le grand-duc, cousin du Tsar Nicolas II, avait pu échapper à la révolution bolchevique de 1917. Est-ce lui qui lui présenta Ernest Beaux, chimiste en parfum, créateur du célèbre N° 5 ? C’est possible, mais rien n’est certain avec cette femme qui, sa vie durant, chercha à façonner son histoire. Né à Moscou mais de nationalité française, Ernest Beaux avait été le parfumeur des Romanov. L’histoire veut que Gabrielle ait retenu le cinquième échantillon qui lui fut présenté.

Le poète Pierre Reverdy, qu’elle connut en 1921, l’ami de Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Louis Aragon, s’est-il rappelé à son bon souvenir ? Gabrielle Chanel a eu une liaison décousue avec cet homme de lettres, jusqu’en 1925. Il lui écrivit de magnifiques poèmes. Préférant l’ombre qu’il qualifiait de plus bel écrin de la lumière, il choisit de se retirer dans une petite maison près de l’abbaye bénédictine de Solesmes. D’origine modeste comme elle, Pierre Reverdy est sans doute, de tous ceux qui l’ont aimée, celui qui a le mieux compris la complexité de la personnalité de Gabrielle, ses tourments remontant à son enfance, après la mort de sa mère alors qu’elle n’avait que 12 ans, puis l’abandon de son père. D’amants, ils deviendront amis jusqu’au décès du poète en 1960. Et ce, même si, pendant la Seconde Guerre mondiale, lui choisira la résistance, alors qu’elle se compromettra avec l’ennemi.

À la gravité de Pierre Reverdy suivit l’insouciance du duc de Westminster. Entre 1924 et 1930, l’homme le plus riche d’Angleterre la couvrit de bijoux. L’orpheline qui connut l’extrême misère se vit offrir une vie de princesse, entre les fêtes exceptionnelles dans les multiples châteaux de « Bendor », et les croisières sur son yacht le Flying Cloud, le nuage volant. À ses côtés, Gabrielle Chanel fréquenta la haute société anglaise, rencontra Winston Churchill. Il est d’ailleurs probable qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, son amitié avec le chancelier britannique lui évitera le déshonneur.

Ou bien est-ce l’illustrateur de mode Paul Iribe qui est venu hanter sa mémoire ? Avec ce personnage controversé, la mort, avec toute sa violence, a une nouvelle fois brisé le cœur de Gabrielle : il est décédé sous ses yeux d’une crise cardiaque, dans sa villa de La Pausa à Roquebrune-Cap-Martin, près de Monaco, durant l’été 1935. Lui n’avait cure de la jeunesse de Gabrielle à chanter Qui qu’a vu Coco dans un beuglant, ils avaient annoncé leur mariage. Paul Iribe avait travaillé à Hollywood, en tant que directeur artistique des productions de Cecil B. DeMille. De retour à Paris, il était devenu patron de presse. Son journal Le Témoin, largement financé par Gabrielle, faisait preuve d’un nationalisme outrancier, d’anticommunisme et d’antisémitisme.

À moins que son esprit n’ait dessiné le visage de celui qui sera la cause de son exil sur les rives du Léman à la Libération, le distingué baron Hans Günther von Dincklage ? Celui qui fut attaché à l’ambassade d’Allemagne à Paris de 1928 à 1934 s’avéra être un espion nazi au parcours sulfureux, qui n’hésitait pas à compromettre des femmes pour obtenir des informations. Avec « Spatz », moineau en allemand, Gabrielle Chanel va franchir la ligne interdite, celle de la collaboration. Elle est âgée de 56 ans lorsqu’elle le rencontre, lui a treize ans de moins. Sa dernière grande histoire d’amour.

Et si les ultimes pensées de Gabrielle Chanel avaient été pour une femme ? Sa chère Misia Sert, la compagne des nuits folles. Misia, l’amie des artistes, qui lui fit rencontrer Cocteau, Jean Marais, Stravinsky ou encore Picasso. L’exubérante Misia qui la sauva des brouillards de l’amour pour la ramener à la lumière de la vie.

Des ombres de son cœur, seul le baron Hans Günther von Dincklage lui survécut : il décédera en 1976. Leur liaison était terminée depuis longtemps : par la force de l’histoire, le couple s’était séparé au début des années cinquante1.

Pas de mari donc, ni d’enfant, pour tenir la main de Gabrielle à l’heure de franchir le seuil de la nuit éternelle. « C’est la solitude qui m’a trempé le caractère, que j’ai mauvais, bronzé l’âme, que j’ai fière, et le corps que j’ai solide », confiera-t-elle à son ami l’écrivain diplomate Paul Morand2 dans un palace de Saint-Moritz au cours de l’hiver 1946.

En évoquant ce passage inévitable vers la mort, elle avait dit à ses proches qu’elle voulait une inhumation en toute discrétion à Lausanne. Ce sera le cas le 14 janvier. Ce jeudi-là à 11 h, la cérémonie s’est déroulée dans la plus stricte intimité, en présence d’une quinzaine de personnes, relève l’Agence télégraphique suisse. Une dernière prière a été prononcée par l’abbé Georges Juvet.

Avant que son cercueil ne franchisse la frontière en direction de la capitale vaudoise, il y eut le 13 janvier les honneurs d’une France reconnaissante pour cette créatrice à la renommée internationale. L’écrivain André Malraux n’avait-il pas dit que, du XXe siècle, seuls trois noms resteraient en France, de Gaulle, Picasso, et Chanel ? Oui, Gabrielle avait fait de son nom le symbole du luxe à la française. Claude Pompidou, la femme du président de la République d’alors, était l’une de ses plus fidèles clientes. Avant elle, l’image d’une autre première dame habillée en Chanel avait marqué à jamais les esprits. En ce funeste 22 novembre 1963, les traces du sang de John Fitzgerald Kennedy sur le tailleur rose de Jacky avaient suscité l’émoi dans le monde entier.

Gabrielle n’avait pas été décorée de la légion d’honneur en raison de son passé trouble pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle eut droit à une cérémonie religieuse à la Madeleine. L’église des artistes, qui avait abrité les obsèques de Frédéric Chopin, Jacques Offenbach, Gabriel Fauré, Mistinguett, Édith Piaf. Et, après les siennes, celles de Joséphine Baker, Marlene Dietrich ou encore Johnny Hallyday. Même si sa conduite avait été discutable durant les heures sombres de l’Occupation, la France reconnaissante avait donc accordé ce privilège à celle qui avait concouru au rayonnement de la haute couture, et surtout fait du luxe une économie particulièrement florissante.

Sur les images d’époque prises sur le parvis de l’église de la Madeleine, on distingue les derniers amis de Gabrielle, le danseur et très mondain, Jacques Chazot, qui lui a tant tenu le bras au crépuscule de sa vie rue Cambon, ou encore le peintre Salvador Dalí, qui la connaissait depuis quarante ans. « Depuis toujours, j’exhibe impudiquement ma pensée, tandis qu’elle, sans la cacher, ne l’exhibe pas mais l’habille… Son corps et son âme sont les mieux habillés de la terre », avait-il dit de la couturière3.

Et puis, apparaissent des visages de la jeune génération de stylistes comme Paco Rabanne, qu’elle surnommait « le métallurgiste de la couture », ou encore Yves Saint-Laurent. Gabrielle Chanel avait désigné ce dernier comme son digne successeur, non sans avoir insinué qu’il la copiait et que plus il la copierait, plus il aurait du succès. Ce à quoi l’intéressé avait répondu que lui trouvait son inspiration dans son époque, celle des yé-yé4, qu’abhorrait son aînée.

En définitive, c’est une autre icône de la mode qui dessinera l’avenir de la maison Chanel : Karl Lagerfeld, ami de Saint-Laurent avant que le monde cruel de la haute couture ne les éloigne. Le créateur allemand a apporté son talent de visionnaire à l’institution vieillissante de la rue Cambon. Les deux C entrelacés, marque de fabrique de Chanel inspirée par les motifs des vitraux de l’abbaye cistercienne d’Aubazine que fréquenta la couturière enfant, sont solidement soudés.

Gabrielle peut reposer en paix dans son large caveau du cimetière du Bois-de-Vaux. « Trois concessions pour cette femme qui, de son vivant, n’en accepta aucune », pouvait-on lire dans l’édition de Paris Match, parue quelques jours après sa mort, le 23 janvier 1971. Trois concessions n’étaient peut-être pas de trop pour cette personnalité exceptionnelle qui avait tant de secrets à cacher…

1Les années Chanel – Pierre Galante. Éditions Paris Match/Mercure de France, p. 221.

2L’allure de Chanel – Paul Morand. Éditions Folio, p. 18.

3 Site officiel de la maison Chanel.

4 « Yves Saint-Laurent répond à Mademoiselle Chanel » – Archives INA. Émission Dim Dam Dom du 10 mars 1968.

2 Fuir le déshonneur

Pourquoi choisir Lausanne comme dernière demeure, loin de sa ville natale Saumur, loin des lumières de Paris qui lui avaient apporté gloire et richesse ou des douceurs du midi de la France qu’elle appréciait tant ? L’attachement de Gabrielle Chanel pour la Suisse datait de la fin des années vingt, lorsqu’elle venait se ressourcer à Saint-Moritz. À partir de 1938, elle savourait également la sérénité des rives lausannoises du Léman du haut de son balcon de l’hôtel Beau-Rivage. Cette année-là, elle avait rendu visite au compositeur Igor Markevitch. Le chef d’orchestre vivait avec son épouse Kyra, la fille du danseur Nijinski, à Corsier-sur-Vevey1.

Gabrielle l’avait rencontré dans le cadre des Ballets russes. Il ne faudra jamais négliger l’importance de cette compagnie de danse dans son parcours créatif. Symbole du renouveau de l’art chorégraphique, elle avait été créée en 1907 par Serge de Diaghilev. Tel un aimant, ce dernier avait su attirer les meilleurs danseurs russes. À partir de 1909, les tournées internationales se multiplièrent, passant par Genève et Lausanne. C’est par l’intermédiaire de Misia Sert que Gabrielle fit la connaissance en 1920 de l’impressionnant Diaghilev, l’ogre Diaghilev, qu’elle aidera, avec discrétion, à financer la reprise du Sacre du printemps de son cher Igor Stravinsky… La générosité de Gabrielle la conduira même jusqu’à payer les funérailles de Serge de Diaghilev au cimetière San Michele de Venise en 1929. Faut-il y voir des signes du destin ? Bien des années plus tard, en 1971, décédera quelques mois après Gabrielle, Igor Stravinsky. Selon ses dernières volontés, le musicien repose également à Venise, non loin de son ami Diaghilev.

Diaghilev fera lui aussi une pause à Lausanne à un tournant de l’histoire des Ballets russes. C’est au bord du Léman qu’il trouvera la créativité nécessaire pour poursuivre ses rêves, brisés par la Première Guerre mondiale. Il avait raconté à la styliste la parenthèse de six mois qu’il avait passée à Ouchy. De juin à décembre 1915, le cadre exceptionnel de la villa Bellerive avait permis une renaissance. La propriété avait vibré de mille talents : il y avait là des danseurs et bien entendu ce cher Igor…

Les Ballets russes aideront Gabrielle à apprivoiser un univers artistique où l’excellence rivalisait avec l’émerveillement, si loin des misérables beuglants de sa jeunesse. Mais la beauté cachait la douleur.

Bien sûr que les membres de la troupe lui avaient décrit toute l’horreur de cette révolution bolchevique de 1917 qui avait aspiré la Russie des tsars, des palais merveilleux. Leur Russie.

Bien sûr que le grand-duc Dimitri, dans l’intimité de leur relation, lui avait raconté les atrocités, le massacre de sa famille, de sa Russie.

Bien sûr que le duc de Westminster, Hugh Grosvenor pour l’état civil, et les autres nobles de sa cour proches du Right Club, cette association d’extrême droite, avaient exprimé devant elle toute la haine que leur inspiraient ces bolcheviques venus des terres froides de l’Europe. Ces révolutionnaires qui voulaient conquérir l’ensemble du continent et abolir leurs privilèges ancestraux.

À la fin des années trente, dans une époque en plein tremblement, la Suisse apparaissait donc pour Gabrielle comme un havre de stabilité. Les électeurs du canton de Vaud n’avaient-ils pas, en août 1938, décidé d’introduire dans la constitution cantonale un article interdisant les associations affiliées directement ou indirectement à l’Internationale communiste ? Alors qu’en France, à la veille de la guerre, le Parti communiste était capable de mobiliser plusieurs centaines de milliers de militants pour en découdre.

Alors oui, Gabrielle se sentait en sécurité en Suisse. Le canton de Vaud pour la paix éternelle allait de soi. Comme il fut, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, son refuge, sa terre d’exil, pour ne pas connaître le déshonneur.

Là s’ouvre le chapitre le plus sombre de la vie de cette femme au destin exceptionnel, celui de sa compromission avec des représentants de l’Allemagne nazie qui ternira son image. Bien plus tard, quand les archives livreront tous leurs secrets, on mesurera avec stupeur l’ampleur de ses égarements, même si la chronologie des faits laissait entrevoir dès la Libération une conduite condamnable.

En août 1944, Paris est libéré, et le 10 septembre2, Gabrielle Chanel est arrêtée. La couturière doit rendre des comptes. Vêtue d’un tailleur blanc, elle est conduite sans ménagement devant un comité d’épuration par deux jeunes des Forces françaises de l’intérieur (FFI). Deux « fifis », comme elle les surnommait avec condescendance, étaient venus la chercher dans sa chambre du Ritz. Outre l’humiliation d’être interpellée, elle avait été indignée par leur allure : ils détonnaient tellement dans les couloirs feutrés de ce haut lieu du luxe, habillés d’une simple chemisette et chaussés de sandales.

Le Ritz était depuis 1937 son domicile. Gabrielle disposait d’un appartement rue Cambon, mais préférait dormir dans ce palace proche de son atelier. Était-il possible d’être plus en sécurité que dans un tel établissement ? Sous l’Occupation allemande, l’hôtel accueillit de hautes personnalités du régime nazi et sa suite fut réquisitionnée. Mais grâce à ses relations, elle fut autorisée à rester, déménageant dans une chambre plus modeste. Un privilège exceptionnel qui ne plaidera pas en sa faveur lors de sa comparution devant les représentants de la Résistance.

Son grand ami le chorégraphe Serge Lifar, lui aussi compromis avec l’ennemi pour avoir assuré la programmation de l’Opéra pendant la guerre, a raconté la scène de l’interpellation au Ritz3 : « Coco s’est conduite comme une reine. Marie-Antoinette à l’échafaud. Elle est partie avec les deux Français venus l’arrêter, sans rien dire, la tête haute. »

Quelques heures plus tard, toujours la tête haute et le regard noir de colère, Gabrielle Chanel est ressortie libre de son interrogatoire. D’autres qui avaient pactisé avec l’ennemi n’ont pas eu la même chance, comme Arletty, par exemple, également célèbre à l’époque. L’actrice qui a tourné dans le film Hôtel du Nord de Marcel Carné en 1938 (« Atmosphère, atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? ») a fait quelques semaines de prison et s’est vu interdire de travail pendant trois ans par le comité d’épuration. La comédienne était devenue le symbole de la « collaboration horizontale » pour sa relation amoureuse avec un officier allemand, homme de confiance d’Hermann Göring à Paris. « Si vous ne vouliez pas que l’on couche avec les Allemands, fallait pas les laisser entrer », aurait répondu la vedette, avec ce franc-parler qui la caractérisait, aux juges qui l’interrogeaient.

Non, Coco n’avait pas la gouaille d’Arletty, mais un carnet d’adresses beaucoup plus utile. « Sans Churchill, elle était tondue », assurait l’écrivaine Edmonde Charles-Roux4. Dans son livre L’Irrégulière, elle fut l’une des premières à tenter de faire la lumière sur les nombreuses zones d’ombre de la vie de la créatrice, qu’elle a longtemps côtoyée. Selon différentes sources, après avoir été relâchée par le comité d’épuration, elle aurait reçu un message de «  Bendor  », le duc de Westminster, lui conseillant de quitter au plus vite la France.

Si l’on en croit Edmonde Charles-Roux, ce serait donc grâce à l’intervention de Winston Churchill que son interrogatoire n’aurait pas été prolongé. Elle n’est pas la seule à s’être lancée sur cette piste. Dans son enquête intitulée Dans le lit de l’ennemi, Hal Vaughan dresse un portrait sans concession de Gabrielle sous l’Occupation et développe lui aussi cette hypothèse5